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23/09/1982 | CJUE | N°272/81

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Rozès présentées le 23 septembre 1982., Société RU-MI contre Fonds d'orientation et de régularisation des marchés agricoles (FORMA)., 23/09/1982, 272/81


CONCLUSIONS DE MME L'AVOCAT GÉNÉRAL SIMONE ROZÈS,

PRÉSENTÉES LE 23 SEPTEMBRE 1982

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Vous êtes saisis par le tribunal administratif de Paris de deux demandes de décision préjudicielle relatives à des règlements, pris dans le cadre de la politique agricole commune, octroyant une aide communautaire aux opérateurs économiques qui satisfont aux conditions qu'ils énoncent. Ces deux règlements s'insèrent dans les efforts entrepris par la Communauté pour écouler les excédents de lait écrémé. Dans le

premier cas, celui de l'affaire RU-MI (affaire 272/81), le lait est dénaturé pour servir à
...

CONCLUSIONS DE MME L'AVOCAT GÉNÉRAL SIMONE ROZÈS,

PRÉSENTÉES LE 23 SEPTEMBRE 1982

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Vous êtes saisis par le tribunal administratif de Paris de deux demandes de décision préjudicielle relatives à des règlements, pris dans le cadre de la politique agricole commune, octroyant une aide communautaire aux opérateurs économiques qui satisfont aux conditions qu'ils énoncent. Ces deux règlements s'insèrent dans les efforts entrepris par la Communauté pour écouler les excédents de lait écrémé. Dans le premier cas, celui de l'affaire RU-MI (affaire 272/81), le lait est dénaturé pour servir à
l'alimentation des animaux autres que les jeunes veaux; dans le second, qui met en cause la société Laitière de Gacé (affaire 273/81), il est transformé en un produit relativement élaboré, le caséinate, destiné notamment à l'industrie alimentaire.

Dans les deux espèces, l'aide, importante, prévue par la réglementation communautaire n'a pu être accordée faute pour l'opérateur d'avoir satisfait à une prescription technique indispensable, selon la Commission, pour atteindre les objectifs de cette réglementation. Dans les deux affaires, il n'est toutefois pas contesté que le lait mis en œuvre a été retiré du circuit communautaire, que le produit transformé a reçu la destination prévue par la réglementation, que les opérateurs ont agi de bonne foi
et que le non-versement de l'aide leur inflige une très lourde perte.

Malgré les analogies que nous venons de mentionner, nous préférons présenter des conclusions séparées sur chacune de ces affaires. Le problème essentiel qu'elles posent toutes deux est en effet celui de la validité de la prescription technique non respectée au regard du principe général de droit communautaire appelé principe de proportionnalité. Or, comme le représentant de la Commission l'a souligné avec raison, l'examen de la validité d'un règlement au titre du respect de ce principe doit être
mené cas par cas. Cet examen consiste à analyser le rapport qui existe entre les objectifs poursuivis par une réglementation et les moyens mis en œuvre pour les réaliser. Ces objectifs et ces moyens pouvant varier considérablement d'une réglementation à l'autre, l'examen du rapport existant entre eux variera également, nécessairement, en fonction de ces différences mêmes.

A ce motif déjà suffisant s'ajoute que, dans la seule affaire 272/81, RU-MI, le tribunal administratif a posé une question relative à l'interprétation du règlement pertinent.

Les présentes conclusions ne porteront donc que sur cette affaire.

I — Commençons par rappeler les faits.

La société RU-MI (Rungis-Milk) Sari, au capital de 500000 FF, s'est portée adjudicataire, le 14 mai 1979, de 250 tonnes de lait écrémé en poudre, en application du règlement no 1844/77 de la Commission du 10 août 1977. Ce règlement institue, à son article 1, une aide spéciale pour le lait ainsi vendu par adjudication s'il est dénaturé, entre autres, suivant l'une des formules figurant à l'annexe, paragraphe 1, du règlement no 368/77 de la Commission du 23 février 1977 ( 1 ).

