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16/12/1986 | CJUE | N°248/84

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 16 décembre 1986., République fédérale d'Allemagne contre Commission des Communautés européennes., 16/12/1986, 248/84


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. MARCO DARMON

présentées le 16 décembre 1986

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Le contentieux agit à la façon d'un révélateur. Il est significatif, à cet égard, de constater, dans une période donnée, la persistance de certains thèmes.

...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. MARCO DARMON

présentées le 16 décembre 1986

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Le contentieux agit à la façon d'un révélateur. Il est significatif, à cet égard, de constater, dans une période donnée, la persistance de certains thèmes.

Le contentieux communautaire n'échappe pas à cette règle. Ainsi avez-vous, il y a peu, par une série d'arrêts, élaboré une jurisprudence à grand retentissement en matière de prix imposés. De même constatons-nous que de nombreux recours, récemment jugés ou actuellement pendants, sont relatifs à des affaires de dumping ou d'aides d'État.

Cette convergence n'est pas l'effet du hasard. Les aides parfois, le dumping toujours, ont des répercussions sur la concurrence. Les dispositions voisines du traité qui leur sont consacrées sont actuellement au centre de réflexions doctrinales.

Les aides nationales, notamment, suscitent de nombreuses réflexions sur lesquelles ce n'est ni le lieu ni le moment de s'étendre. On évoque, à cet égard, la nécessaire articulation entre aides communautaires et nationales, les effets opposés — parfois positifs, parfois négatifs — de ces dernières et la nécessité d'une plus grande transparence dans la procédure applicable en la matière, afin, notamment, de permettre aux entreprises pouvant être affectées par une aide nationale de réagir en temps
utile soit auprès de la Commission, soit devant la Cour de justice.

Ce problème de transparence, dont l'exigence de motivation est l'un des aspects, est au cœur de notre affaire sous les deux réserves suivantes qui sont d'importance: que la décision attaquée est déférée à votre censure non parce qu'elle accorde, mais parce qu'elle refuse une aide nationale et que le requérant n'est pas une entreprise mais l'État membre concerné, en l'occurrence la République fédérale d'Allemagne. Notons une troisième particularité: il s'agit, croyons-nous, du premier recours
contre une décision prise en matière de régimes d'aides régionales.

Vous avez à statuer sur la légalité d'une « décision de la Commission du 23 juillet 1984, relative au programme de développement économique du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie » (ci-après « Land »), prise en vertu de l'article 93, paragraphe 2, du traité CEE. Plus exactement, la République fédérale d'Allemagne poursuit l'annulation de cette décision en tant qu'elle déclare incompatible avec le marché commun, au sens prévu par l'article 92, des aides prévues par le Land, dans le cadre d'un
programme d'amélioration de la structure économique régionale en faveur d'entreprises situées dans les bassins d'emploi de Borken-Bocholt et de Siegen.

L'État requérant se fonde sur les quatre moyens énumérés dans le rapport d'audience. Ceux-ci paraissent pouvoir être ainsi regroupés:

1) le défaut de motivation ou la motivation insuffisante. C'est le moyen principal.

La République fédérale d'Allemagne soutient que la décision ne contiendrait pas d'éléments permettant d'apprécier si les conditions d'application de l'article 92, paragraphe 1, sont remplies et n'indiquerait pas quelle méthode et quels critères la Commission a utilisés pour refuser le bénéfice des dispositions dérogatoires de l'article 92, paragraphe 3, sous a) et c);

2) l'erreur manifeste de la Commission dans l'exercice de son pouvoir d'appréciation;

3) le détournement de pouvoir qui résulterait notamment de la violation du principe de proportionnalité.

I — L'application de l'article 92, paragraphe 1, du traité

2. S'interroger sur la motivation au regard de l'article 92, paragraphe 1, revient à prendre d'abord position sur la question de principe que pose l'affirmation de la Commission selon laquelle les aides régionales seraient fondamentalement incompatibles avec le marché commun. Selon celle-ci, les États membres auraient, en 1971, admis l'incompatibilité de principe des aides régionales ( 1 ). Soulignant le caractère général des régimes d'aides régionales, elle soutient qu'il ne serait ni nécessaire ni
même possible de procéder à des qualifications juridiques sur la base de circonstances particulières concrètes.

