La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

15/04/1986 | CJUE | N°307/84

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Mancini présentées le 15 avril 1986., Commission des Communautés européennes contre République française., 15/04/1986, 307/84


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. G. FEDERICO MANCINI

présentées le 15 avril 1986 ( *1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Vous êtes appelés à statuer sur un recours intenté, en application de l'article 169 du traité CEE, par la Commission des Communautés européennes contre la République française. Le grief qu'elle adresse à cette dernière est d'imposer la possession de la citoyenneté française comme condition du recrutement et de la titularisation dans les emplois permanents d'infirmier dans les hôpitaux pub

lics et de violer ainsi l'article 48 du traité. ...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. G. FEDERICO MANCINI

présentées le 15 avril 1986 ( *1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Vous êtes appelés à statuer sur un recours intenté, en application de l'article 169 du traité CEE, par la Commission des Communautés européennes contre la République française. Le grief qu'elle adresse à cette dernière est d'imposer la possession de la citoyenneté française comme condition du recrutement et de la titularisation dans les emplois permanents d'infirmier dans les hôpitaux publics et de violer ainsi l'article 48 du traité.

Résumons les faits. Selon l'article L 809 du code de la santé publique qui figure dans le livre IX intitulé « Statut général du personnel des établissements d'hospitalisation publics et de certains établissements à caractère social », « nul ne peut être nommé à un emploi...: 1) s'il ne possède la nationalité française... ». La règle ne fait qu'appliquer à notre secteur une condition déjà établie par l'article 16 du statut général de la fonction publique (ordonnance n° 59-244 du 4 février 1959)
et contenue actuellement dans l'article 5 de la loi n° 83-634, du 13 juillet 1983, relative aux droits et aux devoirs des fonctionnaires publics.

Persuadée que cette condition est contraire au paragraphe 1 de l'article 48 et qu'elle n'est pas justifiée en vertu de la dérogation prévue au paragraphe 4, la Commission a entamé la procédure en constatation du manquement par la lettre du 1er décembre 1982 et, n'ayant pas reçu de réponse de la part du gouvernement de Paris, elle a émis, le 23 mars 1984, l'avis motivé prescrit. Dans celui-ci, l'institution a constaté que la France, en exigeant la citoyenneté française comme condition du
recrutement et de la titularisation dans les emplois permanents d'infirmier dans les hôpitaux publics et dans certains établissements à caractère social, avait manqué aux obligations que le traité CEE lui impose en matière de circulation des travailleurs.

Il est opportun d'ajouter que, selon l'avis, les règles concernant les conditions de recrutement et de titularisation dans les emplois de dentiste dans les hôpitaux publics constituaient une inexécution analogue. Mais puisque la France a modifié cette réglementation par le décret n° 84-131 du 24 février 1984 et que la Commission admet qu'elle en a eu connaissance avec retard, le grief formulé à cette occasion est devenu sans objet.

Le gouvernement français n'a pas réagi non plus à l'avis motivé. Le 18 décembre 1984, la Commission est donc passée à l'action et a saisi notre Cour conformément à l'article 169, alinéa 2, du traité.

2.  Comme nous l'avons dit, votre tâche est d'établir si la disposition de l'article 48, paragraphe 4, selon lequel le principe de la libre circulation des travailleurs n'est pas applicable aux « emplois dans l'administration publique » concerne les emplois d'infirmier dans les hôpitaux publics. Nous observons tout d'abord que le problème n'est pas nouveau. En effet, vous avez consacré à des cas de nature analogue les arrêts du 12 février 1974, affaire 152/73, Sotgiu/Deutsche Bundespost (Rec. 1974,
p. 153), du 17 décembre 1980 (interlocutoire) et du 26 mai 1982 (définitif), affaire 149/79, Commission/Royaume de Belgique (Rec. 1980, p. 3881, et Rec. 1982, p. 1845). Le protagoniste du premier litige était un ouvrier italien, déjà recruté par l'administration allemande des postes, auquel, en tant qu'étranger, une indemnité accordée aux ressortissants allemands était refusée; le second litige se rapportait au contraire à certaines offres d'emplois, soumises à la condition de la citoyenneté,
dans des collectivités ou des organismes publics belges (la ville de Bruxelles, la commune d'Auderghem, la Société nationale des chemins de fer vicinaux et la Société nationale des chemins de fer belges).