L'offre de la société RU-MI n'étant pas supérieure au montant maximal de l'aide déterminé par la Commission et étant accompagnée de la caution bancaire requise, fut acceptée, le 12 mai 1979, par la société Interlait, laquelle est chargée par l'organisme d'intervention français compétent, le FORMA ( 2 ), de la gestion des contrats d'adjudication et de dénaturation. Par contrat des 22 et 28 mai 1979, la société RU-MI a vendu notamment 50 tonnes provenant de l'adjudication à la société Biard, dont les
ateliers sont agréés par Interlait, à la condition que Biard effectue la dénaturation conformément à la formule I B de l'annexe, paragraphe 1, du règlement no 368/77. Dans cette formule, la dénaturation du lait écrémé en poudre est obtenue en ajoutant à 100 kilos de lait au moins 20 kilos de farine de poisson non désodorisée ou ayant encore une odeur bien marquée, 300 grammes de fer sous forme de sulfate ferreux heptahydraté et 120 grammes de cuivre sous forme de sulfate de cuivre pentahydraté. Le 6
juin 1979, Interlait délivrait à la société RU-MI le permis de transformation nécessaire, avec cette précision que la dénaturation devait avoir lieu en présence d'un contrôleur agréé. Les opérations de dénaturation eurent effectivement lieu en présence du contrôleur dans les ateliers de la société Biard, du 11 au 16 juin 1979, et des échantillons représentatifs du produit transformé furent prélevés aux fins d'analyses.

A la suite de celles-ci, auxquelles procéda le Bureau des produits laitiers du service vétérinaire d'hygiène alimentaire du ministère de l'agriculture, Interlait dut informer RU-MI, par lettre du 21 août 1979, qu'il ne pouvait établir l'attestation de dénaturation visée à l'article 13, paragraphe 7, du règlement no 1844/77, ni lui restituer sa caution, sauf avis contraire du FORMA. Les analyses avaient en effet établi «la non-conformité de l'opération de dénaturation du fait de la taille des
particules du sulfate de cuivre» conduisant «à une hétérogénéité du mélange qui ne permet pas un dosage rigoureux». Le défaut d'établissement de l'attestation de dénaturation priva RU-MI de l'aide qu'elle escomptait, l'article 14 du règlement no 1844/77 subordonnant ce paiement à la production de ce document. Le FORMA ne pouvant libérer la caution, la perte résultant pour RU-MI de la retenue de celle-ci et du non-versement de l'aide de dénaturation correspondant aux 50 tonnes en cause fut de 270100
FF.

Le 17 septembre 1979, la gérante de la société RU-MI écrivit au FORMA pour lui demander de bien vouloir examiner la possibilité d'attribuer l'aide et d'accorder mainlevée sur la caution. Elle exposait notamment que les établissements Biard lui avaient confirmé avoir utilisé du sulfate de cuivre en provenance du même fournisseur depuis quelques années et qu'à aucun moment cette entreprise n'avait douté des nonnes en ce qui concerne la granulométrie. Eilė indiquait également qu'il ne restait plus de
trace de la marchandise dénaturée qui avait été utilisée entre-temps comme l'exige le règlement no 1844/77. Elle renouvela ensuite sa requête par lettre du 17 janvier 1980 sous la forme d'un recours gracieux portant demande de décision préalable.

Le 7 février 1980, le FORMA adressa un télex à la Commission où il soulignait notamment qu'à son sens l'objectif du règlement avait été atteint «puisque l'organisme d'intervention s'est assuré que la poudre a été dénaturée en vue d'une utilisation dans les aliments pour porcs et volailles» et demandait si, «compte tenu de la disproportion entre la sanction et la faute commise», il n'était pas possible de «verser l'aide et de libérer le cautionnement ou d'appliquer une pénalité».

La Commission suggéra alors de faire procéder à un complément d'analyse qui donna les résultats suivants, communiqués dans une lettre adressée le 19 mai 1980 par le service vétérinaire d'hygiène alimentaire au FORMA:

— «les quantités minimales de traceur incorporées selon la formule Ī B, définie en annexe au règlement no 368/77, sont respectées»;

— «de même, les prescriptions relatives aux caractéristiques auxquelles doivent répondre les dénaturants utilisés sont respectées et notamment» celle exigeant «que 30 % au moins des particules du sulfate de cuivre (aient) une taille inférieure à 200 microns», comme le précise le paragraphe 3 B de la même annexe;

— en revanche, en raison de la «très grande variation dans la taille» de ses grains, «avec la présence de gros cristaux non broyés pouvant atteindre quelques millimètres», le sulfate de cuivre mis en œuvre n'est «pas réparti de façon uniforme dans l'échantillon, ..., du produit fini», contrairement à ce que prévoit le D du même paragraphe.

