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29/03/1979 | CJUE | N°18/78

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Capotorti présentées le 29 mars 1979., Mme V contre Commission des Communautés européennes., 29/03/1979, 18/78


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. FRANCESCO CAPOTORTI,

PRÉSENTÉES LE 29 MARS 1979 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Le problème principal à résoudre pour trancher la présente affaire est celui du contenu et des limites du devoir d'assistance que les Communautés ont à l'égard de leurs fonctionnaires en vertu de l'article 24 du statut.

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CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. FRANCESCO CAPOTORTI,

PRÉSENTÉES LE 29 MARS 1979 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Le problème principal à résoudre pour trancher la présente affaire est celui du contenu et des limites du devoir d'assistance que les Communautés ont à l'égard de leurs fonctionnaires en vertu de l'article 24 du statut.

Les faits, qui sont à l'origine de la présente affaire, sont les suivants. Le 7 juillet 1976, Mme V., fonctionnaire de la Commission, détachée auprès du Comité du personnel, section de Bruxelles, a eu une vive altercation avec son supérieur hiérarchique, M. T., secrétaire du Comité. Cette altercation a dégénéré en un pugilat qui a provoqué des lésions personnelles au préjudice de Mme V.

M. T. a informé verbalement de ce fâcheux épisode le chef de la division des droits individuels, M. Pratley; puis il a fait suivre un rapport écrit. De même, Mme V. a signalé tout de suite verbalement cet incident et s'est soumise à un contrôle médical en vue de faire constater les lésions subies; puis elle a transmis un rapport écrit au Directeur général du personnel, M. Baichère, sur le conseil de Mme Delfausse, son assistante. Ultérieurement, l'administration a examiné les faits avec les
représentants syndicaux et a proposé à la requérante d'accepter son transfert dans un autre service. Selon les déclarations de l'agent de la Commission au cours de la procédure orale de cette affaire, les services de sécurité de la Commission elle-même se sont eux aussi occupés de cet épisode, en menant à ce sujet une enquête sur laquelle on ne possède toutefois aucune documentation. Enfin, après l'introduction du présent recours, la Commission a recueilli le témoignage de deux fonctionnaires,
Mmes Nicaise et Joundy, qui avaient assisté, au moins partiellement, à l'altercation.

Par lettre du 10 mars 1977, Mme V. a demandé à l'administration de connaître les résultats de l'enquête. Par lettre du 21 avril suivant, le Directeur général du personnel lui a répondu qu'une enquête appropriée avait été effectuée mais qu'elle n'avait pas permis «d'arriver à une conclusion quant à l'exacte responsabilité des faits qui se sont produits, conclusion qui aurait pu amener les autorités compétentes à prendre une décision administrative à l'égard de l'un ou de l'autre des
fonctionnaires en question». Quant au transfert de la requérante dans un autre service (décidé entre-temps), la même communication ajoutait qu'il s'agissait d'une mesure, prévue de longue date, concernant tous les fonctionnaires détachés auprès du Comité du personnel. Par une seconde lettre, en date du 27 mai 1977, le Directeur général du personnel a confirmé entièrement la position déjà exprimée.

Mme V. a alors présenté une réclamation à la Commission, en application de l'article 90, paragraphe 2, du statut des fonctionnaires, en demandant, qu'en exécution des obligations découlant de l'article 24 du statut, l'administration continue l'enquête sur l'épisode qui s'était produit le 7 juillet 1976 et annulle son transfert dans un autre service. Cette réclamation étant demeurée sans résultat, Mme V. a introduit un recours juridictionnel afin: 1) de faire déclarer que la Commission a manqué à
son devoir de protection et d'assistance à l'égard de la requérante; 2) de faire annuler son transfert dans un autre service, en tant que mesure injuste et vexatoire; 3) de faire condamner la Commission à l'indemniser des dommages qu'elle lui a causés par la conduite illicite mentionnée ci-dessus sous 1) et 2).

2.  L'article 24, alinéa 1, cité du statut dispose: «les Communautés assistent le fonctionnaire, notamment dans toute poursuite contre les auteurs de menaces, outrages, injures, diffamations ou attentats contre la personne et les biens, dont il est, ou dont les membres de sa famille sont l'objet, en raison de sa qualité et de ses fonctions».

Dans la présente affaire, la requérante a réclamé l'assistance des Communautés sans qu'aucune procédure judiciaire n'ait été introduite contre l'agresseur présumé (tout au moins à l'époque de la réclamation). Mais vous avez précisé que «l'obligation d'assistance joue aussi dans le cas où le fonctionnaire lésé n'a pas pris lui-même l'initiative de poursuivre l'auteur des attaques dirigées contre lui (arrêt du 18 octobre 1976 dans l'affaire 128/75, N./Commission, Recueil 1976, p. 1567). Cette
interprétation mérite d'être suivie, puisqu'elle est conforme à la lettre de la règle précitée qui définit l'obligation d'assistance, en termes généraux, dans la partie initiale du premier alinéa, et se réfère aux procédures judiciaires uniquement comme à l'une des hypothèses — même si elle est probablement la plus importante — dans lesquelles s'applique l'obligation d'assistance. Cette signification est rendue manifeste par le mot «notamment» qui introduit la référence aux procédures
judiciaires.

