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16/10/1985 | CJUE | N°270/83

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Mancini présentées le 16 octobre 1985., Commission des Communautés européennes contre République française., 16/10/1985, 270/83


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. G. FEDERICO MANCINI

présentées le 16 octobre 1985 ( *1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Vous êtes appelés à statuer sur un recours fondé sur l'article 169 du traité CEE introduit par la Commission des Communautés européennes contre la République française. Cette dernière est accusée de n'avoir pas étendu aux succursales et aux agences constituées en France par les sociétés d'assurances d'autres États membres le crédit d'impôt connu sous le nom d'« avoir fiscal », don

t bénéficient les entreprises françaises correspondantes. Du fait de cette omission et de la discriminat...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. G. FEDERICO MANCINI

présentées le 16 octobre 1985 ( *1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Vous êtes appelés à statuer sur un recours fondé sur l'article 169 du traité CEE introduit par la Commission des Communautés européennes contre la République française. Cette dernière est accusée de n'avoir pas étendu aux succursales et aux agences constituées en France par les sociétés d'assurances d'autres États membres le crédit d'impôt connu sous le nom d'« avoir fiscal », dont bénéficient les entreprises françaises correspondantes. Du fait de cette omission et de la discrimination qu'elle
entraîne, l'article 52 du traité serait violé.

2.  Jetons un coup d'oeil sur la réglementation française. L'article 205 de la source qui réglemente la détermination du revenu imposable (code général des impôts: ci-après CGI) prévoit, pour les sociétés et pour les autres personnes morales énumérées dans l'article 206, un « impôt sur l'ensemble des bénéfices ou revenus » dont le taux est égal à 50 % des bénéfices réalisés. L'article 209 suivant établit que, pour cet impôt, il est tenu compte « uniquement des bénéfices réalisés dans les entreprises
exploitées en France ainsi que de ceux dont l'imposition est attribuée à la France par une convention internationale relative aux doubles impositions ».

Pour remédier à la double charge qui grève les dividendes distribués par les sociétés — frappés une première fois par l'impôt auquel la société qui les verse est soumise, puis au niveau des bénéficiaires, par l'impôt sur le revenu des personnes physiques ou par l'impôt sur les sociétés si ce sont des personnes morales qui les perçoivent —, le législateur français a prévu, depuis 1965, l'octroi d'un « avoir fiscal » au bénéfice de ceux qui reçoivent des dividendes. En vertu des articles 158 bis
du CGI, « les personnes qui perçoivent des dividendes distribués par des sociétés françaises disposent à ce titre d'un revenu constitué: par les sommes qu'elles reçoivent de la société; par un avoir fiscal représenté par un crédit ouvert sur le Trésor. Ce crédit d'impôt est égal à la moitié des sommes effectivement versées par la société. Il ne peut être utilisé que dans la mesure où le revenu est compris dans la base de l'impôt sur le revenu dû par le bénéficiaire. Il est reçu en paiement de
cet impôt. Il est restitué aux personnes physiques dans la mesure où son montant excède celui de l'impôt dont elles sont redevables ». Toutefois, le bénéfice est réservé « aux personnes qui ont leur domicile réel ou leur siège social en France (article 158 ter), à moins que son extension à des ressortissants étrangers ne soit prévue dans les conventions conclues par la France en matière de double imposition (article 242 quater).

Il résulte donc de ces règles que les bénéficiaires de « l'avoir fiscal » sont les sociétés ayant leur siège en France, y compris les sociétés affiliées (cette dernière, et non pas le terme « filiali » visé à l'article 52 du traité, est l'expression qui, dans la langue juridique italienne, correspond au français « filiales », à l'anglais « subsidiaries », à l'allemand « Tochtergesellschaften » et au néerlandais « dochterondernemingen ») constituées par des sociétés étrangères, tandis que le même
crédit n'est pas accordé aux agences et aux succursales que ces dernières ont ouvertes sur le territoire français. Une circulaire du 30 juillet 1976 précise, en outre, que les dividendes distribués par les sociétés françaises à des sociétés étrangères ayant une organisation stable en France ne bénéficient pas de « l'avoir fiscal », pas même lorsqu'ils font partie des revenus de cette organisation.

