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26/10/1982 | CJUE | N°32/82

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Rozès présentées le 26 octobre 1982., Procédures pénales contre Petrus Suys et autres., 26/10/1982, 32/82


CONCLUSIONS DE MME L'AVOCAT GÉNÉRAL SIMONE ROZÉS,

PRÉSENTÉES LE 26 OCTOBRE 1982

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Vous êtes saisis d'une demande de décision préjudicielle du tribunal de première instance («Rechtbank van eerste aanleg») de Gand qui, comme dans l'affaire Trinon (12/82), concerne la réglementation relative à la tarification des transports de marchandises par route entre les États membres. Toutefois, elle s'en distingue à deux égards:

— d'une part, les questions posées portent,

sans équivoque, sur la validité de la réglementation communautaire ; ...

CONCLUSIONS DE MME L'AVOCAT GÉNÉRAL SIMONE ROZÉS,

PRÉSENTÉES LE 26 OCTOBRE 1982

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Vous êtes saisis d'une demande de décision préjudicielle du tribunal de première instance («Rechtbank van eerste aanleg») de Gand qui, comme dans l'affaire Trinon (12/82), concerne la réglementation relative à la tarification des transports de marchandises par route entre les États membres. Toutefois, elle s'en distingue à deux égards:

— d'une part, les questions posées portent, sans équivoque, sur la validité de la réglementation communautaire ;

— d'autre part, cette affaire trouve sa source dans la dépréciation du franc français par rapport au franc belge et les conséquences qui en résultent pour les transporteurs établis en Belgique. Elle constitue donc une nouvelle illustration des problèmes juridiques posés par l'instabilité monétaire qui affecte les relations entre les monnaies des États membres.

Les faits

Tels qu'ils résultent des éléments du dossier et des plaidoiries, les faits sont les suivants:

Le tribunal de police («Politierechtbank») de Gand a poursuivi et condamné, à titre d'auteur principal, Petrus Suys, transporteur rémunéré de marchandises par route, pour avoir conclu, à un prix inférieur à la limite minimale de la fourchette des tarifs obligatoires, cinq contrats de transports effectués de France en Belgique entre le 4 et le 26 janvier 1979.

La même décision a retenu, à titre de complices, les intermédiaires intervenus entre les clients français et sa société, condamnant à titre de civilement responsables les diverses sociétés en cause.

Le processus qui a conduit à ces poursuites semble avoir été le suivant:

— des entreprises françaises ont vendu leurs produits en Belgique, frais de transport compris; ainsi, la SECOPA, de Clermont-l'Hérault, a vendu du vin aux supermarchés GB de Belgique;

— cherchant un transporteur, elles ont pris contact avec une entreprise belge qui, servant d'intermédiaire, a conclu pour leur compte un contrat avec la société dirigée par M. Suys, qui s'est chargée du transport;

— ces clients français n'ont accepté de payer qu'en francs français et au minimum du tarif franco-belge, reproduit dans l'arrêté royal de novembre 1971, exprimé en francs français;

— l'intermédiaire belge, qui a reçu le paiement, a converti les francs français en francs belges au seul taux qui lui est ouvert, soit le taux du marché des changes, de 1 FF pour 6,86 BFR;

— cette somme convertie en francs belges a été versée à la société ayant effectué le transport, qui l'a portée sur ses livres de comptes;

— lors d'un contrôle au siège de cette société, les inspecteurs du ministère belge des communications ont relevé que cette somme était inférieure au minimum du tarif exprimé en francs belges et ont constaté l'infraction à l'arrêté royal du 17 novembre 1971, modifié.

Devant le tribunal, les transporteurs soutiennent que l'infraction n'est constituée qu'en raison du caractère artificiel de la parité retenue dans le tarif entre le franc belge et le franc français, laquelle aboutit de surcroît à une distorsion de concurrence par rapport à leurs concurrents établis en France.

Ils indiquent que leurs clients de France exigent de payer le transport en francs français et au tarif minimal, ce qui les place dans une situation particulièrement défavorable:

— le transporteur établi en France reçoit le prix dans sa monnaie et ne supporte aucun «risque» de change;

— en revanche, le transporteur établi en Belgique doit convertir en BFR le montant reçu en FF et ne peut effectuer cette conversion qu'au taux du marché, soit 1 FF pour 6,86 BFR (à l'époque des faits).