Mais il y a plus. Une des offres belges avait pour objet un emploi — infirmier dans les crèches — pratiquement analogue à celui dont il est question aujourd'hui. La Cour l'a jugé étranger au champ d'application de la règle précitée, après avoir repoussé les arguments développés par le gouvernement de Bruxelles et par les trois États — Allemagne, Royaume-Uni et France — intervenus à l'appui de la Belgique. Or, dans notre affaire, le gouvernement français est revenu sur ces arguments et il les a
répétés littéralement. Il ne nous a même pas dit — nous ne l'avons appris qu'il y a trois jours — que la disposition litigieuse a été abrogée par l'article 133 de la loi n° 86-33 du 9 janvier 1986 (JO du 11.1.1986, p. 547), donc vingt jours avant l'audience. Dans ces conditions, nous pourrions terminer immédiatement notre travail en vous invitant tout court à confirmer ce que vous avez déjà affirmé en 1982.

Toutefois, nous préférons procéder autrement, et non pas seulement parce que la France vous demande de modifier votre jurisprudence. Le fait est que les arrêts auxquels nous avons fait allusion ont suscité de sévères critiques en doctrine et, ce qui est plus important, n'ont pas été « assimilés » par de nombreux gouvernements. Ces résistances ne sont pas surprenantes, si l'on considère à quel point est enracinée l'opinion qui voit dans l'emploi public la souveraineté de l'État se déployer dans
toute sa plénitude et combien est répandue, dans des périodes de chômage croissant, la tendance à y voir une réserve commode d'emplois. Elles restent cependant inquiétantes et doivent être « prises par les cornes » avant que des procédures semblables à celles-ci (les affaires 66/85, Deborah Lawrie-Blum/Land Baden-Württemberg, et 75/86, Commission/Belgique, pendantes devant vous) ne se multiplient. Nous profiterons donc de l'occasion pour revenir sur notre sujet en lui donnant, comme le dirait
Montaigne, « une poincte non pas le plus largement, mais le plus profondement que je sçay ».

3.  Comme déjà dans l'affaire 149/79, le gouvernement français part d'une lecture « organique » ou « institutionnelle » des termes « administration publique » (article 48, paragraphe 4) qui exclut du cadre du principe de la libre circulation toute espèce d'emploi, quelle que soit la nature de l'activité par laquelle il se manifeste. Six arguments étayent cette lecture:

1) la lettre de la règle qui parle seulement d'« administration publique » c'est-à-dire ne distingue pas, dans la sphère de celle-ci, entre secteurs et secteurs ou fonctions et fonctions;

2) une série de données systématiques. Précisément:

a) certaines dispositions et, en particulier, les articles 36, 37, 48, paragraphe 3, 55, 122 et 223 prouvent que les auteurs du traité CEE ont reconnu le rôle particulier des États en leur réservant la protection et la promotion de l'intérêt général;

b) notre règle ne fait pas référence au concept de « participation à l'exercice des pouvoirs publics » qui figure à l'article 55; elle a donc une portée plus large;

c) tandis que, dans le paragraphe 3 de l'article 48, le principe de la libre circulation fait l'objet de dérogations « partielles » (raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique), le paragraphe 4 établit une exclusion « globale »;

3) vos arrêts en matière d'égalité qui veulent que les situations différentes soient traitées de manière différente. Or, la situation du ressortissant français diffère par définition de celle des autres ressortissants communautaires en ce qui concerne sa prétention de servir en qualité de fonctionnaire la collectivité à laquelle il appartient;

4) les exigences de fonctionnement de l'administration dont le but est de veiller à l'intérêt général. Ses fonctionnaires sont donc chargés d'une mission qui, comportant l'exercice de l'autorité publique et exigeant, par cela même, une loyauté particulière de la part de celui qui y participe, est très éloignée de celle des travailleurs privés;

5) le principe de la carrière dans la mesure où il exige que la possibilité d'être promu aux grades les plus élevés soit donnée à tous les fonctionnaires. Puisque les citoyens des autres États membres seraient de toute manière exclus des postes correspondants, les assimiler aux citoyens français finit par violer le principe d'égalité à leur détriment;

6) le droit au travail établi par ľarticle 48. En empêchant les citoyens communautaires d'accéder à des emplois permanents, la France ne viole pas ce principe; en effet, son ordre juridique leur permet d'occuper ces postes sur la base d'un rapport contractuel.