Enfin, la loi financière pour 1978 (30 décembre 1977, n° 77-1467, JORF 1977, p. 6316) prévoit que les sociétés d'assurances, de réassurances, de capitalisation et d'épargne peuvent déduire de l'impôt dont elles sont redevables la totalité du crédit d'impôt, y compris l'avoir fiscal accordé en vertu de l'article 158 bis du CGI, pour les dividendes provenant de leurs emplois en actions (article 15).

3.  Persuadée que la différence de traitement ainsi décrite est discriminatoire et viole l'article 52 du traité, la Commission a engagé la procédure de constatation d'inexécution par lettre du 29 juillet 1981. Le gouvernement français lui a répondu (le 30 décembre 1981) en niant le bien-fondé de l'accusation. La forme juridique qu'une entreprise donne à ses structures auxiliaires — a-t-il affirmé — n'est pas indifférente du point de vue fiscal; elle peut, au contraire, avoir une incidence sur le
régime d'imposition applicable à ces structures. Ainsi, la société affiliée d'une entreprise étrangère possède la personnalité juridique et, en tant que sujet de droit français, est considérée comme « résidente » du point de vue fiscal. Au contraire, la succursale et l'agence sont des sièges secondaires de l'entreprise et n'ont pas d'autonomie: aux fins fiscales, elles doivent donc être considérées comme « ne résidant pas » dans l'État où elles exercent leur activité.

En définitive, a conclu le gouvernement français, pour bénéficier de l'avoir fiscal, les entreprises d'assurances des différents États membres n'ont qu'à constituer en France une société affiliée. Il est, en tout cas, évident que les problèmes liés au régime fiscal des succursales et des agences ne peuvent pas être résolus sur la base de l'article 52. Ils ne pourront l'être que dans le cadre d'un rapprochement entre les différentes législations fiscales et, entre-temps, les conventions
bilatérales sur la double imposition devront pourvoir à leur solution.

La Commission n'a pas été convaincue par ces arguments. A son avis, la réglementation française doit être appréciée précisément à la lumière des règles qui régissent le droit d'établissement. Or, l'article 52 serait vidé de son sens si, pour bénéficier du crédit d'impôt, les sociétés étrangères devaient constituer des filiales plutôt qu'exercer leur activité par l'intermédiaire d'agences et de succursales. Ajoutons que le refus d'octroyer le bénéfice à ces dernières est d'autant moins
justifiable que, pour tous les autres aspects fiscaux et spécialement en ce qui concerne la détermination du revenu imposable, elles sont assimilées aux sociétés françaises (avis motivé du 4 mai 1983).

En répliquant le 6 juillet 1983, le gouvernement français a encore nié que le CGI établisse des obstacles à la liberté d'établissement. En effet, du fait précisément qu'elles sont considérées comme des non-résidentes, les succursales et les agences de sociétés étrangères échappent aux charges fiscales auxquelles les personnes morales sont soumises (constitution, transformation, fusion, scission, dissolution); l'affirmation selon laquelle elles sont défavorisées par rapport aux sociétés
françaises ne repose donc sur aucune base. Ce n'est pas tout. Puisque le grief de la Commission concerne les seules« agences ou succursales de sociétés d'assurances », la réforme qu'elle vise serait discriminatoire par rapport aux organismes analogues de sociétés étrangères travaillant dans des domaines autres que l'activité d'assurance. En tout cas, la France est disposée à examiner le problème soulevé par la Commission dans le cadre d'accords bilatéraux. Aux conventions qui la lient déjà à ses
partenaires communautaires pourraient ainsi s'ajouter des protocoles qui réglementent l'extension de l'avoir fiscal sur des bases de réciprocité.

