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18/05/1982 | CJUE | N°58/81

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général VerLoren van Themaat présentées le 18 mai 1982., Commission des Communautés européennes contre Grand-Duché de Luxembourg., 18/05/1982, 58/81


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. PIETER VERLOREN VAN THEMAAT,

présentées le 18 mai 1982 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs ies Juges,

1. L'objet de la requête

La Commission demande à la Cour de constater que le grand-duché de Luxembourg a manqué aux obligations qui lui incombent en venu de l'article 119 du traité CEE et de la directive 75/117 du 10 février 1975 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l'application du principe de l'égalité des rémunérations entre les travaill

eurs masculins et les travailleurs féminins, en n'ayant pas pris, dans le délai prévu à l'article 8, pa...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. PIETER VERLOREN VAN THEMAAT,

présentées le 18 mai 1982 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs ies Juges,

1. L'objet de la requête

La Commission demande à la Cour de constater que le grand-duché de Luxembourg a manqué aux obligations qui lui incombent en venu de l'article 119 du traité CEE et de la directive 75/117 du 10 février 1975 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l'application du principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins, en n'ayant pas pris, dans le délai prévu à l'article 8, paragraphe 1, de ladite directive, les mesures
nécessaires pour éliminer les distorsions dans les conditions d'octroi de l'allocation de chef de famille aux fonctionnaires.

2. Rapport avec d'autres affaires

La présente procédure a trait à la première affaire portée par la Commission devant la Cour au titre de l'article 169 du traité CEE concernant le principe de l'égalité des rémunérations. La Commission a encore saisi la Cour d'une deuxième affaire, dirigée contre le Royaume-Uni, dans laquelle la procédure orale a eu lieu le mėme jour que dans la présente affaire. Un recours contre le royaume de Belgique, enregistré sous le no 57/81 et portant sur un problème analogue à celui du recours contre le
Luxembourg, a pu être radié, à la demande de la Commission, après que le gouvernement belge eut pris les mesures nécessaires pour se conformer à ses obligations. Ces affaires sont toutes les trois le. corollaire du rapport que Ja Commission a publié, le 16 janvier 1979, au titre de l'article 9 de la directive sur «l'égalité des rémunérations» du 16 janvier 1979, concernant l'application de celle-ci.

3. Les particularités de l'affaire luxembourgeoise

Au grand-duché de Luxembourg, une allocation appelée allocation de chef de famille est attribuée aux fonctionnaires de l'État au titre de l'article 9 de la loi du 22 juin 1963, fixant le régime des traitements desdits fonctionnaires, qui est également applicable aux fonctionnaires des communes en venu de la loi du 28 juillet 1954. Pour ce qui est du texte de la disposition législative concernée, nous nous permettons de renvoyer au rapport d'audience.

Cette allocation de chef de famille est attribuée au chef de famille, cette dernière notion étant précisée plus loin dans l'article. Il en ressort qu'en cas de mariage, c'est toujours le fonctionnaire marié de sexe masculin qui est considéré comme chef de famille. Le fonctionnaire marié de sexe féminin ne se voit reconnaître cette qualité que par voie d'exception, à savoir dans les seuls cas où son conjoint n'est pas en mesure en quelque sorte de pourvoir aux frais du ménage. En conséquence, le
fonctionnaire marié de sexe masculin a toujours droit à l'allocation de chef de famille, alors que le fonctionnaire marié de sexe féminin n'y a droit que dans des cas exceptionnels.

Lorsque la présente procédure a été engagée, une situation similaire semblait exister également dans quelques secteurs économiques tels que les banques et les assurances. Les conventions collectives concernées ont cependant été adaptées, alors que la procédure était en cours. L'agent de la Commission a fait savoir au cours de la procédure orale que les discriminations en cause avaient été totalement supprimées dans ces secteurs de l'économie. En revanche, le projet de loi annoncé, concernant
l'allocation de chef de famille des fonctionnaires n'était toujours pas entré en vigueur. Aussi, la présente affaire a trait uniquement à cette allocation.

4. Les motifs du retard

Eu égard à la présente affaire, il faut observer en premier lieu que, depuis le début de la procédure, le gouvernement luxembourgeois n'a pas contesté que la disposition concernée opérait une discrimination au détriment des fonctionnaires mariés de sexe féminin et qu'elle était contraire au principe de l'égalité des rémunérations. Il a d'ailleurs toujours répondu à la Commission qu'il adopterait les mesures nécessaires pour supprimer ces discriminations. Il ressort du dossier que le retard mis à
adapter la disposition en question est dû à deux séries de facteurs. D'une part, l'adaptation ne peut s'opérer que par la procédure législative qui requiert l'avis de différents organismes et de ce fait, est très longue. D'autre pan, le gouvernement a retiré le premier projet de loi, parce que les amendements et avis auxquels celui-ci a donné lieu auraient entraîné des dépenses supplémentaires trop élevées.

