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22/11/1977 | CJUE | N°76-77

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Capotorti présentées le 22 novembre 1977., Auditeur du travail contre Bernard Dufour, SA Creyf's Interim et SA Creyf's Industrial., 22/11/1977, 76-77


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. FRANCESCO CAPOTORTI,

PRÉSENTÉES LE 22 NOVEMBRE 1977 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  La présente affaire a pour objet l'interprétation à titre préjudiciel de l'article 14, paragraphes 7 et 8, du règlement CEE no 543/69 du Conseil du 25 mars 1969, relatif à l'«harmonisation de certaines dispositions en matière sociale dans le domaine des transports par route», ainsi que des dispositions complémentaires et modificatives contenues dans l'annexe audit règlement et dans l

es règlements ultérieurs no 514/72 et no 515/72 du 28 février 1972. ...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. FRANCESCO CAPOTORTI,

PRÉSENTÉES LE 22 NOVEMBRE 1977 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  La présente affaire a pour objet l'interprétation à titre préjudiciel de l'article 14, paragraphes 7 et 8, du règlement CEE no 543/69 du Conseil du 25 mars 1969, relatif à l'«harmonisation de certaines dispositions en matière sociale dans le domaine des transports par route», ainsi que des dispositions complémentaires et modificatives contenues dans l'annexe audit règlement et dans les règlements ultérieurs no 514/72 et no 515/72 du 28 février 1972.

Pour des raisons non seulement d'ordre social, mais aussi de sécurité du trafic, le règlement no 543/69 contient des règles précises concernant la composition des équipages des véhicules de transport, la durée de la conduite et les périodes de repos. Afin de garantir le respect de ces règles, le paragraphe 1 de l'article 14 cité dispose que «les membres de l'équipage d'un véhicule non affecté à un service régulier doivent être porteurs d'un livret individuel de contrôle conforme au modèle
figurant en annexe». En vertu du paragraphe 6, «les membres de l'équipage doivent présenter le livret individuel de contrôle à toute demande des agents chargés du contrôle». Le paragraphe 7 impose «à toute entreprise» — mais le texte italien du règlement précise «à toute entreprise de transport» — l'obligation de tenir un registre des livrets individuels, qui doit également être présenté sur demande des agents de contrôle; le registre doit faire ressortir notamment à quelle date et à qui
l'entreprise a délivré les livrets individuels. Lorsque ceux-ci ont été entièrement utilisés, l'entreprise a également l'obligation, selon le paragraphe 8, de les conserver pendant au moins une année. Enfin, en vertu du paragraphe 9, les États membres sont tenus de prendre toutes les mesures nécessaires pour la délivrance et le contrôle des livrets. La Belgique y a procédé par le décret royal du 23 mars 1970, modifié par celui du 7 mai 1973.

En l'espèce, le règlement no 543/69 entre en considération dans le cadre d'un procès pénal pendant devant le «tribunal correctionnel» de Charleroi, agissant en tant que juridiction d'appel contre le jugement du 19 janvier 1977 du «tribunal de police» de la même localité, qui avait estimé que la Creyf's Interim de Charleroi et son directeur, M. Bernard Dufour, étaient responsables d'avoir violé l'obligation de remise du livret individuel à un conducteur de camion.

L'entreprise Creyf's Interim a pour activité la location de main-d'œuvre à titre temporaire. A ce titre, elle avait fourni à la société «Daniel Construction International» de Bruxelles, M. André Gustin, en qualité de chauffeur pour la période du 16 juillet au 26 août 1975. La Daniel Construction avait affecté M. Gustin à la conduite d'un véhicule automobile de sa propriété, afin qu'il effectue pour son compte le transport de marchandises sur route. A l'occasion d'un contrôle de police, M. Gustin
a été trouvé, tandis qu'il exerçait cette activité, dépourvu du livret individuel prescrit par les dispositions communautaires mentionnées (ainsi que du document journalier de substitution, autorisé par la réglementation belge, en vertu de l'article 14 bis, alinéa b, du règlement no 543/69, texte modifié par le règlement no 515/72). D'où le procès pénal dont nous venons de parler, sur la base de l'article 3 du décret royal belge du 23 mars 1970.