Il perçoit donc en BFR un montant inférieur à celui auquel conduirait la parité retenue dans l'arrêté royal (1 FF pour 9 BFR), alors que seule cette dernière parité le place à égalité avec ses concurrents établis en France.

Au surplus, il se trouve en infraction avec la réglementation belge et le prix convenu du contrat conduit, une fois converti, à pratiquer un tarif inférieur au tarif exprimé en BFR.

Par jugement du 15 avril 1980, le tribunal de police de Gand a condamné les prévenus à des peines d'amende pour infraction à l'arrêté royal de 1971. Dans ses motifs, le juge admet que le changement des parités monétaires place les entreprises belges de transport dans une situation concurrentielle très difficile à l'égard des firmes françaises, mais considère que les dispositions de l'arrêté royal doivent recevoir application.

Le tribunal de première instance de Gand a été saisi par voie d'appel.

Cette juridiction constate que la réglementation belge qui sert de fondement à la prévention est une conséquence du règlement n° 1174/68, lequel fait référence à l'article 75 du traité. Après avoir résumé la thèse des appelants sur les effets discriminatoires des tarifs minimaux — exprimés en BFR — énoncés à l'arrêté royal de 1971, elle cite le considérant du règlement selon lequel les tarifs doivent éviter une concurrence ruineuse et être fixés à partir d'un prix de base établi en tenant compte du
coût des prestations de transport, de la situation du marché, et de manière à permettre aux transporteurs d'obtenir une rémunération équitable (5e considérant). Le tribunal de première instance souligne également «le caractère obligatoire des tarifs à fourchettes en matière de transports de marchandises entre les États membres».

Pour ces raisons, s'interrogeant sur la validité du règlement n° 1174/68, le tribunal surseoit à statuer et, par application de l'article 177 du traité vous invite à répondre aux questions préjudicielles suivantes:

«1) Le règlement n° 1174/68 est-il compatible avec l'article 75 du traité de la CEE en l'absence d'une réglementation permettant d'éliminer les effets de la disparité monétaire entre les États membres?

2) Ce règlement est-il compatible avec son objectif, suivant lequel les tarifs doivent être fixés de façon à éviter l'exploitation abusive d'une position dominante et une concurrence ruineuse?

3) Ce règlement, en tant qu'il constitue un acte du Conseil, doit-il encore être considéré comme valide si, au lieu de réaliser une harmonisation, il crée une large discrimination entre les habitants des divers États membres?»

Avant d'examiner les réponses qui peuvent être données à ces interrogations, il convient d'exposer le contexte réglementaire de cette affaire.

Contexte réglementaire

A —

1. Bien qu'il ne fût plus en vigueur au moment des faits litigieux, le règlement du Conseil n° 1174/68 du 30 juillet 1968 doit être étudié ici. La plupart de ses dispositions, organisant un système de tarifs obligatoires à fourchettes pour les transports de marchandises par route entre les États membres, ont en effet été reprises dans le règlement qui l'a remplacé. De plus, la version originaire de l'arrêté royal belge qui sert de fondement aux poursuites ayant donné lieu au litige a été prise sous
son empire.

Ce système de tarification avait un caractère obligatoire pour toutes les relations entre États membres ( 1 ). Il était qualifié de système «à fourchettes» parce que les prix de chaque transport devaient être fixés à l'intérieur de l'écart, appelé «ouverture de la fourchette», entre les limites supérieure et inférieure du tarif ( 2 ). «L'ouverture de la fourchette (était) fixée à 23 % de la limite supérieure du tarif» ( 3 ).

L'établissement de chaque tarif se faisait à partir d'un prix de base situé au milieu de la fourchette. Ce prix de base était calculé

«compte tenu du coût moyen des prestations de transpon correspondantes, y compris les frais commerciaux, calculé pour des entreprises bien gérées et jouissant de conditions d'emploi normal de leur capacité de transpon ainsi que de la situation du marché et de manière à permettre aux transporteurs d'obtenir une remunération equitable» ( 4 ).