L'agent du gouvernement luxembourgeois a cité le chiffre de 305000000 LFR par an, ce qui constitue en effet un montant impressionnant. Là-dessus, le gouvernement a déposé un nouveau projet de loi qui, selon l'agent du gouvernement luxembourgeois, entraînerait des frais supplémentaires d'un montant annuel de 74000000 LFR. Il a déclaré avoir bon espoir de voir ce projet de loi aboutir encore au cours de l'année 1982.

5. Appréciation de l'affaire

Le gouvernement luxembourgeois a invoqué les causes précitées du retard apporté dans l'adoption du projet de loi non pas à titre de justification, mais simplement à titre d'information.

Cette position est conforme à la jurisprudence constante de la Cour, selon laquelle un État membre ne saurait exciper de dispositions, de pratiques ou de situations relevant du droit interne pour justifier l'inobservation des obligations et des délais imposés par le droit communautaire.

En ce qui concerne le fond de l'affaire, nous estimons que la Commission était fondée à introduire le recours. Nous sommes également d'accord avec son argumentation, telle qu'elle est reproduite dans le rapport d'audience. Tout d'abord, il y a lieu de constater que le principe de l'article 119 du traité CEE est également applicable aux personnels du secteur public, ainsi qu'il ressort selon nous de l'arrêt Defrenne II, Recueil 1976, p. 476, dans lequel, à côté des deux objectifs de l'article 119, à
savoir un objectif économique et un objectif social, la Cour affirme, entre autres à l'attendu 39: «qu'en effet, l'article 119 ayant un caractère impératif, la prohibition de discriminations entre travailleurs masculins et travailleurs féminins s'impose non seulement à l'action des autorités publiques, mais s'étend également à toutes conventions visant à régler de façon collective le travail salarié, ainsi qu'aux contrats entre particuliers». La Cour affirme également, entre autres, sous le point 1
du dispositif, que le principe de l'égalité des rémunérations doit être appliqué lorsque le travail est accompli «dans un même établissement ou service, privé ou public». Ensuite, l'allocation de chef de famille revêt le caractère d'une rémunération au sens de l'article 119, deuxième paragraphe, étant donné qu'elle est payée directement par l'employeur au travailleur en raison de l'emploi de ce dernier. Ce critère a encore été utilisé récemment dans l'arrêt que la Cour de justice a rendu dans
l'affaire Garland (affaire 12/81 du 5. 2. 1982, attendu 5). En outre, il est question d'une discrimination selon le sexe, laquelle peut étre établie par une analyse strictement juridique. Cet aspect ne nécessite donc pas, selon nous, d'être précisé davantage.

Compte tenu de ces éléments, nous pourrions nous en tenir là.

Cependant, la demande de la Commission soulève, selon nous, un problème que nous n'entendons pas soustraire à l'attention de la Cour.

La Commission demande en effet à la Cour de constater que le grand-duché de Luxembourg a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 119 du traité CEE et de la directive 75/117, en ne supprimant pas, dans le délai prévu à l'article 8 de ladite directive, la discrimination en cause dans les conditions d'attribution de l'allocation de chef de famille.

Il ressort du dossier que la notification de la directive a eu lieu le 12 février 1975. En vertu du délai fixé par l'article 8, paragraphe 1, les États membres disposaient d'une année pour mettre en vigueur les mesures législatives, réglementaires et administratives nécessaires, c'est-à-dire que le délai expirait le 12 février 1976.

La question se pose cependant de savoir si, en vertu de la directive, le Luxembourg aurait effectivement dû adopter, au plus tard seulement le 12 février 1976, les mesures nécessaires pour assurer l'application du principe de l'égalité des rémunérations, ou si cette obligation existait déjà au titre de l'article 119 du traité CEE.

Sous le point 2 du dispositif de l'arrêt rendu- dans l'affaire Defrenne H, (affaire 43/75, Recueil 1976, p. 482), la Cour a affirmé, entre autres, que «l'application de l'article 119 devait être pleinement assurée par les anciens États membres à partir du 1er janvier 1962, début de la deuxième étape de transition, et par les nouveaux États membres à partir du 1er janvier 1973, date de l'entrée en vigueur du traité d'adhésion ...», et sous le point 3, elle a affirmé notamment que le délai fixé par la
directive concernant le principe de «l'égalité des rémunérations» est sans effet sur les échéances déterminées, respectivement par l'article 119 du traité CEE et le traité d'adhésion.

Le même arrêt indique, entre autres à l'attendu 60, le rapport existant entre l'article 119 et la directive: la directive a pour objet «de favoriser, au moyen d'un ensemble de mesures à prendre sur le plan national, la bonne application de l'article 119, spécialement en vue de l'élimination de discriminations indirectes, sans pouvoir, cependant, atténuer l'efficacité de cet aniele ou modifier son effet dans le temps».

Sur la base de cette jurisprudence, nous estimons que le Luxembourg, qui a la qualité d'ancien État membre, était tenu, dès le 1er janvier 1962, d'assurer pleinement l'application du principe de «l'égalité des rémunérations», en vertu de l'article 119.

