La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

21/06/1984 | CJUE | N°242/83

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 21 juin 1984., Caisse de compensation pour allocations familiales du bâtiment, de l'industrie et du commerce du Hainaut contre Salvatore Patteri., 21/06/1984, 242/83


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. MARCO DARMON,

PRÉSENTÉES LE 21 JUIN 1984

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  La Cour de cassation du royaume de Belgique vous a saisis d'une question préjudicielle à propos d'une situation dont vous avez déjà eu à connaître:


...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. MARCO DARMON,

PRÉSENTÉES LE 21 JUIN 1984

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  La Cour de cassation du royaume de Belgique vous a saisis d'une question préjudicielle à propos d'une situation dont vous avez déjà eu à connaître:

Le ressortissant d'un État membre de la Communauté — ici Salvatore Patteri, de nationalité italienne — qui, admis au bénéfice de la retraite et titulaire d'une pension d'invalidité, revient s'établir avec sa famille dans son pays d'origine après avoir travaillé dans un autre Etat membre — en l'occurrence, la Belgique — peut-il obtenir de l'organisme belge compétent — en l'espèce, la Caisse de compensation pour allocations familiales du bâtiment, de l'industrie et du commerce du Hainaut
(ci-après: «la Caisse») — le paiement de la différence entre le montant des allocations familiales qu'il'percevait en Belgique et celui, inférieur, auquel il peut prétendre en Italie?

2.  C'est très exactement dans les mêmes termes, à propos des mêmes pays et au vu des mêmes législations nationales que se présentait le cas de M. Cosimo Laterza dans l'affaire 733/79.

Par votre arrêt du 12 juin 1980 ( 1 ), vous répondiez à la question qui vous était alors soumise par le tribunal du travail de Charleroi que ( 2 ):

«l'article 77, paragraphe 2b), i), du règlement n° 1408/71 doit être interprété en ce sens que le droit à des prestations familiales à charge de l'État sur le territoire duquel réside le titulaire d'une pension d'invalidité ne fait pas disparaître le droit à des prestations familiales plus élevées précédemment ouvert à charge d'un autre État membre. Lorsque le montant des prestations familiales effectivement perçu dans l'État membre de résidence est inférieur à celui des prestations prévues par
la législation de l'autre État membre, le travailleur a droit, à charge de l'institution compétente de ce dernier État, à un complément de prestations égal à la différence entre les deux montants.»

3.  Cette jurisprudence est bien connue tant des parties en cause que de la cour d'appel et de la Cour de cassation successivement saisies du litige les opposant.

Cette dernière estime cependant que le moyen articulé par la Caisse à l'appui de son pourvoi «soulève des questions d'interprétation du droit communautaire qui ne paraissent pas avoir été soumises à la Cour de justice des Communautés européennes». Elle vous pose, en ces termes, les deux questions suivantes:

«1) L'article 51 du traité de Rome auto-rise-t-il le Conseil de ministres uniquement à adopter les mesures permettant d'assurer le paiement effectif des prestations sociales aux travailleurs migrants, ces prestations restant exclusivement régies, quant à leur principe et à leur montant, par des régimes distincts engendrant des créances distinctes à l'égard d'institutions distinctes et y a-t-il lieu, dès lors, d'interpréter les dispositions du règlement (CEE) n° 1408/71, et notamment l'article 77
de ce règlement, comme ne conférant un droit direct au profit des particuliers que dans la mesure nécessaire à l'obtention du paiement effectif de prestations dont le principe et le montant demeurent exclusivement régis par les différents droits nationaux, de sorte que la disposition susdite ne pourrait créer, au profit des travailleurs migrants, un droit direct au paiement, à charge des autorités d'un État membre, d'allocations familiales qui ne sont pas dues en vertu de la loi nationale de
cet État membre?

2) A supposer qu'il faille interpréter l'article 77, paragraphe 2b), i), du règlement n° 1408/71 en ce sens que le droit à des prestations familiales à charge de l'État sur le territoire duquel réside la titulaire d'une pension d'invalidité ne fait pas disparaître le droit à des prestations plus élevées précédemment ouvert à charge d'un autre État membre, et à tout le moins à un complément égal à la différence entre les deux montants, faisant naître au profit du bénéficiaire un droit qu'aucune
des législations nationales n'a institué, le règlement n° 1408/71 est-il valide au regard de l'article 51 du traité de Rome?»

4.  La Caisse a clairement dit, tant dans son mémoire écrit que dans ses observations orales, qu'elle espérait un revirement de votre jurisprudence Laterza dont elle n'ignore pas qu'elle s'inscrit dans le droit fil d'une jurisprudence antérieure ( 3 ) et que vous l'avez encore récemment confirmée ( 4 ).

Pour ce faire, elle soutient que l'article 77, paragraphe 2b), i), ne peut être interprété que dans la limite des compétences confiées au Conseil par l'article 51 du traité CEE, c'est-à-dire pour la poursuite des deux objectifs précis prévus par ce texte, à savoir

— la totalisation des périodes de référence,

— l'«exportation» des prestations dans les pays de la Communauté.