Au cours de l'instance d'appel, M. Dufour a déclaré que son entreprise ne s'était engagée envers l'entreprise Daniel Construction qu'à fournir un chauffeur avec un permis valable. Puisque, d'autre part, la Creyf's Interim ne possédait pas de véhicules, elle ne se considérait pas comme tenue de répondre pénalement d'infractions commises dans l'exercice d'une activité de transport par une entreprise cliente. Selon l'appelante, l'entreprise Daniel Construction devait être considérée comme l'unique
responsable d'avoir violé l'obligation imposée par la réglementation communautaire.

Le tribunal de Charleroi s'est demandé si, dans un cas comme celui décrit plus haut, l'entreprise obligée de remettre le livret de contrôle aux membres de l'équipage d'un véhicule doit être déterminée en donnant une importance prééminente à la qualité d'employeur (qui, dans le cas d'un chauffeur engagé par une entreprise de location de main-d'œuvre et loué temporairement à une autre entreprise doit être reconnue à la seule entreprise de location), ou bien à la position d'utilisateur du transport
(dans laquelle se trouve l'entreprise pour le compte de laquelle le chauffeur exerce, fût-ce temporairement, son activité).

Selon les remarques dudit tribunal, le règlement communautaire no 543/69 ne définit pas la notion d'entreprise, il ne prescrit pas l'obligation de remettre le livret individuel de contrôle aux membres de l'équipage et ne désigne pas le sujet auquel incombe cette obligation. S'agissant d'une matière pénale, et étant donné par conséquent la nécessité d'interpréter strictement les dispositions communautaires, il a semblé opportun au juge du fond de s'adresser à la Cour, en application de
l'article 177 du traité CEE, et de lui soumettre les questions suivantes:

«1. Le mot “entreprise” vise-t-il exclusivement la personne physique ou morale, qui, effectivement, soit elle-même, soit au moyen de préposés, effectue des transports par route, même si ces transports ne constituent qu'une partie de ses occupations professionnelles?

2. Dans l'hypothèse où la personne ci-dessus utilise la main-d'œuvre d'un personnel qu'elle a pris en location pour conduire son ou ses véhicules, cette personne est-elle déchargée de l'obligation de remettre le livret individuel de contrôle à tout membre de l'équipage, et le mot “entreprise” vise-t-il dans ce cas, la personne physique ou morale qui donne la main-d'œuvre en location?

3. Doit-on considérer que le mot “entreprise” signifie “employeur” et que, dans ce cas, le lien de subordination reste établi entre le loueur de main-d'œuvre et l'ouvrier ou bien s'établit entre le locataire de main-d'œuvre et l'ouvrier?»

2.  En vérité, pour mettre le juge demandeur en mesure d'établir qui doit être considéré comme pénalement responsable, en vertu de la réglementation belge d'exécution, de la violation des prescriptions contenues dans le règlement no 543/69, il n'est pas nécessaire de rechercher une définition générale de la notion d'entreprise aux fins de l'article 14 cité du règlement. Ce qu'il s'agit d'établir est précisément si, dans l'hypothèse d'une entreprise qui prend en location un chauffeur pour effectuer
un transport, l'obligation en question incombe à cette entreprise, étant donné qu'elle utilise le chauffeur dans le cadre de son organisation, ou bien à l'entreprise dont dépend le chauffeur et qui le fournit en location, ou éventuellement à l'une et à l'autre.

