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28/01/1986 | CJUE | N°222/84

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 28 janvier 1986., Marguerite Johnston contre Chief Constable of the Royal Ulster Constabulary., 28/01/1986, 222/84


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. MARCO DARMON

présentées le 28 janvier 1986

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Situons cette affaire dont vous êtes saisis par voie préjudicielle. Nous sommes en Irlande du Nord. Des troubles d'une exceptionnelle gravité menacent l'ordre public et la sécurité des personnes. Cette situation est constatée par la Cour européenne des droits de l'homme, qui, par arrêt du 18 janvier 1978, en situe le point de départ à 1970 et évoque « la plus longue et violente campagne de terrorisme ja

mais connue dans les deux parties de l'Irlande ». Nul ne prétend que cette période soit ...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. MARCO DARMON

présentées le 28 janvier 1986

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Situons cette affaire dont vous êtes saisis par voie préjudicielle. Nous sommes en Irlande du Nord. Des troubles d'une exceptionnelle gravité menacent l'ordre public et la sécurité des personnes. Cette situation est constatée par la Cour européenne des droits de l'homme, qui, par arrêt du 18 janvier 1978, en situe le point de départ à 1970 et évoque « la plus longue et violente campagne de terrorisme jamais connue dans les deux parties de l'Irlande ». Nul ne prétend que cette période soit
révolue.

Dans de telles circonstances, le rôle des forces de l'ordre est essentiel et, en tout premier lieu, celui de la police. Comme le précise le rapport d'audience auquel nous nous référons expressément pour l'exposé des faits et de la procédure ainsi que pour l'énoncé des questions préjudicielles, la Royal Ulster Constabulary (RUC) est placée sous l'autorité du Chief Constable, qui, de plus, peut nommer à plein-temps ou à temps partiel des agents auxiliaires qui constituent la Royal Ulster
Constabulary Reserve (RUCR). Comme en Angleterre et au pays de Galles, les textes qui régissent l'organisation de la RUC et de la RUCR ne font aucune distinction entre les hommes et les femmes quant aux activités exercées.

Dès 1973, des femmes ont ainsi été recrutées à temps partiel à la RUCR et, à partir de 1974, à plein-temps, sur la base d'un contrat de trois ans renouvelable, dans ce qu'il est convenu d'appeler la RUC Full-time Reserve. La requérante au principal, Mme Johnston, engagée à temps partiel puis à plein-temps en 1974, a vu son contrat renouvelé en 1977.

Alors que les forces de police ne sont généralement pas armées au Royaume-Uni, le contexte propre à l'Irlande du Nord a conduit les autorités compétentes à les doter d'armes à feu dans l'exercice normal de leurs fonctions. Pour les raisons suivantes, seuls les policiers de sexe masculin ont été concernés par cette modification: prévenir les risques d'attentat dont les femmes pourraient être victimes et qui pourraient permettre à leurs auteurs de s'emparer de leurs armes, préserver leur
efficacité dans le domaine social, maintenir, en ce qui les concerne, l'idéal d'une police non armée. Cette décision a eu pour corollaire celle de ne pas former les femmes au maniement des armes à feu.

En 1980, le Chief Constable franchit une étape supplémentaire. Devant la nécessité d'affecter les membres de la RUC Full-time Reserve principalement à des missions de sécurité impliquant l'usage d'armes à feu, il décide de ne pas renouveler les contrats à plein-temps venant à expiration des agents auxiliaires de sexe féminin chaque fois que leurs tâches peuvent être assurées par leurs homologues de la RUC. C'est ainsi que le contrat de Mme Johnston, comme ceux de la presque totalité de ses
collègues féminins, n'a pas été reconduit en 1980.

Il n'est pas contesté que cette mesure, étrangère à sa manière de servir, est uniquement prise en raison du sexe de l'intéressée. Celle-ci a donc fait valoir devant le juge national qu'elle était victime d'une discrimination contraire aux prescriptions de la directive 76/207 du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les
conditions de travail (JO L 39, P. 40).