C'est sur cette base qu'elle défend la motivation de la décision attaquée, formulée comme suit:

« considérant que les aides envisagées en Rhénanie-du-Nord-Westphalie sont de nature à affecter les échanges entre États et à fausser ou menacer de fausser la concurrence au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité CEE, en favorisant certaines entreprises ou certaines productions;

considérant que l'article 92, paragraphe 1, du traité CEE prévoit l'incompatibilité de principe avec le marché commun des aides remplissant les critères qu'il énonce;

... »

Le problème se pose donc de savoir si une telle motivation, en forme de paraphrase, peut être considérée comme satisfaisant à l'obligation énoncée par l'article 190 du traité CEE. Distinguons à cette fin l'aide régionale en soi et le régime ou programme d'aides de cette nature.

3. Écartons d'emblée le postulat selon lequel une aide régionale serait, intrinsèquement, contraire aux règles du marché commun. On ne trouve trace d'une telle incompatibilité ni dans le texte du traité ni dans les règles du droit dérivé. Le dispositif mis en place par les articles 92 à 94 laisse au contraire à l'appréciation soit du Conseil, soit de la Commission le soin, selon les cas, de se prononcer sur la compatibilité de toute aide ou catégorie d'aides, en fonction des critères énoncés, le
tout, bien entendu, sous le contrôle de la Cour.

Ainsi avez-vous jugé

« que l'interdiction du paragraphe 1 de l'article 92 n'est ni absolue ni inconditionnelle, le paragraphe 3 de cette même disposition et le paragraphe 2 de l'article 93 accordant, suivant les cas, à la Commission un large pouvoir d'appréciation et au Conseil un pouvoir étendu en vue d'admettre des aides par dérogation à l'interdiction générale dudit paragraphe 1 » ( 2 ).

Cette analyse est confirmée par l'arrêt íntermills ( 3 ), dans lequel il est énoncé que « l'octroi d'aides ... ne saurait être considéré comme étant automatiquement contraire aux dispositions du traité » (point 32), ce qu'a reconnu la Commission elle-même, comme le précise l'arrêt.

4. Il n'en demeure pas moins que la Commission a reçu du traité un pouvoir d'appréciation étendu, reflété dans sa motivation, dont la teneur

« doit être appréciée en fonction des circonstances de l'espèce, notamment du contenu de l'acte, de la nature des motifs invoqués et de l'intérêt que les destinataires ... peuvent avoir à recevoir des explications » ( 4 ).

La motivation, pour une aide à une entreprise déterminée, sera donc nécessairement plus précise que celle concernant une aide sectorielle, elle-même plus détaillée que celle afférente à un programme si celui-ci, n'individualisant que la région, ne permet a priori de cerner ni les secteurs ni les entreprises bénéficiaires.

Or, tel est bien le cas en l'espèce, comme la défenderesse n'a pas manqué de le souligner. Nous pensons qu'en pareille hypothèse ses arguments, selon lesquels tout régime d'aide à finalité régionale remplit au moins le critère de la menace d'altération de la concurrence et des échanges, doivent être retenus.

Il faut noter que la résolution des représentants des gouvernements des États membres du 20 octobre 1971, ainsi que les communications de la Commission au Conseil de 1971 et 1978 ( 5 ), auxquelles les parties se sont souvent référées, évoquent, pour souligner la nécessité d'une action communautaire à cet égard,

« le manque de spécificité sectorielle de la plupart des régimes généraux d'aides à finalité régionale (qui) est une des caractéristiques intrinsèques de ces régimes, du fait qu'une aide régionale est souvent accordée sans distinction à tous les secteurs industriels » ( 6 ),

et la difficulté qui en résulte d'apprécier les effets des aides sur la concurrence et les échanges au niveau des secteurs des biens et services.

