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25/03/1980 | CJUE | N°24

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Capotorti présentées le 25 mars 1980., Commission des Communautés européennes contre République française., 25/03/1980, 24


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. FRANCESCO CAPOTORTI,

PRÉSENTÉES LE 25 MARS 1980 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  La demande de mesures provisoires à laquelle les présentes conclusions se rapportent a été présentée par la Commission le 12 mars dernier, contre la République française, dans le cadre des affaires 24/80 et 97/80. Les deux affaires — actuellement jointes — ont pour objet de constater le défaut d'exécution de la part de la France de l'arrêt de la Cour du 25 septembre 1979 (affaire 232/78),

dont le dispositif déclare au point 1 : «en continuant d'appliquer après le 1er janvier 1978 son r...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. FRANCESCO CAPOTORTI,

PRÉSENTÉES LE 25 MARS 1980 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  La demande de mesures provisoires à laquelle les présentes conclusions se rapportent a été présentée par la Commission le 12 mars dernier, contre la République française, dans le cadre des affaires 24/80 et 97/80. Les deux affaires — actuellement jointes — ont pour objet de constater le défaut d'exécution de la part de la France de l'arrêt de la Cour du 25 septembre 1979 (affaire 232/78), dont le dispositif déclare au point 1 : «en continuant d'appliquer après le 1er janvier 1978 son régime
restrictif national à l'importation de viande ovine en provenance du Royaume-Uni. la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en venu des articles 12 et 30 du traité CEE».

Nous ne croyons pas qu'il soit nécessaire de récapituler les faits antérieurs à l'arrêt du 25 septembre 1979. En revanche, il vaut la peine de rappeler brièvement que la Commission, en formant le recours enregistré sous le numéro 24/80, le 14 janvier dernier, a fait grief à la France de ne pas avoir modifié son régime d'importation de viande ovine provenant de Grande-Bretagne, et cela en dépit des efforts déployés par la Commission elle-même — tant dans le cadre de contacts directs avec le
gouvernement de ce pays qu'auprès du Conseil — pour trouver une solution susceptible de garantir le niveau de vie des producteurs français dans le secteur dont il s'agit. Aussi, le recours 24/80 conclut-il en demandant à la Cour de déclarer que la République française, en continuant à appliquer après le 25 septembre 1979 son régime restrictif national à l'importation de viande ovine provenant du Royaume-Uni, «a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 171 du traité CEE».

Le second recours mentionné ci-dessus (celui qui porte le numéro 97/80) tire son origine du fait que, à partir du 7 janvier 1980, le gouvernement français, tout en maintenant son régime national restrictif, a modifié dans une certaine mesure la nature des obstacles à la libre circulation de la viande ovine, en soumettant les importations du produit provenant de Grande-Bretagne à un régime de licences et en les frappant d'une taxe. La Commission souligne que la violation par la France de
l'article 12 du traité CEE a déjà été constatée dans l'arrêt du 25 septembre 1979, et elle affirme que la perception d'une taxe à l'importation, en étant incompatible avec cette norme, est contraire par le fait même à l'arrêt précité. Compte tenu de cela et eu égard «à l'échec des solutions politiques possibles», le recours 97/80 conclut en demandant à la Cour de déclarer que la France, en appliquant une taxe à l'importation de la viande ovine provenant du Royaume-Uni, «a manqué aux obligations
qui lui incombent en vertu de l'article 171 du traité CEE».

Quant à la demande de mesures provisoires présentée conformément à l'article 186 du traité CEE et à l'article 83 du règlement de procédure, elle se fonde sur l'affirmation que le comportement de la France fait courir le risque de dommages sérieux et difficilement réparables (pour l'économie britannique, sur le plan matériel; mais également, sur un plan moral, pour toute la Communauté), qu'il est urgent de porter remède à cette situation et qu'il y a, en l'espèce, bien plus qu'un «fumus boni
juris», étant donné que la Commission se fonde sur l'arrêt du 25 septembre 1979 (inédit à ce jour). Aussi la requérante demande-t-elle à la Cour qu'elle enjoigne à la République française de cesser immédiatement d'appliquer toute restriction et/ou taxe à l'importation relativement à la viande ovine provenant du Royaume-Uni.

