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20/05/1977 | CJUE | N°31-77

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Mayras présentées le 20 mai 1977., Commission des Communautés européennes contre Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord contre Commission des Communautés européennes., 20/05/1977, 31-77


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,

PRÉSENTÉES LE 20 MAI 1977

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Le 20 janvier dernier, la Commission a reçu notification de la décision prise la veille, par le gouvernement du Royaume-Uni, d'octroyer, à compter du 31 janvier une aide temporaire aux éleveurs nationaux de porcs sous la forme d'une subvention de 5 pence et demi par kilo de poids mort.

Dès le 25 janvier, la Commission, estimant que cette aide n'était pas compatible avec les impératifs du marché commun, au sens de

l'article 92 du traité, a ouvert la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, alinéa 1...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,

PRÉSENTÉES LE 20 MAI 1977

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Le 20 janvier dernier, la Commission a reçu notification de la décision prise la veille, par le gouvernement du Royaume-Uni, d'octroyer, à compter du 31 janvier une aide temporaire aux éleveurs nationaux de porcs sous la forme d'une subvention de 5 pence et demi par kilo de poids mort.

Dès le 25 janvier, la Commission, estimant que cette aide n'était pas compatible avec les impératifs du marché commun, au sens de l'article 92 du traité, a ouvert la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, alinéa 1. Elle en a informé immédiatement le gouvernement du Royaume-Uni, en le mettant en demeure de présenter ses observations dans un délai de huit jours.

Ainsi que l'a rappelé la Commission, dans cette communication, les dispositions du paragraphe 3 de l'article 93 avaient pour effet d'interdire au Royaume-Uni de mettre la mesure d'aide à exécution avant que la procédure ouverte ait abouti à une décision finale.

Mais le gouvernement du Royaume-Uni, passant outre à cette mise en demeure, a effectivement mis en vigueur la mesure d'aide incriminée à la date, initialement prévue, du 31 janvier.

En même temps, ce gouvernement, faisant usage de la faculté que lui ouvre l'article 93, paragraphe 2, demanda au Conseil de décider que l'aide instituée était compatible avec le marché commun, par dérogation aux dispositions de l'article 92.

Cette demande, qui avait pour conséquence de suspendre la procédure ouverte par la Commission, a été rejetée par le Conseil, au plus tard le 15 février 1977.

Dès lors, le cours de cette procédure pouvait légalement reprendre. Ce qui fut fait dans un délai très bref puisque, après avoir examiné les observations antérieurement requises d'autres États membres et d'organisations professionnelles intéressées, la Commission arrêta, le 17 février, une décision enjoignant au gouvernement du Royaume-Uni de mettre fin, immédiatement, à l'octroi de l'aide en cause. Bien qu'il eût reçu notification de cette décision dès le 18 février, ce gouvernement n'en a pas tenu
compte. Il a continué d'octroyer aux producteurs nationaux la subvention antérieurement fixée.

Dès lors, le conflit ouvert entre la Commission et le gouvernement britannique ne devait pas tarder à prendre un tour contentieux.

Toutefois, celle-ci a attendu jusqu'au 11 mars avant de vous saisir, conformément à l'article 93, paragraphe 2, alinéa 3, d'une requête tendant à ce que vous constatiez qu'en refusant de se conformer à sa décision du 17 février précédent, le Royaume-Uni avait manqué à une obligation que lui imposaient tant l'article 93 du traité que ladite décision.

Certes, il n'est pas sans intérêt de relever, comme l'a fait la Commission, que celle-ci a tenté, par des négociations engagées directement avec le ministre de l'agriculture du Royaume-Uni, d'obtenir l'adhésion de son gouvernement à la décision du 17 février.

Ce dernier avait alors informé la Commission qu'il serait mis fin à l'octroi de la subvention aux éleveurs de porcs «dès que cela serait pratiquement possible».