Enfin, il faut rappeler ici l'article 4 de ce règlement, déjà mentionné dans nos conclusions dans l'affaire Trinon. Cet article prévoit que

«les tarifs sont fixés ou modifiés d'un commun accord par les États membres directement intéressés, c'est-à-dire les États sur le territoire desquels les marchandises sont chargées et déchargées»

et que

«chaque État membre (les) met en vigueur dans un délai de deux mois à compter de la conclusion des négociations pour la fixation ou la modification des tarifs ou, le cas échéant, à compter de l'achèvement de la procédure visée au paragraphe 2 sous b)» ( 5 ).

Cette dernière concerne le règlement du différend qui peut surgir entre les États directement intéressés pour la fixation ou la modification des tarifs. Elle fait appel à l'arbitrage de la Commission, «saisie à la demande d'un État membre intéressé».

Après consultation d'un comité spécialisé composé d'experts gouvernementaux, la Commission adopte une décision

«qui est notifiée aux États membres intéressés et communiquée simultanément aux autres États membres.

Cette décision devient exécutoire après un délai de vingt jours, à moins que le Conseil, avant l'expiration de ce délai, ne soit saisi de la question par un Etat membre. Dans ce cas, le Conseil prend, dans un délai de vingt jours, une décision à la majorité qualifiée» ( 6 ).

Notons encore que la Commission peut participer à titre consultatif aux négociations pour la fixation ou la modification des tarifs et présenter aux États membres intéressés des propositions susceptibles de conduire à un accord ( 7 ).

2. En application de ce règlement, la Belgique a adopté deux arrêtés royaux.

— L'arrêté royal du 25 octobre 1971 porte notamment exécution du règlement n° 1174/68. Il a une portée générale et désigne les autorités de contrôle prévues par le règlement, il détermine les modalités de publication des tarifs obligatoires et fixe les sanctions prévues en cas d'infraction.

— L'arrêté royal du 17 novembre 1971 met en vigueur en Belgique les tarifs des transports entre la Belgique et la France. Le texte même de cet arrêté se contente pour l'essentiel de renvoyer à une volumineuse annexe, divisée en plusieurs parties. De la partie I ( 8 ), nous retiendrons l'article 6. Le paragraphe 3 de cet aniele reproduit l'article 2 du règlement du Conseil, en disposant que

«le prix de transport peut être fixé librement d'un commun accord entre les parties à l'intérieur d'une fourchette de 23 % à partir de la limite supérieure du tarif».

Son paragraphe 4 permet aux cocontractants d'exprimer les prix du transpon «en francs belges ou en francs et centimes français».

Les parties II et III de l'annexe ponent respectivement sur la classification des marchandises et les tableaux de distance. Sa panie IV définit, en francs belges et en francs français, les barèmes applicables au transpon des différentes marchandises sur les différentes disunces. Ces barèmes représentent le plafond de la fourchette. Établis tant en francs français qu'en francs belges, ils veulent exprimer une même valeur pour un même transpon dans les deux monnaies et reposent à cet effet sur la
parité de 1 FF pour 9 BFR.

Ce texte de novembre 1971 constitue la seule mesure d'application du règlement de juillet 1968 pendant toute la durée où celui-ci a été en vigueur, soit jusqu'au 31 décembre 1977. Malgré la dépréciation du franc français par rappon au franc belge au cours de cette période relativement longue, les tarifs applicables aux transports de marchandises par route entre la France et la Belgique n'ont pas été modifiés d'un commun accord entre les deux gouvernements directement concernés. En l'absence de
décision de la Commission ils ne semblent pas davantage avoir fait l'objet d'un différend.

Β —

1. Le règlement n° 1174/68 a été remplacé, seulement à dater du 1er janvier 1978, par un autre règlement du Conseil du 12 décembre 1977, portant le n°2831/77.

Ce règlement, «relatif à la formation des prix pour les transports de marchandises par route entre les États membres», se distingue essentiellement du précédent en ce que — parallèlement au système des tarifs obligatoires à fourchettes, qui est maintenu — il organise un système de tarifs de référence ( 9 ). Les États membres intéressés sont libres de choisir d'un commun accord entre l'un et l'autre pour chacune de leurs relations bilatérales. La France et la Belgique ont gardé le système
obligatoire déjà en vigueur entre elles.

