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26/10/1982 | CJUE | N°12/82

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Rozès présentées le 26 octobre 1982., Ministère public contre Joseph Trinon., 26/10/1982, 12/82


CONCLUSIONS DE MME L'AVOCAT GÉNÉRAL SIMON ROZÈS,

PRÉSENTÉES LE 26 OCTOBRE 1982

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Vous êtes saisis d'une demande de décision préjudicielle du tribunal de police du premier canton de Verviers (Belgique), qui vous demande de «statuer sur la question ... de conformité de la législation belge au traité CEE».

Les faits sont les suivants.

I —

1. M. Joseph Trinon, administrateur de la société de transports Translac, établie à Dison (Belgique), a été cité à comparaîtr

e devant le tribunal pour avoir, en sa qualité de personne pénalement et civilement responsable de la société Tran...

CONCLUSIONS DE MME L'AVOCAT GÉNÉRAL SIMON ROZÈS,

PRÉSENTÉES LE 26 OCTOBRE 1982

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Vous êtes saisis d'une demande de décision préjudicielle du tribunal de police du premier canton de Verviers (Belgique), qui vous demande de «statuer sur la question ... de conformité de la législation belge au traité CEE».

Les faits sont les suivants.

I —

1. M. Joseph Trinon, administrateur de la société de transports Translac, établie à Dison (Belgique), a été cité à comparaître devant le tribunal pour avoir, en sa qualité de personne pénalement et civilement responsable de la société Translac, contrevenu aux dispositions de droit belge imposant un prix de transport minimal pour le transport rémunéré de marchandises par route entre le royaume de Belgique et la république fédérale d'Allemagne.

A l'occasion d'un contrôle tarifaire effectué par sondage au siège de la société, il a été constaté que les prix facturés pour trois transports effectués en novembre 1980 d'Allemagne en Belgique étaient nettement inférieurs au tarif minimal prévu, pour les transports considérés, par l'arrêté royal belge du 24 septembre 1971, modifié, «portant fixation du tarif pour le transport rémunéré de marchandises par route entre le royaume de Belgique et la république fédérale d'Allemagne, mėme si une
partie du transpon s'effectue en transit à travers un pays tiers». A titre d'exemple, il résulte du dossier que, pour le transpon de 24100 kg de briques effectué le 14 novembre sur 383 km, le prix facturé, de 10000 BFR, était de 39,3 % inférieur au prix minimal imposé de 16500 BFR.

Devant le tribunal de police, M. Trinon a conclu au renvoi de la cause devant vous en suggérant que vous soit posée la question de la compatibilité de l'anicle 8 de la loi belge du 1er août 1960, relative au transpon rémunéré de choses par véhicules automobiles, ainsi que des dispositions légales subséquentes qui fixent des prix de transpon maximaux et minimaux, avec une politique commune des transports et la construction au plan européen d'une économie de concurrence, exclusive de la pratique
restrictive de prix imposés.

Le juge de police a accepté de vous interroger à titre préjudiciel, mais a préféré reformuler la question qui lui était suggérée dans les termes généraux que nous avons indiqués.

Le ministère public frappa ce jugement d'appel devant le tribunal correctionnel, mais ne déposa pas de conclusions écrites devant ce dernier. Le prévenu, quant à lui, modifia en ces termes le sens de la question qu'il invitait le juge d'appel à vous poser:

«L'acceptation par un transporteur d'un fret en retour en dessous du tarif légal et sans respecter les conditions de fond et de forme de l'anicle 14 du règlement (CEE) n° 2831/77 viole-t-elle les dispositions de ce règlement lorsque le prix du transpon est déterminé en fonction des intérêts réciproques de l'usager et du transporteur et notamment des circonstances de temps et de lieu comme du prix de revient calculé en régime de libre concurrence garantissant au transporteur une rémunération
équitable?»

En l'absence d'observations de la partie appelante, le tribunal de première instance de Verviers, jugeant correctionnellement, confirma, le 27 novembre 1981, le jugement a quo dans toutes ses dispositions et renvoya la cause au tribunal de police «pour y être statué après la décision de la Cour de justice».

2. Au soutien de sa défense, M. Trinon a fait valoir des arguments qu'il importe d'examiner avant d'aborder la question posée. Il expose que les tarifs effectivement inférieurs pratiqués sont justifiés par l'exécution de transports dits de «retour». Il observe que l'article 14 du règlement n° 2831/77 du Conseil ( *1 ), qui subordonne notamment à de strictes conditions de forme la légalité des contrats de transport conclus à titre exceptionnel à un prix inférieur au tarif minimal applicable, serait
invalide comme faisant preuve d'un formalisme excessif, incompatible avec la situation concrète d'un transporteur désireux d'obtenir sur le champ un fret de retour.

