Avis juridique important
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61987C0254
Conclusions de l'avocat général Sir Gordon Slynn présentées le 2 juin 1988. - Syndicat des libraires de Normandie contre L'Aigle distribution. - Demande de décision préjudicielle: Tribunal de grande instance d'Alençon - France. - Prix fixe du livre. - Affaire 254/87.
Recueil de jurisprudence 1988 page 04457
Conclusions de l'avocat général
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Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Le 28 avril 1987, le Syndicat des libraires de Normandie a engagé devant le tribunal de grande instance d' Alençon une action contre la société L' Aigle distribution, Centre Leclerc, Saint Sulpice sur Risle (" L' Aigle distribution "), parce que celle-ci avait procédé à la vente de livres à des prix inférieurs à ceux autorisés par l' article 1er de la loi française n° 81-766, du 10 août 1981, telle que modifiée par la loi n° 85-500, du 29 mai 1985 . Ces dispositions exigent que les éditeurs et les
importateurs de livres fixent un prix de vente au détail pour les livres qu' ils éditent ou importent . Elles disposent que ( sous réserve de certaines dérogations ) les détaillants doivent pratiquer un prix de vente au détail compris entre 95 et 100 % du prix fixé par l' éditeur ou l' importateur . Selon l' alinéa 5 de l' article 1er, lorsque des livres initialement édités en France sont réimportés, le prix de vente au public fixé par l' importateur doit être au moins égal à celui qui a été fixé
par l' éditeur . Après l' arrêt rendu par la Cour dans l' affaire 229/83, Association des centres distributeurs Édouard Leclerc/"Au blé vert" SARL ( Rec . 1985, p . 1, "Livres Leclerc "), la loi n° 85-500 a ajouté à l' article 1er un sixième alinéa, en vertu duquel les dispositions du paragraphe 5 ne sont pas applicables à des livres importés en provenance d' un État membre de la CEE, sauf s' il est établi, notamment en l' absence de commercialisation effective dans cet État, que l' opération a eu
pour objet de soustraire la vente au public aux dispositions de l' article limitant le prix de vente au public à une fourchette comprise entre 95 et 100 % du prix fixé par l' éditeur ou l' importateur .
L' Aigle distribution a admis les faits allégués, mais a soutenu devant la juridiction nationale que la législation française était contraire au droit communautaire . En conséquence, la juridiction nationale a déféré à la Cour les questions suivantes, aux fins d' une décision à titre préjudiciel :
1 ) La liberté de fixation du prix réservée à une seule catégorie d' opérateurs ne facilite-t-elle pas la constitution de réseaux de distribution captifs, ou sous influence, ce qui constituerait un manquement aux dispositions combinées des articles 3, sous f ), 5 et 85 du traité, et à tout le moins à leur effet utile?
2 ) La délégation donnée par la loi française à certains opérateurs, les éditeurs, ne porte-t-elle pas atteinte à l' article 86, et subsidiairement l' article 85, ou à tout le moins à leur effet utile, dès lors que le prix de vente est fixé au sein d' une seule profession en fonction de règles économiques qui ne résultent pas de la concurrence ou du marché?
L' Aigle distribution propose une réponse affirmative aux deux questions . Selon la République française et la Commission, les questions appellent une réponse négative "en l' état actuel du droit communautaire ".
Dans l' affaire des livres Leclerc, la Cour a entre autres dit pour droit, en ce qui concerne l' article 1er de la loi n° 81-766 dans sa forme originale : "En l' état actuel du droit communautaire, l' article 5, alinéa 2, en combinaison avec les articles 3, sous f ), et 85 du traité, n' interdit pas aux États membres d' édicter une législation selon laquelle le prix de vente au détail des livres doit être fixé par l' éditeur ou l' importateur d' un livre et s' impose à tout détaillant, à condition
que cette législation respecte les autres dispositions spécifiques du traité, et notamment celles qui concernent la libre circulation des marchandises ".
Cette décision a été confirmée, en ce qui concerne la version originaire de l' article 1er, par l' arrêt que la Cour a rendu dans l' affaire 299/83 ( Leclerc/Syndicat des libraires de Loire-Océan, Rec . 1985, p . 2515; voir également affaire 95/84, Darras et Tostain, arrêt du 10 juillet 1986, Rec . p . 2253 ).
Dans l' affaire 355/85, Cognet, dont l' arrêt a été rendu le 23 octobre 1986 ( Rec . p . 3231 ), l' article 1er dans sa version modifiée a été contesté pour des motifs de discrimination, dans la mesure où il permettait que les prix de livres édités en France et réimportés en provenance d' un autre État membre fussent fixés librement par l' importateur, alors qu' il laissait les prix des livres édités en France et restant en France soumis au régime du prix fixé par l' éditeur . La Cour a rejeté cette
critique en disant pour droit que "ni l' article 7 du traité CEE ni aucune autre disposition ou principe du traité CEE ne s' appliquent à une différence de traitement dans le cadre d' une législation, prévoyant la fixation du prix de vente au détail des livres par l' éditeur ou l' importateur d' un livre et s' imposant à tout détaillant, selon laquelle le prix des livres édités et imprimés dans l' État membre concerné est libre lorsqu' il s' agit de livres réimportés après avoir été préalablement
exportés dans un autre État membre, alors qu' il est imposé par l' éditeur lorsqu' il s' agit de livres n' ayant pas franchi une frontière intracommunautaire au cours de leur commercialisation ".
