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04/02/1986 | CJUE | N°22/85

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 4 février 1986., Rudolf Anterist contre Crédit lyonnais., 04/02/1986, 22/85


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. MARCO DARMON

présentées le 4 février 1986

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Le litige au principal oppose une banque française, le Crédit lyonnais, agence de Forbach, à M. Anterist, domicilié à Sarrebruck (République fédérale d'Allemagne), caution solidaire des dettes, à l'égard de la banque, de la société Anterist & Schneider, dont le siège est à S tiring- Wendel (France). Le contrat de cautionnement signé le 16 mai 1967 comportait la clause préimprimée suivante :

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CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. MARCO DARMON

présentées le 4 février 1986

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Le litige au principal oppose une banque française, le Crédit lyonnais, agence de Forbach, à M. Anterist, domicilié à Sarrebruck (République fédérale d'Allemagne), caution solidaire des dettes, à l'égard de la banque, de la société Anterist & Schneider, dont le siège est à S tiring- Wendel (France). Le contrat de cautionnement signé le 16 mai 1967 comportait la clause préimprimée suivante :

« Toutes demandes et significations seront faites au Crédit lyonnais à son agence de ..., actuellement rue ... n° ..., et le tribunal dans le ressort duquel cette agence est située sera seul compétent pour statuer sur tout ce qui concerne l'exécution des présentes, quelle que soit la partie défenderesse. »

La compétence du tribunal de grande instance de Sarreguemines, dans le ressort duquel se trouve domiciliée l'agence de Forbach, avait donc été convenue entre les parties.

De nombreuses années plus tard, la société Anterist & Schneider n'a pu honorer ses dettes à l'échéance. Le Crédit lyonnais a donc assigné les cautions solidaires. Cette action ayant été introduite devant le tribunal du domicile de M. Anterist, le Landgericht de Sarrebruck, la compétence de cette juridiction a été contestée par M. Anterist. Le litige a fait l'objet d'une instance en « révision », actuellement pendante devant le Bundesgerichtshof, lequel, par ordonnance du 20 décembre 1984, vous
soumet la question préjudicielle suivante, relative à l'interprétation de l'alinéa 3 de l'article 17 de la convention du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après la « convention ») :

« Doit-on considérer qu'une convention attributive de juridiction ‘n'a été stipulée qu'en faveur de l'une des parties’, au sens de l'article 17, alinéa 3, de la convention de Bruxelles, dès lors qu'il est simplement établi que les parties sont valablement convenues, en application de l'article 17, alinéa 1, de la convention de Bruxelles, de la compétence internationale d'un tribunal ou des tribunaux d'un État contractant, sur le territoire duquel cette partie a son domicile? »

Les deux alinéas de l'article 17 visés par le juge a quo sont ainsi libellés:

Alinéa 1

« Si, par une convention écrite ou par une convention verbale confirmée par écrit, les parties, dont l'une au moins a son domicile sur le territoire d'un État contractant, ont désigné un tribunal ou les tribunaux d'un État contractant pour connaître des différends nés ou à naître à l'occasion d'un rapport de droit déterminé, ce tribunal ou les tribunaux de cet État sont seuls compétents. »

Alinéa 3

« Si la convention attributive de juridiction n'a été stipulée qu'en faveur de l'une des parties, celle-ci conserve le droit de saisir tout autre tribunal compétent en vertu de la présente convention. »

2.  Les parties au principal, la Commission et deux Etats membres, l'Italie et le Royaume-Uni, ont fait valoir leurs positions respectives, ci-après succinctement résumées.

Pour M. Anterist, qui estime que la question posée appelle une réponse négative, le domicile ne saurait être considéré comme critère de l'avantage visé par l'exception que constitue l'article 17, alinéa 3, car cela reviendrait à vider de sa substance la règle contenue à l'alinéa 1 de l'article 17.

Cet alinéa permettrait aux parties de connaître par avance la juridiction exclusivement compétente. La recherche à laquelle devrait nécessairement se livrer le juge pour vérifier si le domicile constitue un avantage uniquement pour la partie qui revendique l'application de l'alinéa 3 ne serait guère compatible avec le but de clarté et de simplification procédurale poursuivi par la convention.

