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15/11/1979 | CJUE | N°21/79

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Mayras présentées le 15 novembre 1979., Commission des Communautés européennes contre République italienne., 15/11/1979, 21/79


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,

PRÉSENTÉES LE 15 NOVEMBRE 1979

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

I —

L'emploi de lubrifiants tant pour le fonctionnement des moteurs à explosion (huiles moteur) que pour un certain nombre d'usages industriels (huiles industrielles) fait apparaître, sous forme d'huiles usagées, un résidu important. Pour une part, ces huiles usagées sont trop souillées pour pouvoir faire l'objet d'une valorisation et ne peuvent être éliminées que par rejet dans le milieu naturel ou par inc

inération; pour une autre part, elles peuvent être soit brûlées telles quelles ou après
dé...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,

PRÉSENTÉES LE 15 NOVEMBRE 1979

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

I —

L'emploi de lubrifiants tant pour le fonctionnement des moteurs à explosion (huiles moteur) que pour un certain nombre d'usages industriels (huiles industrielles) fait apparaître, sous forme d'huiles usagées, un résidu important. Pour une part, ces huiles usagées sont trop souillées pour pouvoir faire l'objet d'une valorisation et ne peuvent être éliminées que par rejet dans le milieu naturel ou par incinération; pour une autre part, elles peuvent être soit brûlées telles quelles ou après
décantation en vue de produire des calories (mazout de chauffe utilisé par les raffineurs), soit régénérées par distillation ou autrement en vue d'être réutilisées aux mêmes fins que les huiles neuves.

Ces opérations donnent lieu à une industrie profitable. Le marché des lubrifiants (huiles moteur) est alimenté, d'une part, par des raffineurs (raffinage et distribution des lubrifiants allant de pair) et, d'autre part, par des industriels du graissage qui mélangent à des huiles de base achetées aux raffineurs une certaine proportion d'huiles régénérées.

Les firmes se livrant à la régénération, dont les installations et la capacité de production sont généralement modestes, ramassent elles-mêmes les huiles usagées qui leur servent de matière première, ou bien s'adressent à des entreprises de ramassage contre un prix de reprise aux détenteurs lorsqu'il s'agit d'huiles moteur. Dans les États membres, le ramassage ne peut être, le plus souvent, effectué que par des personnes titulaires d'une autorisation administrative régulière de ramassage ou de
régénération. Il existe fréquemment un découpage du territoire national en zones de ramassage exclusif, les ramasseurs étant liés aux régénérateurs par des contrats de livraison.

Les régénérateurs, qui ont pour clients les industriels du graissage, fabriquent un produit concurrent et en partie substituable aux huiles neuves produites par les raffineries. L'efficacité du ramassage et de la régénération dépend du prix des huiles usagées reprises aux détenteurs ainsi que du prix de cession aux industriels du graissage. Le prix de reprise aux détenteurs est l'élément de base du coût de la régénération et donc du prix de revient de l'huile régénérée. En l'état actuel du marché
des lubrifiants et compte tenu de la forte position des raffineurs, les débouchés des huiles régénérées dans les États membres sont limités. Mais un autre élément qui entre dans ce coût est constitué par les facilités fiscales éventuellement accordées par les pouvoirs publics, procédé auquel ils ont fréquemment recours pour favoriser le ramassage et la régénération. Cette incitation est du reste nécessaire à la mise sur pied d'un système de péréquation des coûts de ramassage et de transport. Tant
qu'il n'existera pas d'obligation de livraison à la charge des détenteurs et tant que la structure du secteur restera ce qu'elle est actuellement, seule une telle incitation rend possible le ramassage dans les régions où les débouchés sont rares et où les coûts de collecte sont importants, ce qui est le cas dans certains États membres.

Le ramassage et la régénération des huiles usagées présentent donc l'intérêt de permettre l'élimination de déchets qui constituent un grave danger de pollution de l'environnement et d'assurer le recyclage d'un produit provenant de ressources naturelles, limitées et situées en quasi-totalité hors du territoire communautaire. De ce point de vue, une contribution à la lutte contre la pollution de l'environnement peut certainement être considérée comme une contribution au développement du progrès
économique. Toutefois, jusqu'à une époque relativement récente, le ramassage ne portait que sur une partie des huiles usagées disponibles et les quantités ramassées ne comprenaient qu'une faible proportion d'huiles industrielles. Sous la pression de la pénurie et des préoccupations écologiques, cette situation est en train de changer. Les pouvoirs publics interviennent en fait de plus en plus pour assurer un ramassage aussi rationnel que possible.

II —

Le recours à cette incitation a également été prévu par les pouvoirs publics communautaires. Réunis au sein du Conseil, les représentants des gouvernements des États membres se sont mis d'accord, le 5 mars 1973, pour que la recherche de l'harmonisation ne retarde pas l'adoption des mesures indispensables en vue d'une meilleure protection de l'environnement. La directive 75/439 du Conseil du 16 juin 1975 prévoit que les États membres instituent un système harmonisé de collecte ou d'élimination, le
cas échéant, sous la forme de la réutilisation, c'est-à-dire de la régénération ou de la combustion industrielle à des fins autres que la destruction, des huiles usagées, assorti d'un régime de financement qui permette de couvrir le coût des opérations des entreprises autorisées.