L'article 92 s'applique lorsque des coûts incombant normalement à des entreprises sont pris en charge par l'État, favorisant ainsi les entreprises bénéficiaires par rapport aux autres. S'il s'avère, et ce sera le plus souvent le cas, que les entreprises pouvant répondre aux critères établis par le programme d'aide régionale ont des concurrentes dans d'autres États membres, il y a, en cas d'octroi d'aides, différence de coût de production entre concurrents sur le marché commun et, de ce fait,
affectation au moins potentielle des échanges entre les États membres. Ainsi avez-vous dit, dans votre arrêt Philip Morris, que,

« lorsqu'une aide financière accordée par l'État renforce la position d'une entreprise par rapport à d'autres entreprises concurrentes dans les échanges intracommunautaires, ces derniers doivent être considérés comme influencés par l'aide » ( 7 ).

En conséquence, nous pensons que, si l'on ne peut dire que les aides régionales sont en elles-mêmes incompatibles avec le marché commun, il est permis à la Commission, en cas de programmes généraux d'aides régionales, de les présumer de nature à fausser ou à menacer de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions. Le fait même de leur généralité, tant en ce qui concerne le secteur que les entreprises bénéficiaires, est alors constitutif de cette condition,
énoncée au paragraphe 1 de l'article 92.

Pour reprendre une distinction juridique classique, il s'agit d'une présomption simple. Dès lors, si, à la suite de la notification d'un régime d'aides, la Commission décidait de ne pas ouvrir de procédure ( 8 ), elle admettrait, soit d'elle-même, soit sur base des justifications et précisions fournies par l'État membre concerné, qu'elle peut considérer le régime en cause comme compatible avec le marché commun.

5. En l'espèce, la Commission a décidé d'engager la phase d'examen visée par l'article 93, paragraphe 2, comportant obligation d'une mise en demeure des intéressés de présenter leurs observations.

On peut constater qu'elle a pris pareille décision à l'égard de tous les plans-cadres établis de 1975 à 1982 au plan fédéral. Pour la plupart des programmes de développement régionaux des Länder, elle a attendu la mise en place en 1981 des nouvelles méthodes de délimitation pour classer les régions de développement de la tâche d'intérêt commun (ci-après «tâche commune »), pour évaluer son rôle par rapport aux programmes des Länder.

Deux situations peuvent alors se présenter:

— la Commission rend une décision positive, sur le fondement des paragraphes 2 et 3 de l'article 92. Tel n'est pas le cas pour les deux bassins en cause;

— la Commission rend une décision négative. Il n'y a pas lieu, a priori, d'exiger d'elle une plus ample motivation concernant l'application de l'article 92, paragraphe 1, que la constatation qu'il s'agit d'un programme d'aides régionales et le rappel de la présomption. Une motivation plus circonstanciée ne serait nécessaire que dans le cas où l'État membre aurait, dès l'origine ou au cours de la phase d'examen, présenté un certain nombre d'arguments tendant à établir la compatibilité du régime
d'aides. En fait, plus l'État membre fournit de justifications à l'appui de son projet, plus la motivation de la Commission doit être affinée, et l'on conçoit que les justifications soient plus difficiles à préciser pour une aide programmatique que pour une aide sectorielle. Mais cela, justement, relève de la responsabilité de l'État membre.

Dès lors, nous estimons que, sous l'angle de l'article 92, paragraphe 1, la motivation de la décision attaquée est suffisante. Elle contient un raisonnement compréhensible pour ses destinataires. Dans ses échanges écrits avec la Commission, précédant la décision, la requérante n'a pas mis en doute que les aides régionales, qu'il s'agisse de celles de la « tâche commune » ou des programmes de développement régional des Länder, sont soumises à l'article 92, paragraphe 1. La discussion entre les
parties n'a porté que sur les critères et méthodes d'appréciation utilisés par la Commission pour évaluer la situation socio-économique des régions en cause en vue d'appliquer le paragraphe 3 de l'article 92.

On peut certes constater que, dans une décision ultérieure, en date du 19 février 1986, dont la République fédérale d'Allemagne a été également destinataire, « relative à un régime d'aides régionales dans six bassins d'emplois aidés au titre de la tâche d'intérêt commun », produite au cours des débats, la Commission observe notamment que « l'expérience permet ... d'identifier des entreprises qui ont des chances de participer aux échanges intracommunautaires ».