De ces attestations, il découle, selon nous, que la seule disposition que la société RU-MI n'a pas respectée est celle relative à la répartition uniforme. Étant donné la présence d'au moins 30 % de particules inférieures à 200 microns, on ne peut écarter, en revanche, que l'obligation que le sulfate de cuivre soit finement moulu ait été respectée.

Le FORMA communiqua ces résultats à la Commission par télex du 17 juin 1980, dans lequel il précisait que la mauvaise répartition du sulfate de cuivre avait été constatée lors de la série d'analyses originaires et qu'une analyse complémentaire sur ce point était impossible, aucun échantillon du produit n'ayant été conservé.

La Commission fit connaître son avis par un télex du 7 juillet 1980 où, sur la base de la constatation du FORMA suivant laquelle le «dénaturant n'avait pas été réparti dans le lot de poudre de lait de façon homogène», elle indiquait que 4e FEOGA ( 3 ) ne pourrait pas financer l'aide en cause.

Dans l'intervalle, la société RU-MI avait saisi, le 23 juin 1980, le tribunal administratif de Paris d'un recours en annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet par le FORMA de son recours gracieux du 17 janvier 1980 et d'une demande de délivrance de l'attestation de dénaturation lui permettant d'obtenir paiement de la somme de 270100 FF. A l'appui de ses prétentions, elle fit valoir notamment que l'application faite en l'espèce par le FORMA du règlement no 1844/77 est
contraire à son objet et viole le principe de la proportionnalité, alors que la non-conformité du produit n'est que mineure.

L'appréciation du bien-fondé de ce moyen exigeant l'interprétation et l'appréciation de la validité du règlement communautaire concerné, le tribunal administratif de Paris a sursis à statuer et vous demande de vous prononcer sur les questions préjudicielles suivantes:

1. La circonstance que la dénaturation du produit concerné ne s'écarte que très légèrement de la norme habituellement admise est-elle de nature à permettre de priver totalement l'opérateur du bénéfice de l'aide spéciale instaurée par le règlement no1844/77?

2. Dans l'affirmative, ce règlement ne viole-t-il pas le principe de la proportionnalité et est-il valide en ce qu'il permet, par la rédaction de ses articles 13, paragraphe 7, et 14, d'appliquer la même sanction à l'absence totale de dénaturation et à la dénaturation réalisée, mais non entièrement conforme?

II — La première question qui vous est posée est une question d'interprétation du règlement. Telle qu'elle fut éclairée par les explications de l'avocat de la société RU-MI, elle vise à savoir s'il est possible de faire prévaloir une interprétation souple de ce texte, qui permettrait d'éviter qu'une non-conformité qualifiée de très légère, non seulement par l'opérateur économique mais aussi par l'organisme d'intervention, à une de ses dispositions techniques se traduise par la perte toule d'une aide
d'un montant très élevé au détriment d'opérateurs économiques de bonne foi.

Avant d'apporter une réponse à cette question, il nous paraît indispensable d'émettre une observation au sujet de son libellé. Les mots «norme habituellement admise» ne peuvent, à notre sens, être maintenus. Par cette expression, le tribunal de renvoi vise en fait l'obligation d'une répartition de façon uniforme du sulfate de cuivre; c'est donc une condition imperative — et non habituellement admise — énoncée par la réglementation communautaire.

A notre avis est ainsi posée la question de l'interprétation du règlement no 1844/77 en ce sens que l'aide spéciale prévue ne peut être totalement rerusée à un produit dénaturé dans des conditions qui ne s'écartent que très légèrement de celles qu'il exige.

1. Une telle interprétation est, à notre sens, clairement impossible.

Elle revient, en effet, à demander à l'organisme national d'intervention de ne pas tenir compte des prescriptions du règlement qui subordonne le paiement de l'aide à la présentation de l'attestation de dénaturation et la délivrance de celle-ci au respect de l'obligation de répartition uniforme du sulfate de cuivre. En d'autres termes, si elle était retenue, elle permettrait à cet organisme de ne pas appliquer totalement les règles communautaires en vigueur. Mais alors, quelles autres règles
appliquerait-il? Quel en serait le contenu? Qui en serait l'auteur? Voudrait-on lui donner le róle de législateur communautaire d'appoint? Les conséquences de cette suggestion sont évidemment inacceptables.