Mais, il est évident que le recours en ordre dispersé à cette incitation par les États membres est susceptible de limiter la liberté de la concurrence de l'industrie du ramassage et de la régénération et la libre circulation des huiles régénérées.

Ce problème de l'utilisation non discriminatoire de l'instrument fiscal dans la politique de protection de l'environnement et dans la politique d'économie des matières premières est au centre de l'affaire dont vous êtes présentement saisis.

III —

En Italie, la fabrication des produits pétroliers est régie par un décret-loi no 334 du 28 février 1939, fréquemment modifié depuis lors. Aux termes de ce décret-loi, cette production est notamment soumise à l'octroi d'une licence délivrée par l'Office technique des impôts de fabrication. Les produits pétroliers sont frappés d'une imposition intérieure, dénommée «impôt interne de fabrication». Les produits importés sont frappés à la frontière par le même impôt.

En vue de favoriser le réemploi des produits pétroliers déjà utilisés une première fois, l'article 12 de la loi italienne no 1852 du 31 décembre 1962 prévoit à son alinéa 1 que:

«quiconque se propose d'obtenir, par quelque moyen ou quelque processus que ce soit, des produits pétroliers à partir de produits de même nature déjà employés à l'intérieur du territoire national est assujetti avec tous effets de droit aux dispositions du décret-loi royal no 334 du 28 février 1939, devenu la loi no 739 du 2 juin 1939, et à ses modifications ultérieures, ainsi qu'aux obligations en matière de circulation et de stockage prévues, pour les produits obtenus, par le décret-loi no 271 du 5
mai 1957 devenu, après modification, la loi no 474 du 2 juillet 1957».

L'alinéa 2 dispose:

«Les produits obtenus sont soumis à un droit d'accise d'un taux égal à 25 % du taux prévu pour chaque type de produit envisagé.»

Le manquement que la Commission vous demande de constater à la charge de l'Italie s'est considérablement rétréci entre le moment où vous avez été saisis de sa requête et l'ouverture de la procédure orale. «Interprétant l'avis motivé de la Commission du 10 janvier 1978», l'agent de celle-ci a fait savoir, moins d'une semaine avant l'ouverture de la procédure orale, que l'infraction reprochée à la République italienne concernait uniquement le régime fiscal prévu pour les produits pétroliers régénérés
mentionnés au second alinéa de l'article 12 de la loi précitée. Nous prendrons donc le litige tel qu'il se présente à ce jour.

En substance, la Commission considère que la discrimination fiscale entre les produits pétroliers (lubrifiants) nationaux régénérés à partir de produits de même nature déjà employés à l'intérieur du pays (taxés à 25 %) et les produits, même régénérés, importés des autres États membres (taxés au taux plein) est contraire aux dispositions de l'article 95, alinéa 1, du traité CEE. En somme, la Commission reproche à l'Italie de ne pas accorder le traitement national, plus favorable, aux produits
importés, lorsqu'ils ont été régénérés, alors qu'il y aurait non seulement similarité, mais identité entre ces deux catégories.

IV —

Nous dirons d'emblée que les explications du gouvernement italien nous ont parfaitement convaincu.

En premier lieu, l'octroi de certains avantages aux produits nationaux est justifié par la nature particulière du processus de régénération, qui répond à un certain nombre d'exigences d'ordre économique et également écologique.

Aux termes de l'article 13 de la directive du Conseil 75/439, ces avantages peuvent revêtir la forme d'une «indemnité pour service rendu», qui ne doit toutefois pas «créer de distorsions significatives de concurrence ni créer des courants artificiels d'échanges de produits».

Cette indemnité peut être financée, «entre autres», par une redevance perçue sur les produits qui, après utilisation, sont transformés en huiles usagées ou sur les huiles usagées elles-mêmes. Il est tout à fait remarquable, à cet égard, que le texte arrêté par le Conseil n'ait pas retenu la proposition de la Commission selon laquelle les mesures à caractère fiscal (exonérations) sont exclues, étant donné qu'elles ne permettent pas une modulation des compensations suivant les régions ou les
entreprises. Il est presque superflu de rappeler que la Commission n'a pas attaqué cette directive du Conseil.

Par conséquent, les États membres pouvaient recourir à l'instrument fiscal (redevance ou exonération) pour financer les avantages à consentir à la régénération. En république fédérale d'Allemagne, une loi du 28 décembre 1968 avait déjà institué, pour le ramassage et l'élimination des lubrifiants usagés, un Fonds d'élimination des huiles usagées. Dans le cadre de ce service public, les entreprises qui, après ramassage, brûlent ou régénèrent les lubrifiants usagés reçoivent une subvention égale à la
différence entre le coût et le produit de leurs ventes, compte tenu d'un bénéfice raisonnable. Ces subventions sont financées par une taxe spéciale perçue sur les huiles lubrifiantes mises à la consommation.