C'est certes là la voie à suivre, car elle va dans le sens d'une plus grande transparence. Mais, en l'espèce, en l'absence d'observations de la requérante au cours de la phase d'examen, nous pensons que la Commission n'était pas tenue à de plus amples développements.

II — L'application du paragraphe 3 de l'article 92

6. La controverse essentielle est relative à la portée et à la mise en œuvre de l'article 92, paragraphe 3.

Le gouvernement de la République fédérale d'Allemagne et la Commission ont longuement débattu de leurs compétences respectives pour délimiter et qualifier les zones de développement régionales à partir d'indicateurs et de valeurs seuils.

Selon la requérante, les articles 92 et 93 du traité se référant à des mesures nationales, les principes de coordination des aides à finalité régionale ne fixant que des plafonds d'intensité selon différentes catégories de zones au niveau européen, il ne serait pas possible de restreindre les droits et obligations que chaque État membre détient en vertu de l'article 104 du traité, notamment celui de pratiquer « une politique régionale ayant pour but de compenser les disparités régionales dans le
cadre national » ( 9 ). En conséquence, ce serait uniquement au niveau national et sur le fondement des indicateurs établis par les instances nationales compétentes — critères, au demeurant, plus fiables et plus comparables, spécialement en ce qui concerne le taux de chômage — que devraient être déterminés les besoins en aides des différentes régions d'un même État membre. On pourrait, malgré des réserves méthodologiques à l'égard de l'emploi des deux critères d'évaluation relativement sommaires
retenus par la Commission — produit intérieur brut par habitant (ci-après « PIB/habitant ») en 1978 et taux de chômage moyen au cours des années 1975, 1977 et 1979 —, admettre l'utilisation de moyennes communautaires comme critère d'affectation de ressources communautaires du Fonds européen de développement régional, mais pas pour apprécier les exigences d'une politique régionale d'un État membre, qui ne sauraient être évaluées sur la base de valeurs fixées « en fonction du niveau économique des
régions de la Communauté dont le développement laisse à désirer » ( 10 ).

Au cours de l'audience, cette préoccupation a été exprimée avec force: les règles communautaires pouvant intervenir dans l'application des politiques régionales nationales ne sauraient, selon le gouvernement requérant, conduire à un nivellement excluant les régions de la République fédérale d'Allemagne du bénéfice de certaines aides, compte tenu de la situation économique existant dans d'autres États membres.

La Commission conteste avoir jamais eu une telle intention ni même avoir agi en ce sens. Elle œuvrerait à la réduction des disparités les plus flagrantes, à l'élimination de certains « gouffres » entre régions de la Communauté. Elle se réfère notamment, à cet égard, à l'alinéa 5 du préambule du traité, qui marque la volonté des chefs des États membres

« de renforcer l'unité de leurs économies et d'en assurer le développement harmonieux en réduisant l'écart entre les différentes régions et le retard des moins favorisées ».

A l'audience, la Commission a fait, sur ce point, un rapprochement avec l'article 130 A de l'Acte unique européen, prévoyant « de réduire l'écart entre les diverses régions et le retard des régions les moins favorisées ».

Sa position, clairement exprimée dans sa décision, précitée, du 19 février 1986, est la suivante: l'article 104 du traité consacrerait la responsabilité des États membres dans la mise en oeuvre d'une politique économique nationale, mais une telle action ne pourrait être dissociée de l'intérêt communautaire. Les pouvoirs à elle conférés par les articles 92 et 93 deviendraient, en effet, sans objet si un État membre pouvait, en prétendant agir dans le cadre de sa politique économique nationale, se
soustraire aux obligations lui incombant en vertu du traité. En conséquence, les dispositions des articles 92 et 93 primeraient celles de l'article 104.