Il convient d'observer en premier lieu que l'obligation de remettre le livret individuel de contrôle au conducteur découle, bien qu'indirectement, de l'article 14, paragraphe 7 cité, qui établit que le registre des livrets individuels — que chaque entreprise doit tenir — comporte les noms de ceux auxquels les livrets ont été délivrés et leur signature à titre de reçu. L'annexe au règlement no 543/69, dans la partie contenant «les instructions pour la tenue du livret individuel de contrôle … à
l'intention de l'entreprise»; dispose plus clairement qu'un livret doit être remis à «tout membre de l'équipage employé par vous dans les genres de transport auxquels s'applique le livret individuel de contrôle». Une formule plus synthétique se trouve dans l'annexe au règlement no 514/72 qui a remplacé l'annexe précédente en vertu de l'article 6 dudit règlement. Elle impose à «l'entreprise» (qui n'est pas mieux spécifiée ici) de remettre un livret «à tout membre d'équipage conformément à la
législation ou aux législations indiquées au paragraphe 1 ci-dessus». Cette dernière référence renvoie aux législations nationales d'application de la réglementation communautaire qui peuvent notamment établir des dispositions de caractère complémentaire par rapport aux dispositions communautaires, en ce qui concerne la forme, la rédaction et la tenue des livrets (voir article 14, paragraphe 9, du règlement no 543/69 et les nos 6 et 7 de la première partie de l'annexe du règlement no 514/72
contenant les dispositions générales sur le livret individuel de contrôle).

En second lieu, il faut souligner que le juge belge a naturellement formulé ses questions en ayant sous les yeux le texte français de l'article 14, paragraphe 7, du règlement no 543/69 qui emploie uniquement le terme «entreprise» (comme dans les textes allemands et anglais qui utilisent respectivement les termes «Unternehmen» et «undertakings»). Mais on ne peut pas oublier, pour l'interprétation de cet article, l'indice important fourni par le texte italien qui emploie, comme nous l'avons déjà
dit, l'expression «entreprise de transport». Nous verrons plus loin que cet indice coïncide avec d'autres éléments qu'il est possible de tirer de la réglementation communautaire en question.

Il faut dire, enfin, qu'à l'appui de la thèse selon laquelle l'obligation incomberait à l'employeur du conducteur, on peut invoquer les paragraphes des instructions pour l'usage du livret individuel de contrôle (dans l'annexe au règlement no 514/72) adressées aux membres de l'équipage. On y lit notamment: «Remettez le livret de contrôle à votre employeur lorsque vous quittez l'entreprise …» (paragraphe 7); «présentez-le à votre employeur chaque semaine …» (paragraphe 8); «remettez-le ensuite,
aussitôt que possible, à votre employeur» (paragraphe 9). Mais tous ces textes permettent uniquement de déduire que les auteurs de la réglementation communautaire ont considéré comme normale, l'identification de l'entreprise tenue de délivrer le livret avec l'employeur des membres de l'équipage.

En définitive, la Commission a raison d'affirmer que les auteurs des règlements en question n'ont nullement tenu compte du cas du conducteur pris temporairement en location par l'entreprise qui effectue le transport. Dans ces conditions, nous estimons opportun de chercher à établir s'il est possible de tirer des indications utiles pour la solution du problème, des droits internes des États membres et de la jurisprudence de la Cour, avant de réexaminer à fond la réglementation communautaire et
les éléments opposés qui en ressortent.