Par définition, un règlement est obligatoire dans tous ses éléments unt qu'il n'a pas été jugé, en tout ou en partie, contraire à une règle de droit communautaire qui lui est supérieure. C'est ce qu'énonce l'article 189, alinéa 2, du traité et ce que rappelle la phrase finale de tous les règlements, dont ceux en cause, qui ne font pas exception à la règle. Rien ne permet donc de considérer qu'il y aurait une hiérarchie dans la force juridique des différentes prescriptions des règlements nos 368
et 1844/77, celles de nature purement technique devant être considérées comme secondaires, voire facultatives. C'est pourquoi le rôle des organismes nationaux d'intervention, comme le FORMA, est limité à la pure exécution «des interventions qui comportent la mise en oeuvre des ressources communautaires» ( 4 ), à l'exclusion, d'une part, de tout pouvoir d'interprétation et, d'autre part, d'appréciation de la valeur juridique du droit communautaire. A supposer qu'un organisme national s'arroge
unilatéralement pareil pouvoir, il s'exposerait au risque du refus du FEOGA de rembourser les montants qu'il a versés sur cette base ( 5 ).

2. S'il en était besoin, deux de vos arrêts qui ne sont pas sans présenter quelque analogie avec le cas présent confirment cette analyse.

Dans les affaires jointes 146, 192 et 193/81, Baywa et autres, il était demandé si une prime à la dénaturation de céréales est versée à tort seulement lorsque les produits dénaturés peuvent encore être utilisés pour la consommation humaine, ou même lorsque les normes de la méthode de dénaturation fixées par la réglementation communautaire pertinente n'ont pas été respectées, autrement dit, si les règles relatives à la méthode à employer peuvent être négligées par un organisme national
d'intervention lorsqu'il est acquis que l'objectif de la réglementation est atteint. Par son arrêt du 6 mai dernier, la Cour a répondu qu'il résulte des termes mêmes de la disposition pertinente «qu'en cas de dénaturation par coloration, seule la méthode définie par le droit communautaire peut être utilisée» ( 6 ) et elle a ajouté : «Ces dispositions présentent un caractère impératif. Ce caractère est, d'ailleurs, conforme au principe rappelé à plusieurs reprises par la jurisprudence de la Cour
selon lequel les dispositions du droit communautaire et, en particulier, celles des règlements du Conseil ou de la Commission qui ouvrent droit à des prestations financées par les fonds communautaires, doivent être interprétées strictement. Au surplus, (les) écarter ... créerait un double risque: d'une part, selon les États membres et à l'intérieur même de chaque État membre, l'appréciation du point de savoir si les moyens mis en oeuvre pour la dénaturation ont rendu le blé ou le seigle impropres
à la consommation humaine pourraient varier, d'autre part, l'égalité entre les opérateurs économiques qui prétendent à une prime à la dénaturation sur les fonds communautaires du Fonds européen d'orientation et de garantie agricole (FEOGA) pourrait être compromise» ( 7 ). Il est clair que cette réponse est également valable pour les motifs qu'elle énonce dans le cas d'une aide spéciale à la dénaturation du lait écrémé en poudre destiné à l'alimentation des animaux autres que les jeunes veaux, qui
est refusée, bien que ce lait dénaturé ait été consommé conformément à la destination prévue par la réglementation communautaire parce qu'un des composants de la formule de dénaturation n'était pas uniformément réparti dans le mélange, contrairement à ce que prévoit cette réglementation.

Dans l'affaire 101/78, Granaria, vous était posée la question de savoir si l'organisme d'intervention néerlandais était tenu de refuser la délivrance d'un certificat, en application d'un règlement ensuite déclaré non valide, à tous ceux qui ne satisfaisaient pas aux conditions prescrites par ce règlement tant que son invalidité n'avait pas été reconnue. Or, vous avez répondu qu'il résulte «du système législatif et juridictionnel institué par le traité que, si le respect du principe de la légalité
communautaire comporte, pour les justiciables, le droit de contester judiciairement la validité des règlements, ce principe implique également, pour tous les sujets du droit communautaire, l'obligation de reconnaître la pleine efficacité des règlements unt que leur non-validité n'a pas été établie par une juridiction compétente» et que, dès lors qu'un opérateur ne satisfait pas aux conditions prescrites, le refus de délivrance du certificat s'imposait à l'autorité nationale ( 8 ).