2.  Cette directive a été transposée au Royaume-Uni. En Irlande du Nord, elle a fait l'objet du « Sex Discrimination (Northern Ireland) Order 1976 »[Statutory Instruments 1976, n° 1042 (NI 15)]. Sans reprendre l'analyse de ce texte, présentée dans le rapport d'audience, bornons-nous à rappeler:

— que son article 10 est relatif aux cas exceptionnels où la discrimination selon le sexe est justifiée;

— que, s'agissant des emplois dans la police, l'article 19, paragraphe 2, interdit, sauf en des matières étrangères à notre espèce, tout traitement discriminatoire en raison du sexe;

— que l'article 53 légitime un acte contraire à cette interdiction lorsqu'il est pris « aux fins de sauvegarder la sûreté de l'État ou de protéger la sécurité ou l'ordre public » et érige en preuve irréfragable l'attestation ministérielle certifiant qu'un acte donné a été pris à de telles fins.

Cette dernière disposition est au centre du débat. En l'espèce, le ministre compétent a délivré, le 13 mai 1981, une attestation selon laquelle

« l'acte par lequel la Royal Ulster Constabulary a refusé d'offrir à Mme Marguerite I. Johnston un nouvel emploi à plein-temps au sein de la Royal Ulster Constabulary Reserve est intervenu aux fins:

a) de sauvegarder la sûreté de l'État et

b) de protéger la sécurité et l'ordre publics ».

Comme le relève la décision de renvoi de l'Industrial Tribunal de l'Irlande du Nord, siégeant à Belfast, il est admis:

— par le Chief Constable, que la mesure contestée ne trouve aucune justification dans les autres dispositions du Sex Discrimination Order (point 40);

— par la demanderesse, que l'article 53 ne lui permet aucune contestation sur le fondement du droit interne (point 34).

Situées dans le cadre ci-dessus rappelé, les sept questions posées par le juge national font apparaître que votre appréciation sur la discrimination en cause doit s'ordonner autour de deux exigences, celle de l'ordre public et celle de l'ordre juridique, le contrôle juridictionnel étant à l'intersection de ces deux notions.

Dans cette perspective, nous allons avoir à examiner si, pour des raisons d'ordre public, un État membre est fondé à écarter tout contrôle juridictionnel de légalité d'une mesure nationale au regard de la législation interne ou communautaire. Dans la négative, il conviendra de rechercher si et à quelles conditions la mesure considérée peut trouver, sous le contrôle du juge, une justification communautaire tirée de l'ordre public.

Le droit au juge

3. Si le principe de légalité est la pierre angulaire de l'Etat de droit, il n'est pas exclusif de la prise en considération des nécessités de l'ordre public. Il se doit même de les intégrer pour que puisse être assurée la survie de l'État tout en prévenant l'arbitraire. A cet effet, le contrôle juridictionnel constitue une garantie fondamentale: le droit au juge est inhérent à l'État de droit.

Constituée d'États de droit, la Communauté européenne est nécessairement une Communauté de droit. Sa création comme son fonctionnement, autrement dit le pacte communautaire, reposent sur l'égal respect par les États membres de l'ordre juridique communautaire.

Aussi bien, et sous le contrôle du juge, cet ordre juridique intègre-t-il expressément la notion d'ordre public afin de concilier le bon fonctionnement du marché commun avec la nécessité pour les États membres de faire face aux circonstances menaçant leurs intérêts vitaux.

Les parties ont ainsi notamment évoqué les articles 36, 48 et 224 du traité. Chacune de ces dispositions confirme notre analyse.

S'agissant des réserves d'ordre public des articles 36 et 48, votre Cour, faisant œuvre créatrice, a su, tout en consacrant le pouvoir d'appréciation discrétionnaire des États membres quant au contenu de l'ordre public à préserver, dégager le principe et la portée du contrôle exercé en la matière par le juge national.

