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26/06/1986 | CJUE | N°355/85

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Sir Gordon Slynn présentées le 26 juin 1986., M. Driancourt, commissaire de police de Thouars, remplissant les fonctions de ministère public, contre Michel Cognet., 26/06/1986, 355/85


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

SIR GORDON SLYNN

présentées le 26 juin 1986 ( *1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

M. Cognet est le gérant d'un centre Leclerc. Il est poursuivi pour avoir vendu des livres avec une remise de 20 % contraire à l'article 1er de la loi française n° 81-766, du 10 août 1981, modifiée.

Aux termes de la loi non modifiée, toute personne physique ou morale qui édite ou importe des livres est tenue de fixer, pour les livres qu'elle édite ou importe, un prix de vente au public. Les déta

illants sont tenus de pratiquer un prix de vente au détail compris entre 95 et 100 % du prix fixé p...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

SIR GORDON SLYNN

présentées le 26 juin 1986 ( *1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

M. Cognet est le gérant d'un centre Leclerc. Il est poursuivi pour avoir vendu des livres avec une remise de 20 % contraire à l'article 1er de la loi française n° 81-766, du 10 août 1981, modifiée.

Aux termes de la loi non modifiée, toute personne physique ou morale qui édite ou importe des livres est tenue de fixer, pour les livres qu'elle édite ou importe, un prix de vente au public. Les détaillants sont tenus de pratiquer un prix de vente au détail compris entre 95 et 100 % du prix fixé par l'éditeur ou l'importateur. Une disposition particulière prévoit que, dans le cas où l'importation concerne des livres édités en France, le prix de vente au public fixé par l'importateur doit être au
moins égal à celui qui est fixé par l'éditeur.

Dans son arrêt du 10 janvier 1985 dans l'affaire 229/83, Association des Centres distributeurs Édouard Leclerc et autres/Sàrl « Au blé vert » et autres, la Cour a conclu que certaines dispositions de la loi précitée étaient contraires à l'article 30 du traité. A la suite de cet arrêt, la loi initiale a été modifiée par la loi française n° 85-500, du 13 mai 1985, qui lui a ajouté la disposition suivante: « Les dispositions de l'alinéa précédent ne sont pas applicables aux livres importés en
provenance d'un État membre de la Communauté économique européenne, sauf si des éléments objectifs, notamment l'absence de commercialisation effective dans cet État, établissent que l'opération a eu pour objet de soustraire la vente au public aux dispositions de l'alinéa 4 du présent article. »

M. Cognet reconnaît qu'il a vendu des livres avec une remise contraire à la loi, mais il soutient que les dispositions de cette dernière sont contraires au traité de Rome. Son principal argument consiste à affirmer que la loi modificative établit, entre les livres importés et les livres français, une distinction qui désavantage les distributeurs et détaillants français vendant des livres édités en France et distribués uniquement en France, et que cette distinction est en particulier contraire à
l'article 7 du traité. Selon cet argument, tel qu'il est formulé, le prix n'est pas réglementé dans le cas des livres édités en France et réimportés d'un autre État membre, alors que le prix des livres édités en France et n'ayant pas circulé à l'extérieur de la France est soumis au régime des prix imposés.

C'est ainsi que, devant le tribunal de police de Bressuire en France, juridiction devant laquelle la procédure pénale est pendante, M. Cognet a soutenu que les distributeurs français subissaient une concurrence extérieure qu'ils n'avaient pas les moyens d'affronter. Il y aurait donc discrimination entre commerçants français et exportateurs étrangers.

Le tribunal de police de Bressuire a déféré à la Cour la question suivante:

« Les principes communautaires d'égalité et de non-discrimination, exprimés notamment aux articles 3, sous f), et 7 du traité instituant la Communauté économique européenne, interdisent-ils l'institution par voie législative ou réglementaire dans un État membre d'un double régime de prix dans le même secteur du commerce du livre et pour des produits identiques ou semblables:

— prix imposés sauf abattement ne pouvant excéder 5 % pour les livres édités et vendus dans cet État, sans qu'ils aient franchi en cours de commercialisation une frontière intercommunautaire,

— prix libres en principe sans limitation, notamment pour les livres édités en France et réimportés d'un État membre? »

Dans ses observations écrites, les seules qui aient été déposées dans la présente affaire, la Commission conclut qu'il y a lieu de donner une réponse négative à cette question.

A l'audience, le conseil de M. Cognet a soutenu que la disposition litigieuse du droit français entravait bel et bien la concurrence. Elle rendrait le marché français du livre moins flexible et empêcherait les détaillants français de s'adapter aux incitations émanant des consommateurs. Se référant à la jurisprudence INNO/ATAB (affaire 13/77, Rec. 1977, p. 2115), le conseil de M. Cognet a affirmé que la règle litigieuse constituait le type d'atteinte à la concurrence susceptible de tomber sous le
coup du traité et d'être jugée par la Cour.