2.  L'attitude de la France, face au recours de la Commission donnant lieu à l'affaire 24/80, se caractérise par trois affirmations. En premier lieu, il n'est pas contesté que l'arrêt du 25 septembre 1979«est obligatoire dans tous ses éléments» — ni que ce gouvernement «reste décidé à se conformer» intégralement à l'arrêt (mémoire en défense, p. 1 et p. 5). En second lieu, il est soutenu que l'article 171 n'exclut pas que l'exécution d'une décision de la Cour «soit étalée sur un délai raisonnable»,
d'autant qu'une exécution «précipitée» aurait «les plus graves conséquences politiques et économiques»; aussi envisage-t-on la nécessité d'un délai dilatoire à l'intérieur duquel l'arrêt cité ci-dessus pourrait être complètement exécuté, mais on ne fournit aucune indication précise à cet égard. En troisième lieu, une première mesure d'exécution de l'arrêt est mentionnée, mesure que le gouvernement français aurait prise le 22 octobre 1979 (régime provisoire d'importation en franchise de 200
tonnes par semaine de viande ovine provenant de Grande-Bretagne), et d'autres démarches faites par ce gouvernement à la suite de l'arrêt sont soulignées: abolition des restrictions quantitatives (accompagnées d'autre part de l'introduction de la taxe déjà mentionnée sur la marchandise importée) ainsi que prise de contact avec la Commission et ouverture de négociations au sein du Conseil dans la perspective de la création d'une organisation commune de marché.

En répondant ensuite dans ses observations écrites et orales à la demande de mesures provisoires, le gouvernement français non seulement a repris les arguments que nous venons de résumer, en insistant en particulier sur la thèse de la nécessité d'un «délai raisonnable», mais il a aussi et largement discuté la question spécifique de l'existence des conditions de droit dont dépend l'octroi de mesures provisoires. A cet égard, ce gouvernement a soulevé les objections suivantes:

a) la Commission demande en substance à la Cour, à titre de mesure provisoire, d'enjoindre à la France d'exécuter l'arrêt du 25 septembre 1979. Cela serait contraire au rôle conservateur et transitoire des mesures prévues par l'article 186 du traité CEE et cela serait, d'autre part, incompatible avec les articles 171 et 187 du même traité, selon lesquels il appartient aux États membres de prendre les mesures d'exécution que comportent les arrêts prononcés par la Cour à leur égard, lesquels n'ont
pas de force exécutoire;

b) la France ne méconnaît pas le caractère obligatoire de l'arrêt précité, mais elle se limite à affirmer que son exécution exige encore un certain laps de temps; il n'y aurait donc pas violation de l'article 171 et la présomption de bien-fondé de la demande principale ferait ainsi défaut;

c) les prétendus dommages des producteurs et exportateurs britanniques de viande ovine seraient seulement hypothétiques, étant donné que la production britannique ne couvre que la moitié de la demande intérieure de ce pays et que les possibilités d'exportation existent seulement en raison des gros achats faits par des opérateurs commerciaux britanniques dans les pays tiers;

d) le préjudice que la mesure provisoire demandée causerait à la France serait grave et irréversible;

e) si la Cour ordonnait les mesures provisoires en question, elle rejetterait implicitement la thèse française du «délai raisonnable» pour l'exécution de l'arrêt du 25 septembre dernier et statuerait ainsi sur le fond des recours encore pendants.