Or, selon la Caisse, cette question de compétence à laquelle tout peut se ramener ne vous a jamais été clairement posée et, en tout cas, n'a pas encore reçu de réponse expresse de votre juridiction.

Plus précisément, vous n'auriez jamais été amenés à dire

«si — et dans quelle mesure — l'article 51 du traité donne compétence au Conseil de ministres pour adopter un règlement ayant pour effet d'obliger les autorités d'un État membre, contrairement aux dispositions expresses de la loi nationale ( 5 ), à payer des allocations familiales au bénéfice d'enfants ne résidant pas sur le territoire de cet État, non seulement lorsque aucun droit n'existe dans l'État de résidence ... mais également lorsqu'un tel droit» est reconnu par cet État.

Dès lors, estime la Caisse, la disposition en cause de l'article 77 doit être interprétée :

— soit «en fonction du sens normal de ses termes», c'est-à-dire, contrairement à ce que vous avez jugé dans l'affaire Laterza, comme instituant une règle de renvoi de droit international privé au sein de l'ordre communautaire, permettant de désigner la législation nationale applicable en matière d'allocations familiales: le droit aux prestations versées par un État autre que celui de la résidence ne subsisterait, compte tenu de l'obligation imposée au Conseil par l'article 51b), du traité, que
si la législation de l'État de résidence n'ouvre pas ce droit;

— soit, comme vous l'avez fait dans l'affaire précitée, ce qui l'entacherait d'invalidité au regard de l'article 51 du traité qui n'impose ni ne paraît permettre au Conseil, compétent pour désigner la législation applicable, de combiner deux législations nationales pour maintenir au travailleur migrant et à ses ayants droit le droit à la «différence» dont il est question.

Se fondant sur les seules dispositions de l'article 77, le gouvernement de la République fédérale d'Allemagne, intervenant dans la procédure, considère, comme la Caisse,

«qu'au regard du droit communautaire, il n'existe pas, en l'espèce, de droit à des allocations familiales belges».

5.  Comme l'indique la Commission dans son mémoire, le problème de la validité de l'article 77, paragraphe 2b), i), soulève la question de la portée de l'article 51 du traité.

Ce dernier, rappelons-le, est ainsi libellé:

«Le Conseil, statuant à l'unanimité sur proposition de la Commission, adopte dans le domaine de la sécurité sociale les mesures nécessaires pour l'établissement de la libre circulation des travailleurs, en instituant notamment un système permettant d'assurer aux travailleurs migrants et à leurs ayants droit:

a) la totalisation, pour l'ouverture et le maintien du droit aux prestations, ainsi que pour le calcul de celles-ci, de toutes périodes prises en considération par les différentes législations nationales,

b) le paiement des prestations aux personnes résidant sur les territoires des États membres.»

Dès 1964, notamment par vos arrêts Unger, Nonnenmacher et Van der Veen, vous avez défini le sens et la portée tant des articles 48 à 51 du traité que des règlements pris pour leur application.

Vous avez affirmé:

— «que l'article 51 est inclus dans le chapitre intitulé ‘Les travailleurs’ et placé au titre III (‘La libre circulation des personnes, des services et des capitaux’) de la deuxième partie du traité (‘Les fondements de la Communauté’); que l'établissement d'une liberté aussi complète que possible de la circulation des travailleurs, s'inscrivant dès lors dans les ‘fondements’ de la Communauté, constitue ainsi le but principal de l'article 51 et, de ce fait, conditionne l'interprétation des
règlements pris en application de cet article» ( 6 );

— «que [les articles 48 à 51 du traité] ... tendent à établir une liberté aussi complète que possible de la circulation des travailleurs; que ce but comporte l'élimination d'entraves législatives susceptibles de désavantager les travailleurs migrants; que, dans le doute, les articles précités et les mesures prises en leur exécution doivent donc être interprétés en ce sens qu'ils tendent à éviter que la situation juridique des travailleurs migrants, notamment en matière de sécurité sociale, ne
soit défavorisée» ( 7 );

— «que les règlements en matière de sécurité sociale ont pour fondement, pour cadre et pour limites les articles 48 à 51 du traité, destinés à assurer la libre circulation des travailleurs; ... que le but des articles 48 à 51 du traité ne serait pas atteint mais méconnu si le travailleur devait, pour user de la libre circulation qui lui est garantie, se voir imposer la perte de droits déjà acquis dans un des pays membres, sans les voir remplacés par des prestations au moins équivalentes» ( 8 ).

Il ressort de cette jurisprudence, constamment confirmée depuis lors, que l'article 51 est destiné à garantir la libre circulation des travailleurs. Les deux mesures visées aux points a) et b) sont des moyens pour atteindre cet objectif. Ils mettent plus généralement en œuvre le principe du maintien des droits acquis que votre jurisprudence a expressément consacré. Dès lors, vous ne pouvez faire vôtre la lecture réductrice de l'article 51 proposée par la Caisse.