Pour conclure, le gouvernement français se déclare prêt à apprécier, dans le cadre du Conseil, une éventuelle proposition visant à définir, sur le plan communautaire, la notion « d'emplois dans l'administration publique ». Toutefois, dans l'état actuel de notre droit, il est persuadé — ou il affirme l'être — que cette définition appartient aux États membres.

4.  Nous avons déjà dit que les moyens de défense que nous venons d'exposer coïncident point par point avec ceux déjà allégués dans l'affaire 149/79 et que vous avez rejetés dans les arrêts qui s'y rapportent. Fidélité à un patrimoine pluriséculaire d'idées ou, plus simplement, difficulté à soumettre à la Cour des arguments nouveaux et plus solides? Nous vous laissons la réponse pour nous consacrer à l'examen de l'acquis jurisprudentiel en matière d'exclusion des emplois publics. Ses fondements
peuvent être résumés de la manière suivante: 1) le paragraphe 4 de l'article 48 est d'interprétation stricte; 2) le concept d'« emplois dans l'administration publique » a un caractère communautaire et 3) doit être lu dans un sens fonctionnel; 4) il est déterminant, en tout cas, de constater si l'activité litigieuse implique « l'exercice de pouvoirs publics et la protection des intérêts généraux de l'État et des collectivités publiques ».

La première affirmation est conforme à un principe admis par tous les ordres juridiques et il n'est donc pas nécessaire de l'approfondir. Nous constatons, toutefois, qu'elle s'est affinée dans votre jurisprudence, devenant progressivement plus rigoureuse. Ainsi, dans l'arrêt Sotgiu, vous avez observé que, « compte tenu du caractère fondamental » acquis par les principes de la libre circulation et de l'égalité de traitement, « les dérogations admises par le paragraphe 4 ... ne sauraient recevoir
une portée qui dépasserait le but en vue duquel cette clause d'exception est insérée » (attendu 4); de même, à propos de l'article 55, alinéa 1, l'arrêt du 21 juin 1974, affaire 2/74, Reyners (Rec. 1974, p. 631, attendu 43); mais cette formule ne vous a amenés qu'à garantir aux étrangers un droit générique d'être embauchés « dans certains secteurs et pour certaines activités de l'administration publique »(ibidem). En revanche, dans les arrêts de 1980 et de 1982, l'intention de réduire la portée
de la dérogation aux seuls cas dans lesquels le principe de la libre circulation imposerait à l'État des situations intolérables apparaît clairement. Actuellement, en somme, il n'est plus permis de douter — et de ne pas en tirer, sur le plan herméneutique, toutes les conséquences — que la liberté est la règle et que la disposition relative aux emplois publics est l'exception.

Il y a peu de choses à dire également sur la seconde remarque. En admettant la thèse défendue par l'avocat général Mayras dans ses brillantes conclusions dans l'affaire Sotgiu [le concept visé au paragraphe 4 — dit-il — « doit recevoir une définition communautaire, autonome, indifférente à des critères nationaux variables qui dépendent de la conception que chaque État a de ses missions et de la structure des organes chargés de les assumer » (Rec. 1974, p. 170)], la Cour a affirmé que: a) « ...
la notion d'administration publique... doit comporter une interprétation uniforme dans l'ensemble de la Communauté »; b) sa « délimitation... ne peut être laissée à la totale discrétion des États membres... »; c) « il convient d'éviter... que l'effet utile et la portée des dispositions du traité relatives à la libre circulation ... et à l'égalité de traitement des ressortissants de tous les États membres soient limités par des interprétations de la notion d'administration publique tirées du seul
droit national et qui feraient échec à l'application des règles communautaires » (arrêt du 17 décembre 1980, attendus 12, 18 et 19).