S'agissant de la clause de sauvegarde de l'article 224, vous n'avez pas encore eu à vous prononcer sur les conditions de son application. Cependant, l'article 225, alinéa 2, organise expressément une procédure de saisine directe de votre Cour en cas d'usage abusif par un État membre des pouvoirs exceptionnels qui lui sont conférés par l'article 224. Cette disposition n'est pas exclusive de l'existence de tout contrôle du juge national en la matière ni, partant, de votre saisine à titre
préjudiciel.

4. Le traité comme votre jurisprudence consacrent donc la règle fondamentale, corollaire du principe de légalité, selon laquelle, si les nécessités de l'ordre public peuvent conduire à moduler l'étendue du contrôle juridictionnel, elles ne sauraient remettre en cause le principe même du droit au juge.

Dès lors, une disposition nationale, fût-elle fondée sur des considérations d'ordre public, qui ferait obstacle à l'existence même d'un tel contrôle serait, à notre avis, contraire à l'ordre juridique communautaire. En effet, faisant échapper des actes des États membres à la légalité communautaire, originaire, dérivée ou telle que mise en œuvre par les droits internes, elle laisserait se créer, à la discrétion des autorités nationales, une « zone de non-droit », mettant en cause les fondements
mêmes de cet ordre juridique.

En ce qui concerne plus particulièrement l'égalité de traitement professionnel entre hommes et femmes, l'article 6 de la directive énonce que:

« Les États membres introduisent dans leur ordre juridique interne les mesures nécessaires pour permettre à toute personne qui s'estime lésée par la non-application à son égard du principe de l'égalité de traitement au sens des articles 3, 4 et 5 de faire valoir ses droits par voie juridictionnelle après, éventuellement, le recours à d'autres instances compétentes. »

Par votre arrêt von Colson et Kamann, vous avez affirmé que cet article,

« en ouvrant un droit de recours juridictionnel aux candidats à un emploi ayant fait l'objet d'une discrimination, reconnaît en leur chef l'existence de droits pouvant être invoqués en justice » (affaire 14/83, Rec. 1984, p. 1891, point 22).

Vous en avez conclu qu'un juge national, confronté à une disposition de sa législation compromettant l'effectivité d'une obligation résultant d'une directive, en l'occurrence la directive 76/207, se doit, en tant qu'autorité d'un État membre auquel s'impose

« le devoir en vertu de l'article 5 du traité de prendre toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l'exécution de cette obligation » (arrêt 14/83, précité, point 26),

de donner à cette législation

« une interprétation et une application conformes aux exigences du droit communautaire » (arrêt 14/83, précité, point 28).

Il en résulte que ce juge ne saurait, sans manquer lui-même au respect de l'article 5 du traité et de la directive, se considérer comme lié par une disposition nationale supprimant, au nom de l'ordre public, l'existence de tout contrôle juridictionnel sur la mise en œuvre des prescriptions imposées par le législateur communautaire.

Cette obligation s'impose de façon d'autant plus imperative au juge national lorsque, comme en l'espèce, il agit en tant que juge communautaire de droit commun, les dispositions de l'article 6, inconditionnelles et suffisamment précises, étant incontestablement d'effet direct. Dès lors, le droit au recours juridictionnel qu'elles prévoient peut être invoqué par les particuliers contre toute disposition nationale contraire et l'on ne saurait, à cet égard, dissocier l'autorité du Chief Constable de
celle de l'État qui la lui confère.

Cela étant précisé, nous estimons que, pour des raisons comparables à celles qui vous l'ont fait décider à propos d'un règlement dans l'affaire Simmenthal (affaire 106/77, Rec. 1978, p. 629), doit être considérée comme

« incompatible avec les exigences inhérentes à la nature même du droit communautaire toute disposition d'un ordre juridique national ou toute pratique, législative, administrative ou judiciaire, qui aurait pour effet de diminuer l'efficacité du droit communautaire par le fait de refuser au juge compétent pour appliquer ce droit le pouvoir de faire, au moment même de cette application, tout ce qui est nécessaire pour écarter les dispositions législatives nationales formant éventuellement obstacle
à la pleine efficacité des normes communautaires » (arrêt 106/77, point 22).