7. Sans qu'il soit besoin d'établir une stricte hiérarchie entre ces normes, il convient d'observer qu'elles ont toutes place dans la troisième partie du traité, relative à la « politique de la Communauté ». Son titre I en énonce les règles communes, donc les principes directeurs. L'article 104 trouve sa place dans le titre II, consacré à la « politique économique de la Communauté ». Les dispositions de ce titre ne peuvent donc s'interpréter que par référence aux principes généraux précédemment
énoncés. Aussi bien, cet article, qui consacre, il est vrai, le droit des États membres de pratiquer « la politique économique nécessaire en vue d'assurer l'équilibre de sa balance globale des paiements et de maintenir la confiance dans sa monnaie, tout en veillant à assurer un haut degré d'emploi et la stabilité du niveau des prix », est-il aussitôt suivi de dispositions leur prescrivant de coordonner leurs politiques économiques et d'instituer à cet effet une collaboration pour la mise en œuvre
de laquelle la Commission et le Conseil se voient conférer des prérogatives de recommandation (article 105). Au surplus, situé dans le chapitre 2 relatif à la balance des paiements, l'article 104 ne saurait se voir conférer la portée que cherche à lui faire reconnaître la requérante pour retirer en l'occurrence à la Commission, pour l'application de l'article 92, paragraphe 3, toute compétence pour fixer les indicateurs et les valeurs seuils permettant de déterminer les régions éligibles aux
aides.

Cette interprétation est, au demeurant, celle que vous avez retenue notamment dans votre arrêt 95/81 ( 11 ) en indiquant que l'article 104 doit être apprécié

« à la lumière du système de l'ensemble du chapitre relatif à la balance des paiements. Dans le cadre de ce chapitre, l'article 104 se borne à indiquer les objectifs généraux de la politique économique que les Etats membres doivent pratiquer compte tenu de leur appartenance à la Communauté. Il ne peut donc être invoqué pour déroger aux autres dispositions du traité ».

L'articulation des différentes règles du traité applicables au présent litige met en évidence le caractère essentiel pour la politique de la Communauté du principe de libre concurrence. Tel est le fondement de l'interdiction qui frappe tant les accords d'entreprises que les aides d'État dans la mesure où il en résulte une affectation des échanges intracommunautaires ou une atteinte à la concurrence.

Mais ces interdictions appellent des correctifs. S'agissant des entreprises, les exceptions de l'article 85, paragraphe 3, sont subordonnées à certaines conditions et assujetties à certaines limites, essentiellement, pour ces dernières, le maintien d'une concurrence significative.

S'agissant des aides régionales, les lettres a) et c) de l'article 92, paragraphe 3, introduisent deux dérogations au libre jeu de la concurrence, fondées sur la notion de solidarité communautaire — prenant en compte les solidarités nationales — principe lui aussi fondamental du traité, comme en témoigne l'extrait précité de son préambule.

Ce qui est ici en cause, c'est la nécessaire conciliation entre la libre concurrence et la solidarité. Le poids de cette dernière varie selon les hypothèses, jouant plus fortement au détriment de la concurrence dans les situations de crise décrites à la lettre a) que dans les cas prévus à la lettre c), relatifs à des aides destinées à faciliter le développement de certaines activités ou de certaines régions économiques.

Mais la solidarité économique doit jouer de façon équitable à l'égard de tous les États membres. C'est pourquoi les critères devant permettre de la mettre en œuvre par le biais des articles 92, paragraphe 3, sous a) et c), doivent être laissés à l'appréciation de la Communauté elle-même, c'est-à-dire, en l'occurrence, de la Commission.

Un tel processus est étranger à toute idée de nivellement. On ne saurait, à notre avis, considérer comme incompatible avec le marché commun une aide étatique destinée à favoriser le développement d'une région dans laquelle sévirait, par exemple, un grave sous-emploi [article 92, paragraphe 3, sous a)] au seul motif que celle-ci serait située dans un État dont le niveau global de développement serait considéré comme élevé. Il y faudrait d'autres raisons qui pourraient être tirées de la situation
de la région par référence à certains indicateurs ou valeurs-seuils, établis, au besoin de façon différenciée, au niveau communautaire. S'agissant de l'article 92, paragraphe 3, sous c), la décision attaquée illustre par l'exemple, entre autres, du bassin d'emploi d'Aix-la-Chapelle, que des aides peuvent être accordées sur le fondement de cette disposition, même à des régions situées dans des États membres à haut niveau de développement.