Toutefois, cet engagement non plus n'a pas incité la Commission à changer d'avis. Le 19 octobre 1983, elle a décidé de saisir notre Cour conformément à l'article 169, alinéa 2. Daté du 30 novembre, son recours a été inscrit au rôle le 12 décembre.

4.  Le recours s'articule en deux griefs. Les modalités rappelées d'octroi de « l'avoir fiscal » violent l'article 52 du traité parce qu'elles constituent: a) une discrimination à l'égard des sociétés étrangères; b) une restriction indirecte à la liberté d'établissement secondaire. L'argument allégué à l'appui du premier grief part d'un exemple: pour le même dividende de 100 FF — observe la Commission —, une société ayant son siège en France paie 25 FF à titre d'impôt sur les sociétés [(150 x 50 %)
— 50], tandis que l'agence ou la succursale d'une société constituée dans un autre État membre est tenue de verser 50 FF (100 x 50%).

Par conséquent, tout en exerçant la même activité, les sociétés de droit français jouissent d'un régime fiscal différent de celui qui est réservé aux sociétés étrangères travaillant par l'intermédiaire d'agences ou de succursales; et cette différence de traitement tombe sous le coup de l'article 52, alinéa 2, pour lequel la liberté d'établissement comporte « ... la constitution et la gestion d'entreprises ... dans les conditions définies par la législation du pays d'établissement pour ses
propres ressortissants ». En effet, d'une part, elle est fondée sur la nationalité; d'autre part, elle soumet la gestion des sociétés étrangères à des conditions certainement moins avantageuses. Ainsi, ne bénéficiant pas du crédit d'impôt, ces sociétés devront fixer des tarifs plus élevés que ceux que pratiquent leurs concurrents français. De même, en vertu de la règle dite « de la congruence », leurs emplois seront moins rémunérateurs que ceux qui s'ouvrent aux sociétés ayant leur siège en
France.

Arrêtons-nous sur le second point qui a donné lieu à de nombreuses discussions. Selon l'article 15 de la première parmi les directives qui coordonnent les dispositions en matière d'accès et d'exercice de l'assurance directe autre que l'assurance sur la vie (JO 1973, L 228, p. 3), chaque État membre sur le territoire duquel une entreprise exerce son activité impose à celle-ci de constituer des réserves techniques suffisantes. Ces réserves « doivent être représentées par des actifs équivalents,
congruents et localisés dans chaque pays d'exploitation ». Toutefois, les États membres peuvent atténuer la règle de la « congruence », c'est-à-dire l'obligation de représenter les « engagements exigibles dans une monnaie, par des actifs libellés ou réalisables dans cette même monnaie » [article 5, sous b)].

Les modifications apportées à la législation française pour l'adapter à cette source ont imposé aux sociétés d'assurances de détenir des actifs libellés en monnaie française. C'est précisément sous cet aspect que, selon la Commission, la discrimination dont les agences et les succursales de sociétés étrangères sont l'objet apparaît. En effet, tandis qu'il est permis aux sociétés françaises d'acquérir également des actions et des obligations de droit étranger et de varier ainsi la composition de
leur portefeuille selon l'évolution du marché financier, nos agences ou succursales ne peuvent pas, en vertu de la règle de la congruence, détenir des actions de sociétés étrangères; et puisque, étant exclues de « l'avoir fiscal », elles n'ont pas d'intérêt à investir en actions françaises, il ne leur reste qu'à se replier sur les obligations. L'article 158 ter du CGI limite donc le choix des emplois mobiliers par les sociétés étrangères et, de ce point de vue également, il viole le principe
d'égalité dans la gestion des entreprises posé par l'article 52, alinéa 2.

L'autre grief est plus simple à présenter. Comme nous le savons, l'article 52, alinéa 1, interdit toute restriction à la liberté d'établissement relative « à la création d'agences, de succursales ou de filiales par les ressortissants d'un État membre établis sur le territoire d'un autre État membre ». Or, affirme la Commission, le système d'octroi de l'avoir fiscal et les effets qu'il entraîne incitent les sociétés d'assurances étrangères à constituer des sociétés affiliées plutôt que des
agences ou succursales. Leur droit d'établissement est ainsi indirectement limité.