Certes, cette question est absente du libellé de la question préjudicielle et ne peut pas davantage se dégager des motifs qui ont conduit à la poser. Son examen est donc superfétatoire ( 1 ). Toutefois, elle a conduit à des développements donnés à l'audience unt par le représentant de la Commission que par l'expert du gouvernement belge dont il résulte qu'il n'y a pas lieu de prévoir de dispositions spécifiques relatives aux tarifs applicables au fret de retour dans les règlements communautaires
pertinents et leurs textes belges d'application.

En effet, en application du règlement, les tarifs fixés d'un commun accord entre les État membres intéressés tiennent compte de ce qu'une partie des transports de retour sont effectués à vide. En outre, il s'agit de tarifs bilatéraux, valables en l'espèce pour toutes les relations de transport entre la Belgique et la République fédérale: ainsi un trajet d'Allemagne en Belgique, qui est un trajet de retour pour un transporteur belge, est en même temps un trajet aller pour un transporteur allemand
et se trouve donc soumis au mėme tarif dans les deux cas. Dans ces conditions, une interprétation du règlement n° 2831/77 qui conduirait à exclure les transports de retour de son champ d'application se heurterait à l'objectif même de ce règlement qui est d'éviter une concurrence ruineuse. Elle avantagerait indûment les transporteurs pour lesquels le trajet serait un trajet de «retour» par rapport à leurs concurrents pour lesquels il constituerait un trajet «aller».

Ces observations méritent de retenir l'attention.

3. Examinons maintenant la question déférée par le tribunal de police du premier canton de Verviers.

Dans ses attendus, celui-ci cite des dispositions de droit belge, d'une part, et des textes du traité CEE, d'autre part, et il s'interroge sur la conformité des premières aux seconds. Il fait ainsi état de «l'article 8 de la loi du 1er août 1960, en ce qu'il permet à une autorité nationale de fixer unilatéralement des prix», et des «arrêtés rovaux des 24 septembre 1971, 8 septembre 1978 et 18 juillet 1979, en ce qu'ils rendent obligatoires des prix fixes entre deux États membres bilatéralement».
Il met ces textes en parallèle avec l'article 3, e), du traité qui «instaure, en matière de transpon, une politique commune» et son article 75, qui «donne compétence au Conseil pour établir des règles communes applicables aux transports internationaux exécutés au départ ou à destination de l'un des pays membres». C'est pourquoi il considère «qu'il se pose une question préjudicielle de conformité de la législation belge en la matière avec le traité CEE», que, «conformément à l'article 177 du
traité, il convient de soumettre à ... (votre) appréciation». Il répète cette demande dans le dispositif de son jugement, en vous invitant à «statuer sur la question préjudicielle de conformité de la législation belge au traité CEE».

A l'égard de ce libellé, le gouvernement belge a soulevé deux objections d'irrecevabilité:

— la première est tirée de ce que, en matière préjudicielle, vous n'êtes pas autorisés à apprécier la validité d'une legislation nationale:

— la deuxième est l'«exceptio obscuri libelli», opposée en raison du caractere trop général des termes employés.

Votre jurisprudence permet de répondre à ces deux exceptions.

Certes, il ne vous appartient pas de vous prononcer, «dans le cadre d'une procédure introduite en vertu de l'article 177 du traité CEE, sur la compatibilité de règles de droit interne avec des dispositions de droit communautaire». Mais, vous êtes compétents «pour fournir à la juridiction nationale tous les éléments d'interprétation relevant du droit communautaire et permettant à cette juridiction de juger de la compatibilité de ces normes avec la règle communautaire évoquée» ( 2 ).

A l'égard de la deuxième exception, nous rappellerons simplement que, dans l'affaire 10/71, Ministère luxembourgeois/Muller et autres ( 3 ), le jugement du tribunal d'arrondissement de Luxembourg ne citait pas les dispositions de droit communautaire dont il demandait l'interprétation. Toutefois, suivant les conclusions de M. l'avocat général Dutheillet de Lamothe ( 4 ), vous avez répondu que, «en dépit de l'imprécision des questions, les motifs du jugement font apparaître clairement l'objet du
renvoi» ( 5 ).