3.  Le gouvernement du Royaume-Uni a également soutenu que l'alinéa 3 de l'article 17 avait un caractère dérogatoire par rapport à l'alinéa 1 du même article. La plupart des clauses attributives de compétence se présenteraient de façon identique à celle en cause. Dès lors, répondre affirmativement à la question posée priverait de toute efficacité la règle de compétence exclusive que consacre l'alinéa 1.

Au surplus, l'alinéa 3 ne concernerait que les clauses prévoyant devant quelle juridiction une partie peut intenter des actions, tout en laissant l'autre partie libre de se prévaloir des dispositions générales de la convention relatives à la compétence judiciaire.

4.  Le gouvernement italien estime quant à lui que le texte en cause s'applique si une partie, pour quelque motif que ce soit, a imposé à l'autre la compétence d'une juridiction. Cependant, les clauses attributives de compétence ne révèlent pas toujours si elles ont été convenues dans l'intérêt commun des parties — auquel cas s'applique l'alinéa 1 de l'article 17 — ou dans l'intérêt d'une seule partie. Il importerait en conséquence que le juge national apprécie scrupuleusement la volonté des parties
et recherche si la convention a été stipulée dans l'intérêt exclusif d'une partie. Le critère du domicile pourrait être symptomatique de l'intérêt d'une seule partie, mais il importerait de vérifier si l'autre n'y trouve pas également un avantage, fût-il secondaire. Si la clause a été stipulée dans l'intérêt d'une seule partie, celle-ci resterait libre de saisir tout tribunal compétent en vertu de la convention, ne serait-ce que pour éviter que soient soulevées des exceptions quant à la validité
de la clause.

5.  La position de la Commission, à laquelle le représentant du Crédit lyonnais, qui n'avait pas présenté d'observations écrites, a déclaré se rallier à l'audience, est la suivante: la disposition de l'alinéa 1 de l'article 17 ne serait pas une règle de principe, mais constituerait une exception par rapport aux articles 2, 5 et 6 de la convention. Les alinéas 2 et 3 en délimiteraient seulement le champ d'application. L'alinéa 1 devrait donc être interprété restrictivement.

Toute convention attributive de compétence s'écartant du principe général établi par l'article 2 de la convention, qui favorise le défendeur, il existerait une présomption d'avantage au profit du demandeur dès lors que celui-ci a obtenu un accord renversant la règle générale de l'article 2. L'alinéa 3 de l'article 17 autoriserait le demandeur à ne pas profiter de sa position juridique objectivement avantageuse.

Aux fins de respecter les buts poursuivis par la convention, l'« avantage » devrait s'apprécier selon des critères objectifs. La compétence conférée au tribunal du domicile de l'une des parties constitue l'un de ces critères. On pourrait également prendre en considération le fait qu'une partie économiquement plus forte a imposé à l'autre un formulaire stipulant les conditions générales de ses relations contractuelles, même si le tribunal désigné comme compétent n'est pas celui du domicile. La
partie la plus faible, si elle veut éviter que l'article 17, alinéa 3, ne s'applique, devrait faire en sorte que la clause soit formulée de telle manière qu'il en ressorte clairement qu'elle y a aussi un intérêt. Dans ce cas, en effet, l'avantage de l'autre partie ne serait plus exclusif.

6.  Relevons le paradoxe de cette procédure. M. Anterist s'emploie à obtenir l'application d'une clause attributive de juridiction à laquelle le Crédit lyonnais s'efforce d'échapper au motif qu'elle aurait été conclue à son avantage exclusif. De toute évidence, ce paradoxe n'est qu'apparent. Mais nous n'aurons pas à rechercher l'enjeu réel qui suscite ce débat doctrinal. C'est là l'affaire du juge national et nous nous bornerons quant à nous à tenter de vous fournir quelques éléments en vue de vous
permettre de répondre à la question que celui-ci vous a posée.