5.  Aux accusations de la Commission, le gouvernement français oppose une ligne de défense articulée. Elle se compose de sept arguments principaux que nous nous proposons d'examiner dans l'ordre suivant:

1) le maintien en vigueur du régime litigieux est justifié par l'absence d'harmonisation dans le secteur fiscal;

2) en attendant cette dernière, le problème ne peut être résolu que dans le cadre d'ententes bilatérales;

3) le danger d'évasion fiscale massive lui aussi justifie que les agences et les succursales de sociétés étrangères soient exclues de ce bénéfice;

4) les désavantages dont les agences et les succursales seraient victimes sont amplement compensés par les avantages dont, sur les plans fiscal et financier, elles bénéficient par rapport aux sociétés de droit français;

5) loin de se fonder sur la nationalité, les différences de traitement entre agences ou succursales et sociétés affiliées sont la conséquence de facteurs objectifs, en particulier de la distinction, que tous les systèmes fiscaux adoptent, entre « résident » et « non-résident »;

6) du fait qu'elles peuvent constituer des sociétés affiliées, les entreprises étrangères bénéficient pleinement du droit d'établissement secondaire;

7) l'acceptation des demandes formulées par la Commission aurait des effets discriminatoires par rapport aux entreprises qui exercent leur activité dans des secteurs autres que l'assurance.

Disons tout de suite que, à notre avis, seul un de ces arguments (précisément le sixième) est vraiment convaincant. Comme nous nous efforcerons de le démontrer, les autres n'atteignent pas leur objectif.

6.  Le gouvernement défendeur affirme, en premier lieu, que le système de l'avoir fiscal peut être maintenu tant que les lois des États membres relatives aux impôts sur les personnes morales ne sont pas complètement harmonisées. La thèse n'est pas convaincante, comme on le déduit de votre jurisprudence relative aux rapports entre les articles 30 et 100 du traité. Nous rappelons, en particulier, ce que vous avez observé dans l'arrêt du 9 décembre 1981, affaire 193/80, Commission/Italie, Rec. 1981, p.
3019):

« Le principe fondamental d'unité de marché et son corollaire, la libre circulation des marchandises, ne sauraient — en toutes circonstances — être subordonnés à la condition préalable du rapprochement des législations nationales, car une telle sujétion obligatoire viderait ce principe de son contenu. Il apparaît d'ailleurs que les articles 30 et 100 poursuivent des objectifs distincts. La première de ces dispositions a pour objet d'éliminer dans l'immédiat ... toutes les restrictions
quantitatives à l'importation des marchandises ainsi que toutes mesures d'effet équivalent, alors que la seconde a pour objet de permettre ... d'atténuer les obstacles de toute nature résultant de disparités entre ces dispositions (nationales) » (attendu 17).

Ces remarques, nous semble-t-il, conviennent parfaitement à notre cas, dans lequel un principe non moins important que celui que pose l'article 30 est en jeu: la liberté d'établissement. Celui-ci aussi, par conséquent, et, avec lui, les interdictions de discrimination qui en découlent ne sont pas soumis à la « condition préalable » du rapprochement entre les législations nationales. Plus concrètement, les retards du législateur communautaire ne suspendent pas l'obligation faite aux États
d'appliquer leurs régimes fiscaux de manière non discriminatoire.

7.  Passons au second argument qui a plutôt la forme d'une proposition. Pour résoudre notre problème — affirme le gouvernement français —, il suffirait de conclure des actes additionnels aux conventions bilatérales sur la double imposition qui lient déjà la France à ses partenaires communautaires. Dans ces protocoles, toutefois, l'extension du crédit d'impôt devrait avoir lieu sur des bases de réciprocité. Les entreprises étrangères se verraient ainsi attribuer le bénéfice en même temps que sa
reconnaissance en faveur des sociétés françaises qui possèdent des sièges secondaires dans l'État membre contractant.