Le règlement n° 2831/77 reprend, en ce qui concerne les tarifs à fourchettes, la plupart des dispositions du règlement n° 1174/68. Les articles 9 et 10 du deuxième règlement notamment reproduisent mot pour mot les articles 2 et 3 du premier. Pareillement, l'article 13 du texte nouveau reconduit, sous réserve de modifications concernant les délais, la procédure de règlement des différends instituée par l'article 4, paragraphe 2, b), du texte ancien.

De même, l'article 11 du règlement de 1977 constitue, pour une large part, le pendant de l'article 4 du règlement de 1968. Il faut toutefois relever à cet égard deux innovations. Tirant la leçon du retard avec lequel les États membres établissaient ou modifiaient les tarifs, le Conseil a autorisé la Commission à «fixer un délai au cours duquel les États membres directement intéressés doivent prendre une décision» et a établi que «si, à l'expiration de ce délai, la décision n'est pas prise, la
procédure prévue à l'article 13 ... est applicable» ( 10 ). Il a de plus prévu, sans préjudice des autres modes de fixation des tarifs, la faculté pour un État membre d'adapter unilatéralement vers le haut les barèmes des prix exprimés dans sa monnaie, afin d'éliminer les effets de fluctuations monétaires. «L'État membre concerné en informe les autres États membres intéressés et la Commission au moins un mois avant la mise en vigueur de cette mesure» ( 11 ).

Il faut enfin mentionner l'article 20, paragraphe 2, qui permet d'éviter un vide juridique pour la période postérieure à l'entrée en vigueur du règlement, mais antérieure à celle de ses textes d'application par les États membres. Cette disposition transitoire stipule que les tarifs obligatoires en application au moment de l'entrée en vigueur du règlement le restent jusqu'à leur remplacement par d'autres tarifs.

2. Sur un plan général, la Belgique a pris les mesures d'application nécessitées par le nouveau règlement en adoptant l'arrêté royal du 17 octobre 1979.

Sur le terrain des relations franco-belges, elle a adopté successivement trois arrêtés royaux modifiant l'arrêté royal de 1971. Seul le premier, en date du 11 octobre 1978, est antérieur aux faits litigieux; il opère un relèvement de 15 % de l'ensemble des tarifs dans les deux monnaies pour tenir compte de la hausse des coûts.

Le deuxième, du 3 octobre 1979, est le premier à tenter de remédier à l'écart entre le taux de conversion appliqué aux tarifs de transport et le taux réel, celui du marché des changes. A cette fin, il laisse inchangés les tarifs exprimés en francs belges et n'augmente que ceux exprimés en francs français, de l'ordre de 10%.

Le taux en vigueur sur le marché des changes n'étant cependant pas encore atteint, une troisième adaptation a été effectuée le 7 juillet 1981. Le tarif exprimé en francs belges est encore resté inchangé, tandis que celui exprimé en francs français était relevé une deuxième fois de 10 %. Cette adaptation permettait de faire correspondre enfin le taux de conversion du tarif et celui du marché des changes.

Remarquons pour terminer que, depuis l'entrée en vigueur du règlement n° 2831/77, la France n'a pas fait usage de la faculté que lui donne l'article 11, paragraphe 3, de relever unilatéralement ses tarifs.

Discussion

I —

Ayant ainsi exposé le contexte réglementaire dans lequel se situe l'affaire qui vous est soumise, il nous appartient d'étudier la pertinence et la recevabilité de ces questions.

En effet, au cours de la procédure, leur pertinence a été mise en doute. Il a été soutenu que le véritable problème posé était celui de la compatibilité des textes nationaux avec la réglementation communautaire ou, plus simplement, de l'interprétation donnée par les inspecteurs du ministère des communications et le juge de police à l'arrêté royal du 17 novembre 1971. Cette hypothèse peut avoir sa valeur.

Observons néanmoins que, dans l'affaire Marketing Board, vous avez jugé que,

«dans le cadre de la répartition des fonctions juridictionnelles, entre les juridictions nationales et la Cour, par l'article 177 du traité, le juge national, qui est seul à avoir une connaissance directe des faits de l'affaire comme aussi des arguments mis en avant par les parties, et qui devra assumer la responsabilité de la décision judiciaire à intervenir, est mieux placé pour apprécier, en pleine connaissance de cause, la pertinence des questions de droit soulevées par le litige dont il se
trouve saisi et la nécessité d'une décision préjudicielle, pour être en mesure de rendre son jugement» ( 12 ).

