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15/10/1981 | CJUE | N°27/81

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Capotorti présentées le 15 octobre 1981., Établissements Rohr Société anonyme contre Dina Ossberger., 15/10/1981, 27/81


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. FRANCESCO CAPOTORTI,

PRÉSENTÉES LE 15 OCTOBRE 1981 ( *1 )

1.  La présente affaire préjudicielle soulève un problème d'interprétation de l'article 18 de la Convention concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, signée à Bruxelles le 27 septembre 1968. La Cour s'est récemment consacrée au même problème dans le cadre d'une autre procédure de même nature, l'affaire préjudicielle 150/80, Elefanten Schuh, dans laquelle elle a rendu son jugement le 24 juin 19

81. Cela nous permettra d'être très bref.
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CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. FRANCESCO CAPOTORTI,

PRÉSENTÉES LE 15 OCTOBRE 1981 ( *1 )

1.  La présente affaire préjudicielle soulève un problème d'interprétation de l'article 18 de la Convention concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, signée à Bruxelles le 27 septembre 1968. La Cour s'est récemment consacrée au même problème dans le cadre d'une autre procédure de même nature, l'affaire préjudicielle 150/80, Elefanten Schuh, dans laquelle elle a rendu son jugement le 24 juin 1981. Cela nous permettra d'être très bref.

Nous commencerons par rappeler les faits. La firme Ossberger Turbinenfabrik, ayant son siège à Weißenburg en Bavière, avait poursuivi devant le Landgericht d'Ansbach l'un de ses clients français, l'entreprise Établissements Rohr SA de Sarcelles en Val-d'Oise, en demandant sa condamnation au paiement d'un certain nombre de factures restées sans règlement. Pour justifier la compétence du tribunal saisi, la demanderesse s'était fondée sur une clause prorogative de compétence figurant dans ses
conditions générales de vente. L'entreprise Rohr s'est bornée à contester la compétence ratione loci, sans faire valoir aucun moyen de défense au fond. Par jugement du 15 décembre 1978, le Landgericht d'Ansbach a estimé que la clause prorogative de compétence était valide (au titre de l'article 17 de la convention de Bruxelles citée); comme la défenderesse n'avait pas contesté le bien-fondé de la requête, il l'a condamnée à payer à la demanderesse la somme réclamée ainsi que les dépens.

Dans la procédure de deuxième instance devant l'Oberlandesgericht de Nürnberg, l'entreprise Rohr a soulevé de nouveau l'exception d'incompétence et s'est abstenue une fois encore de présenter sa défense au fond. Son appel a été rejeté par arrêt du 13 juin 1979. Le recours en cassation devant le Bundesgerichtshof a enfin été déclaré irrecevable par ordonnance du 19 mars 1980, parce qu'il n'avait pas été motivé dans les délais.

A la demande de la firme Ossberger, le président du Tribunal de grande instance de Pontoise avait entre-temps, par ordonnance du 5 juin 1979, déclaré exécutoire en France le jugement de condamnation rendu par le Landgericht d'Ansbach et son ordonnance connexe de paiement des dépens.

Pour attaquer cette ordonnance devant la Cour d'appel de Versailles, la firme Rohr a fait valoir l'argument selon lequel l'article 18 de la convention de Bruxelles ne permettrait pas au défendeur qui veut contester la compétence du juge de faire valoir en même temps ses moyens de défense au fond. Le fait que les juridictions allemandes aient non seulement repoussé l'exception d'incompétence mais aient en l'espèce également décidé de l'affaire quant au fond, constituerait donc une violation
manifeste des droits de la défense et, en conséquence, de l'ordre public au sens de l'article 27, 1o, de la convention de Bruxelles. Selon cette thèse, la reconnaissance en France du jugement du Landgericht d'Ansbach devrait être considérée comme exclue.

Par arrêt du 26 novembre 1980, la Cour d'appel de Versailles a décidé de surseoir à statuer et de s'adresser à la Cour, au titre du protocole du 3 juin 1971 sur l'interprétation de la convention de Bruxelles, en lui soumettant la question préjudicielle suivante :

«Faut-il admettre, au regard de chacun des textes de la convention du 27 septembre 1968 respectivement rédigée en langue allemande, en langue française, en langue italienne et en langue néerlandaise, conformément à l'article 68 du traité, soit que l'article 18 du même accord international prohibe la présentation conjointe et subsidiaire d'une défense au fond, dès lors que l'exception d'incompétence réservée par ce texte vient à être soulevée, afin qu'il soit définitivement statué sur la question
de compétence avant tout débat au principal, soit que l'article 18 concerné permet, bien qu'il ne le spécifie pas, d'opposer l'exception d'incompétence qu'il ouvre en concluant conjointement mais subsidiairement au fond, afin de réserver au juge saisi la possibilité de se prononcer, s'il y a lieu, par une seule décision, tant au principal que sur l'exception, à l'exemple de ce que prévoit expressément l'article 76 du nouveau Code de procédure civile, avec des modalités protectrices des droits de
la défense».