La thèse est inacceptable parce que, comme l'a établi l'arrêt du 25 octobre 1979 (affaire 159/78, Commission/Italie, Rec. 1979, p. 3247), la portée de l'article 52 ne peut être restreinte par aucune clause de réciprocité. La loi douanière italienne contenait une règle selon laquelle la licence d'expéditeur en douane était octroyée aux ressortissants italiens et aux ressortissants de l'État étranger « accordant la réciprocité aux ressortissants italiens ». Vous l'avez jugée incompatible avec
l'article 52 précisément parce qu'elle ne prévoyait pas d'exceptions à l'avantage des ressortissants communautaires.

De plus, à l'appui du régime litigieux, il ne suffit pas de dire qu'il équilibre l'absence d'un bénéfice analogue en faveur des agences et des succursales françaises constituées dans d'autres États membres. Comme le rappelle la Commission, cet argument a été allégué par un organisme luxembourgeois de sécurité sociale pour justifier une discrimination à la libre prestation des services. Il lui a été répondu — et la Cour a admis cette thèse — que, en appréciant les violations du droit
communautaire, on doit faire abstraction d'éléments qui leur sont étrangers comme, lorsqu'il s'agit d'un acte discriminatoire, son aptitude à compenser une discrimination d'autrui (arrêt du 3 février 1982, affaires jointes 62 et 63/81, Seco/EVI, Rec. 1982, p. 223).

La remarque selon laquelle le gouvernement français ne pourrait pas étendre le bénéfice de l'avoir fiscal sans bouleverser l'équilibre établi dans les conventions rappelées sur la double imposition est également très fragile. On peut lui opposer que, pour les articles 234 et 5 du traité CEE, les conventions internationales conclues après l'entrée en vigueur de ce dernier ne peuvent pas prévoir des dispositions incompatibles avec ses règles. Il ne faut pas oublier non plus le principe qui établit
la primauté du droit communautaire; en effet, il exclut que l'effet d'une règle du traité soit subordonné à une règle interne qui, selon l'article 55 de la Constitution française, est un accord international ratifié et publié.

8.  Le troisième argument invoque les dangers des évasions fiscales qui suivraient l'abolition de la mesure en cause. Si elles possédaient des actions françaises — dit-on —, les sociétés étrangères seraient incitées à les inscrire parmi les activités des agences et des succursales travaillant en France à seule fin de bénéficier de l'avoir fiscal sur la distribution des dividendes.

Mais cette thèse elle non plus n'est pas fondée. La Commission a démontré de manière convaincante que, loin d'entraîner une diminution du revenu fiscal pour l'État français, l'hypothèse formulée par le gouvernement défendeur se traduirait par une augmentation de la charge fiscale grevant les sociétés étrangères. En effet, supposons que les actions françaises soient déposées au siège principal de la société: les dividendes qui s'y rapportent seraient soumis à une retenue de 15 %, c'est-à-dire au
taux moyen prévu par les conventions bilatérales qui n'étendent pas l'avoir fiscal aux non-résidents. En revanche, si les mêmes actions étaient inscrites parmi les activités des succursales et des agences, les dividendes seraient frappés par l'impôt sur les sociétés qui, déduction faite de l'avoir fiscal, est de 25 %.

9.  Mais l'argument auquel le gouvernement français attribue une importance majeure est le quatrième. La Commission — affirme-t-il — a soutenu que le régime de quo défavorise les sociétés étrangères travaillant par l'intermédiaire d'agences et de succursales sur le plan des tarifs et des emplois. Ces désavantages sont inexistants; et même s'ils ne l'étaient pas, ils seraient néanmoins plus que compensés par les avantages dont, des points de vue fiscal et financier, ces entreprises jouissent par
rapport aux sociétés françaises et aux sociétés affiliées françaises de sociétés étrangères. En tout cas, si elles veulent précisément être traitées comme les sociétés françaises, les entreprises étrangères n'ont qu'à renoncer à ouvrir des sièges secondaires en constituant à leur place une société affiliée.