Mais, sous réserve de cette observation, rien ne vient justifier l'argument de la requérante selon lequel il conviendrait d'exclure les aides régionales du champ d'application de votre jurisprudence Philip Morris. Or, par cet arrêt, vous avez clairement énoncé:

1) d'une manière générale, au sujet de l'article 92, paragraphe 3, que, « contrairement à l'article 92, paragraphe 2, (il) donne un pouvoir d'appréciation à la Commission en prévoyant que les aides qu'il énumère ‘peuvent’ être considérées comme compatibles avec le marché commun » (point 17);

2) que « la Commission jouit d'un pouvoir discrétionnaire dont l'exercice implique des appréciations d'ordre économique et social qui doivent être effectuées dans un contexte communautaire » (point 24);

3) que, « en ce qui concerne l'article 92, paragraphe 3, sous c), ... la compatibilité de l'aide en question avec le traité doit être appréciée dans le cadre communautaire et non celui d'un seul État membre » (point 26).

8. Compte tenu de ces principes, il convient de rechercher les règles de leur application aux stades successifs de la décision de la Commission et du contrôle de la Cour.

S'il appartient à la Commission de rapporter la preuve de l'incompatibilité, au regard de l'article 92, paragraphe 1, d'une aide étatique en démontrant qu'elle fausse ou menace de fausser la concurrence avec affectation des échanges entre États membres, la charge de la preuve est inversée, s'agissant des dispositions précitées du paragraphe 3 du même article. Autrement dit, pour reprendre les termes de l'avocat général M. Capotorti dans ses conclusions dans l'affaire Philip Morris,

« la charge de prouver que les conditions de fait dont dépend l'admissibilité d'une aide sur la base de l'article 92, paragraphe 3, sont remplies incombe à l'État requérant » ( 12 )

Et vous l'avez suivi, au point 18 de votre arrêt, en observant que

« la décision attaquée constate explicitement que le gouvernement néerlandais n'a pu donner, et la Commission n'a pu déceler, aucune justification permettant d'établir que l'aide en question réunit les conditions techniques de mise en jeu d'une des dérogations prévues à l'article 92, paragraphe 3, du traité ».

Il n'est certes pas interdit à la Commission, allant au-delà des éléments à elle fournis, d'en rechercher de complémentaires lui permettant d'affiner la motivation d'une décision négative. Mais il ne s'agit là que d'une faculté.

Ici, aussi, l'obligation de motivation se mesure à l'aune des justifications fournies par l'État et, le cas échéant, par la ou les entreprises directement et individuellement concernées. En l'absence, en l'espèce, d'entreprises bénéficiaires identifiables, seules les justifications fournies par l'État avaient à être prises en compte dans la motivation de la décision de la Commission.

C'est dans ces limites que, pour reprendre les termes de votre récent arrêt 40/85,

« la motivation d'une décision faisant grief doit permettre à la Cour d'exercer son contrôle sur la légalité et fournir à l'intéressé les indications nécessaires pour savoir si la décision est ou non bien fondée » ( 13 ).

Le contrôle de la Cour est lui-même limité à la légalité de la décision. Il ne saurait comporter réouverture de l'examen du projet d'aide au vu d'éléments non produits au stade de la procédure ayant abouti à la décision attaquée.

9. En vertu des critères ainsi énoncés, que faut-il penser de la motivation relative au refus de la dérogation prévue à l'article 92, paragraphe 3, sous a)?

Rappelons-en les termes:

« Lorsqu'elle a examiné le programme de développement économique régional en 1980, la Commission a considéré que, en raison de la situation du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie comparée à celle de la Communauté, seule la dérogation prévue à l'article 92, paragraphe 3, sous c), du traité CEE était susceptible d'être appliquée; que, cette situation n'ayant pas changé depuis lors, c'est donc cette seule dérogation qui pouvait être envisagée par la Commission lors de l'examen du projet de nouvelle
délimitation des zones d'aide de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie. »

Aussi succincte soit-elle, cette motivation nous paraît suffisante. Les documents versés aux débats prouvent que la Commission avait, dès 1981, considéré que, pour les différentes régions de la République fédérale d'Allemagne, on ne pouvait parler d'un niveau de vie anormalement bas ou d'un grave sous-emploi au sens de l'article 92, paragraphe 3, sous a) ( 14 ). On chercherait vainement, dans la communication adressée le 21 juillet 1982 par la requérante à la Commission pour notifier,
conformément à l'article 93, paragraphe 3, les directives modifiant le programme de développement économique régional du Land, ainsi que dans les observations ultérieures, une justification quelconque au soutien de l'éligibilité de l'aide régionale au titre de la lettre a). Il n'y avait donc pas lieu, pour la Commission, à plus ample motivation.