3.  A notre avis, le point de départ qu'il est indispensable d'adopter pour prendre position sur les arguments avancés par les parties consiste à examiner les caractéristiques et le rôle des «mesures provisoires» que la Cour peut ordonner en vertu de l'article 186 précité du traité CEE. A ce propos, trois éléments méritent d'être soulignés: le lien étroit qui existe entre chaque mesure provisoire et le fond du litige, le caractère provisoire qui est typique des mesures en question, l'exigence que
celles-ci ne préjugent pas de la décision sur le fond.

En ce qui concerne le premier de ces éléments, il serait suffisant d'attirer l'attention sur le libellé des articles 186 du traité CEE et 83, paragraphe 1, du règlement de procédure; le premier dispose que la Cour peut ordonner les mesures provisoires nécessaires «dans les affaires dont elle est saisie»; l'autre établit, au second alinéa, que la demande relative à la mesure visée à l'article 186 «n'est recevable que si elle émane d'une partie à une affaire dont la Cour est saisie et si elle se
réfère à ladite affaire». Mais nous tenons à faire observer que le lien entre l'affaire principale et la demande de mesures provisoires n'a pas seulement la valeur d'une condition formelle de cette demande; il signifie en réalité que la mesure provisoire se situe à l'intérieur d'une affaire déterminée et tend à éviter que l'utilité concrète de la décision soit mise en péril par une situation incompatible avec la réalisation du droit d'une partie. La Cour l'a reconnu implicitement dans
l'ordonnance du 12 décembre 1968 dans l'affaire 27/68 R, Renckens (Recueil 1969, p. 275), lorsqu'elle a rejeté la demande tendant à obtenir que soit suspendu à titre provisoire l'effet d'une mesure de la Commission, en affirmant que la suspension n'était pas indispensable «aux fins de garantir l'effet plein et entier de l'arrêt qui sera prononcé».

En ce qui concerne la nature provisoire des mesures dont il s'agit, il convient de citer — outre, bien entendu, l'article 186 — l'article 86, paragraphe 3, du règlement de procédure, lequel, après avoir prévu que «l'ordonnance peut fixer une date à partir de laquelle la mesure cesse d'être applicable», dispose que «dans le cas contraire, la mesure cesse ses effets dès le prononcé de l'arrêt qui met fin à l'instance». Cela corrobore également la constatation que nous avons faite ci-dessus, à
savoir que la mesure provisoire reste dans le cadre de l'affaire principale. Lorsque celle-ci se conclut, la mesure cesse de jouer son rôle et ce sera l'arrêt qui décidera de manière définitive des droits et obligations des parties, avec une autorité et un effet qui sont logiquement supérieurs à ceux de la mesure provisoire. Bien entendu, le caractère provisoire de ce genre de mesure implique que celle-ci se prête, par sa nature, à être modifiée ou révoquée — comme le prévoit l'article 87 du
règlement de procédure — et ne crée pas une situation qui soit irréversible. La jurisprudence de la Cour fournit des indications significatives à cet égard dans les ordonnances du 28 mai 1975 dans l'affaire 44/75 R, Könecke (Recueil 1975, p. 637) et du 23 juillet 1976 dans l'affaire 26/76 R, Metro (Recueil 1976, p. 1353): la première ordonnance a affirmé entre autres qu'il ne pouvait être ordonné une mesure déterminée «qui, loin de revêtir un caractère provisoire, serait en réalité irrévocable,
et placerait le juge du fond devant une situation irréversible» (4e attendu des motifs); la seconde a refusé de surseoir à l'exécution d'une décision de la Commission parce que ce sursis, en influençant également les rapports entre l'entreprise défenderesse et les tiers, «dépasserait le cadre d'une mesure urgente de référé, destinée à sauvegarder, à titre provisoire, les intérêts de la demanderesse» (2e attendu des motifs).