En France, les huiles lubrifiantes régénérées sont exonérées de la taxe spécifique frappant les huiles lubrifiantes neuves.

En Italie, comme nous l'avons vu, l'impôt de fabrication frappant les huiles régénérées, fabriquées à partir d'huiles usagées ramassées, n'est perçu qu'à raison de 25 % du taux appliqué aux produits de premier raffinage. C'est dans ce pays que le produit des taxes grevant les lubrifiants reste le plus élevé (2 % du produit de l'accise sur les huiles minérales, alors qu'il n'y avait pas de taxation, récemment encore au moins, au Danemark et en Irlande) et ceci explique, peut-être, l'initiative prise
par la Commission.

Le projet de directive que la Commission a présenté au Conseil le 9 août 1973 en vue d'harmoniser les accises sur les huiles minérales contient des dispositions spécifiques pour que l'harmonisation souhaitée ne fasse pas obstacle à la mise en œuvre de mesures fiscales permettant de trouver une solution appropriée au problème des huiles résiduaires (articles 6 et 18).

Le gouvernement italien rappelle opportunément que, dans cette proposition basée sur l'article 99 du traité, la Commission elle-même considère que «la libre circulation entre les États membres ainsi qu'un régime assurant que les conditions de concurrence ne sont pas faussées pour ces produits ne peuvent être réalisés que par une harmonisation sur le plan communautaire des accises frappant la consommation des huiles minérales» et que, «afin d'assurer des conditions de concurrence égales sur le plan
communautaire, les modalités de perception et de contrôle de l'accise doivent être, pour autant que de besoin, harmonisées entre les États membres».

En second lieu, l'octroi d'une indemnité ou l'absence de perception d'une redevance implique le respect de conditions rigoureuses, dont le contrôle doit être assuré par l'assujettissement à une surveillance permanente du cycle de production dans son entier. Pour les produits importés, aucun élément (certificat d'origine ou autre) ne permet actuellement de s'assurer des conditions dans lesquelles ils ont été régénérés. Comme le gouvernement italien l'a expliqué dans sa réponse parvenue à la Cour le
15 octobre 1979 aux questions que vous lui aviez posées (p. 13), il est impossible de distinguer une huile nouvelle d'une huile régénérée. En outre, si une détaxation similaire à celle qui existe en Italie était consentie dans l'État membre dont provient le lubrifiant importé en Italie, appliquer la détaxation italienne à ce lubrifiant risquerait d'aboutir à faire bénéficier les lubrifiants importés en Italie d'un double avantage. Faute de pouvoir identifier le produit régénéré admis à bénéficier du
taux réduit, il est donc impossible d'accorder le bénéfice de l'exonération aux produits importés.

Enfin, de l'aveu même de la Commission, aucun État membre, à l'exception de deux d'entre eux (république fédérale d'Allemagne et Danemark), n'a pris de dispositions en vue d'appliquer la directive du Conseil du 16 juin 1975 et la Commission n'a nullement rapporté la preuve qu'au stade actuel ces produits étaient, du point de vue de la taxation, soumis à une réglementation uniforme dans tous les États membres.

V —

Au terme de cette analyse, il faut bien constater que les divergences entre les législations nationales en matière d'environnement peuvent entraîner des divergences dans l'imposition fiscale des lubrifiants régénérés nationaux et des produits similaires importés, différences qui sont susceptibles d'avoir une incidence sur le fonctionnement du marché commun et de provoquer des distorsions de concurrence.

Cependant, la suppression de ces disparités ne saurait en aucun cas aboutir à compromettre la protection de l'environnement, en l'espèce l'élimination et la régénération des produits pétroliers usagés, objectifs qui font d'ores et déjà partie du droit communautaire positif.

En l'absence d'application uniforme des mesures d'aide prévues au plan communautaire, on ne saurait donc exiger, sur la seule base de l'article 95, le démantèlement immédiat des incitations fiscales encore consenties au plan national sans qu'il n'en résulte une situation dangereuse du point de vue de la protection de l'environnement, voire de la politique énergétique.

Il serait de toute façon prématuré de constater un manquement à la charge de l'Italie alors qu'une nouvelle réglementation devant permettre l'élimination intégrale des huiles usagées et la réorganisation de ce secteur sur des bases plus saines a été mise en chantier par les instances communautaires et par les États membres.

Nous concluons au rejet de la requête et à ce que les dépens soient mis à la charge de la Commission.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 21/79
Date de la décision : 15/11/1979
Type de recours : Recours en constatation de manquement - fondé

Analyses

Produits pétroliers régénérés.

Fiscalité

Rapprochement des législations

Environnement

Impositions intérieures


Parties
Demandeurs : Commission des Communautés européennes
Défendeurs : République italienne.

Composition du Tribunal
Avocat général : Mayras
Rapporteur ?: Mertens de Wilmars

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1979:257

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