10. S'agissant de la lettre c), le problème est plus complexe.

Après avoir affirmé que les dérogations prévues à ce titre, d'interprétation stricte, sont destinées à « des objectifs poursuivis dans l'intérêt de la Communauté, et non dans celui des seuls bénéficiaires de l'aide », la Commission précise ainsi la méthode qui sous-tend sa décision.

Sur la base des principes de coordination des aides à finalité régionale adoptées par les États membres dans la première résolution du Conseil du 20 octobre 1971, elle estime devoir « tenir compte à la fois de la situation socio-économique des régions concernées au niveau communautaire et des disparités graves existant éventuellement entre les régions d'un même pays». Pour ce faire, elle précise qu'elle a tout d'abord « replacé les régions en cause dans un contexte communautaire en comparant le
produit intérieur brut par habitant et la situation du chômage dans les régions concernées avec les moyennes communautaires correspondantes», puis qu'elle « a recherché les disparités susceptibles d'exister entre les régions au niveau national et de justifier l'octroi d'une aide à finalité régionale », utilisant essentiellement à cette fin des « données sur le revenu et le potentiel économique, le chômage, la demande d'emploi, le solde migratoire et l'infrastructure », qu'elle a, enfin, examiné
« si l'aide régionale pouvait être considérée comme compatible avec le marché commun en raison de problèmes structurels particuliers, dus au déséquilibre de la structure économique ou aux fermetures dans la sidérurgie » (souligné par nous).

Jusqu'à ce point, la motivation nous paraît exempte de toute critique. Nous l'avons dit, la Commission est en charge de l'intérêt commun. Elle doit se voir reconnaître une large marge d'appréciation pour concilier les principes de libre concurrence et de solidarité communautaire, donc pour déterminer la méthode à suivre et les critères destinés à la mettre en œuvre. Au surplus, la méthode consistant à comparer le PIB/habitant et la situation du chômage dans les régions concernées avec les
moyennes communautaires, puis à hiérarchiser les nécessités éventuelles d'une aide régionale en fonction de disparités existant entre les diverses régions nationales à l'aide d'indicateurs économiques, en ayant soin de situer sa démarche dans une perspective communautaire, nous paraît conforme à l'objectif poursuivi.

11. Examinons maintenant son application aux bassins de Borken-Bocholt et de Siegen.

S'agissant de ce dernier, la Commission a précisé que le gouvernement fédéral avait fait valoir qu'il risquait de perdre 20 % de son effectif sidérurgique, soit 2300 emplois, et 1600 emplois dans les secteurs dépendant de la sidérurgie, qu'à l'exception de 1981 il présentait une émigration nette et que le chômage, en sensible augmentation, dépassait depuis 1981 la moyenne fédérale.

Au soutien de sa décision de rejet, la Commission a objecté que, pour ce qui était du chômage à long terme de 1979 à 1983, et pour cette dernière année, Siegen ne se situait que légèrement au-dessus de la moyenne fédérale et que, en ce qui concernait la sidérurgie, même en retenant les hypothèses maximales, le taux de chômage n'atteindrait pas 30 % de la moyenne fédérale, enfin, que, même en tenant compte du solde migratoire largement négatif de Siegen, la situation ne justifiait aucune
dérogation à l'incompatibilité de principe énoncée à l'article 92, paragraphe 1.

Compte tenu de la marge d'appréciation de la Commission, cette motivation, répondant de façon complète aux justifications énoncées par la République fédérale d'Allemagne, doit être considérée comme satisfaisante.

Il n'en va pas de même, selon nous, de la décision prise à l'égard du bassin de Borken-Bocholt. En effet, les informations fournies par la requérante à cet égard concernaient non seulement l'augmentation constatée et prévisible du chômage, mais également le niveau du PIB, inférieur, selon elle, de 17 % à la moyenne fédérale. Or, la motivation de la décision de rejet ne porte que sur le premier indicateur et passe complètement sous silence le second. Elle est donc insuffisante et entache de ce
fait la légalité de la décision attaquée, qui doit être annulée sur ce point.