Eu égard aux motifs exprimés par le juge de police de Verviers, nous vous proposons de comprendre sa question comme visant à savoir si le règlement n° 2831/77 du Conseil doit être interprété en ce sens qu'il permet à un État membre de fixer des prix obligatoires pour les transports de marchandises par route effectués entre un autre État membre et lui.

Il importe dès lors d'étudier les dispositions juridiques concernées.

II —

1. Le règlement n° 2831/77 «s'applique au transport de marchandises par route pour compte d'autrui entre les États membres ...» (article 1). Il prévoit que «les prix des transports visés à l'article 1 sont régis par un système de tarifs» (article 2, paragraphe 1), qui «sont soit de référence, soit obligatoires» (article 2, paragraphe 2). Le choix entre ces deux systèmes tarifaires est décidé, d'un commun accord, par les États membres intéressés (article 2, paragraphe 3). C'est le système des tarifs
obligatoires qui a été choisi par la Belgique et la république fédérale d'Allemagne pour -leurs relations mutuelles.

«Les tarifs obligatoires sont mis en vigueur et publiés par les autorités compétentes des États membres ...» (article 8). Ils «sont fixés ou modifiés d'un commun accord par les États sur le territoire desquels les marchandises sont chargées et déchargées» (article 11, paragraphe 1). «Chaque État membre met en vigueur ces tarifs dans un délai de deux mois à compter de la conclusion des négociations pour la fixation ou la modification des tarifs ou, le cas échéant, à compter de l'achèvement de la
procédure visée à l'article 13 ...» (article 11, paragraphe 2).

Cette dernière disposition organise une procédure de règlement du conflit qui peut naître «si les négociations pour l'établissement ou la modification d'un tarif obligatoire n'aboutissent pas». En pareil cas, «la Commission est saisie du différend à la demande d'un État membre» (paragraphe 1, alinéa 1).

«Après consultation» d'un comité composé d'experts gouvernementaux, elle «adopte une décision qui est notifiée aux intéressés et publiée au Journal officiel des Communautés.. .» (paragraphe 1, alinéa 2) et «devient exécutoire après un délai d'un mois à partir de sa publication.. .» (paragraphe 2).

Enfin, l'article 17 du règlement prescrit aux États membres «d'arrêter, en temps utile, après consultation de la Commission, les dispositions législatives réglementaires et administratives nécessaires à son exécution».

2. La Belgique s'est conformée à cette dernière obligation en adoptant l'arrêté royal du 17 octobre 1979 ( 6 ). Ce texte constitue le parallèle de l'arrêté royal du 25 octobre 1971 portant notamment exécution du règlement du Conseil qui a précédé le règlement n° 2831/77, le règlement n° 1174/68 ( 7 ).

S'agissant plus particulièrement des transports qui s'effectuent entre l'Allemagne et la Belgique, celle-ci a adopté successivement, jusqu'en 1980, trois arrêtés royaux portant fixation de tarifs obligatoires.

Ces trois textes mentionnés dans la citation à comparaître de M. Trinon devant le juge de police et repris par celui-ci dans les attendus de son jugement de renvoi portent tous dans leurs visas mention du règlement du Conseil qu'ils appliquent.

L'arrêté royal du 24 septembre 1971 a été pris en application du règlement n° 1174/68, dont l'article 4, paragraphe 1, énonçait déjà l'obligation reprise dans les mêmes termes à l'article 11, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 2831/77.

Ce texte a été modifié, une première fois, par un arrêté royal du 8 septembre 1978, afin d'exécuter la décision de la Commission, prise en application de l'article 13 du règlement n° 2831/77, réglant le différend qui avait surgi entre, notamment, la Belgique et l'Allemagne pour la révision des tarifs applicables aux transports entre ces deux pays ( 8 ). L'arrêté royal du 8 septembre 1978 a procédé à une augmentation uniforme des tarifs de 15 %.

Enfin, l'arrêté royal du 18 juillet 1979, applicable au moment des faits litigieux, a, pour l'essentiel, relevé les prix exprimés en francs belges de 15 % pour tenir compte de la dépréciation du franc belge par rapport au DM.

Ces trois actes fixant des tarifs obligatoires pour le transport rémunéré de marchandises par route entre la Belgique et la république fédérale d'Allemagne constituent une exacte application des dispositions des règlements pertinents du Conseil, notamment de l'article 11, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 2831/77.