Le libellé de l'article 119 qui emploie les termes «assurer» et «maintenir», ne s'oppose pas non plus, selon nous, à l'interprétation selon laquelle les États membres étaient tenus d'adopter, dans le délai mentionné, toutes les mesures nécessaires pour assurer l'application du principe, en dépit du fait que l'article n'emploie pas expressément les termes «supprimer» ou «adoption de mesures». Cette idée, selon nous, est également contenue en filigrane dans l'arrêt Defrenne II, dans la mesure où la
Cour affirme, à l'attendu 56 ainsi que sous le point 2 du dispositif déjà invoqué, que l'application du principe «devait être pleinement assurée et irréversible», à partir du 1er janvier 1962.

Sous ce rapport, nous soulignons que l'allocation de chef de famille n'a été introduite dans la disposition litigieuse que par la loi de 1963, ainsi qu'il ressort du projet de loi (qui se trouve dans le dossier) portant modification de ladite disposition législative.

Eu égard au délai dans lequel les mesures nécessaires auraient dû étre adoptées, il y a un dernier aspect qui concerne également l'arrêt Defrenne II, dans la mesure où la Cour y affirme que, par voie d'exception, des considérations impérieuses de sécurité juridique telles qu'indiquées dans les attendus 74 et 75 font obstacle, en règle générale, à ce qu'il soit fait appel à l'effet direct de l'article 119 pour les périodes précédant le jour où l'arrêt a été prononcé, à savoir la date du 8 avril 1976.

Ainsi que la Cour l'a expressément déclaré à l'attendu 75, il s'agissait cependant en l'occurrence uniquement du moment à partir duquel l'effet direct pouvait être invoqué. Toutefois, cette question ne se pose pas dans la présente procédure, de sorte que la Cour n'a pas maintenant à se prononcer une nouvelle fois sur ce point. Il nous a semblé nécessaire d'en faire mention, principalement pour des considérations de sécurité juridique. Il est remarquable à cet égard que la date avant laquelle la
directive aurait dû être appliquée se trouve coïncider à peu près avec la date à partir de laquelle la Cour de justice a considéré, dans le deuxième arrêt Defrenne, qu'il était possible d'invoquer l'effet direct de l'article 119. Le rapport entre l'article 119 et la directive, tel qu'indiqué dans l'arrêt Defrenne IL, a bien, selon nous, une autre conséquence pour le recours de la Commission. Celle-ci affirme en effet que le grand-duché de Luxembourg a manqué aux obligations qui lui incombent en
vertu de l'article 119 et de la directive concernant «l'égalité des rémunérations». Comme il a déjà été dit, la Cour a affirmé dans l'arrêt Defrenne II que l'objectif de la directive est de favoriser la bonne application de l'article 119, sans pouvoir, cependant, atténuer l'efficacité de cet article ou modifier son effet dans le temps. Cette position a été confirmée par la jurisprudence ultérieure, par exemple dans l'affaire 96/80, Jenkins (Recueil 1981, p. 927). Selon l'attendu 54 de l'arrêt
Defrenne II, la directive précise à certains égards la portée matérielle de l'article 119 et prévoit au surplus, diverses dispositions «destinées, en substance, à améliorer la protection juridictionnelle des travailleurs...». Cependant, de telles mesures ne sont pas, selon nous, en cause dans la présente affaire, qui porte en fait sur l'affirmation contenue à l'article 3 de la directive aux termes duquel: «Les États membres suppriment les discriminations entre les hommes et les femmes qui découlent
de dispositions législatives, réglementaires ou administratives et qui sont contraires au principe de l'égalité des rémunérations». Toutefois, cette disposition n'a plus aucun rôle, à côté de l'article 119, étant donné l'interprétation que la Cour a donnée à cet article.

Par conséquent, nous estimons qu'il n'était pas correct de demander à la Cour de déclarer que le grand-duché de Luxembourg a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 119 ainsi que des dispositions de la directive. Selon nous, la Cour pourrait se borner à constater que le grand-duché de Luxembourg a violé l'article 119.

Sur la base de ce qui précède, nous proposons de conclure comme suit: le grand-duché de Luxembourg a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 119, en n'adoptant pas les mesures nécessaires pour supprimer la discrimination introduite en infraction à l'article 119 dans les conditions d'ouverture du droit aux allocations de chef de famille des fonctionnaires.

En outre, il y a lieu de condamner le gouvernement luxembourgeois aux dépens.

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( 1 ) Traduit du neerlandais


Synthèse
Numéro d'arrêt : 58/81
Date de la décision : 18/05/1982
Type de recours : Recours en constatation de manquement - fondé

Analyses

Manquement d'État - Égalité de rémunération.

Politique sociale


Parties
Demandeurs : Commission des Communautés européennes
Défendeurs : Grand-Duché de Luxembourg.

Composition du Tribunal
Avocat général : VerLoren van Themaat
Rapporteur ?: Mackenzie Stuart

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1982:182

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