Ces considérations nous paraissent très adaptées à l'espèce présente. Même en tenant compte de leur motivation, les questions du tribunal de Gand ne peuvent être comprises autrement que comme mettant en cause la validité de la réglementation du Conseil.

Par ailleurs, comme dans l'affaire Trinon, le représentant du gouvernement belge a soulevé une exception d'irrecevabilité au motif que ces questions visent le règlement n° 1174/68 qui, au moment des faits litigieux, avait été remplacé par le règlement n° 2831/77. Cette exception ne peut être accueillie par votre Cour.

Il est vrai qu'en janvier 1979, le règlement de 1977 était déjà en vigueur en ce qui concerne la fixation des tarifs entre la Belgique et la France. C'est ce que prouve la version alors applicable de l'arrêté royal de 1971, celle résultant de sa modification par l'arrêté royal du 11 octobre 1978, qui vise le règlement n° 2831/77, conformément à l'article 10, paragraphe 2, de celui-ci.

Mais votre jurisprudence donne plusieurs exemples d'espèces où,

«en présence de questions éventuellement formulées de manière impropre ou dépassant le cadre des fonctions qui (vous) sont dévolues par l'article 177»,

vous vous réservez

«d'extraire de l'ensemble des éléments fournis par la juridiction nationale ... les éléments de droit communautaire qui appellent une interprétation — ou, le cas échéant, une appréciation de validité — compte tenu de l'objet du litige» ( 13 ).

Dans la présente affaire, il suffit de remplacer la citation d'un règlement par celle du règlement qui lui a succédé en en reprenant en grande panie les termes.

En définitive, en l'absence d'une réglementation permettant d'éliminer les effets de la disparité monétaire entre les États membres, il nous apparaît que les questions du juge de renvoi doivent être comprises comme mettant en cause la validité du règlement n° 2831/77 du Conseil en raison des dispositions de l'article 75 du traité, de l'objectif du règlement suivant lequel les tarifs doivent être fixés de façon à éviter une concurrence ruineuse et, enfin, du principe de non-discrimination reconnu par
le droit communautaire.

C'est cette dernière notion qui constitue, à nos yeux, le coeur du problème soulevé.

II —

1. Il n'est pas contesté que, du moins au-delà d'un certain degré, l'inadéquation de la parité réelle entre les monnaies de deux États membres avec celle fixée par les tarifs de transport peut conduire à des distorsions de concurrence au détriment des transporteurs établis dans les pays à monnaie forte. Dès lors, le règlement n° 2831/77 serait invalide s'il n'était pas en mesure de remédier à de telles distorsions.

2. Certes, ce règlement, qui prévoit la fixation de tarifs par voie d'accords bilatéraux entre les États membres directement concernés, ne contient pas de disposition spécifique obligeant ces États à rétablir des conditions normales de concurrence lorsque celles-ci sont faussées par l'effet de fluctuations monétaires.

Mais il est aisé de constater que l'ensemble du système de tarification obligatoire organisé par le règlement n° 1174/68, repris et amélioré par le règlement n° 2831/77, non seulement permet aux États de procéder aux modifications de tarifs imposées par les circonstances, mais encore qu'il leur en fait l'obligation.

Ainsi, l'article 10, paragraphe 1, du règlement actuel, reprenant l'article 3, paragraphe 1, de l'ancien texte, prévoit que le prix de base doit être établi «compte tenu du coût moyen des prestations de transport correspondantes ... et de manière à permettre aux transporteurs d'obtenir une rémunération équitable». S'agissant de transports internationaux, le coût moyen des prestations de transport et la rentabilité des entreprises sont, à l'évidence, susceptibles d'être affectés par un changement
des parités monétaires. Dès lors, lorsque tel est le cas, le respect de cette obligation implique la modification des tarifs bilatéraux.

De même, il est précisé que «les tarifs bilatéraux sont fixés ... d'un commun accord par les États membres directement intéressés» ( 14 ). Il n'existe donc, pour chaque relation bilatérale, qu'un seul tarif exprimé en deux monnaies. Pour reprendre l'image suggérée par le représentant de la Commission, le tarif exprimé dans chacune de ces deux monnaies est comme chacune des deux faces d'une même médaille. Aussi, lorsqu'il se produit un décalage entre les parités qui ont été utilisées pour la
formation du tarif et celles qui sont réellement appliquées dans les relations commerciales, les deux faces de la médaille ne se superposent plus parfaitement, et le caractère du tarif est rompu.