Quant à l'exigence, enfin, que l'adoption de mesures provisoires ne préjuge pas de la décision finale sur le fond de l'affaire, elle se trouve exprimée de façon claire et nette tant à l'article 36, dernier alinéa, du statut de la Cour (CEE) qu'à l'article 86, paragraphe 4, du règlement de procédure. Il s'agit, d'autre part, d'une exigence qui se justifie par trois motifs au moins: tout d'abord, le rapport entre mesure provisoire et ^àrrêt, caractérisé comme nous l'avons dit par le rôle
auxiliaire de la première, se trouverait inversé si la mesure provisoire influençait l'arrêt ou anticipait sur celui-ci; en second lieu, la procédure sommaire qui est engagée sur une demande de mesures provisoires ne permet pas de parvenir à une décision susceptible d'avoir une incidence sur le fond sans léser gravement les droits des parties; en troisième lieu, la reprise du cours normal de la procédure au fond, après la parenthèse de la mesure provisoire, n'aurait plus de sens si le problème
central à trancher l'avait déjà été au moyen de l'ordonnance autorisant les mesures provisoires. La jurisprudence de la Cour est sans équivoque à cet égard: rappelons les ordonnances du 15 octobre 1974 dans les affaires 71/74 R et RR, Fruit- en Groentenimporthandel (Recueil 1974, p. 1031), du 28 mai 1975 dans l'affaire 44/75 R, Könecke, déjà citée, du 15 octobre 1976 dans l'affaire 91/76 R, De Lacroix (Recueil 1976, p. 1563), du 13 janvier 1978 dans l'affaire 4/78 R, Salerno (Recueil 1978, p.
1). Ces décisions concordent toutes pour affirmer que la mesure d'urgence ne doit avoir aucune répercussion sur l'arrêt au fond et ne peut donc permettre d'obtenir, en fait, le résultat visé par l'action principale; autrement, cette dernière se trouverait privée d'objet.

4.  Sur la base des considérations qui précèdent, il faut maintenant examiner les caractéristiques de la demande de mesures provisoires introduite par la Commission contre le gouvernement français. Certes, cette demande est liée à une affaire principale: elle est présentée, comme nous l'avons vu, relativement aux affaires jointes 24 et 97/80. Mais peut-on dire qu'elle reste dans le cadre de ces affaires? Du point de vue de l'objet, la réponse doit être affirmative: l'objet coïncide pratiquement avec
celui des affaires précitées. Plus précisément, les deux recours 24 et 97/80 tendent à obtenir de la Cour que celle-ci déclare que la République française a violé l'article 171 du traité CEE parce qu'elle n'a pas exécuté l'arrêt de la Cour du 25 septembre 1979 et a continué à enfreindre les obligations imposées par les articles 12 et 30 du traité CEE; la demande de mesures provisoires tend à obtenir que la Cour ordonne à la République française de cesser d'appliquer tout régime restrictif à
l'importation de viande ovine, c'est-à-dire de mettre fin à l'infraction aux articles 12 et 30 précités. Du point de vue de l'objectif visé, en revanche, la demande en question paraît déborder le cadre des affaires précitées. En réalité, la Commission a admis qu'elle se propose d'obtenir l'exécution de l'arrêt du 25 septembre 1979, mais une injonction d'exécuter cet arrêt devrait avoir caractère définitif, et non pas provisoire. La valeur autonome et obligatoire de l'arrêt déjà rendu par la Cour
se concilie mal, autrement dit, avec l'idée que la Cour elle-même ordonne d'y donner exécution avant le prononcé du nouvel arrêt; tandis que cette limitation dans le temps est inhérente à la nature des mesures provisoires.