2.  L'article 18 de la convention de Bruxelles prévoit:

«Outre les cas où sa compétence résulte d'autres dispositions de la présente convention, le juge d'un État contractant devant lequel le défendeur comparaît est compétent. Cette règle n'est pas applicable si la comparution a pour objet de contester la compétence ou s'il existe une autre juridiction exclusivement compétente en vertu de l'article 16».

Dans les motifs de l'arrêt de renvoi, la Cour d'appel de Versailles s'est arrêtée sur la différence existant entre la version française de la règle citée ci-dessus et les versions italienne, néerlandaise et allemande. En effet, le texte français de l'article 18, deuxième phrase dispose: «Cette règle n'est pas applicable si la comparution a pour objet de contester la compétence ...», alors qu'aux termes des textes rédigés dans les trois autres langues, la disposition contenue dans la première
phrase ne s'applique pas «si la comparution a pour seul objet de contester la compétence...».

Cette divergence entre les quatre versions linguistiques de l'article 18 avait déjà conduit la Cour de cassation belge à demander à la Cour, par arrêt du 9 juin 1980, si le régime de compétence de l'article 18 était «applicable lorsque le défendeur a non seulement contesté la compétence, mais a aussi conclu en outre sur l'affaire même». Comme nous l'avons rappelé au début, cette question a donné lieu à l'affaire préjudicielle 150/80, Elefanten Schuh, et à l'arrêt du 24 juin 1981 mentionné, dans
lequel il a été dit entre autres que ledit article 18 «doit être interprété en ce sens que la règle de competence que cette disposition établit n'est pas applicable lorsque le défendeur conteste non seulement la compétence mais conclut en outre sur le fond du litige, à condition que la contestation de la compétence, si elle n'est pas préalable à toute défense de fond, ne se situe pas après le moment de la prise de position considérée, par le droit procédural national, comme la première défense
adressée au juge saisi».

Il est utile de rappeler sur ce point ce que la Cour a précisé à l'attendu 14, à savoir que la solution consistant à admettre une contestation simultanée de la compétence du juge saisi et du fondement du recours «est plus conforme aux finalités et à l'esprit de la Convention. En effet, d'après le droit de procédure civile de certains États contractants, le défendeur qui ne soulèverait que le problème de la compétence pourrait être forclos à faire valoir ses moyens de fond dans le cas où le juge
rejetterait le moyen d'incompétence. Une interprétation de l'article 18 qui permettrait d'arriver à un tel résultat serait contraire à la protection des droits de la défense dans la procédure d'origine, qui constitue l'un des objectifs de la Convention». La Cour a ensuite ajouté une unique condition limitative, en affirmant: «Cependant, la contestation de la compétence ne saurait avoir l'effet que lui assigne l'article 18 que si la partie demanderesse et le juge saisi sont mis en mesure de
comprendre, dès la première défense du défendeur, que celle-ci vise à faire obstacle à la compétence.»

L'orientation qui a inspiré cet arrêt mérite, à notre avis, une confirmation sans réserves. L'article 18, on le sait, vise à réglementer la «prorogation tacite» de compétence (voir le rapport sur la convention dit rapport Jenard, p. 65) et, à cette fin, il déduit du fait que le défendeur comparaît, l'acceptation par ce dernier de la compétence du juge saisi, qui est censé avoir été choisi par la partie emanderesse tout à fait indépendamment des hypothèses prévues à d'autres règles de la
convention. Pour exclure en pratique le fait que la comparution constitue une manifestation tacite de la volonté d'accepter la compétence, il suffit d'une manifestation claire de volonté en sens contraire: c'est-à-dire d'une exception d'incompétence. Mais une fois que l'exception a été soulevée, on ne voit pas pour quel motif il devrait être interdit au défendeur de se consacrer à titre subsidiaire au problème de fond, pour le cas où le juge se déclarerait compétent. Bien évidemment, le but
essentiel de la comparution reste de soulever l'exception d'incompétence (le texte français de l'article 18 est donc bien formulé, à la différence des autres versions); mais quel sens y aurait-il à interdire au défendeur d'adopter une attitude de prudence en présentant des arguments qui ne vaudraient qu'en cas de rejet de l'exception?