Enfin, l'article 9, paragraphe 2, du règlement présent (article 2, paragraphe 2, du règlement antérieur) dispose que «l'ouverture des fourchettes est fixée à 23 % de la limite supérieure du tarif». Il est clair que les fluctuations des cours de change effectivement appliqués conduisent à un élargissement des fourchettes au-delà de 23 %, incompatible avec le caractère obligatoire de ce pourcentage.

L'obligation des États membres de modifier les tarifs pour neutraliser les fluctuations monétaires nous semble d'autant plus impérieuse que le règlement n° 2831/77 doit étre appliqué à la lumière des motifs du règlement n° 1174/68 ( 15 ), parmi lesquels figure la nécessité d'éviter une concurrence ruineuse et d'établir un prix de base tenant compte des critères qui restent énoncés à l'article 10, paragraphe 1, du règlement actuel.

3. Le règlement n° 2831/77 contient au surplus des dispositions procédurales qui permettent à chaque Eut membre de mettre en œuvre cette obligation.

Sa disposition la plus spécifique à cet égard est son article 11, paragraphe 3, qui autorise un État membre dont la monnaie s'est dépréciée à adapter unilatéralement vers le haut les barèmes des prix exprimés dans sa monnaie, afin précisément, d'éliminer les effets de fluctuations monétaires. Mais cette disposition n'a qu'un caractère facultatif, et certains États peuvent, de façon générale ou dans des cas particuliers, ne pas estimer opportun d'en faire usage, jugeant par exemple que l'égalité
doit étre rétablie, en partie, par le relèvement des tarifs exprimés dans leur monnaie et, en partie, par l'abaissement des tarifs exprimés dans la monnaie qui s'est appréciée.

En pareil cas, c'est la procédure de droit commun du paragraphe 1 de l'article 11 qui doit s'appliquer.

Si un État membre estime que les transporteurs établis sur son territoire sont victimes de disparités monétaires, il lui est loisible d'engager des négociations avec l'autre État directement intéressé dans le but d'adapter les tarifs à la situation ainsi créée. On peut penser que la participation prévue à titre consultatif de la Commission aux négociations doit faciliter la conclusion de tels accords, étant observé que «la Commission peut fixer un délai au cours duquel les États membres
directement intéressés doivent prendre une décision au sens du premier alinéa ( 16 ).

Si, néanmoins, aucun accord n'est possible, la procédure de règlement des différends organisée par l'article 13 peut conduire à une solution assurant ou rétablissant le respect des dispositions du règlement par le recours à l'arbitrage des institutions.

De l'ensemble de ces règles, tant de fond que de procédure, il nous apparaît qu'en cas de disparités monétaires, le règlement n° 2831/77 oblige les États membres à prendre les mesures nécessaires pour maintenir le caractère commun des règles «applicables aux transports internationaux exécutés au départ ou à destination du territoire d'un Étatt membre», comme l'exige l'article 75, paragraphe 1, a), du traité. Ces mesures sont en même temps de nature à éviter une concurrence ruineuse et la
discrimination entre les transporteurs des différents États membres.

4. L'obligation est donc certaine dans son principe. Elle est plus délicate à organiser dans ses modalités. Bien que l'examen de celles-ci déborde le cadre des questions posées par le tribunal de Gand, il ne nous parait pas pouvoir être entièrement éludé dans le cadre de ces conclusions: il ne sert\à rien d'imposer une obligation qui ne peut pratiquement pas être remplie.

Deux ordres de questions d'importance pratique inégale se posent.

Sous réserve de la procédure unilatérale de l'article 11, paragraphe 3, il appartient à l'État victime d'une distorsion de concurrence de provoquer des négociations et, une fois ce processus engagé, le règlement contient tous les instruments adéquats permettant de parvenir au rétablissement de la légalité communautaire.