III — Autres moyens invoqués

12. Restent à examiner les deux derniers moyens tirés de l'erreur manifeste d'appréciation et du détournement de pouvoir.

Les arguments développés à cet égard: absence de modification notable apportée à la situation antérieure par le régime envisagé, d'effet sensible des aides projetées, de plaintes émanant d'autres États membres ou d'entreprises concurrentes, défaut de constatations de fait et violation du principe de proportionnalité sont aisés à réfuter, eu égard aux développements consacrés à la motivation.

Ils sont, en effet, inopérants dès lors que l'on a admis que les conditions de l'incompatibilité prévues à l'article 92, paragraphe 1, étaient réunies et que, compte tenu du pouvoir d'appréciation reconnu à la Commission et de la charge de la preuve incombant à la requérante, la décision attaquée était, en ce qui concerne le bassin de Siegen, motivée à suffisance.

Nous concluons, en conséquence, à l'annulation de la décision de la Commission du 23 juillet 1984, en tant qu'elle déclare incompatibles avec le marché commun, au sens de l'article 92 du traité CEE, les aides prévues par le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, en faveur des entreprises situées dans le bassin d'emploi de Borken-Bocholt, dans les conditions précisées à l'article 1 er de la décision attaquée. Nous vous suggérons de rejeter le surplus de la demande de la République fédérale d'Allemagne
et de dire qu'il y aura lieu à compensation des dépens.

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( 1 ) Première résolution des représentants des États membres, réunis au sein du Conseil, concernant les régimes généraux d'aides à finalité régionale (JO C 111 du 4.11.1971, p. 1), avant fait suite a une communication de la Commission au Conseil du 23 juin 1971 concernant lesdits régimes (JO C 111 du 4.11.1971, p. 7).

( 2 ) 78/76, Steinike et Weinlig/Republique fédérale d'Allemagne, arrêt du 22 mars 1977, Rec. p. 595, point 8.

( 3 ) Affaire 323/82, arret du 14 novembre 1984, Rec. p. 3809.

( 4 ) Affaires jointes 296 et 318/82, Royaume des Pays-Bas et Leeuwarder Papierwarenfabriek (LPF)/Commission, arret du 13 mars 1985, Rec p. 809, point 19.

( 5 ) Voir ci-dessus, note 1 et, pour la communication du 21 décembre 1978, JO C 31 du 3.2.1979.

( 6 ) Point 8 de l'annexe A a la première résolution du 20 octobre 1971, précitée; voir ¿gaiement point 10 de la communication de la Commission de 1978.

( 7 ) 730/79, Philip Morris/Commission, arrêt du 17 septembre 1980, Rec p. 2671, point 11.

( 8 ) 84/82, République federale d'Allemagne/Commission, Rec. 1984, p. 1451, notamment points 11 à 13.

( 9 ) Motion du Bundestag de la République fédérale d'Allemagne du 11 mars 1982, citée dans la réplique.

( 10 ) Motion du comité allemand de planification des structures économiques régionales du 16 mars 1983, citée dans sa réplique par la requérante (p. 7 de l'original).

( 11 ) Commission/République italienne, arrêt du 9 juin 1982, Rec. p. 2187, point 16.

( 12 ) 730/79, précitée, Rec. 1980, p. 2671, 2702.

( 13 ) Royaume de Belgique/Commission, arrêt du 10 juillet 1986, point 21, Rec. p. 2321.

( 14 ) Annexe a la lettre de la Commission au gouvernement de la République fédérale d'Allemagne en date du 6 novembre 1981.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 248/84
Date de la décision : 16/12/1986
Type de recours : Recours en annulation - fondé

Analyses

Aides - Compatibilité d'un programme d'aide à finalité régionale.

Concurrence

Aides accordées par les États


Parties
Demandeurs : République fédérale d'Allemagne
Défendeurs : Commission des Communautés européennes.

Composition du Tribunal
Avocat général : Darmon
Rapporteur ?: Joliet

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1986:487

Source

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