Il nous apparaît donc qu'un État membre ne peut, pour des raisons d'ordre public, être admis à écarter tout contrôle juridictionnel sur la légalité d'une mesure nationale au regard des normes communautaires. Il appartient, par conséquent, au juge national, confronté à une telle situation,« d'assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale... » (arrêt 106/77, précité, dispositif p. 646).

L'étendue du contrôle juridictionnel

5. Si l'ordre public ne peut justifier que l'on s'affranchisse du contrôle du juge, peut-il, sous ce contrôle, légitimer des mesures du type de celles prises par le Chief Constable — relatives au port d'armes à feu, à la formation s'y rapportant, enfin à l'accès à l'emploi — dont le caractère discriminatoire n'est pas contesté? Tel est en effet le problème qui reste posé au juge a quo.

Une telle justification, dès lors qu'elle est dérogatoire au droit communautaire normalement applicable, ne peut procéder que de ce droit.

En la matière, ni l'article 36 ni l'article 48, paragraphe 3, ne sont pertinents. En ce qui concerne l'article 224, invoqué par le Royaume-Uni et objet de la septième question, le problème est plus complexe. Cet article dispose que:

« Les États membres se consultent en vue de prendre en commun les dispositions nécessaires pour éviter que le fonctionnement du marché commun ne soit affecté par les mesures qu'un État membre peut être appelé à prendre en cas de troubles intérieurs graves affectant l'ordre public, en cas de guerre ou de tension internationale grave constituant une menace de guerre, ou pour faire face aux engagements contractés par lui en vue du maintien de la paix et de la sécurité internationale ».

Par comparaison aux deux autres articles, qui constituent des exceptions à des règles précises, il s'analyse comme une « clause de sauvegarde » dont le champ d'application est général. Comme toute règle générale, il ne trouve à s'appliquer qu'à défaut de règle spéciale. En tant que clause de sauvegarde, il est l'« ultima ratio » à laquelle il ne peut être fait recours qu'à défaut d'une autre disposition communautaire permettant de satisfaire à la nécessité d'ordre public en cause.

Or, dans toute la mesure où les nécessités de l'ordre public le commandent, les préoccupations du Royaume-Uni nous paraissent pouvoir être prises en considération dans le cadre de la directive 76/207. Dès lors, l'éventualité du recours à l'article 224 n'aura pas à être examinée.

6. Le juge national vous demande de dire, compte tenu des circonstances propres à l'Irlande du Nord, si des mesures consistant à réserver aux hommes

— l'accès à l'emploi de membre armé d'un corps de police auxiliaire,

— le port et la formation au maniement et à l'usage d'armes à feu

peuvent constituer des dérogations admises au titre de la directive.

Autrement dit, vous êtes interrogés sur le point de savoir si des raisons d'ordre public peuvent justifier de telles mesures:

— soit parce que l'emploi en cause, en raison de la nature et des conditions d'exercice des activités qu'il comporte, ne peut être conféré qu'à un homme, le sexe constituant en l'espèce une condition déterminante au sens de l'article 2, paragraphe 2;

— soit parce que la protection de la femme l'exige et, dans l'affirmative, s'il peut être fait application des dispositions des articles 2, paragraphe 3, ou 3, paragraphe 2, sous c).

7. Il y a lieu ici d'opérer une distinction entre les mesures discriminatoires selon qu'elles sont intervenues avant ou après la promulgation de la directive.

L'article 3, paragraphe 2, sous c), concerne les premières, c'est-à-dire, pour l'affaire qui nous préoccupe, la décision prise par le Chief Constable de n'armer que les hommes de la RUC Full-time Reserve, l'exclusion frappant les femmes s'étendant à la formation correspondante.

Des justifications fournies à cet égard par l'autorité compétente, seule la prévention des risques d'attentats dont les femmes pourraient être victimes pourrait relever du souci de leur protection, entendue au sens large. On notera que les questions posées à cet égard par le juge (nos 4 et 5) portent essentiellement sur le point de savoir si les circonstances énoncées sont de nature à justifier, dans le souci de leur protection, l'interdiction faite aux femmes policiers de porter des armes à feu.