Le problème soulevé dans cette affaire ne se pose donc pas sur le terrain de l'interprétation de la prescription non respectée, mais sur celui de l'appréciation de sa validité.

III — C'est sur celle-ci que le tribunal administratif de Paris vous invite à vous prononcer, en vous demandant par sa deuxième question si le règlement no 1844/77 ne viole pas le principe de proportionnalité en ce qu'il permet d'appliquer la même sanction à l'absence totale de dénaturation et à la dénaturation réalisée, mais non entièrement conforme.

1. Avec une telle formulation, cette question ne peut guère recevoir qu'une réponse, à savoir que le principe de proportionnalité a été effectivement violé par le règlement no 1844/77. A l'évidence, il est contraire au principe de proportionnalité — et même, pourrait-on dire, au simple sens de l'équité — d'imposer la même sanction à la violation d'une obligation essentielle et à celle d'une obligation manifestement accessoire prévues par un même texte. C'est d'ailleurs ce que la Cour a dit pour
droit dans son arrêt Buitoni ( 9 ), précédent dont la requérante au principal n'a cessé de se prévaloir pendant la procédure et dont le dispositif a inspiré le choix du libellé de la question posée.

Mais encore faut-il savoir si cette problématique se retrouve bien en l'espèce. Est-on certain que, dans l'affaire RU-MI aussi, un règlement communautaire frappe d'une sanction unique la violation d'une obligation essentielle (ici, l'absence totale de dénaturation) et celle d'une obligation clairement secondaire (la dénaturation réalisée, mais non entièrement conforme)? Si l'affaire RU-MI n'entre pas dans ce cas de figure, il conviendra de ne pas se tenir à la réponse que nous venons de donner,
bien qu'elle corresponde parfaitement à la formulation choisie. Puisque, par le renvoi préjudiciel, le tribunal administratif de Paris a estimé que la solution du litige dépendait de l'interprétation du droit communautaire, une réponse inadéquate sur ce terrain lui enlèverait toute possibilité de trancher.

Or, nous croyons que, pour deux raisons, il y a un trop grand décalage entre les termes de cette question et les problèmes de droit communautaire que pose l'affaire, spécialement sous l'angle du respect du principe de proportionnalité. La première de ces raisons concerne l'emploi du mot «sanction». S'agissant du refus d'octroi d'une aide, autrement dit d'un avantage lié à une activité (la transformation en aliments pour animaux) que les propriétaires de lait écrémé n'étaient pas tenus
d'entreprendre, ce terme est à écarter. C'est ce que vous avez jugé dans votre arrêt Pardini du 26 juin 1980, relatif à l'interprétation et à la validité d'une disposition prévoyant que les duplicata, éventuellement délivrés en cas de perte de certificats d'exportation, ne peuvent pas être produits aux fins de la réalisation d'une opération d'exportation. Le juge de renvoi ayant qualifié cette disposition de sanction très grave, vous avez tenu à «faire remarquer à titre préliminaire que les
dispositions réglementaires en cause ne sauraient être comprises comme infligeant à l'opérateur, en cas de pene du certificat, une ‘sanction’ au sens propre du terme» ( 10 ).

La comparaison sous-jacente à la formulation retenue entre l'opérateur qui, en violation manifeste du règlement no 1844/77, n'a pas procédé à la dénaturation et celui qui a satisfait à cette obligation essentielle, mais n'a pas respecté une prescription technique concernant le mode de dénaturation, est-elle pertinente? Nous en doutons. En effet, son premier terme paraît constituer une hypothèse d'école, car, en raison des garanties prises, la présentation d'une offre à une adjudication en
application du règlement no 1844/77 pour ensuite ne pas opérer ou faire opérer la dénaturation serait très risquée. D'une part, l'existence et le montant de la caution bancaire devant accompagner l'offre et, d'autre part, la postériorité du versement de l'aide par rapport à la réalisation de la dénaturation — obligatoirement faite de surcroit dans un atelier agréé et en présence d'un contrôleur officiel — excluent à notre avis que participent à ce type d'adjudication tant un opérateur malhonnête
se présenunt avec l'intention de ne pas dénaturer que celui qui n'aurait pas les capacités techniques, financières ou commerciales nécessaires pour remplir ses engagements.