3.  Il résulte de l'examen des dispositions nationales qui protègent le travail des conducteurs de véhicules automobiles affectés aux transports sur route que, dans tous les États membres, l'entreprise qui utilise le conducteur pour un transport est toujours considérée comme responsable de l'inobservation de ces dispositions, tandis que, à cet égard, la situation de l'entreprise qui n'exerce institutionnellement que l'activité de location de main-d'œuvre est différente d'un ordre juridique à
l'autre. Dans certains, elle est considérée comme responsable à titre principal, ou tout au moins solidairement avec l'entreprise de transport, comme cela paraît être le cas en droit allemand et en droit irlandais; dans d'autres États, à tout le moins les obligations relatives à la durée du travail concernent exclusivement l'entreprise qui utilise le travailleur. C'est ce que l'on peut dire pour le droit français, sur la base de la loi no 72-1 du 3 janvier 1972 sur le travail temporaire (JO de
la République française du 5. 1. 1972, p. 141, article 7); et pour le droit italien, sur la base de l'article 1 de la loi no 1369 du 23 octobre 1960 qui, en interdisant l'activité d'intermédiaire et l'interposition dans les prestations de travail, considère les ouvriers, occupés en violation de ladite interdiction, comme dépendant à tous égards de l'entrepreneur qui a effectivement utilisé leurs prestations. En droit danois également, bien que la loi ne s'exprime pas en termes aussi clairs, il
semble que les règles relatives au respect des horaires de travail et des repos quotidiens et hebdomadaires, contenues dans les paragraphes 50 et 53 de la loi no 681 du 23 décembre 1975, doivent être considérées comme des sources d'obligation uniquement à l'égard de l'entreprise qui accomplit effectivement un travail pour son compte mais non pas à l'égard de celle qui a loué le travailleur.

Selon l'étude de la commission communautaire relative au travail temporaire (série politique sociale 1976, no 25), en droit luxembourgeois également, l'entreprise qui a utilisé les prestations d'un travailleur mis temporairement à sa disposition est responsable de l'observation des règles en matière de sécurité du travail.

En droit belge, selon l'article 19 de la loi du 28 juin 1976, qui réglemente le travail temporaire (Moniteur du 7 août 1976), l'utilisateur d'un travailleur est responsable de l'application des dispositions concernant la réglementation et la protection du travail, applicables sur le lieu du travail; cela vaut en particulier en ce qui concerne les règles relatives à la durée du travail et aux périodes de repos. S'agissant d'une loi qui réglemente de manière spécifique la question à propos du
travail temporaire, on peut supposer que cette responsabilité a un caractère exclusif. Si cela est vrai, la loi citée a modifié le régime précédent tel qu'il résulte de la jurisprudence nationale citée par l'Auditeur du travail devant le juge de première instance, selon laquelle le personnel fourni par une agence de placement à une autre entreprise était considéré comme dépendant de la première bien que ses liens avec celle-ci fussent moins étroits que ses rapports avec la seconde, en
particulier du point de vue des fonctions de direction et de contrôle de son activité.

Aux Pays-Bas, enfin, la question ne semble pas avoir encore été réglementée par le droit interne en termes généraux, mais, pour ce qui est de l'application de la réglementation communautaire en question, l'article 28, paragraphe 2, du «Rijtijdenbesluit» 1971, modifié par le décret du 5 juin 1974 (Schuurman & Jordens no 130), prévoit que le livret individuel de contrôle est mis à la disposition des membres de l'équipage par le chef de l'administration de l'entreprise pour laquelle le travailleur
est destiné à effectuer des opérations de transport.

Par conséquent, bien que les législations nationales ne réglementent la situation considérée ni d'une manière uniforme ni d'une façon exhaustive, on peut noter une tendance prédominante à imposer la responsabilité à l'entreprise dans le cadre de laquelle le conducteur de véhicules exerce son activité, en en excluant l'entreprise qui se limite à fournir le travailleur.