Ce sont, nous semble-t-il, des affirmations limpides. En les formulant, la Cour n'a pas mis en doute que l'emploi dans l'administration publique reste régi par les droits des différents États; elle a seulement voulu dire que, en identifiant le contenu de cette notion, il est nécessaire de tenir compte des exigences propres du droit communautaire. En effets comme il est évident, permettre que les États membres définissent tout seuls ce contenu signifierait attribuer aux obligations auxquelles le
principe de libre circulation les astreint une importance différant d'un État à l'autre et priver ainsi le traité d'une bonne partie de son effet utile (dans le même sens, voir, pour l'article 55, alinéa 1, l'arrêt Reyners, cité, attendu 50).

5.  Venons-en aux problèmes posés par les deux derniers points, à savoir la contradiction, réellement fondamentale, entre « organicisme » et « fonctionnalisme » dans la détermination de notre notion. Comme nous le savons, dans l'affaire 149/79, la France et, avec elle, la Belgique, la République fédérale d'Allemagne et le Royaume-Uni ont adopté la première conception. Suivant encore une fois les propositions de l'avocat général Mayras, la Cour, en revanche, a choisi la ligne opposée. L'article 48,
paragraphe 4 — a-t-elle affirmé —, place en dehors du domaine de la libre circulation « un ensemble d'emplois qui comportent une participation, directe ou indirecte, à l'exercice de la puissance publique et aux fonctions qui ont pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l'État ou des autres collectivités publiques. De tels emplois supposent en effet, de la part de leurs titulaires, l'existence d'un rapport particulier de solidarité à l'égard de l'État, ainsi que la réciprocité de droits
et devoirs qui sont le fondement du lien de nationalité » (arrêt du 17 décembre 1980, attendu 10).

Le critère selon lequel il faut apprécier l'emploi litigieux est en somme de type matériel: il se fonde sur les « fonctions » en lesquelles consiste le poste pour repousser au-delà de la frontière de la liberté de circulation uniquement celles qui impliquent l'exercice de pouvoirs publics et (non pas « ou », les deux conditions devant être réunies) qui visent à protéger les intérêts généraux de l'État et des collectivités territoriales mineures. Il nous semble que ce critère trouve une base
solide dans le système du traité, et spécialement dans son article 55, où il est question « d'activités participant..., même à titre occasionnel, à l'exercice de l'autorité publique ». La France, nous l'avons vu, n'est pas d'accord: elle estime même que c'est justement l'absence de ces termes dans le paragraphe 4 de l'article 48 qui prouve la portée plus vaste de la dérogation qu'il établit. Mais l'argument est faible. Comme la Commission l'a relevé dans l'affaire 149/79, la teneur différente
des deux règles s'explique à la lumière de la différence qui existe entre les situations qu'elles visent: d'une part, les travailleurs salariés qui peuvent se déplacer pour occuper, dans l'administration publique, des emplois auxquels l'exercice de ces pouvoirs est intrinsèque; de l'autre, les travailleurs autonomes qui s'établissent à l'étranger pour exercer une profession nécessairement privée, quoique susceptible de comporter un exercice analogue.

Il est donc certain que le critère fonctionnel est valable. Mais comment s'en servir concrètement? Le problème n'est pas sans importance et les difficultés que rencontrent les tentatives visant à le résoudre confèrent une teinte de rationalité à la proposition française d'une intervention législative qui « mette en oeuvre » le paragraphe 4 de l'article 48. Toutefois, cette proposition suscite en nous de nombreux doutes, même abstraction faite du risque que l'on en profite pour restreindre le
droit de circulation et réduire à néant l'acquis jurisprudentiel. Le plus grand danger de l'intervention souhaitée est autre: c'est celui de bloquer un processus qui, étant lié au but de l'unité politique vers laquelle tend l'intégration des États et des peuples européens, doit pouvoir se développer avec un minimum d'entraves. En effet, il est évident que la garantie d'une pleine liberté de mouvement impliquerait l'élimination des obstacles découlant des différentes nationalités et entraînerait
l'institution d'une citoyenneté communautaire non plus métaphorique, comme actuellement dans vos arrêts, mais réelle.