On ne saurait a priori l'exclure. S'agissant de mesures en vigueur au moment de la notification de la directive, elles sont assujetties à l'obligation de réexamen par les États membres, édictée par son article 9, paragraphe 1, alinéa 2. Mais l'exécution de cette obligation ne conditionne pas l'intervention du juge national. Dès lors que de telles mesures font encore partie du droit positif, il appartient à ce juge, habilité par l'article 6, de dire si les circonstances qui les ont fondées à
l'origine rendent encore nécessaire leur maintien, et notamment de rechercher si elles ne sont pas devenues disproportionnées eu égard au but poursuivi.

8. La dernière mesure, consistant à exclure les femmes de l'accès à l'emploi en cause, a été prise par le Chief Constable après la promulgation de la directive. Comme telle, elle ne peut relever de l'article 3, paragraphe 2, sous c), mais seulement des deux autres dispositions citées par le juge.

Peut-elle être justifiée par le souci de « protection de la femme » énoncé à l'article 2, paragraphe 3? Cette seconde préoccupation, la première étant le maintien de l'ordre public, ne concerne pas la population féminine en général, mais spécifiquement la femme policier.

Il est incontestable que les tâches de maintien et de rétablissement de l'ordre exposent ceux qui les assument. Ce danger est-il plus grand pour les femmes que pour les hommes pour des raisons biologiques tenant à leur sexe?

En effet, si tant est que ce texte puisse être invoqué pour réduire les droits de la femme, il ne saurait être question, au titre de l'article 2, paragraphe 3, de prendre en considération un besoin de protection, aussi fondé soit-il, dont la nature serait socioculturelle ou même politique. En d'autres termes, il ne paraît pas qu'une autorité nationale puisse, en conformité.avec le droit communautaire, s'opposer à l'accès des femmes à l'emploi de policier armé parce qu'elle ferait sien le jugement
de Hamlet: « Frailty, thy name is woman. » Tel est, au surplus, le sens de votre arrêt Hofmann, par lequel vous avez affirmé que la directive légitimait les mesures protégeant la « condition biologique de la femme » au cours de la grossesse et de l'accouchement et leur prolongement dans les « rapports particuliers» qui se nouent entre la mère et l'enfant immédiatement après la naissance (affaire 184/83, Rec. 1984, p. 3047, point 25).

9. Examinons donc si le paragraphe 2 de l'article 2 peut apporter une justification que le paragraphe 3 ne nous a pas paru fournir.

Rappelons-en les termes:

« La présente directive ne fait pas obstacle à la faculté qu'ont les États membres d'exclure de son champ d'application les activités professionnelles et, le cas échéant, les formations y conduisant, pour lesquelles, en raison de leur nature ou des conditions de leur exercice, le sexe constitue une condition déterminante. »

Vainement y chercherait-on la moindre référence à la protection de la femme. L'ordre public n'y est pas davantage mentionné. Mais silence ne vaut pas exclusion.

En effet, ce texte ne comporte aucune enumeration des raisons justifiant une dérogation à l'égalité de traitement. Y sont visées de façon générique les activités professionnelles dont la nature ou les conditions d'exercice déterminent le sexe des agents appelés à les assumer. Nul doute que, dans certaines circonstances, les nécessités de l'ordre public puissent légitimement conduire les autorités d'un État membre à réserver certaines activités de maintien de l'ordre aux individus d'un seul sexe.
Il en va de même des impératifs de protection de la femme autres que ceux relevant de l'article 2, paragraphe 3 — nous visons ici ceux de nature sociale (culturels, politiques, etc.), eux-mêmes sujets à réexamen périodique eh vertu de l'article 9, paragraphe 2.

Ordre public et protection de la femme peuvent — la présente espèce le démontre — être intimement liés. Le juge national sera donc conduit à rechercher si les femmes sont plus exposées que les hommes dans l'exercice des activités professionnelles afférentes à l'emploi de policier en armes et — ou — s'il peut en résulter un plus grand péril pour l'ordre public, en d'autres termes, si le sexe doit être pris en considération pour l'exercice de l'activité en cause. Dans l'affirmative, il lui
appartiendra, pour établir si « le sexe constitue une condition déterminante », d'apprécier la mesure critiquée au regard du principe de proportionnalité, c'est-à-dire de vérifier si une autre mesure pouvait être prise aux mêmes fins, sans pour autant exclure les femmes de l'accès à l'emploi.