Quelle qu'ait été la valeur de cet engagement, force nous est de constater que c'est seulement le 12 mai dernier que la Commission a cru devoir vous saisir, conformément à l'article 186 du traité et aux dispositions des articles 83 et suivants du règlement de procédure, d'une demande en référé tendant à ce que vous enjoigniez au Royaume-Uni de cesser d'enfreindre la décision de la Commission en date du 17 février 1977, aussi longtemps qu'il n'aura pas été statué, au principal, tant sur le recours de
la Commission 31-77, relatif au manquement du Royaume-Uni, que sur le recours 53-77 du Royaume-Uni tendant à l'annulation de la décision susmentionnée de la Commission.

Avant d'exposer les raisons pour lesquelles nous pensons qu'il vous faudra rejeter cette demande en référé, il nous paraît indispensable de nous pencher sur le fond du litige, sans toutefois nous y engager.

Pour la Commission, en effet, il ne s'agit pas seulement d'affirmer que le Royaume-Uni, lié par les dispositions de l'article 93 du traité, notamment par son paragraphe 3, ne pouvait légalement mettre à exécution la mesure d'aide qu'il lui a notifiée le 20 janvier 1977, mais de démontrer que le régime de subvention dont il accorde le bénéfice à ses producteurs de viande porcine est incompatible avec le marché commun.

Or, le gouvernement du Royaume-Uni entend, au contraire, justifier la compatibilité de l'aide nationale avec le marché commun, au titre des dispositions de l'article 92, paragraphe 3, alinéa b, comme étant de nature à remédier à une perturbation grave de l'économie de cet État membre.

Il nous paraît utile, en effet, d'exposer les données essentielles du débat au fond que recèlent les deux recours 31-77 et 53-77. Il convient, à cet égard, de rappeller qu'à ses dires le gouvernement du Royaume-Uni s'est estimé tenu d'accorder l'aide litigieuse afin de remédier à Sa situation extrêmement sérieuse des éleveurs de porcs et des fabricants de viande porcine nationaux, situation provoquée par l'afflux sur le territoire du Royaume-Uni d'importations de viande porcine ou de produits
dérivés en provenance de certains autres États membres, notamment des Pays-Bas et du Danemark.

Cette conjoncture trouve, de l'avis du Royaume-Uni, son origine dans la fixation, à un taux trop élevé, des montants compensatoires monétaires perçus par les exportateurs de ces États; ces montants compensatoires, exclusivement destinés, à l'origine et selon les prévisions du règlement du Conseil no 974/71, à prévenir les difficultés qui découleraient des marges de fluctuation des monnaies de certains États membres au-delà des limites admises par le Fonds monétaire international auraient, en ce qui
concerne le secteur de la viande porcine, atteint des taux manifestement excessifs par rapport à l'objectif initial.

Ils sont, en effet, calculés sur la base d'un prix d'intervention qui, dans cette organisation commune de marché, serait purement fictif parce qu'en pratique le recours au mécanisme de l'intervention est tout à fait exceptionnel.

Dès lors, fondés sur un prix d'intervention artificiel, les montants compensatoires monétaires applicables à la viande de porc seraient nettement plus élevés qu'il ne conviendrait. Ils ne seraient pas limités, contrairement en cela à l'objectif du règlement du Conseil no 974/71, au niveau strictement nécessaire pour compenser l'incidence des fluctuations monétaires sur les prix des produits de base pour lesquels des mesures d'intervention sont effectivement pratiquées.

Quelles sont, selon le gouvernement du Royaume-Uni, les conséquences prévisibles, et même déjà perceptibles depuis 1976, de ce régime de montants compensatoires monétaires?

Il en résulterait, en premier lieu, du fait de la dépréciation de la livre sterling par rapport aux monnaies des pays exportateurs de viande porcine ou de produits dérivés vers le Royaume-Uni et de l'augmentation corrélative des montants compensatoires, l'existence d'un véritable régime de subvention communautaire pour les exportateurs. Ceux-ci auraient été en mesure, malgré l'augmentation de leurs propres coûts de production, d'approvisionner le marché du Royaume-Uni à des prix de gros en baisse,
de telle manière que les producteurs britanniques, qui ne disposaient alors d'aucune aide, auraient vu leur marge bénéficiaire diminuer et même disparaître complètement à partir de janvier 1977, alors, toutefois, que le rendement et l'efficacité de la production britannique n'étaient pas en cause.