La première affirmation est exacte et la requérante elle-même a fini par le reconnaître. Sur la base de données statistiques précises, le gouvernement français a démontré que lesdites agences et succursales ne sont pas du tout obligées de pratiquer des tarifs plus élevés; du reste, si elles les pratiquaient, elles seraient rapidement expulsées du marché et il n'existe pas le moindre indice d'une semblable perspective. Puis, en ce qui concerne les emplois, la défenderesse a fait ressortir que la
législation française est beaucoup moins restrictive que ne l'affirme la Commission. En effet, elle se limite à fixer un pourcentage minimal d'obligations que les sociétés d'assurances exerçant leur activité en France doivent maintenir à titre de représentation des engagements réglementés, tandis qu'elle ne prévoit pas le pourcentage maximal autorisé pour la possession d'actions et d'autres activités en représentation de ces engagements. En outre, il est permis de détenir des actions étrangères
à condition qu'elles soient cotées dans une Bourse française et les statistiques de 1981 prouvent que 55 % des valeurs mobilières possédées par les agences et par les succursales consistaient précisément en ces titres.

Par contre, la seconde partie de l'argument français n'est pas fondée. Précisément parce qu'elles sont dépourvues d'autonomie juridique, observe-t-on, les agences et les succursales échappent aux multiples impôts qui frappent les changements qui interviennent dans la vie de la société (mutations). Toutefois, il est facile d'objecter que l'on ne peut pas mettre sur le même plan des charges ayant une échéance annuelle, comme l'impôt sur les sociétés, et des taxes qui, à la limite, ne sont
perceptibles qu'au moment où la société est constituée. De même, l'exemption prévue sur les apports des agences et des succursales ne peut pas être considérée comme un avantage accordé à ces organismes, comme le prouve l'article 2, paragraphe 1, de la directive du 17 juillet 1969 concernant les impôts indirects frappant les rassemblements de capitaux (JO L 249, p. 25), selon lequel « les opérations soumises au droit d'apport sont uniquement taxables dans l'État membre sur le territoire duquel se
trouve le siège de direction effective de la société de capitaux au moment où interviennent ces opérations ».

La troisième remarque développée par la France est également inacceptable. En effet, créer une société affiliée est généralement plus onéreux qu'ouvrir une agence ou une succursale, ne serait-ce que parce que la première impose des débours (versement du capital social minimal, fonds de garantie, etc.) que les secondes, pour lesquelles l'inscription au registre du commerce suffit, sont loin de comporter. Ajoutons que la constitution d'une société affiliée avec personnalité et solvabilité propres
occulte en quelque sorte le prestige des sociétés d'assurances ayant leur siège à l'étranger. En revanche, dans le cas des sièges secondaires, cet écran n'existe pas. Elles tirent donc un bénéfice direct de la réputation de la société mère.

10.  Nous en venons au cinquième argument. Le principe d'égalité, observe le gouvernement français, n'interdit pas que des situations semblables soient traitées de manière différente si la différence est objectivement justifiable (arrêts du 8 octobre 1980, affaire 810/79, Überschär, Rec. 1980, p. 2747, du 16 octobre 1980, affaire 147/79, Hochstrass, Rec. 1980, p. 3005). Tel est précisément notre cas. Le régime différent auquel sont soumises les sociétés affiliées, d'une part, les agences et les
succursales, d'autre part, n'a rien à voir avec la nationalité de ces organismes. En revanche, il se fonde sur la distinction, objective et connue dans les ordres juridiques de presque tous les États membres, entre sujet « résident » et sujet « non résident ».

La Commission est d'un avis différent. Comme la citoyenneté pour les personnes physiques, affirme-t-elle, le lieu du siège social sert en France à établir si les sociétés sont soumises à l'ordre juridique national; il s'ensuit que les traiter différemment en raison de ce lieu (France ou autre État membre) équivaut à les discriminer en raison de leur nationalité. Certes, la discrimination n'est pas explicite; elle est même soigneusement dissimulée. Mais, ainsi qu'il est dit dans l'arrêt du 12
février 1974 (affaire 152/73, Sotgiu, Rec. 1974, p. 153), cela ne suffit pas à exclure son incompatibilité avec le traité.