Cette décision a été confirmée par la Cour dans l' affaire 168/86, Yvette Rousseau, arrêt rendu le 25 février 1987 ( Rec . p . 995 ), et dans l' affaire 160/86, Verbrugge, arrêt du 9 avril 1987 ( Rec . p . 1783 ).
En l' espèce, la législation française est contestée comme étant contraire aux articles 85 et/ou 86 du traité CEE, dans la mesure où elle facilite à des entreprises un comportement contraire à ces articles . Il est affirmé que la législation d' un État membre peut constituer une violation des articles 85 et/ou 86, lus en combinaison avec les articles 3, sous f ), et 5 du traité, lorsqu' elle favorise ou permet dans une mesure suffisante un comportement contraire aux règles de concurrence de la part
des entreprises . Une jurisprudence constante de la Cour établit que, alors que les articles 85 et 86 s' adressent aux entreprises, le traité impose aux États membres de ne pas prendre ou maintenir en vigueur des mesures susceptibles d' éliminer l' effet utile de ces dispositions : attendu 31 de l' arrêt rendu dans l' affaire 13/77 ( Inno/ATAB, Rec . 1977, p . 2115, 2144 ), point 71 des motifs de l' arrêt rendu le 30 avril 1986 dans les affaires jointes 209 à 213/84 ( Ministère public/Asjes, Rec . p
. 1425 ), point 10 des motifs de l' arrêt rendu le 1er octobre 1987 dans l' affaire 311/85 ( Vereniging van Vlaamse Reisbureaus/Sociale Dienst, Rec . p . 3801 ), et point 23 des motifs de l' arrêt rendu le 3 décembre 1987 dans l' affaire 136/86 ( BNIC/Aubert, Rec . p . 4789 ). Un État membre manque à cette obligation notamment lorsqu' il impose ou favorise la conclusion d' ententes, des décisions ou pratiques concertées contraires à l' article 85, ou lorsqu' il en renforce les effets : point 72 des
motifs de l' arrêt Asjes et point 10 des motifs de l' arrêt Vlaamse Reisbureaus .
On peut également accorder du poids à l' argument selon lequel la législation nationale elle-même peut ne pas être contraire au droit communautaire, mais donner à des entreprises un pouvoir dont elles peuvent abuser en violation du droit communautaire, et notamment de l' article 85 ou de l' article 86, tel que l' exclusivité légale de délivrer des certificats de conformité pour des véhicules automobiles, qui était en cause dans l' affaire 26/75, General Motors ( Rec . 1975, p . 1367 ) et l' affaire
226/84, British Leyland, arrêt du 11 novembre 1986 ( Rec . p . 3263 ). Il appartiendrait au juge du fond de répondre à la question de savoir si des entreprises ont abusé de leur pouvoir légal en violation de l' article 85 ou de l' article 86 .
Si en l' espèce il avait été établi en fait que des entreprises ont eu un comportement contraire aux articles 85 et/ou 86 en ce qui concerne la fixation des prix français des livres et s' il avait été établi en fait que ce comportement a été causé ou facilité par la législation nationale en cause, peut-être même qu' il n' a pas été empêché ou contrôlé par la législation nationale, il pourrait y avoir des raisons de douter de la compatibilité de cette législation nationale avec les articles 3, sous f
), 5 et 85 ou 86 du traité CEE .
Cependant, il s' agit là de questions de fait relevant du juge national . Les deux questions déférées en l' espèce partent de l' hypothèse d' un comportement contraire aux règles de concurrence de la part de certaines entreprises . L' ordonnance de renvoi ne constate pas l' existence de réseaux de distribution captifs ou sous influence, et, le cas échéant, s' ils résultent d' ententes ou de pratiques contrevenant à l' article 85 du traité ( question 1 ). Elle ne relève pas non plus l' existence d'
une position dominante ou un quelconque abus de celle-ci portant atteinte à l' article 86 du traité ni d' une entente ou d' une pratique concertée concernant la fixation des prix, contraire à l' article 85 ( question 2 ). L' ordonnance de renvoi ne comporte pas davantage une constatation selon laquelle un quelconque comportement de ce genre est exigé, favorisé ou renforcé par la législation nationale en cause : il n' est pas constaté que la législation ait causé le comportement interdit .
Il s' ensuit que le problème soulevé par l' ordonnance de renvoi est en substance le même que celui que la Cour a examiné à propos des articles 85 et 86 dans l' affaire des livres Leclerc . Étant donné qu' aucun nouvel élément pertinent n' a été établi, le raisonnement suivi par la Cour dans cette affaire et dans sa décision, notamment au point 1 du dispositif de l' arrêt, continue de s' appliquer . A notre avis, les questions déférées à titre préjudiciel dans la présente affaire appellent une
réponse dans les mêmes termes que ceux que la Cour a énoncés au point 1 du dispositif de sa décision dans l' affaire des livres Leclerc .
Par conséquent, nous estimons qu' il y a lieu de répondre aux questions préjudicielles en ce sens que :
"En l' état actuel du droit communautaire, l' article 5, alinéa 2, en combinaison avec les articles 3, sous f ), 85 et 86 du traité, n' interdit pas aux États membres d' édicter une législation selon laquelle le prix de vente au détail des livres doit être fixé par l' éditeur ou l' importateur d' un livre et s' impose à tout détaillant, à condition que cette législation respecte les autres dispositions spécifiques du traité, et notamment celles qui concernent la libre circulation des marchandises ."
Les frais exposés par la Commission et le gouvernement français ne sont pas récupérables, et il appartient à la juridiction nationale de statuer sur les frais des parties au principal .
(*) Traduit de l' anglais .