D'autre part, les difficultés auxquelles nous avons fait allusion trouvent plus d'une réponse utile dans l'œuvre de la Cour. Il en est ainsi tout d'abord en ce qui concerne l'objet et les limites de la recherche visant à établir si l'emploi litigieux est interne ou externe à la dérogation. Dans l'affaire Sotgiu, par exemple, vous avez exclu que celle-ci puisse se fonder sur des éléments tels que la nature juridique du rapport entre administration et fonctionnaires ou la catégorie dont ce dernier
fait partie: en l'absence de toute distinction dans la disposition citée — dit en particulier le cinquième considérant —, « il est sans intérêt de savoir si un travailleur se trouve engagé en qualité d'ouvrier, d'employé ou de fonctionnaire, ou encore si son lien d'emploi relève du droit public ou du droit privé« [en sens contraire — mais il s'agit d'un obiter dictum qui a toute l'apparence d'un lapsus calami —, voir l'arrêt du 8 mai 1979, affaire 129/78, Bestuur Sociale Verzekeringsbank
d'Amsterdam/Lohmann (Rec. 1979,p. 853), où la disposition du règlement n° 1408/71 sur la sécurité sociale des travailleurs migrants qui exclut les régimes spéciaux des employés publics et du personnel assimilé est expliquée comme une « conséquence logique de l'article 48, paragraphe 1 »].

Mais il faut dire la même chose du concept d'« exercice des pouvoirs publics ». La Cour — et il s'agit peut-être d'un choix dicté par les préoccupations auxquelles nous venons de faire allusion — a préféré ne pas le déterminer dans l'abstrait. Une série d'allusions et, naturellement, les dispositifs des arrêts du 17 décembre 1980 et du 26 mai 1982 prouvent, toutefois, qu'elle a fait sienne la définition que l'avocat général Mayras en a donnée selon laquelle ces pouvoirs sont « ceux qui découlent
de la souveraineté ... de l'État et (comme tels) impliquent pour celui qui les exerce la faculté d'user de prérogatives exorbitantes du droit commun, de privilèges de puissance publique, de pouvoirs de coercition qui s'imposent aux citoyens » (conclusions dans l'affaire Reyners, Rec. 1974, p. 665). En somme, pour être inaccessibles au citoyen d'un autre État, il ne suffit pas que les fonctions par lesquelles se manifeste l'emploi litigieux poursuivent directement des objectifs publics en
exerçant une influence sur la conduite et sur l'action des particuliers. Elles doivent endosser la cuirasse: toute métaphore mise à part, elles doivent se traduire par des actes de volonté qui s'imposent aux particuliers en ce sens qu'ils exigent leur obéissance ou, s'ils n'obéissent pas, les contraignent à s'y conformer. Il est pratiquement impossible d'en dresser une liste, qui tienne compte, notamment, de la seconde condition posée par la Cour (la protection des intérêts généraux); mais les
premiers exemples qui viennent à l'esprit sont certainement les emplois liés à l'exercice des pouvoirs de police, de défense de l'État, de juridiction et d'imposition fiscale.

6.  On pourrait dire beaucoup d'autres choses sur ce point crucial. Toutefois, les observations faites, jusqu'ici, en contiennent assez pour faire tomber la pierre angulaire du bastion défensif français. Restent, il est vrai, les arguments que la France tire tant de la possibilité offerte aux étrangers d'entrer dans l'administration publique par des contrats de travail que du principe de la carrière; sur le premier, il n'est pas nécessaire de nous arrêter tant sa contradiction avec la règle de
l'égalité de traitement est évidente; le second mérite que l'on fasse quelques allusions à votre jurisprudence.

Nous avons vu en quoi il consiste. Permettez à un étranger — dit le gouvernement de Paris — d'être recruté dans un emploi permanent dont le titulaire a « vocation à la carrière », puis refusez de le promouvoir à un poste supérieur parce qu'il implique l'exercice de pouvoirs publics: au nom de la liberté de circulation et du principe d'égalité, vous aurez fini par provoquer une inégalité de traitement. L'opération se traduit donc par une perte et mieux vaut y renoncer.