Mais, s'il est utile de reformuler cette question, comment la comprendre? Peut-on se contenter d'éliminer la référence à l'opérateur qui n'a pas dénaturé et se demander s'il n'y a pas un écart excessif, contraire au principe de proportionnalité, entre le manquement à la réglementation communautaire et la sanction qu'entraîne ce manquement?

A l'instar de la Commission, nous estimons que, si la règle qui n'a pas été respectée était indispensable pour atteindre l'objectif fixé par la réglementation communautaire, sa violation ne pouvait entraîner que le non-versement de l'aide, une solution moins rigoureuse étant insuffisamment dissuasive pour garantir que le lait dénaturé ne soit pas utilisé pour l'alimentation des veaux. C'est pourquoi il ne nous paraît pas possible d'étendre au cas présent la solution des règlements de la
Commission no 1725/79 du 26 juillet 1979, relatif aux modalités d'octroi des aides au lait écrémé transformé en aliments composés et au lait écrémé en poudre destiné à l'alimentation des veaux, et no 2851/80 du 31 octobre 1980 modifiant le précédent. Le premier prévoit une diminution proportionnelle du montant de l'aide pour chaque fraction de la teneur en eau dépassant la norme prescrite ( 11 ) et le second la possibilité, dans certains cas, de recevoir l'aide moyennant le versement d'une
caution lorsque le produit fabriqué ne contient pas la quantité de lait exigée ( 12 ). Ces solutions ne sont pas transposables parce qu'elles ne répondent pas aux mêmes finalités que le règlement no 1844/77, condition qui est — comme l'a souligné M. l'avocat général Reischl dans ses conclusions dans l'affaire Zuckerfabrik Franken ( 13 ) — indispensable à cet effet: concernant l'alimentation des veaux, le règlement no 1725/79 modifié n'a pas pour objectif — et ne pouvait avoir — la prévention
d'une fraude résultant d'un détournement d'usage.

Ces développements ne sont toutefois pas encore satisfaisants: répondre que, à la condition qu'une disposition d'un règlement ne soit pas manifestement inutile pour atteindre un objectif fixé par celui-ci, sa violation peut légitimement entraîner le refus de toute aide, conduit à répondre à la question par une autre question. En effet, il est alors demandé au tribunal administratif de Paris d'apprécier lui-même la validité de cette règle, alors qu'il vous a précisément chargé de cette mission.

A notre sens, c'est donc d'une autre façon que la disposition violée doit être appréciée au regard du principe de proportionnalité. La comparaison doit porter non entre elle et la conséquence de sa violation, mais, comme l'a suggéré à l'audience le représentant du FORMA, entre elle et le but du règlement dont elle a comme objet d'assurer le respect.

La vraie question posée par cette affaire, celle dont dépend sa solution, nous parait dès lors être de savoir si l'exigence de répartition uniforme du sulfate de cuivre utilisé dans la formule de dénaturati o n I B de l'annexe, paragraphe 1, du règlement no 368/77, exigence énoncée au D du paragraphe 3 de cette annexe, est ou non manifestement inutile pour réaliser l'objectif du règlement no 1844/77 d'éviter que les produits ainsi dénaturés soient utilisés pour l'alimentation des jeunes veaux.
Dans l'affirmative, il faudrait conclure que le principe de proportionnalité a bien été violé.

Ajoutons que nous ne pensons pas que, jusqu'à présent, vous aviez eu l'occasion d'exercer votre contrôle de l'appréciation de validité au titre du principe de proportionnalité sur une prescription de ce type.