4.  La position adoptée par la Cour dans l'arrêt rendu le 17 décembre 1970 dans l'affaire 35-70 (Manpower, Recueil 1970, p. 1251) ne peut pas être considérée comme contraire à cette tendance. La Cour s'était alors occupée du cas d'un travailleur qu'une entreprise de location de main-d'œuvre avait engagé, non pour l'utiliser pour son compte, mais, comme dans le cas d'espèce, pour le détacher auprès d'autres entreprises afin de satisfaire des besoins momentanés de main-d'œuvre qualifiée. A cette fin,
l'entreprise considérée dans cette affaire passait, avec le personnel en question, des contrats de travail qui prévoyaient des droits et des devoirs réciproques de l'entreprise et des travailleurs engagés par elle, en ce qui concernait le travail que ces derniers s'engageaient à effectuer dans les entreprises clientes de l'employeur. La Cour a constaté que, bien qu'en vertu du contrat le travailleur soit tenu d'observer les conditions d'exécution du travail et la réglementation imposée par le
règlement interne de l'établissement dans lequel il était envoyé pour travailler, ce fait n'avait cependant pas d'influence sur l'existence du lien de subordination du travailleur à l'égard de l'entreprise qui l'avait engagé. Cette dernière constituait le centre des différents rapports juridiques, étant donné qu'elle était partie en même temps au contrat avec le travailleur et au contrat avec l'entreprise cliente. Dans ce contexte, la Cour a estimé que, bien que le travailleur en question ait
été détaché auprès d'une entreprise dans un État membre différent de celui dans lequel l'entreprise qui l'avait engagé avait son siège, la législation sociale du pays dans lequel cette dernière entreprise était établie devait néanmoins continuer de s'appliquer au bénéfice de ce travailleur. La Cour est parvenue à cette conclusion sur la base de la disposition de l'article 13 a) du règlement no 3 sur la sécurité sociale des travailleurs migrants qui a réglementé, aux fins précisément de la
détermination de la législation sociale applicable, la situation du travailleur qui, étant au service d'une entreprise établie sur le territoire d'un État membre est détaché par celle-ci sur le territoire d'un autre État membre afin d'y accomplir un travail pour le compte de ladite entreprise.

La Cour a statué dans le sens rapporté essentiellement pour des raisons pratiques et en particulier afin d'éviter les complications qui surgiraient s'il fallait inscrire au système de sécurité sociale d'un État étranger les travailleurs normalement assujettis à la législation sociale de l'État où l'entreprise dont ils dépendent a son siège, et envoyés à l'extérieur pour des travaux de brève durée. En effet, cela aurait comporté pour le travailleur le grave inconvénient d'une moindre protection
sociale par rapport à celle dont il peut bénéficier en restant assujetti à la législation de son État, puisque, comme l'a noté la Cour, dans la majeure partie des cas, les législations nationales excluent la possibilité d'obtenir certaines prestations sociales sur la base de brèves périodes d'assurance.

Mais le souci d'éviter des désavantages au travailleur en raison de son passage d'un État membre à l'autre n'a pas de raison d'être en l'espèce. Ici, on ne discute pas de la protection de droits du travailleur migrant en matière d'assurances mais de la détermination de l'entreprise destinataire d'une obligation dont la fonction va d'ailleurs au-delà du secteur social (ce que la Cour elle-même a relevé dans les motifs de l'arrêt du 25. 1. 1977 rendu dans l'affaire 65-76, Dreycke, Recueil 1977,
p. 29 et suiv.). Par conséquent, le critère admis dans l'arrêt Manpower précité pour l'interprétation d'une règle de coordination des législations nationales dans la matière spécifique des assurances ne peut constituer un précédent valable, pour un cas dans lequel n'entrent en considération ni la réglementation communautaire de coordination des législations nationales d'assurances ni le déplacement des travailleurs d'un État membre vers un autre.

5.  Examinons de nouveau maintenant les dispositions de droit communautaire qu'il s'agit d'interpréter. Nous avons déjà relevé que la formulation du texte italien de l'article 14, paragraphe 7, du règlement no 543/69 fournit un argument important en faveur de la thèse, selon laquelle l'obligation de remettre les livrets individuels doit être considérée comme imposée à l'entreprise de transport; nous avons souligné que le paragraphe cité est le même que celui dont on déduit, comme nous l'avons noté
également, l'existence d'une obligation de remise des livrets. A cela il faut ajouter que le contexte de l'article 14 et les instructions adressées à l'entreprise en ce qui concerne le livret individuel de contrôle, contenues dans les annexes aux règlements nos 543/69 et 514/72 non seulement confirment que c'est l'entreprise de transport qui doit être obligée de délivrer le livret mais indiquent également clairement que par «entreprise de transport», on doit entendre toute entreprise qui déploie
même occasionnellement une activité de transport et utilise le personnel de conduite des véhicules de transport.