La thèse est indéniablement suggestive: en effet, l'avocat général Mayras a cherché à l'adapter à sa construction en proposant de considérer comme « justifiée a limine » l'exclusion de « l'entrée dans une carrière comportant... l'accès à un poste d'autorité » (conclusions dans l'affaire 149/79, Rec. 1980, p. 3917). Mais après une analyse équilibrée des inconvénients et des avantages que comportent les interprétations opposées, la Cour a repoussé cette suggestion. En effet, il n'est pas douteux
qu'une lecture libérale de l'article 48, paragraphe 4, jette les bases de traitements discriminatoires en matière de promotion à certains emplois. Toutefois, ces traitements sont moins intolérables que le résultat auquel aboutirait l'opinion de l'avocat général et plus encore celle du gouvernement français, c'est-à-dire une restriction des droits reconnus aux ressortissants communautaires « qui va au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer le respect des finalités poursuivies » par cette
disposition (arrêt du 17 décembre 1980, attendu 22). Il faut dire ensuite qu'en mettant en oeuvre ces discriminations pourtant inévitables il faudra tenir compte des principes fondamentaux du droit communautaire. En particulier, le principe de proportionnalité exigera qu'elles soient maintenues dans les limites imposées par la nécessité de sauvegarder les intérêts généraux de l'État.

Ajoutons que les discriminations en question sont les seules dont il soit possible d'admettre l'existence. En effet, dans l'arrêt Sotgiu, la Cour a affirmé que l'exclusion du paragraphe 4 ne s'applique qu'au moment de l'accès à l'emploi (et, après l'arrêt du 17 décembre 1980, par accès, nous devrons entendre également la promotion et le transfert). Elle ne peut donc pas être invoquée pour justifier des traitements inégaux en matière de rémunération ou d'autres conditions de travail à l'égard des
fonctionnaires déjà entrés en service.

7.  Deux mots, pour terminer, sur les emplois qui sont à l'origine de notre affaire. Même en admettant que la dérogation puisse être interprétée restrictivement — la Belgique, en 1980, a invoqué cet argument et la France le répète aujourd'hui —, les infirmiers sont concernés parce qu'ils peuvent autoriser des prestations dont la charge retombe sur le budget de l'État ou sur celui des collectivités locales. Or, nous ne doutons pas que les fonctionnaires en question possèdent ce pouvoir et nous ne
discutons pas non plus (bien que la chose nous paraisse un peu étrange) qu'il s'agisse d'un pouvoir « public » au sens fort dont nous avons parlé plus haut. Toutefois, pour autant que nous le sachions, les activités par lesquelles son exercice se manifeste sont occasionnelles ou accessoires et, par conséquent, séparables des tâches principales que ces titulaires assument; ne serait-ce que pour cette raison — nous semble-t-il —, exclure les citoyens des autres États membres des postes en question
serait contraire au principe de proportionnalité. Il faut considérer ensuite que les fonctions des infirmiers dans les hôpitaux publics sont identiques à celles de leurs collègues dans les maisons de santé privées et que la dérogation du paragraphe 4 ne joue pas à l'égard de ceux-ci. En déduirons-nous que la direction de la clinique passée de mains privées à des mains publiques est tenue de licencier tout le personnel non français?

En définitive, un disciple extrémiste de Hegel pourrait croire réellement que des emplois comme le nôtre doivent être interdits aux étrangers. Mais celui qui ne pense pas que l'État soit « l'apparition de Dieu dans le monde » (« der Staat ist der Gang Gottes in der Welt ») devra nécessairement conclure en sens contraire.

8.  Pour toutes les considérations développées jusqu'ici, nous vous invitons à déclarer recevable le recours introduit par la Commission des Communautés européennes par acte déposé le 21 décembre 1984. Nous vous suggérons donc de déclarer que la République française, en ayant imposé la possession de la citoyenneté comme condition du recrutement et de la titularisation dans les emplois permanents d'infirmier dans les hôpitaux publics, a manqué aux obligations que lui impose le traité CEE.

Sur la base du critère applicable en cas de perte du procès, le gouvernement défendeur doit être condamné aux dépens.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

( *1 ) Traduit de l'italien.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 307/84
Date de la décision : 15/04/1986
Type de recours : Recours en constatation de manquement - fondé

Analyses

Exigence de nationalité pour la nomination et la titularisation dans des emplois permanents d'infirmier ou d'infirmière.

Libre circulation des travailleurs


Parties
Demandeurs : Commission des Communautés européennes
Défendeurs : République française.

Composition du Tribunal
Avocat général : Mancini
Rapporteur ?: Joliet

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1986:150

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award