Il est également opportun de relever que l'obligation d'assistance existe même lorsque les auteurs des offenses sont des fonctionnaires des Communautés: vous vous êtes prononcés en ce sens dans l'arrêt du 8 juillet 1965 dans l'affaire 83/63, Krawczynski/Commission (Recueil 1965, p. 774).

Il s'agit maintenant d'établir si l'obligation d'assistance des Communautés doit se concrétiser notamment dans le fait d'engager et de mener une enquête administrative.

La réponse à cette question d'ordre général doit être affirmative. Quand un épisode qui porte atteinte à la dignité et compromet l'intégrité physique du fonctionnaire se produit, l'administration doit faire de son mieux pour en constater les modalités. Toutefois, il est clair que l'étendue de ces constatations devra être proportionnée à la gravité des faits et à la mesure du préjudice qui peut en découler au détriment tant des Communautés que des fonctionnaires. C'est en ce sens qu'il faut
comprendre l'affirmation contenue dans votre arrêt déjà cité du 18 octobre 1976, selon laquelle «l'article 24 exige, qu'en présence d'accusations graves, quant à l'honorabilité professionnelle d'un fonctionnaire dans l'exercice de ses fonctions, l'administration prenne toutes mesures utiles pour vérifier si les accusations sont fondées». D'autre part, la constatation sera également fonction des mesures que, selon la nature et la portée des faits, l'administration estimera devoir adopter à
l'égard des fonctionnaires impliqués. En tout cas, il nous semble qu'il faille exclure que — comme le suggère la défense de la requérante — l'obligation d'assistance comporte également, pour l'administration, le devoir d'engager une procédure disciplinaire contre le fonctionnaire responsable d'offenses au détriment d'un autre fonctionnaire. A ce sujet, la considération que l'action disciplinaire n'est jamais obligatoire prévaut, étant donné que l'administration doit toujours avoir la liberté
d'apprécier, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, tous les aspects des différents cas et de décider en conséquence. Le texte de l'article 86 du statut, concernant le régime disciplinaire, confirme l'existence de cette marge de pouvoir discrétionnaire, lorsqu'il établit que «tout manquement aux obligations auquelles le fonctionnaire … est tenu, l'expose à une sanction disciplinaire»; en effet cette formule est si souple qu'elle laisse une large place à l'appréciation de
l'administration.

3.  Venons- en maintenant à l'objet spécifique du recours. Dans les circonstances décrites au début, doit-on estimer que la Commission était obligée d'effectuer une enquête? Et l'enquête effectuée en l'espèce a-t-elle correspondu aux obligations imposées par l'article 24?

A propos du premier point, on pourrait avoir quelques doutes du fait que l'objet de l'altercation était substantiellement étranger au fonctionnement du service: d'après ce qui résulte des témoignages recueillis, c'était plutôt des questions de caractère personnel qui étaient en jeu. On ne peut toutefois pas négliger le fait que l'altercation a dégénéré en un véritable pugilat et qu'un des protagonistes (Mme V.) a eu des lésions personnelles immédiatement constatées par le service médical. Cela
considéré, nous estimons que l'administration avait l'obligation de procéder à des vérifications.

Il reste à étudier le second point. D'après ce qui résulte du dossier, l'enquête de la Commission s'est déroulée en plusieurs phases. Mme Delfausse, assistante principale à la division des droits individuels, a entendu Mme V. tout de suite après l'épisode et lui a conseillé de se soumettre immédiatement à une visite médicale et de présenter ensuite un rapport écrit. En effet, la requérante a été examinée par le médecin de service de la Commission qui a constaté des lésions sans gravité. Nous
avons vu qu'immédiatement après l'épisode, M. T., lui aussi, a adressé, à ce sujet, un rapport écrit à la division générale du personnel. A ce point, l'administration disposait de trois documents importants pour reconstituer les faits: les déclarations des deux parties intéressées et le rapport médical.

Après s'être procuré ces éléments, elle a accompli deux autres démarches: d'une part, elle a fait exécuter certaines vérifications par ses propres services de sécurité (ce fait est affirmé par la Commission et n'a pas été démenti par la partie adverse) et, d'autre part, elle a eu des entretiens avec les représentants syndicaux, pour examiner les faits et discuter de mesures éventuelles (voir à ce propos la note confidentielle du 18 novembre 1976 de la Direction générale du personnel, signée par
M. Delauche). En l'espèce, les entretiens avec le représentant syndical étaient particulièrement opportuns étant donné que l'altercation s'est produite dans le cadre du Comité du personnel et avait concerné le secrétaire de celui-ci et une employée détachée auprès de ce comité. Après cela, l'administration a estimé qu'elle ne devait pas adopter de mesure disciplinaire ou autre à l'égard des deux fonctionnaires protagonistes de cette altercation: en effet — comme le directeur général M. Baichère
l'a expliqué dans sa lettre du 21 avril 1977 — il n'avait pas été possible de déterminer «les responsabilités exactes de chacun des protagonistes dans le déroulement des faits».