2. Le principe de proportionnalité ici en cause, qui «exprime l'exigence d'une proportion stricte entre le but légal que le législateur poursuit et les moyens choisis pour la réalisation de ce but» ( 14 ) est aujourd'hui reconnu de longue date par votre jurisprudence puisque, même en se limitant au contentieux né de l'application du traité CEE, les premiers arrêts qui en font application remontent au 17 décembre 1970 ( 15 ). En matière agricole, on peut déjà trouver une illustration de ce principe,
par ailleurs «sous-jacent à l'ordre communautaire» tout entier ( 16 ), dans l'article 40, paragraphe 3, du traité, suivant lequel une organisation commune des marchés «peut comporter toutes les mesures nécessaires pour atteindre les objectifs» de la politique agricole commune, ce qui, tourné de façon négative, revient à interdire à l'autorité communautaire de prendre des mesures autres que celles nécessaires à la poursuite des buts en question ( 17 ).

Pour que sa violation soit établie, il faut non seulement qu'il y ait disproportion entre le but poursuivi et les moyens employés, mais encore que cette disproportion soit manifeste ( 18 ). Cette exigence est, à notre sens, justifiée. Les réglementations soumises au contrôle de proportionnalité sont prises, le plus souvent, dans des domaines nécessitant l'évaluation d'une situation économique complexe, en l'espèce celle de la situation du marché des produits laitiers. Par conséquent, on se trouve
en présence d'un secteur où les autorités communautaires doivent bénéficier d'une grande liberté d'appréciation dans la détermination des normes appropriées qui ne doit trouver de limite qu'en cas de violation patente d'une règle de droit supérieure.

3. En l'espèce, il n'est contesté par aucun des intervenants à la présente procédure que le règlement no 1844/77 poursuit deux objectifs dont aucun n'est d'une importance mineure.

Le premier est celui de la dénaturation du lait, destinée à le rendre impropre à l'alimentation humaine. L'adjonction de farine de poisson non désodorisée suffit à garantir qu'il est atteint.

Le deuxième consiste à rendre impossible l'utilisation du lait ainsi dénaturé pour l'alimentation des jeunes veaux. Cet objectif est clairement exprimé au troisième considérant du règlement qui dispose que, «compte tenu de l'importance de l'aide accordée, il est nécessaire d'arrêter les mesures garantissant que le lait écrémé en poudre n'est pas détourné de sa destination» et «qu'il convient, à cet effet, de reprendre l'obligation pour les acheteurs, prévue par le règlement (CEE) no 368/77,
d'effectuer une dénaturation du lait écrémé en poudre ... de façon à exclure son utilisation dans l'alimentation des veaux». Il se justifie par le montant considérablement plus élevé de l'aide destinée à l'alimentation des animaux autres que les jeunes veaux, qui est — nous a-t-on précisé à l'audience — d'environ 100 Écus par 100 kg, que celle prévue pour l'alimentation des jeunes veaux, qui est de l'ordre de 60 Écus pour la même quantité. Les dispositions par lesquelles la Commission cherche à
prévenir les détournements sont celles relatives aux composants autres que la farine de poisson, à savoir, pour la formule ici en cause, le sulfate de fer et le sulfate de cuivre. C'est donc par rapport à ce seul objectif qu'il faut déterminer si la règle de la répartition uniforme du sulfate de cuivre constitue ou non une exigence manifestement inutile. Tel est, à notre avis, le cœur du débat.

4. D'un côté, la société RU-MI nous certifie, sur la base de l'avis d'un expert, que l'incorporation dans le mélange d'une quantité de sulfate de cuivre conforme — et même en l'espèce largement supérieure — à la quantité minimale prescrite par la formule I B et la présence de 30 % au moins de particules de ce sulfate d'une taille inférieure à 200 microns garantissent absolument que le produit final ainsi obtenu ne peut pas être détourné de sa destination pour être employé dans l'alimentation des
jeunes veaux.

La Commission au contraire nous assure, en se fondant également sur un expert, que la répartition uniforme est nécessaire pour éviter le risque qu'une quantité de poudre de lait dans laquelle le sulfate n'a pas été réparti soit physiquement séparée du reste du mélange et puisse dès lors servir à l'alimentation des jeunes veaux. Pour la Commission, cette séparation est techniquement possible, soit par la méthode du tamisage, soit par celle des vibrations, et économiquement rentable vu la
différence considérable entre l'aide pour l'alimentation des veaux et l'aide pour l'alimentation des autres animaux.