On pourrait objecter que la Commission est convaincue d'obtenir de la Cour, à l'issue des recours 24 et 97/80, un arrêt qui, reconnaissant la violation par la France de l'article 171 du traité CEE, obligerait de nouveau cet État membre à démanteler son organisation nationale du marché de la viande ovine. Mais alors qu'on est contraint de reconnaître la nécessité d'un second arrêt basé sur l'article 171, lorsqu'un État membre n'a pas exécuté un premier arrêt de la Cour — et cela en raison du
défaut bien connu de mesures d'exécution pouvant être mises en oeuvre par les institutions communautaires —, on ne réussirait pas en revanche à justifier logiquement le fait qu'entre les deux arrêts, tous deux définitifs, s'insérerait une ordonnance tendant au même objectif et ayant caractère provisoire.

Un second type de difficulté surgit lorsque l'on réfléchit au rapport existant, dans le cas d'espèce, entre la demande de mesures provisoires et la décision au fond. Nous avons eu l'occasion de rappeler que le litige, compte tenu des positions prises par les parties, concerne non pas l'obligation d'exécuter l'arrêt du 25 septembre 1979 — obligation reconnue par la République française —, mais l'aspect de cette obligation du point de vue du temps, à savoir s'il est possible d'admettre que cet
État membre dispose d'un certain laps de temps (et éventuellement lequel) aux fins de l'exécution de l'arrêt précité. Or, il est évident que la demande de mesures provisoires présentée par la Commission résoudrait immédiatement le problème: la thèse soutenue par la France sur le fond serait implicitement rejetée du fait qu'il serait ordonné d'adopter «sans délai» toute mesure interne conforme à l'arrêt, alors que, selon lá défenderesse, l'article 171 l'autoriserait à prendre ces mesures dans un
«délai raisonnable». Par conséquent, le principe selon lequel une mesure provisoire ne peut préjuger de la décision définitive nous semble faire obstacle en l'espèce à ce qu'il soit donné droit à la demande de la Commission.

C'est vainement que l'on objecterait ici que l'arrêt du 25 septembre 1979 a déjà rejeté la prétention de la France de maintenir l'organisation nationale de marché de la viande ovine jusqu'à ce que soit créée une organisation commune de marché dans le même secteur (8e attendu des motifs, seconde phrase). En réalité, cette prise de position de la Cour est une des prémisses fondamentales sur lesquelles celle-ci s'est basée pour déclarer qu'il y a eu violation de la part de la France des articles 12
et 30 du traité à partir du 1er janvier 1978; mais nous ne croyons pas que cette prise de position ait résolu également la question des délais d'exécution de l'arrêt. Cette question, comme les deux parties au litige l'ont reconnu, présente des aspects relevant de l'intérêt général et pourrait de toute manière être également résolue, dans le cas d'espèce, sur la base de critères autres que l'exécution automatique et immédiate ou le report jusqu'à la création d'une organisation commune de marché.
Nous noterons à cet égard que, dans le cours de la procédure orale, la Commission n'a pas nié la nécessité que les États membres disposent d'un certain laps de temps pour exécuter les arrêts qui les obligent à adopter certaines mesures sur le plan interne; elle a préféré affirmer que les six mois qui se sont écoulés depuis la date de l'arrêt jusqu'à ce jour, représentent déjà un laps de temps suffisant pour permettre l'exécution. La Commission a invité la Cour à résoudre la question du «délai
raisonnable» en affirmant dans sa demande de mesures provisoires (page 8, in fine) avoir «le plus grand intérêt à demander à la Cour de faire cesser cette incertitude en précisant le dernier point laissé ouvert dans son arrêt dans l'affaire 232/78». Il nous paraît clair toutefois qu'une telle «précision» ne peut être fournie par la Cour que dans l'arrêt sur le fond et que la prétention à trancher ce point capital du litige dans le cadre de la procédure d'urgence serait en nette contradiction
avec les caractéristiques de cette dernière que nous avons déjà mises en lumière.