3. L'article 8 de la loi belge du 1er août 1960 ( 9 ), qui, comme les arrêtés royaux cités, sert de base légale à la prévention est-il incompatible avec le règlement, comme le soutient M. Trinon et comme le juge de renvoi incline à le penser?

Cette disposition est ainsi libellée:

«le Roi, peut, lorsque les circonstances l'exigent, déterminer des prescriptions en matière de prix et conditions de transport rémunéré de choses.

Il pourra fixer également les attributions, composition et fonctionnement d'une commission consultative des tarifs routiers.»

Son incompatibilité avec le règlement n° 2831/77 dériverait de ce qu'elle donne le droit à une autorité nationale de fixer des tarifs de manière unilatérale, alors que le règlement communautaire impose, comme on l'a vu, que ces tarifs soient établis d'un commun accord par les États membres directement intéressés.

A notre avis, cette argumentation ne peut être suivie.

Quel que soit le rôle exact de la loi du 1er août 1960 dans la procédure interne à la Belgique de mise en vigueur des tarifs de transport, sur lequel il ne vous appartient pas de trancher dans le cadre d'une procédure préjudicielle ( 10 ), il suffit de constater que les arrêtés royaux de 1971, 1978 et 1979 traduisent à eux seuls la parfaite exécution par la Belgique de l'obligation, prescrite aux articles 11 et 13 du règlement de 1977, de négocier avec la république fédérale d'Allemagne le tarif
obligatoire pour les relations de transports entre ces deux pays, de faire appel à l'arbitrage de la Commission en cas de différend et de mettre en vigueur sur son territoire les tarifs adoptés à la suite de l'accord avec la République fédérale ou, à défaut, de la décision de la Commission mettant fin au différend.

En conclusion, nous vous proposons de répondre à la question posée par le tribunal de police du premier canton de Verviers, que le règlement n° 2831/77 du Conseil doit être interprété en ce sens que non seulement il permet, mais encore il impose à chacun des États membres ayant choisi le système de tarifs obligatoires dans ses relations avec un autre État membre de fixer ses tarifs unilatéralement, pour ce qui est de sa compétence, soit en application d'un accord bilatéral avec l'autre État
directement intéressé, soit, le cas échéant, en exécution de la décision de la Commission réglant le différend surgi avec cet État.

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( *1 ) Repiemem n° 2831/77 du Conseil du 12. 12. 1977, reiatit a la formation des prix pour les transports de marchandises par route entre les États.

( 1 ) Arret du 9. 12. 1965. Hessische Knappschaft/Maison Singer & Fils, affaire 44/65, Recueil p. 1198-1199.

( 2 ) Arrêt du 17. 12. 1981, Frans-nederlanase Maatschappu voor Biologische Producten, affaire 272/8C. motu 9, Recueil p. 3290; voir aussi notamment votre arret du 6. 10. 1970, Grad, affaire 9/7:. attendu 17. Recueil p. 842.

( 3 ) Affaire du port de Mertert.

( 4 ) Recueil 1971, p. 734.

( 5 ) Arrêt du 14. 7 1971, attendu 4.Recueil p. 72°

( 6 ) Arrête royal ponant execution du règlement (CEE) n° 2831/77 du Conseil des Communautés européennes du 12. 12. 1977, relatif a la tormation des prix pour les transports de marchandises par route entre les Etats membres.

( 7 ) Règlement (CEE) n° 1174/68 du Conseil des Communautés europeennes du 30. 7. 1968, relatif á l'instauration d'un système de tarif a fourchettes applicables aux transports de marchandises par route entre Étais membres.

( 8 ) Decision de la Commission du 12 juin 1978 reglant le différend entre la republique fédérale d'Allemagne, d'une pan, et la Belgique et les Pays-Bas. d'autre pan, au suhet de la fixation du niveau des tarifs obligatoires applicables aux transpons de marchandises par route entre les États membres en cause.

( 9 ) Loi relative aux transpons rémunères de choses par véhicules automobiles, comme nous avons deja eu l'occasion de le dire.

( 10 ) Notamment, arrets du 19. 3. 1964, Unger, affaire 75/63, Recueil p. 364, et du 6. 5. 1982, Lee, affaire 152/79, motif II, Recueil p. 1507.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 12/82
Date de la décision : 26/10/1982
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Tribunal de police de Verviers (1er canton) - Belgique.

Transports par route - Tarifs à fourchettes.

Transports


Parties
Demandeurs : Ministère public
Défendeurs : Joseph Trinon.

Composition du Tribunal
Avocat général : Rozès
Rapporteur ?: Pescatore

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1982:365

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