Nous sommes d'accord avec la Commission quant à la nature discriminatoire du régime litigieux. Toutefois, la thèse que nous venons de résumer nous laisse perplexe tout comme, en revenant au thème du paragraphe précédent, nous doutons qu'il soit vraiment utile de soupeser les avantages et désavantages dont bénéficient ou pâtissent les sociétés de droit français et les agences ou les succursales des sociétés étrangères. Pour atteindre l'objectif que vise la Commission, il existe une voie plus
directe qui part des modalités de détermination de l'impôt français sur les sociétés. Pour ce dernier — rappelons-le —, il est tenu compte « uniquement des bénéfices réalisés dans les entreprises exploitées en France » (article 209 du CGI). La nationalité de l'entreprise, le lieu du siège, la nature des bénéfices et le pays de leur emploi sont donc sans influence. L'assujettissement à notre impôt est régi par un seul critère: le principe de territorialité. Nous ajoutons qu'il s'applique de
manière parfaitement symétrique: en effet, l'impôt frappe les sociétés étrangères pour les activités qu'elles exercent en France et il épargne les sociétés françaises pour les activités qu'elles déploient à l'étranger.

En définitive, en ce qui concerne la base d'imposition, les sociétés françaises et les sièges secondaires des entreprises étrangères font l'objet du même traitement. Il n'en est pas ainsi pour le calcul de l'impôt. En effet, comme nous le savons, l'avoir fiscal qui, sur le plan pratique, correspond à un remboursement partiel, est reconnu aux sociétés ayant « leur siège social en France » (article 158 ter du CGI), tandis que les sujets non résidents en sont exclus. Quels sont les motifs de cette
exception? M. Valéry Giscard d'Estaing les a mis en lumière en présentant, comme ministre des Finances et des Affaires économiques, le projet de loi qui a réalisé la réforme du 12 juillet 1965. « Nous voulions — a-t-il dit en effet — que cet effort du budget de l'État français soit réservé soit aux Français eux-mêmes, soit aux résidents français. Bien entendu, nous n'excluons pas que, par voie de conventions appropriées qui devront être négociées, cet avantage puisse être étendu aux
ressortissants des autres pays qui prendront une attitude symétrique de la nôtre... » Et encore: « Avant d'étendre à des ressortissants d'autres pays les allégements que nous consentons, nous devons donc nous assurer que, par voie de réciprocité, les résidents français pourront bénéficier des mêmes avantages » (JORF, « Débats de l'Assemblée nationale», 11.5.1965, p. 1233).

Tout alors devient clair: à la racine du régime en question se trouve la conviction dont nous avons déjà montré l'absence de bien-fondé dans le cadre communautaire (voir ci-dessus point 7), que l'avoir fiscal n'est accordé aux sociétés d'autres États membres que dans la mesure où ces États le reconnaissent aux sociétés françaises. D'autre part, les sociétés de l'un et l'autre type étant soumises au même critère de détermination de l'impôt, il est évident que ledit régime a une influence sur la
« gestion des entreprises », dans le sens de rendre plus onéreuse celle des sociétés étrangères qui exercent leur activité par l'intermédiaire de sièges secondaires. Il n'est donc pas douteux, qu'au moins de ce point de vue, il viole le principe de l'égalité de conditions établi par l'article 52, alinéa 2, du traité.

11.  Comme nous l'avons vu, la Commission reproche à la réglementation française de créer non seulement une discrimination, mais également une restriction indirecte à l'établissement secondaire des entreprises étrangères. En effet, les conditions visées à l'article 58 une fois remplies, ces entreprises sont libres de choisir la forme juridique dans laquelle exercer le droit que leur accorde l'article 52, et c'est précisément cette liberté que le système litigieux limite en décourageant, par leur
exclusion du crédit d'impôt, la constitution d'agences et de succursales.