Enfin, il convient de noter que la demande de la Commission, du fait qu'elle a pour objet une injonction de cesser d'appliquer toute restriction à l'importation de viande ovine, donnerait lieu, s'il y était donné droit, à un état de fait difficilement modifiable (également pour des motifs économiques et sociaux), et non pas simplement transitoire. Certes, un démantèlement définitif de l'organisation de marché dont il s'agit serait entièrement conforme à l'arrêt dans l'affaire 232/78, déjà cité,
et mettrait fin au litige entre la Commission et la République française. Mais c'est précisément pour cette raison qu'on ne saurait admettre que le moyen judiciaire, employé pour parvenir à ce résultat, soit l'instrument de la mesure provisoire. Il n'est pas besoin d'insister sur ce point: il est clair, en effet, que les inconvénients que nous avons signalés jusqu'à présent sont les divers aspects d'un phénomène unique que nous qualifierions d'usage impropre de l'instrument procédural des
mesures provisoires.

5.  La Commission et le gouvernement français se sont référés dans leurs observations respectives au précédent contenu dans l'ordonnance du 21 mai 1977 dans les affaires 31/77 R et 53/77 R, Commission/Royaume-Uni (Recueil 1977, p. 921) et dans l'ordonnance du 13 juillet 1977 dans l'affaire 61/77 R, Commission/Irlande (Recueil 1977, p. 1411). En particulier, la Commission a attiré l'attention sur la première de ces deux ordonnances et, surtout, sur le 20e attendu, dans lequel la Cour affirme: «que
l'inobservation de la prescription de la dernière phrase de l'article 93, qui constitue la sauvegarde du mécanisme de contrôle institué par cette disposition, constitue une atteinte si caractérisée à ce mécanisme qu'elle peut, par elle-même, donner lieu à l'application de l'article 186». En substance, le raisonnement suivi par la Commission à l'audience a été le suivant: si la Cour a reconnu l'applicabilité de l'article 186 dans un cas dans lequel il y avait violation par un État membre de
l'obligation de ne pas mettre à exécution certaines aides avant une décision finale de la Commission (article 93, dernière phrase), a fortiori l'article 186 doit-il trouver application dans un cas dans lequel l'obligation enfreinte est celle de l'article 171, et partant, où il y a eu défaut d'exécution d'un arrêt de la Cour.

Cette argumentation néglige un élément très important par lequel la situation à laquelle se rapportait l'ordonnance du 21 mai 1977 se distingue de celle que nous examinons aujourd'hui. Nous songeons au fait que la mesure provisoire demandée dans le cadre du litige entre la Commission et le Royaume-Uni se traduisait par le maintien du «status quo ante», alors que la demande actuelle a pour objet une modification, de grande portée, d'une situation de fait existant depuis longtemps. Cela revient à
dire que, dans les affaires 31 et 53/77, il était enjoint en substance à la Grande-Bretagne de suspendre l'effet d'une mesure intérieure, laquelle aurait pu être réintroduite même avec effet ex tune alors que, dans le cas présent, il est demandé d'ordonner à la France de prendre des mesures pratiquement irréversibles. Dans la même ordonnance du 21 mai 1977, il est dit plus loin (23e attendu) que «la mesure provisoire sollicitée n'aura pas nécessairement des conséquences irréversibles, le
Royaume-Uni ayant, si la décision de la Commission était annulée, la faculté d'octroyer rétroactivement l'aide litigieuse». Ce qui montre la minutie avec laquelle la Cour a tenu compte de la nature provisoire des mesures d'urgence avant d'accorder les mesures demandées dans les affaires 31 et 53/77 R. A cela, l'on peut ajouter que l'ordonnance de la Cour n'anticipait pas sur le jugement de fond à porter sur la thèse soutenue par le Royaume-Uni, ni ne préjugeait de celui-ci.