Mais un État peut, pour des raisons qui lui sont propres, s'abstenir de provoquer ces négociations, alors que le respect des dispositions impératives du règlement le lui imposerait. En pareille hypothèse — vraisemblablement rare — le texte du règlement ne fournit pas à lui seul de moyen permettant de débloquer la situation. Il faut alors, à notre avis, faire appel à l'article 155, premier tiret, du traité. La Commission, chargée de veiller à l'application des dispositions prises par les
institutions en vertu du traité, devrait alors adopter de sa propre initiative les décisions que l'article 11, paragraphe 1, alinéa 2, du règlement lui permet de prendre lorsque des négociations ont été ouvertes.

Mais à partir de quel seuil le processus devrait-il être engagé? En droit strict, le plein respect des dispositions du règlement et, en premier lieu, du caractère obligatoire de la fourchette de 23 % impose qu'il en soit ainsi dès que les parités du tarif sont dépassées.

Dans la conjoncture monétaire actuelle, pareille solution est malheureusement inapplicable. En effet, la variation automatique des tarifs bilatéraux de transport en fonction des taux de change des monnaies concernées entraînerait des modifications continuelles. Il en résulterait des difficultés de gestion insurmontables.

De méme, les fluctuations incessantes des cours de change s'opposent au choix d'un certain pourcentage — fixe et prédéterminé — d'écart entre les cours des tarifs et les cours réels pour faire jouer l'obligation de modification. Il nous semble que, dans chaque relation bilatérale, c'est au «cas par cas» qu'il faille recourir, en tenant notamment compte de toutes les circonstances autres que les fluctuations monétaires qui influencent effectivement les conditions de concurrence. Il conviendrait
donc de laisser une large marge d'appréciation aux États membres intéressés.

Le respect des règles fixées par le règlement que nous avons rappelées et des autres règles et principes de droit communautaire, spécialement du principe de non-discrimination, nous conduit cependant à poser une limite à ce pouvoir. Il ne saurait être question que ces règles et principes soient violés de manière manifeste. L'appréciation du caractère manifeste de la violation, qui emporte évidemment obligation de modifier les tarifs, devrait incomber, comme nous l'avons dit, en premier lieu aux
Etats membres directement intéressés et, à défaut, à la Commission, sur la base de l'article 155 du traité.

Certes, cette solution n'est pas pleinement satisfaisante, mais elle nous semble inévitable en l'état actuel du développement de la politique commune des transports et des relations entre les monnaies des États membres.

En conclusion, nous vous proposons de répondre au tribunal de première instance de Gand que l'examen des questions qu'il a posées n'a pas révélé d'élément de nature à affecter la validité du règlement n° 2831/77 du Conseil du 12 décembre 1977, relatif à la formation des prix pour les transports de marchandises par route entre les Etats membres.

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( 1 ) Article 1, paragraphes 2 et 3.

( 2 ) Article 2, paragraphes 1 et 3.

( 3 ) Article 2, paragraphe 2.

( 4 ) Article 3, paragraphe 1.

( 5 ) Article 4, paragraphe 1.

( 6 ) Article 4, paragraphe 2, b).

( 7 ) Paragraphe 2, alinea 1.

( 8 ) «Dispositions générales et conditions d'application».

( 9 ) Articles 2, paragraphe 2, et 3 à 7.

( 10 ) Paragraphe 1, alinea 2.

( 11 ) Paragraphe 3.

( 12 ) Arret du 29. 11. 1978, Pigs Marketing Board, affaire 83/78, attendu 25, Recueil p. 2368; voir aussi troisième chambre arrêt du 15. 7. 1982, Felicitas, affaire 270/81, Recueil p. 2771, motifs 8 et 9.

( 13 ) Arret dans l'affaire 83/78, déja cité, attendu 26. Recueil 1978, p. 2368; voir aussi, notamment, arret du 11. 11. 1981, Casau, affaire 203/80. motif 24. Recueil p. 2617.

( 14 ) Article II, paragraphe 1, du reglement de 1977; article 4, paragraphe I, de celui de 1968

( 15 ) 7e considérant du reglement de 1977

( 16 ) Alinea 2. Ite phrase


Synthèse
Numéro d'arrêt : 32/82
Date de la décision : 26/10/1982
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Rechtbank van eerste aanleg Gent - Belgique.

Transports par route - Tarifs à fourchettes.

Transports


Parties
Demandeurs : Procédures pénales
Défendeurs : Petrus Suys et autres.

Composition du Tribunal
Avocat général : Rozès
Rapporteur ?: Pescatore

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1982:366

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