Les instructions mentionnées ci-dessus et l'article 14, paragraphe 7, lui-même se réfèrent en effet à la remise du livret aux «membres de l'équipage». Mais il semble évident que le conducteur fourni par une entreprise de location de main-d'œuvre ne prend pas la qualité de membre de l'équipage tant que l'entreprise qui l'utilise pour effectuer des transports ne l'a pas effectivement affecté à la conduite d'un véhicule déterminé. Il n'est pas «membre de l'équipage» dans ses rapports avec
l'entreprise par laquelle il a été engagé et qui le donne en location; mais il ne le devient que dans le cadre de l'entreprise à laquelle il a été loué, en vertu des dispositions que celle-ci a adoptées à son égard. N'oublions pas en outre que l'annexe au règlement no 543/69 spécifie (au point 2 déjà cité des instructions à l'intention de l'entreprise): «membres de l'équipage employés par vous dans les genres de transports auxquels s'applique le livret individuel de contrôle». Le travailleur
loué, même s'il dépend de l'entreprise de location, se trouvera «employé» dans les transports dans l'entreprise locatrice, dans notre cas précisément l'entreprise qui effectue le transport. De ces dispositions il résulte même implicitement que l'obligation de remettre le livret de contrôle à un chauffeur naît au moment où celui-ci fait partie de l'équipage d'un véhicule entrant dans la catégorie prévue par l'article 14, paragraphe 1 («véhicules non affectés à un service régulier»). Il semble
donc justifié d'affirmer que, de même que nous l'avons constaté pour les législations sociales nationales rapidement passées en revue plus haut, de même dans le système des règlements communautaires en question, l'entreprise qui utilise le conducteur pour le transport est toujours destinataire de l'obligation de remettre le livret individuel de contrôle.

6.  Les considérations développées jusqu'ici conduisent logiquement à exclure que l'entreprise ayant pour objet la location de main-d'œuvre puisse être l'unique responsable de la violation éventuelle de l'obligation mentionnée ci-dessus, au lieu de celle qui utilise le conducteur pour le transport. Il reste à voir s'il faut exclure également la thèse soutenue par la Commission, selon laquelle les deux entreprises seraient destinataires de la règle dont nous discutons.

Cette thèse se fonde principalement sur l'argument que le règlement no 543/69 établissant une «obligation de résultat», les deux entreprises seraient tenues de coopérer afin que le résultat soit atteint: elles devraient s'assurer réciproquement que le livret de contrôle est remis au conducteur par l'une d'elles. Cependant, toujours selon la Commission, le législateur national aurait le pouvoir de déterminer à laquelle des deux entreprises incombe l'obligation de remettre le livret; ce n'est
qu'en l'absence de dispositions législatives internes ou même d'une stipulation contractuelle explicite entre les deux entreprises qu'elles devraient être considérées comme solidairement obligées. En définitive, le terme «entreprise», au sens du règlement no 543/69 comprendrait soit l'entreprise utilisatrice du chauffeur loué, soit celle qui le donne en location.