6.  C'est le respect de ce principe, destiné à garantir la libre circulation des travailleurs, qui fonde, pour ne citer que celles-ci, vos décisions Rossi et Laterza.

Or, dans la ligne de votre jurisprudence de 1964, vous avez indiqué dans votre arrêt Rossi que les règlements concernant la sécurité sociale des travailleurs migrants devaient être interprétés «à la lumière des objectifs poursuivis par les dispositions du traité (articles 48 à 51) sur la base desquels ces règlements sont intervenus» ( 9 ).

Et c'est dans le respect du «fondement», du «cadre» et des «limites» de ces articles que vous avez interprété, par votre arrêt Laterza, qui se réfère par ailleurs expressément à l'arrêt Rossi, la disposition contenue à l'article 77, paragraphe 2b), i), du règlement n° 1408/71.

Considérant résolue la question de la portée de l'article 51 du traité, nous nous retrouvons devant le même problème que celui que vous avez eu à résoudre dans l'affaire Laterza.

Nous avons cité la réponse que vous avez apportée à la question posée ( 10 ).

Vous l'avez fait après avoir rappelé que

«le règlement n° 1408/71, en établissant et en développant les règles de coordination des législations nationales, s'inspire ... du principe fondamental, exprimé dans les septième et huitième considérants, selon lequel les règles susdites doivent assurer aux travailleurs qui se déplacent dans la Communauté l'ensemble des prestations acquises dans les différents États membres ‘dans la limite du plus élevé des montants’ de ces prestations.»

Vous avez donc, dans cette affaire, interprété l'article 77 conformément à la méthode rappelée par votre arrêt Rossi, c'est-à-dire «à la lumière» des objectifs poursuivis par l'article 51 du traité. Cette interprétation «téléologique» est en opposition avec celle, ici encore réductrice, que la Caisse vous demande d'adopter.

Faut-il recourir à de plus amples développements? Nous ne ferions que reprendre les termes ou tout au moins la substance de vos décisions Rossi et Laterza. Nous nous bornerons donc à dire que la finalité de l'article 51 commande, à la lumière notamment des septième et huitième considérants du règlement n° 1408/71, le maintien de votre jurisprudence.

7.  Dans le sens des observations présentées par le Conseil, la Commission, le gouvernement italien et le défendeur au principal, nous concluons à ce que vous disiez pour droit que

1. L'article 51 du traité CEE tend à établir et à garantir dans le domaine de la sécurité sociale une liberté aussi complète que possible de la circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté; dès lors, les règlements pris par le Conseil en application de cet article doivent être interprétés en fonction de cet objectif.

2. Il en résulte, ainsi que vous l'avez déjà affirmé, que «l'article 77, paragraphe 2b), i), du règlement n° 1408/71 doit être interprété en ce sens que le droit à des prestations familiales à charge de l'État sur le territoire duquel réside le titulaire d'une pension d'invalidité ne fait pas disparaître le droit à des prestations familiales plus élevées précédemment ouvert à charge d'un autre État membre. Lorsque le montant des prestations familiales effectivement perçu dans l'État membre de
résidence est inférieur à celui des prestations prévues par la législation de l'autre État membre, le travailleur a droit, à charge de l'institution compétente de ce dernier État, à un complément de prestations égal à la différence entre les deux montants».

3. Ainsi interprété, l'article 77, paragraphe 2b), i), précité, conforme au fondement et se situant dans le cadre et à l'intérieur des limites de l'article 51 du traité, est valide au regard de cette dernière disposition.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

( 1 ) Affaire 733/79, Laterza, Recueil 1980, p. 1915.

( 2 ) Point 10, p. 1926.

( 3 ) Notamment affaire 100/78, Rossi, arrêt du 6.3.1979, Recueil 1979, p. 831.

( 4 ) Affaire 320/82, D'Amario, arrêt du 24.11.1983, Recueil 1983, p. 3811.

( 5 ) En l'espèce, l'article 51, alinéa 3, des lois belges coordonnées relatives aux allocations familiales qui dispose que ces prestations «ne sont pas dues en faveur des enfants élevés hors du royaume».

( 6 ) Affaire 75/63, Unger, arrêt du 19.3.1964, Recueil 1964, p. 362.

( 7 ) Affaire 92/63, Nonnenmacher, arrêt du 9.6.1964, Recueil 1964, p. 573.

( 8 ) Affaire 100/63, van der Veen, arrêt du 15.7.1964, Recueil 1964, p. 1123-1124.

( 9 ) Point 12.

( 10 ) Ci-dessus, point 2.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 242/83
Date de la décision : 21/06/1984
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Cour de cassation - Belgique.

Sécurité sociale - Allocations familiales.

Sécurité sociale des travailleurs migrants


Parties
Demandeurs : Caisse de compensation pour allocations familiales du bâtiment, de l'industrie et du commerce du Hainaut
Défendeurs : Salvatore Patteri.

Composition du Tribunal
Avocat général : Darmon
Rapporteur ?: Joliet

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1984:229

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award