En second lieu, la défense de M. Cognet a fait valoir que, outre l'article 7 du traité spécifiquement invoqué, il existe un principe général d'égalité et que, dans le cas d'une mesure entraînant une discrimination au détriment d'un producteur ou d'un détaillant national, les arrêts rendus dans des affaires telles que les affaires Peureux (affaire 86/78, Rec. 1979, p. 897) et Waterkeyn (affaires jointes 314 à 316/81 et 83/82, Rec. 1982, p. 4337) n'empêchent nullement la Cour de déclarer illégal ce
que l'on appelle parfois la « discrimination à rebours ».

Il nous semble possible d'apporter une réponse relativement brève aux questions déférées par la juridiction nationale.

La première question a trait à la portée de l'article 3, sous f), du traité qui stipule que l'action de la Communauté comporte l'établissement d'un régime assurant que la concurrence n'est pas faussée dans le marché commun.

Dans l'arrêt Leclerc, la Cour a, selon nous, clairement dit pour droit que l'article 3, sous f), du traité ne produisait pas des effets directs et ne pouvait en produire par lui-même: cette disposition ne peut produire des effets normatifs que par le relais de dispositions précises sur la concurrence, telles que celles de l'article 85.

La Cour y a aussi clairement affirmé que l'article 85 ne s'appliquait pas dans des cas, comme celui de l'espèce, qui mettent en cause des mesures législatives nationales. L'article 85 vise des pratiques concertées et des accords entre entreprises qui n'existent pas en l'espèce. C'est pourquoi, en dépit de ce qui a été exposé au sujet de l'effet sur la concurrence, nous estimons que, en principe, l'article 3, sous f), n'est pas applicable dans la présente affaire.

Le second article précis du traité sur lequel repose la défense est l'article 7. Aux termes de ce dernier, dans le domaine d'application du traité, et sans préjudice des dispositions particulières qu'il prévoit, est interdite toute discrimination exercée en raison de la nationalité.

Nous pensons que ce dont il s'agit en fait en l'espèce n'est pas un cas de discrimination exercée en raison de la nationalité, mais un cas d'adoption de règles de prix différentes pour des marchandises différentes. Aucune discrimination n'est exercée contre des personnes en raison de leur nationalité. La distinction s'opère entre, d'une part, les commerçants français qui vendent des livres édités en France et n'ayant jamais quitté la France et, d'autre part, les commerçants français qui vendent des
livres ayant été réimportés d'un autre pays.

En ce qui concerne le principe général d'égalité invoqué, le débat a essentiellement porté sur l'article 30 du traité. Dans les arrêts que nous avons mentionnés, la Cour a dit pour droit que ledit article 30 visait l'élimination des barrières à l'entrée dans un État membre de marchandises provenant d'un autre État membre. Il ne semble pas utile de trancher la question de savoir si la « discrimination à rebours » est prohibée par le traité ou si elle ne l'est pas, comme le soutient la Commission. Ce
qui est manifeste c'est que la nouvelle réglementation française supprime la restriction à l'importation qui existait précédemment. S'il est exact qu'il en résulte un désavantage pour les commerçants français qui vendent des livres édités en France et n'ayant pas été réimportés, ce problème ne relève, selon nous, que du droit national et aucune infraction au droit communautaire n'a été démontrée.

Nous pensons donc qu'il convient d'apporter à la question déférée par la juridiction nationale une réponse dont le sens sera d'affirmer que les principes communautaires d'égalité et de non-discrimination, exprimés notamment aux articles 3, sous f), et 7 du traité instituant la Communauté économique européenne, n'interdisent pas l'institution par voie législative ou réglementaire dans un État membre d'un double régime de prix dans le même secteur du commerce du livre et pour des produits identiques
ou semblables:

— prix imposés sauf abattement ne pouvant excéder 5 % pour les livres édités et vendus dans cet État, sans qu'ils aient franchi en cours de commercialisation une frontière intercommunautaire,

— prix libres en principe sans limitation, notamment pour les livres édités en France et réimportés d'un État membre.

Dans la présente affaire, les frais exposés par la Commission ne peuvent faire l'objet d'un remboursement et c'est à la juridiction nationale qu'il appartient de statuer sur les dépens des parties au principal.

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( *1 ) Traduit de l'anglais.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 355/85
Date de la décision : 26/06/1986
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Tribunal d'instance de Bressuire - France.

Prix fixe du livre.

Restrictions quantitatives

Mesures d'effet équivalent

Libre circulation des marchandises


Parties
Demandeurs : M. Driancourt, commissaire de police de Thouars, remplissant les fonctions de ministère public,
Défendeurs : Michel Cognet.

Composition du Tribunal
Avocat général : Sir Gordon Slynn
Rapporteur ?: Everling

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1986:270

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