Quant à la mesure provisoire adoptée par l'ordonnance du 13 juillet 1977 à l'égard de l'Irlande, son caractère d'ordonnance de suspension pure et simple résulte des termes employés («l'Irlande doit suspendre ...»). La Cour a préféré précisément confirmer de manière explicite la norme relative à la cessation des effets de la mesure, dès lors que l'arrêt est rendu (la suspension a été décidée «jusqu'à l'adoption de l'arrêt dans la procédure principale»). Il s'agissait également dans ce cas
d'exclure temporairement les effets de mesures nationales nouvellement instaurées et, ici aussi, il n'a pas été préjugé de l'arrêt au fond. D'autre part, dans l'ordonnance précédente du 22 mai 1977 — par laquelle la Cour avait accordé en substance aux parties un délai pour s'accorder sur une éventuelle solution de rechange —, il avait été reconnu que l'idonéité (de même que l'utilité) des décrets irlandais n'aurait pu être définitivement établie que dans le cadre de la procédure sur le fond
(attendus 30/35 des motifs).

6.  La conviction que nous avons exprimée et que nous avons cherché à étayer au sujet de la non-recevabilité de la demande de mesures provisoires dans le cas présent rend superflue toute recherche tendant à établir si les conditions de base pour l'octroi de mesures provisoires sont remplies («fumus boni juris», préjudice grave, urgence). Toutefois, pour le cas où la Cour déciderait de passer à l'examen de ces aspects du problème, nous croyons utile de formuler quelques brèves observations
relativement à la condition du préjudice, préjudice auquel la mesure d'urgence viserait à apporter un remède provisoire.

La Cour a insisté à plusieurs reprises sur la nécessité que le requérant soit exposé à un préjudice grave en ce sens que celui-ci doit être «irréparable»; nous rappellerons en particulier les ordonnances du 28 mai 1964 dans l'affaire 17/64 R, Suss (Recueil 1964, p. 1186), du 17 septembre 1974 dans l'affaire 62/74 R, Vellozzi (Recueil 1974, p. 895), du 13 janvier 1978 dans l'affaire 4/78 R, Salerno, déjà citée, du 28 août 1978 dans l'affaire 166/78 R, République italienne/Conseil (Recueil 1978,
p. 1745), du 6 avril 1979 dans l'affaire 48/79 R, Ooms (Recueil 1979, p. 1703). Ce caractère irréparable peut être entendu en deux sens: soit dans le sens que la nature du dommage exclut toute possibilité de réparation, soit dans le sens — à mon avis plus exact — que le dommage est d'une nature telle qu'il rendrait sans objet l'arrêt définitif, si bien qu'à défaut de mesures provisoires cet arrêt serait rendu en vain (cf. par exemple en ce sens l'ordonnance du 12 mai 1959 dans l'affaire 19/59 R,
Geitling Ruhrkohlen, Recueil 1960, p. 83). Dans le cas d'espèce, en outre, la Commission — ou plutôt la Communauté qu'elle représente — subit, a-t-il été dit, le préjudice «moral» consistant en l'inobservation persistante d'un arrêt de la Cour; mais cela ne me semble pas le genre de préjudice susceptible de justifier une mesure provisoire. Autrement, il conviendrait d'aller jusqu'à considérer que tout recours formé par la Commission pour violation de l'article 171 justifie automatiquement
l'octroi d'une mesure d'urgence à l'égard de l'État défendeur. Ce qui équivaudrait, selon nous, à altérer le système du traité en ce qui concerne tant les finalités des mesures provisoires que la position des États membres, coupables d'un manquement envers la Communauté.

Outre le «dommage moral» allégué, il conviendrait de considérer le dommage économique subi par les éleveurs britanniques de moutons ou par les exportateurs britanniques de viande ovine. Sans vouloir entrer dans le fond des objections présentées par la France au sujet du caractère hypothétique de ce dommage, il nous semble que celui-ci, pourvu qu'il soit actuel et quantifié, n'est pas du tout irréparable. Il est concevable en effet que quiconque, exportant de la viande ovine en France, a dû payer
la taxe frappant cette opération, forme une action devant les juridictions de la République française pour violation par ce gouvernement des articles 12 et 30 du traité CEE, lesquels ont le caractère de normes produisant effet direct.