Ultérieurement, en mars 1978, après l'introduction du recours juridictionnel, l'administration a entendu les déclarations de deux témoins, Mmes Nicaise et Joundy, qui avaient assisté, en partie, à l'épisode en question. Selon la défense de la Commission, ces deux témoins avaient déjà été entendus oralement au moment des faits par les services internes de sécurité. Cette affirmation, contenue dans le mémoire de la défenderesse du 21 août 1978 (p. 2), est demeurée sans preuve, et il nous semble
que, s'il est vrai que les deux témoins ont été entendus tout de suite après les faits, il faille déplorer que leur déclaration n'ait pas été alors enregistrée par écrit; d'ailleurs, il est également déplorable que le résultat de l'enquête des services de sécurité n'ait pas été rendu public.

Malgré cela, nous ne croyons pas que ces carences aient une portée telle qu'elles constituent une violation de l'article 24. La Commission a cherché à établir comment les faits se sont déroulés et, si ses tentatives pour faire la lumière sur l'origine de l'épisode et sur la responsabilité des protagonistes n'ont pas eu de résultat positif, cela n'est pas dû au fait qu'elle ait négligé toute vérification ou toute forme d'assistance aux deux fonctionnaires impliqués. Précisément, le contenu des
deux témoignages obtenus tardivement sous forme écrite, confirme la difficulté de déterminer exactement la responsabilité de chacun de ces deux fonctionnaires et prouve ainsi que l'attitude prudente adoptée par l'administration à la suite de l'enquête a été, en définitive, raisonnable.

La situation serait certainement différente si l'administration avait adopté une mesure susceptible de léser les droits statutaires de la requérante. Mais il nous semble que celle-ci n'ait subi aucun préjudice du fait de l'attitude de l'administration; en effet, elle a poursuivi sans difficulté sa carrière et son travail au sein de la Commission et son transfert dans un autre service n'a eu — comme nous l'expliquerons sous peu — aucun caractère de sanction. D'autre part, nous ne pensons pas
qu'il soit possible de reprocher à l'administration d'avoir omis d'adopter les mesures que cette affaire requérait: en effet, il est difficile d'imaginer quelles autres mesures l'administration aurait pu ou dû prendre même si l'enquête avait été poussée plus à fond. Les lacunes signalées dans les constatations apparaissent donc d'une importance secondaire et ne sont pas susceptibles de constituer une violation de l'obligation d'assistance.

4.  La requérante se plaint aussi d'avoir été transférée dans un autre service par une mesure qui, tout en constituant apparemment un roulement normal de personnel, serait en réalité une sanction liée à l'épisode du 7 juillet 1976.

Nous ne croyons pas que cette thèse soit exacte.

Il convient de rappeler que la mesure de transfert a intéressé tous les fonctionnaires en service, en juillet 1976, auprès du Comité du personnel, à l'exception d'un seul. Cela montre que l'administration n'a pas entendu punir la requérante mais a estimé nécessaire de renouveler la composition d'un service dans le cadre duquel s'était créé un climat de méfiance et de tension qui portait ou tout au moins pouvait porter préjudice au déroulement d'un travail normal. En ce qui concerne spécialement
la position de la requérante, nous observons que le fâcheux épisode de juillet 1976 ne pouvait pas ne pas créer des difficultés très sérieuses dans les rapports avec tous les autres fonctionnaires détachés auprès du Comité du personnel. C'est pourquoi le transfert de la requérante et de ses collègues dans d'autres services était sans doute une mesure qui s'imposait, sur la base de données objectives, dans l'intérêt du service et de la requérante elle-même.

Enfin, en ce qui concerne la demande d'indemnisation des dommages — qu'à l'audience la requérante s'est déclarée disposée à réduire à un montant symbolique — il est exclu que l'intéressée ait subi un préjudice patrimonial à la suite du comportement de la Commission; mais, de toute manière, il suffirait de constater que ce comportement n'a violé aucun droit de la requérante.

5.  Sur la base des considérations dévoloppées, nous concluons en proposant de rejeter le recours présenté par Mme V. par acte du 20 février 1978.

Quant aux dépens, ceux supportés par la Commission devront rester à sa charge, en vertu de l'article 70 du règlement de procédure.

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( 1 ) Traduit de l'italien.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 18/78
Date de la décision : 29/03/1979
Type de recours : Recours de fonctionnaires - fondé, Recours de fonctionnaires - non fondé

Analyses

Statut des fonctionnaires et régime des autres agents


Parties
Demandeurs : Mme V
Défendeurs : Commission des Communautés européennes.

Composition du Tribunal
Avocat général : Capotorti
Rapporteur ?: Mackenzie Stuart

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1979:96

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