A cet argument précis, la société RU-MI répond, sur le plan technique, qu'aucune toile de tamisage n'a en fait de mailles suffisamment étroites pour retenir les particules de sulfate de cuivre; qu'en fait, sur le plan économique, la séparation évoquée par la Commission, à la supposer techniquement possible, nécessiterait de transponer le lait dénaturé dans une entreprise qui disposerait d'installation adéquates à l'opération de tamisage supposée, ce qui rendrait le coût de l'opération absolument
prohibitif.

Dans ce débat, la position de la requérante au principal nous semble plus solide que celle de la Commission. Ses arguments avancés pour répondre aux objections soulevées par la Commission paraissent en particulier ne pas pouvoir être raisonnablement réfutés.

C'est pourquoi nous concluons à ce que vous disiez pour droit que:

— dès lors que toutes les autres conditions prescrites par le règlement no 1844/77 de la Commission sont respectées, notamment celle relative à la quantité de sulfate de cuivre requise pour la dénaturation de la poudre de lait suivant la formule I B de l'annexe, paragraphe 1, du règlement no 368/77 de la Commission, l'exigence de la répartition uniforme de ce sulfate, prescrite au paragraphe 3, D, de la même annexe, est invalide comme contraire au principe de proportionnalité en ce qu'elle est
manifestement inutile pour réaliser l'objectif du règlement no 1844/77 d'éviter que les produits ainsi dénaturés soient utilisés pour l'alimentation des jeunes veaux.

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( 1 ) Article 9, paragraphe 2, 1er tiret, du règlement no 1844/77.

( 2 ) FORMA: Fonds d'orientation et de régularisation des marches agricoles.

( 3 ) FEOGA: Fonds européen d'orientation et de garantie agricole.

( 4 ) Decret françali no 61-827 du 29. 7. 1961, modifie, instituam le FORMA.

( 5 ) Arret du 7. 2. 1979 dans l'affaire 11/76, Pays-Bas/ Commission, Recueil p. 245;

Arret du 7. 2. 1979 dans l'affaire 18/76, République federale d'Allemagne/Commission, Recueil p. 343.

( 6 ) Société Baywa AG et autres, motif 9.

( 7 ) Motif 10.

( 8 ) Arret du 13. 2. 1979, Granaria, attendus 3 à 6, Recueil p. 636 et 637.

( 9 ) Arrêt du 20. 2. 1979 dans l'affaire 122/78, SA Buitoni/FORMA, motifs 20 et 21, Recueil p. 685.

( 10 ) Fratelli Pardini SpA, affaire 808/79, motif M, Recueil 1980, p. 2119.

( 11 ) Article I, paragraphe 4, alinéa 4.

( 12 ) Nouveaux alineas de l'article 4, paragraphe 1, du reglement no 1725/79.

( 13 ) Affaire 77/81.

( 14 ) Neri, «Le principe de proportionnalité dans la jurisprudence de la Cour relative au droit communautaire agricole», revue trimestrielle de droit europeen, 1981, no 4, p. 653.

( 15 ) Internationale Handelsgesellschaft, affaire 11/70, Recueil 1970, p. 1125, et Koster, affaire 25/70, Recueil p. 1161.

( 16 ) Arrêt du 5. 5. 1981 dans l'affaire 112/80, Durbeck, motif 40. Recueil p. 118.

( 17 ) En ce sens: Druesne, «La jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes en matière agricole», 5e theme: Principe de proportionnalité, Revue du marche commun no 224, février 1979, p. 84.

( 18 ) Arrêt du 5. 7. 1977 dans l'affaire 114/76, Bergmann KG, attendu 7, Recueil p. 1221;

Arrêt du 20. 2. 1979 dans l'affaire 122/78, SA Buitoni, attendu 20, Recueil p. 685;

Arrêt du 21. 6. 1979 dans l'affaire 240/78, Atalanta Amsterdam BV, motifs 14 et 15, Recueil p. 2150-2151.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 272/81
Date de la décision : 23/09/1982
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Tribunal administratif de Paris - France.

Aide à la dénaturation du lait écrémé.

Agriculture et Pêche

Produits laitiers

Aliments des animaux


Parties
Demandeurs : Société RU-MI
Défendeurs : Fonds d'orientation et de régularisation des marchés agricoles (FORMA).

Composition du Tribunal
Avocat général : Rozès
Rapporteur ?: O'Keeffe

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1982:313

Source

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