Enfin, si l'on partage le point de vue selon lequel un dommage n'est «irréparable» que s'il enlève à l'arrêt toute utilité pratique, il nous semble que, dans le cas présent, le sens et la portée de l'arrêt au fond ne sont pas altérés par le maintien «medio tempore» de l'organisation française du marché de la viande ovine. Autrement dit, l'arrêt dans les affaires pendantes aura la même valeur, qu'il soit précédé ou non d'une ordonnance basée sur l'article 186; sa portée sera même probablement
plus grande dans l'hypothèse où une telle mesure n'aura pas été adoptée.

Par conséquent, nous estimons que la condition de l'existence d'un dommage irréparable n'est pas remplie dans la situation dont nous nous occupons ici. Il faut en dire de même à propos de l'urgence, qui tend, d'autre part, à se confondre avec la condition que nous avons examinée précédemment. En réalité, la Commission n'a pas cru devoir formuler dans sa demande des considérations particulières sur ce point; à l'audience, elle a parlé de l'urgence «de principe» qu'il y aurait à respecter l'arrêt
de la Cour. Il nous semble qu'il n'y a pas de circonstances empêchant la Commission d'attendre la solution des affaires pendantes pour obtenir de la Cour qu'elle se prononce sur le respect des obligations découlant de l'arrêt du 25 septembre 1979. Une réaffirmation de ces obligations par le truchement d'une mesure provisoire, loin d'être urgente, est, en définitive, superflue. Bien entendu, ce que nous venons de dire n'implique nullement que l'inexécution prolongée d'un arrêt de la Cour par un
Etat membre puisse être considérée comme un phénomène non préjudiciable et que le gouvernement intéressé puisse dès lors attendre, pour exécuter cet arrêt, tout le temps qu'il estime opportun dans son propre intérêt. Au contraire, la Communauté subit un préjudice croissant au fur et à mesure que le temps s'écoule sans que le droit communautaire soit respecté avec promptitude et bonne foi, et il est par conséquent de l'intérêt permanent de tout État membre de ne pas contribuer à priver de leur
valeur des normes qui ont été introduites dans l'intérêt de tous. Mais, pour sauvegarder précisément tous les équilibres du système juridique communautaire, nous croyons qu'il faut éviter également l'usage impropre des instruments procéduraux et être tout aussi rigoureux en vérifiant le respect des conditions prescrites à cet égard, qu'il faut l'être en exigeant que les Etats membres observent les normes de droit substantielles réglant leur conduite au sein de la Communauté.

7.  D'autres thèmes abordés par les parties dans le cours de cette procédure ont trait au fond du litige et ils ne doivent pas être discutés par conséquent au stade actuel. C'est le cas en particulier de l'examen du comportement respectif de la Commission et du gouvernement français après l'arrêt de septembre dernier; examen qui pourra servir, entre autres, à trancher concrètement la question de la non-exécution de cet arrêt et de la valeur qu'il convient d'attribuer à la «carence» du Conseil en ce
qui concerne la création d'une organisation commune de marché de la viande ovine.

Nous concluons, par conséquent, en suggérant à la Cour que celle-ci rejette — pour les motifs procéduraux que nous avons indiqués jusqu'ici — la demande de mesures provisoires présentée par la Commission à l'égard de la République française dans le cadre des affaires 24 et 97/80.

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( 1 ) Traduit de l'italien.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 24
Date de la décision : 25/03/1980
Type d'affaire : Demande en référé - non fondé
Type de recours : Recours en constatation de manquement

Analyses

Viande ovine - Mesures provisoires.

Agriculture et Pêche

Viandes ovine et caprine


Parties
Demandeurs : Commission des Communautés européennes
Défendeurs : République française.

Composition du Tribunal
Avocat général : Capotorti
Rapporteur ?: Kutscher

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1980:95

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