Disons-le nettement: une dérogation à un principe de la personne humaine aussi fondamental que celui de l'égalité de traitement doit s'apprécier de façon restrictive, eu égard notamment aux circonstances exceptionnelles qui sont, pour la période considérée, celles qui caractérisent la situation en Irlande du Nord.

10. Compte tenu du caractère général de la sixième question, une dernière précision nous paraît devoir être apportée quant à l'effet direct des dispositions de la directive autres que celles de son article 6, sur lesquelles nous nous sommes déjà prononcé. Ce problème n'a lieu de se poser que dans l'hypothèse où le juge national déclarerait que les circonstances invoquées ne peuvent justifier, au titre des articles 2, paragraphe 2, ou 3, paragraphe 2, sous c), les mesures critiquées. En pareil cas,
le principe posé par l'article 2, paragraphe 1, de la directive retrouverait toute sa force. La sixième question pourrait nous inciter à examiner si cette dernière disposition est d'effet direct. Un tel examen ne nous paraît pas s'imposer dès lors qu'il n'est pas contesté que la législation interne fait une exacte transposition du principe contenu à l'article 2, paragraphe 1.

Nous vous proposons en conséquence de dire pour droit que:

1) un État membre ne peut, pour des raisons d'ordre public, être admis à écarter tout contrôle juridictionnel sur la légalité d'une mesure nationale au regard des normes communautaires. Il appartient au juge national, saisi par un particulier en vertu des dispositions de l'article 6 de la directive 76/207, relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les
conditions de travail, d'assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée toute disposition contraire de la législation nationale;

2) l'interdiction faite à des femmes policiers de porter des armes à feu et de recevoir la formation s'y rapportant:

— ne peut être considérée comme une disposition relative à la protection de la femme au sens de l'article 2, paragraphe 3, de la directive 76/207;

— peut, si elle était en vigueur au moment de la notification de cette directive, relever des mesures visées à son article 3, paragraphe 2, sous c);

3) la décision d'exclure les femmes de l'accès à un emploi à plein-temps de membre armé d'un corps de police auxiliaire peut, compte tenu de circonstances exceptionnelles tenant à l'ordre public et des impératifs relatifs à la protection des intéressées, être considérée comme une dérogation relevant de l'article 2, paragraphe 2, de la directive;

4) pour l'application aux mesures concernées des dispositions en cause de la directive, il appartient au juge national:

— si le traitement différencié était déjà en vigueur lors de la notification de la directive, de rechercher, en vertu de l'article 3, paragraphe 2, sous c), si le souci de protection qui l'a inspiré à l'origine demeure fondé;

— si le traitement différencié n'a été introduit que postérieurement à la notification de la directive, de rechercher, en vertu de l'article 2, paragraphe 2, si le sexe constitue une condition déterminante de l'exercice de l'activité considérée;

— dans l'affirmative, dans l'un comme dans l'autre cas, de vérifier si les mesures arrêtées sont proportionnées aux fins poursuivies;

5) la clause de sauvegarde de l'article 224 du traité CEE ne pouvant être invoquée par un État membre qu'à défaut d'une autre règle communautaire comportant une disposition dérogatoire fondée sur l'ordre public, il n'y a pas lieu de répondre à la dernière question préjudicielle.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 222/84
Date de la décision : 28/01/1986
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Industrial Tribunal, Belfast (Northern Ireland) - Royaume-Uni.

Égalité de traitement entre hommes et femmes - Membre armé d'une police auxiliaire.

Politique sociale


Parties
Demandeurs : Marguerite Johnston
Défendeurs : Chief Constable of the Royal Ulster Constabulary.

Composition du Tribunal
Avocat général : Darmon
Rapporteur ?: Everling

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1986:44

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