Le gouvernement défendeur a nié le bien-fondé de cette thèse et nous partageons son avis. Discrimination et restriction de l'établissement sont des phénomènes différents et il n'est pas dit qu'une mesure susceptible de concrétiser l'un revête également de l'importance pour l'autre. Ainsi, le fait de décourager les agences et les succursales peut être un aspect du traitement discriminatoire réservé aux sociétés étrangères, mais il n'a pas d'incidence sur leur droit de s'établir en France. Ce
droit — dit l'article 52 — entraîne l'élimination des restrictions à « l'ouverture d'agences, succursales ou filiales (plus exactement, de sociétés affiliées) »: or, à notre avis, cette formule ne peut pas être interprétée en ce sens que les trois formes d'établissement secondaire doivent faire l'objet d'un régime absolument identique sur le plan fiscal ou sur d'autres plans.

12.  Le dernier argument du gouvernement français a, pour ainsi dire, un caractère « reconventionnel » : en admettant les demandes qui lui sont adressées par la Commission — affirme-t-il — la France discriminerait les agences et les succursales des sociétés étrangères qui exercent leur activité dans des secteurs autres que celui de l'assurance.

Pour sa part, la Commission a expliqué les motifs qui l'ont incitée à agir sur le seul terrain des assurances. Ils sont de trois ordres: les plaintes qui lui ont été adressées par les entreprises d'assurances; son intérêt à une application effective du droit d'établissement dans notre secteur, en raison également de l'effet propulsif qu'elle aurait sur le rapprochement des législations; l'importance que le problème revêt pour les sociétés d'assurances par rapport à la règle de la « congruence »
et l'obligation de constituer des réserves techniques. Du reste — ajoute l'institution —, si la Cour admet la thèse pour laquelle elle combat, la France devra finir par étendre le crédit d'impôt à tous les sièges secondaires des sociétés étrangères travaillant sur son territoire. Dans la prévision d'un semblable effet, il n'est cependant pas possible d'apercevoir, comme le fait le gouvernement défendeur, une modification de l'objet du recours, qui concerne uniquement les discriminations dont
les entreprises d'assurances sont victimes.

Ces remarques — nous le reconnaissons — ne nous persuadent pas du tout; elles ne dissipent pas l'impression que, en limitant son intervention au domaine de l'assurance, la Commission a fait d'une mouche un éléphant. Toutefois, sur le plan formel, elles ne prêtent pas le flanc à des critiques. En particulier, il faut exclure que l'on se trouve en face d'une modification de l'objet du recours de nature à mettre en doute sa recevabilité. Les griefs formulés dans la phase précontentieuse et ceux
qui figurent dans le recours ont, en effet, un contenu identique.

13.  Pour toutes les considérations qui précèdent, nous concluons en vous invitant à admettre le recours introduit par la Commission des Communautés européennes contre la République française par acte déposé le 12 décembre 1983. Nous vous suggérons donc de déclarer que, en n'ayant pas étendu l'avoir fiscal dont bénéficient les sociétés d'assurances françaises aux agences et aux succursales constituées en France par les sociétés ayant leur siège dans d'autres États membres, la République française a
violé le principe de non-discrimination établi dans l'article 52, alinéa 2, du traité CEE.

Sur la base du critère applicable en cas de perte du procès, le gouvernement défendeur doit être condamné aux dépens.

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( *1 ) Traduit de l'italien.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 270/83
Date de la décision : 16/10/1985
Type de recours : Recours en constatation de manquement - fondé

Analyses

Liberté d'établissement des assurances - Impôt sur les sociétés et avoir fiscal.

Fiscalité

Rapprochement des législations

Droit d'établissement


Parties
Demandeurs : Commission des Communautés européennes
Défendeurs : République française.

Composition du Tribunal
Avocat général : Mancini
Rapporteur ?: Everling

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1985:413

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