7.  L'alinéa 3 de l'article 17 ne saurait être interprété isolément. Les parties au principal et les intervenants se sont efforcés de situer cette disposition dans le cadre plus général de la convention. Nous adopterons la même méthode.

Le préambule de la convention en annonce la finalité: simplification des formalités requises en vue de la reconnaissance et de l'exécution réciproques des décisions de justice, renforcement de la protection juridique des personnes établies dans la Communauté. Il décrit en outre les moyens choisis pour y parvenir, au premier rang desquels figure la détermination de la compétence des juridictions des États membres dans l'ordre international. En bref, la convention tend à instaurer la sécurité
juridique dans l'ordre processuel en donnant à chacun les moyens de définir avec certitude son juge pour faire valoir ses droits avec efficacité.

L'article 17 est situé dans le titre II de la convention, consacré aux règles de compétence. La structure de ce titre est la suivante. La section I, intitulée « dispositions générales », édicté en son article 2 que: « Les personnes domiciliées sur le territoire d'un État contractant sont attraites ... devant les juridictions de cet État. » Le domicile du défendeur détermine donc la compétence du juge. Ratione materiae, les sections 2, 3 et 4 énumèrent des compétences alternatives et la section 5
des compétences exclusives, ces dernières s'analysant comme des dérogations à la règle « actor sequitur forum rei ». Les sections 7, 8 et 9 sont relatives à l'office du juge.

L'article 17 trouve sa place dans la section 6, intitulée « prorogation de compétence ». La lecture de cette disposition est significative: il s'agit d'une prorogation conventionnelle, décrite à l'alinéa 1, qui s'impose aux parties sous les réserves prévues aux alinéas 2 et 3.

L'économie du système mis en place par la convention en matière de compétence apparaît donc être la suivante. Il existe, à côté du régime légal — celui des articles 2 à 16 —, un régime conventionnel prévu à l'article 17 par lequel, sauf en ce qui concerne les compétences d'ordre public édictées à l'article 16, les parties à un contrat peuvent, par une clause attributive de juridiction, s'affranchir du régime légal.

Un tel système donne la clé de l'interprétation de l'alinéa 1 de l'article 17.

A cet égard, une distinction doit être faite entre l'existence et la force obligatoire de la clause attributive de juridiction. S'agissant de la première, elle ne saurait se présumer et, à défaut d'une certitude à cet égard, c'est le régime légal qui s'applique. Sous cet aspect, l'alinéa 1 de l'article 17 est d'interprétation stricte. Tel est, au surplus, le sens de votre jurisprudence, par laquelle vous avez déclaré que:

« Les conditions auxquelles l'article 17 subordonne la validité des clauses d'attribution de juridiction sont d'interprétation stricte en ce que cet article 17 a pour fonction d'assurer que le consentement des parties à une telle clause, qui, par une prorogation de compétence, déroge aux règles générales de détermination de la compétence consacrée par les articles 2, 5 et 6 de la convention, est effectivement établi et qu'il se manifeste d'une manière claire et précise » (affaire 71/83, Tilly
Russ/Nova, arrêt du 19 juin 1984, Rec. p. 2417, point 14, p. 2432).

Il en va autrement de la force obligatoire. En effet, nous retrouvons ici la règle fondamentale qui fait de la convention la loi des parties. La clause attributive de juridiction — à condition qu'elle ne soit pas contraire aux règles de compétence d'ordre public de l'article 16 — s'impose aux cocontractants. Rendue possible par le législateur communautaire, elle ne saurait — lorsqu'elle a été valablement convenue — permettre à l'un d'entre eux de s'en affranchir pour redonner application au
régime légal. La règle d'interprétation stricte, qui s'impose pour l'appréciation de la validité du consentement, ne saurait, dès lors que celui-ci est parfait, être invoquée à l'encontre de l'effet obligatoire du pacte de compétence.