La préoccupation d'ordre pratique qui conduit la Commission à soutenir ce point de vue est évidente. Sur le plan juridique, toutefois, l'idée de l'existence de deux sujets obligés cumulativement à respecter l'article 14 du règlement prête le flanc à de sérieuses objections. Nous observons en premier lieu que l'on n'aperçoit pas clairement si l'obligation imposée aux deux entreprises serait précisément celle prévue par l'article 14, paragraphe 7, cité — dans ce cas les deux entreprises devraient
remettre le livret individuel au conducteur — ou bien une espèce d'obligation additionnelle, de s'assurer réciproquement que le livret est remis par l'une ou par l'autre (le règlement ne renferme aucune trace de cette obligation additionnelle). Nous notons en second lieu que l'on ne voit pas sur la base de quelle norme communautaire les États membres pourraient éventuellement choisir parmi les deux entreprises celle qui est obligée. Le pouvoir attribué à ces États d'adopter des dispositions
complémentaires par rapport à celles du règlement no 543/69 en matière de «délivrance et de contrôle des livrets» (article 14, paragraphe 9) ne se prête pas à une interprétation si extensive qu'elle permette au législateur national de modifier le nombre des destinataires de l'article 14, paragraphe 7 (que l'on suppose être deux, dans le cas de main-d'œuvre louée, si l'on suit la conclusion de la Commission). En réalité, s'agissant de fixer la sphère d'efficacité «ratione personae» de règles
communautaires, confier cette détermination aux différents États membres — ou la remettre simplement à la volonté de l'intéressé privé — serait, à notre avis, incompatible avec l'exigence d'uniformité du système juridique communautaire, et les entreprises intéressées risqueraient de se trouver soumises à un traitement différencié selon la nationalité ou la localisation, tandis que le but déclaré du règlement no 543/69 est l'harmonisation des dispositions de nature sociale dans le domaine des
transports sur route. Enfin, on ne peut pas négliger la remarque qu'en augmentant le nombre des obligés, on étendrait aussi la catégorie des sujets passibles des sanctions pénales prévues par les règles internes destinées à garantir le respect par les particuliers des obligations qui leur sont imposées par la réglementation communautaire. Il est superflu de rappeler que, si la loi pénale ne doit pas être interprétée de manière extensive, un critère analogue doit également valoir en présence de
règles communautaires qui, tout en n'étant pas elles-mêmes de nature pénale, finissent cependant par produire des effets dans le domaine pénal en vertu de dispositions nationales complémentaires.

A notre avis, le lien existant entre les différentes obligations établies par les règlements en question, tandis qu'il rend impossible d'en diviser la charge entre des entreprises différentes (ce que, du reste, la Commission n'a pas non plus soutenu), sert à démontrer que l'unique entreprise obligée est celle qui utilise la conducteur pour effectuer le transport. En effet, dans le système tracé par la réglementation communautaire, l'obligation de tenir le registre les livrets individuels va de
pair avec les obligations de délivrer les livrets puis de retirer et de conserver les livrets utilisés. Cela résulte du no 6 des instructions à l'intention de l'entreprise concernant l'usage du livret individuel, contenues dans l'annexe au règlement no 514/72, selon lesquelles l'entreprise qui retire le livret doit inscrire dans ce registre la date du dernier feuillet quotidien et doit tenir les livrets utilisés à la disposition des agents de contrôle pendant une période de douze mois au moins
(cette partie du no 6 coïncide avec l'obligation imposée par l'article 14, paragraphe 8, du règlement no 543/69). Comme nous l'avons déjà vu, ces formalités ne peuvent être matériellement accomplies que par l'entreprise qui est en contact direct avec l'équipage du véhicule tant au moment où il est chargé d'effectuer un transport déterminé que lorsque le transport prend fin. Le même raisonnement vaut à propos du point 5 des instructions citées à l'intention de l'entreprise («Examinez chaque
semaine ou, en cas d'empêchement, au plus tôt, les feuillets quotidiens et le rapport hebdomadaire. Signez le rapport hebdomadaire»). De même, lorsque les instructions à l'intention des membres de l'équipage (annexe citée au règlement no 514/72) se réfèrent à l'«employeur», il nous semble indiscutable que l'on n'a pas voulu désigner un sujet obligé différent de celui indiqué comme «entreprise» dans le règlement: il suffit de voir, par exemple, que le point 6 des instructions à l'intention de
l'entreprise renvoie incidemment au point 9 qui est un de ceux où l'employeur est mentionné. L'emploi des termes «employeur» au lieu d'«entreprise» s'explique, comme nous l'avons déjà dit, en considérant que la situation type à laquelle le règlement se réfère est celle dans laquelle l'entreprise qui effectue le transport s'identifie avec l'entreprise dont dépend le conducteur.