3.  Dans les motifs de l'arrêt de renvoi, le juge a quo a fait dépendre à juste titre de l'interprétation de l'article 18 la solution du problème soulevé par l'entreprise Rohr dans la phase procédurale relative à l'exécution du jugement allemand: il s'agit de savoir s'il y a ou non un empêchement à la reconnaissance de ce jugement pour incompatibililité avec l'ordre public de l'État requis (article 27, 1o, de la convention de Bruxelles). Nous avons vu que la prétendue incompatibilité viendrait,
selon l'entreprise Rohr, d'une interprétation de l'article 18 en ce sens que celui-ci exclut la défense au fond (en violant ainsi, selon Rohr, le principe du respect des droits de la défense); dès lors donc que cette interprétation est rejetée, il n'y a plus aucun motif de penser que l'article 27, Io, est applicable au cas d'espèce. En réalité, c'est l'entreprise Rohr qui a mal interprété l'article 18 de la convention, et certainement pas les juges allemands; il est évident qu'une erreur dans le
comportement de l'intéressée en matière procédurale ne peut avoir pour conséquence de faire obstacle à la reconnaissance de l'arrêt qui la condamne!

Qu'il nous soit pourtant permis d'ajouter deux réflexions. En premier lieu, l'exception de l'ordre public ne peut être invoquée pour obtenir, dans le cadre de la phase de procédure relative à l'exécution, une forme de contrôle de la compétence des juges de l'État d'origine du jugement: l'article 28, dernier alinéa, de la convention exclut expressément un tel contrôle — sous réserve de l'application des dispositions du premier alinéa — et précise «les règles relatives à la compétence ne
concernent pas l'ordre public visé à l'article 27, 1o». Au sens de l'article 28, premier alinéa, il est possible de contrôler la compétence du juge qui a rendu le jugement à exécuter uniquement en cas de violation des règles relatives à la compétence prévues aux sections 3, 4 et 5 du titre II (article 7- 16), mais cela confirme a contrario que l'article 18 échappe à cette possibilité. Il existe une hypothèse de violation des droits de la défense qui peut servir à empêcher la reconnaissance d'un
jugement étranger, mais elle concerne une situation bien déterminée: il s'agit du cas où «l'acte introductif d'instance ... n'a pas été signifié ou notifié au défendeur défaillant, régulièrement et en temps utile pour qu'il puisse se défendre» (article 27, 2°). Il est évident que cela n'a rien à voir avec la présente espèce; on peut seulement en déduire que les auteurs de la convention de Bruxelles se sont souciés de la protection des droits de la défense, dans une de ses applications
particulières, par une disposition différente de celle qui concerne l'ordre public.

En second lieu — et cette observation est encore plus étroitement liée au cas d'espèce — nous ne voyons pas sur quelle base l'article 18 pourrait être jugé applicable à la procédure en instance devant la Cour d'appel de Versailles. D'après ce qui ressort du dossier de l'affaire, la compétence du juge allemand a été invoquée par la firme Ossberger (et admise par le tribunal) au motif qu'une clause expresse de prorogation de compétence avait été stipulée entre les parties au moment de la commande.
Bien entendu, l'entreprise Rohr auráit pu soulever l'exception d'incompétence en contestant pour un motif quelconque la validité de a clause et en invoquant l'article 17 de la convention de Bruxelles; mais justement parce qu'une telle clause existait, ce n'est pas l'hypothèse d'une prorogation tacite de la compétence, seule envisagée à l'article 18, qui était en question. En termes généraux, cela revient à expliquer que l'article 18 ne concerne pas toutes les situations dans lesquelles le
défendeur estime pouvoir soulever une exception d'incompétence, mais au contraire uniquement l'hypothèse dans laquelle il veut éviter de courir le risque que sa comparution soit interprétée comme l'acceptation tacite d'une compétence privée de tout autre fondement.

4.  Nous concluons donc en suggérant que la Cour, pour répondre à la question préjudicielle qui lui a été adressée par la Cour d'appel de Versailles par son arrêt du 26 novembre 1980, déclare que l'article 18 de la convention de Bruxelles concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale permet à la partie défenderesse qui soulève l'exception d'incompétence du juge saisi par la partie demanderesse, de présenter en même temps, à titre subsidiaire, sa
défense quant au fond.

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( *1 ) Traduit de l'italien.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 27/81
Date de la décision : 15/10/1981
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Cour d'appel de Versailles - France.

Convention de Bruxelles: contestation de compétence sans défense au fond.

Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 - Compétence

Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968


Parties
Demandeurs : Établissements Rohr Société anonyme
Défendeurs : Dina Ossberger.

Composition du Tribunal
Avocat général : Capotorti
Rapporteur ?: Everling

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1981:236

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