9.  Reste à interpréter l'alinéa 3 de l'article 17.

On peut — cela a été soutenu — envisager de considérer que cette disposition vise l'hypothèse de la clause unilatérale stipulant qu'une seule partie serait assujettie à la clause attributive de juridiction, l'autre pouvant renoncer à s'en prévaloir pour faire jouer les règles de compétence légale. Si cette interprétation était correcte, l'alinéa en cause, étranger au cas d'espèce, lui serait inapplicable. Mais on voit mal l'utilité d'une disposition légale qui redonnerait à la partie « avantagée
» le bénéfice de règles légales auxquelles, par hypothèse, elle n'a pas renoncé par contrat.

Ce texte vise donc, selon nous, la clause qui, bien que conclue dans l'intérêt exclusif d'un seul cocontractant, n'en est pas moins, comme en l'espèce, bilatérale, ou encore la clause unilatérale prévoyant que les actions intentées par ce cocontractant seront portées devant une juridiction expressément désignée. Par l'article 17, alinéa 3, la partie ainsi « favorisée » se voit reconnaître le droit de renoncer à son bénéfice pour faire jouer les règles de compétence légale.

Ainsi interprétée, la disposition en cause déroge au principe de l'égalité des parties au contrat. De plus, elle introduit une ou plusieurs compétences alternatives à la compétence conventionnelle, ce qui affaiblit la sécurité juridique, finalité tant de la convention de Bruxelles que de la clause attributive de juridiction. Pour ces deux raisons, elle s'analyse comme une exception à la règle contractuelle fixée par application de l'alinéa 1 de l'article 17. Comme telle, elle doit être
interprétée restrictivement.

Les parties peuvent avoir expressément indiqué dans le contrat que la clause attributive de juridiction a été stipulée dans l'intérêt exclusif de l'une d'elles. La tâche du juge, pour l'application de l'alinéa 3, s'en trouverait grandement facilitée.

Tel n'est pas le cas en l'occurrence. Le juge doit donc rechercher si un intérêt exclusif de ce type résulte du contrat. L'alinéa 3 étant d'interprétation restrictive, l'intérêt exclusif ne peut se présumer. Il ne saurait davantage, puisqu'il s'agit d'interpréter la volonté des parties, résulter automatiquement d'indices objectifs. Ainsi, le fait que la clause attribue compétence à la juridiction du domicile de l'un des cocontractants est un élément qui peut — et doit — être pris en compte par
le juge national dans l'appréciation qu'il fait de la volonté des parties. Il ne dicte cependant pas cette appréciation. D'autres éléments, en effet, tels que l'application courante par le juge désigné du droit applicable au contrat peuvent, éventuellement, fonder l'intérêt commun des parties.

Nous vous suggérons, en conséquence, de répondre ainsi qu'il suit à la question préjudicielle qui vous est posée:

« 1) Les conventions attributives de juridiction, valablement conclues dans les conditions prévues à l'article 17, alinéa 1, de la convention concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale signée le 27 septembre 1968, s'imposent aux cocontractants avec la même force obligatoire que, en l'absence de telles conventions, le régime légal d'attribution de compétence prévu aux articles 2 à 15 de ladite convention.

2) L'article 17, alinéa 3, de la convention s'interprète en ce sens que, lorsqu'une de ces conventions a été conclue dans l'intérêt exclusif d'un des cocontractants, celui-ci conserve le droit, renonçant à cet avantage, de saisir tout autre tribunal compétent en vertu du régime légal précité.

3) Il appartient dans chaque cas au juge national, au vu des circonstances de l'espèce et des termes du contrat, de déterminer si une clause attributive de juridiction a ou non été stipulée dans l'intérêt exclusif de l'une des parties; l'attribution de compétence à la juridiction sur le territoire de laquelle une partie a son domicile est un élément soumis à l'entière appréciation de ce juge. »


Synthèse
Numéro d'arrêt : 22/85
Date de la décision : 04/02/1986
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Bundesgerichtshof - Allemagne.

Convention judiciaire du 27 septembre 1968, article 17, alinéa 3.

Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968

Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 - Compétence


Parties
Demandeurs : Rudolf Anterist
Défendeurs : Crédit lyonnais.

Composition du Tribunal
Avocat général : Darmon
Rapporteur ?: Joliet

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1986:51

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