L'entreprise locatrice de main-d'œuvre peut matériellement se trouver dans l'impossibilité de satisfaire à l'exigence principale dont s'inspire la réglementation communautaire, qui est de faciliter aux autorités internes le contrôle du respect des horaires de travail et des temps de repos. Il suffit de penser que cette entreprise peut être située dans une localité différente de celle où l'entreprise de transport a son siège. Il peut également se faire (et la Commission elle-même l'a reconnu) que
l'entreprise locatrice n'apprenne pas en temps utile que le conducteur qu'elle a fourni à un tiers sera affecté par celui-ci à une activité entrant parmi celles qui exigent la possession du livret individuel de contrôle (conduite d'un véhicule de transport non affecté à un service régulier). En considération de cette éventualité, il serait injuste de la rendre responsable de l'inaccomplissement d'une obligation dépendant d'une circonstance qu'elle peut ignorer.

Pour toutes ces raisons, il nous semble donc qu'il faut nier, sur la base des textes communautaires en vigueur, la possibilité de considérer une entreprise de location de main-d'œuvre comme destinataire partiel ou solidaire des obligations que la réglementation communautaire prévoit exclusivement à l'égard de l'entreprise de transport.

On a objecté que le fait d'exclure l'entreprise de location de main-d'œuvre du nombre des sujets obligés de délivrer et de tenir le livret de contrôle, suscite l'inconvénient pratique de la difficulté, pour l'entreprise de transport, de contrôler le respect des limites hebdomadaires de conduite dans le cas assez fréquent d'un travailleur qui lui a été loué pour une période inférieure à une semaine.

En pareil cas, cependant, rien n'empêcherait l'entreprise de transport d'exiger que le conducteur soit porteur d'une déclaration de l'entreprise pour laquelle il a travaillé en dernier lieu, contenant les indications des temps de travail effectués et des périodes de repos dont il a bénéficié. L'entreprise de location elle-même pourrait peut-être être en mesure de fournir ces informations.

D'autre part, on ne peut pas non plus exclure la possibilité qu'un conducteur passe de la dépendance d'une entreprise de transport à une autre après une période de travail inférieure à une semaine.

En ce cas, l'inconvénient dont on se plaint se reproduirait en dehors de l'hypothèse de la location de main-d'œuvre, étant donné qu'en vertu du no 7 des instructions pour l'usage du livret individuel, le travailleur, lorsqu'il quitte l'entreprise de transport, dont il dépendait, doit lui remettre son livret, même s'il n'est que partiellement utilisé.

7.  Nous concluons par conséquent en vous proposant de répondre aux demandes préjudicielles présentées par le tribunal correctionnel de Charleroi par ordonnance du 13 juin 1977, en déclarant que les obligations relatives à la délivrance et à la conservation des livrets individuels de contrôle et à la tenue des registres qui s'y rapportent, auxquelles se réfèrent l'article 14, paragraphes 7 et 8, du règlement CEE no 543/69 du Conseil du 25 mars 1969 et l'annexe du règlement CEE no 514/72 du Conseil
du 4 février 1972, incombent exclusivement à l'entreprise qui effectue des opérations de transport entrant dans le cadre d'application de ce règlement, même si elle utilise des travailleurs pris en location par une entreprise ayant pour objet la fourniture à des tiers de main-d'œuvre destinée à des occupations temporaires.

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( 1 ) Traduit de l'italien.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 76-77
Date de la décision : 22/11/1977
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Tribunal correctionnel de Charleroi - Belgique.

Transports


Parties
Demandeurs : Auditeur du travail
Défendeurs : Bernard Dufour, SA Creyf's Interim et SA Creyf's Industrial.

Composition du Tribunal
Avocat général : Capotorti
Rapporteur ?: Touffait

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1977:189

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