Le gouvernement du Royaume-Uni a estimé qu'à défaut de l'aide qu'il a consentie à ses producteurs nationaux, la perte subie par ceux-ci se serait élevée à plus de 8 livre sterling par porc.

Plus graves auraient été les conséquences de cette situation sur le potentiel de production nationale de viande porcine, le taux d'abattage n'ayant cessé d'augmenter et le taux de reproduction de décroître, au point que le cheptel total serait tombé, au début de 1977, de quelque 12 1/2  % au-dessous du niveau de 1973, année de l'adhésion du Royaume-Uni à la Communauté, en laquelle on avait déjà enregistré une baisse importante de la production.

A l'appui de ces affirmations, évidemment contestées par la Commission, le gouvernement du Royaume-Uni s'efforce d'apporter des éléments de preuve sur lesquels il nous est impossible de prendre parti présentement.

Mais ce qui, en définitive, ressort de son argumentation, c'est que l'aide nationale qu'il a décidé de mettre en vigueur à compter du 31 janvier de cette année n'avait d'autre but que de compenser partiellement les distorsions de concurrence dues aux «subventions» accordées aux exportateurs d'autres États membres.

Tout en nous refusant à apprécier le bien-fondé de cette argumentation, que vous ne pourrez prendre en considération que lors de l'examen au fond des recours 31-77 et 53-77 il nous a paru nécessaire d'exposer les conséquences que le gouvernement britannique tire, pour sa part, de l'analyse qu'il présente de la situation économique créée par le jeu des montants compensatoires monétaires.

Ces éléments sont, en effet, essentiels au regard des critères dont l'exigence est requise par votre jurisprudence pour que puissent être ordonnées des «mesures provisoires» au sens de l'article 186 du traité, critères applicables aussi bien d'ailleurs aux demandes de sursis à exécution d'une décision de la Commission en vertu de l'article 185.

C'est donc en fonction de ces exigences que nous examinerons la demande présentée par cette dernière, au regard des considérations suivantes:

1) Sa requête 31-77 peut-elle être regardée comme non manifestement dénuée de fondement?

2) L'urgence de la «mesure provisoire» requise est-elle démontrée?

3) Les intérêts de la partie demanderesse sont-ils menacés d'un préjudice irréparable? Cette question n'est d'ailleurs pas à sens unique. Encore convient-il de se demander si, au contraire, une ordonnance de la Cour décidant ladite mesure provisoire, c'est-à-dire enjoignant au gouvernement du Royaume-Uni de mettre fin, sur le champ, à l'octroi de l'aide mise en oeuvre depuis le 31 janvier 1977, ne risquerait pas de porter au secteur économique concerné, c'est-à-dire aux producteurs britanniques de
viande porcine, un préjudice qui serait définitivement consommé.

4) Enfin, il nous faudra rechercher si, indépendamment des critères susénoncés, la mesure provisoire que la Commission vous demande de prescrire n'excède pas les pouvoirs que vous confèrent les dispositions de l'article 93 du traité.

Reprenons ces divers éléments de solution

I —  Les conclusions du recours introduit le 11 mars par la Commission tendent à faire constater par la Cour qu'en refusant de se conformer à la décision prise par la Commission le 17 février précédent, c'est-à-dire de mettre fin à l'octroi de l'aide incriminée, le Royaume-Uni a manqué à une obligation qui lui incombe en vertu du traité.

Il ressort, en effet, des dispositions mêmes de l'article 93, paragraphe 2, alinéa 1, que, «si, après avoir mis les intéressés en demeure de présenter leurs observations, la Commission constate qu'une aide accordée par un État ou au moyen de ressources d'État n'est pas compatible avec le marché commun aux termes de l'article 92, … elle décide que l'État intéressé doit la supprimer ou la modifier dans le délai qu'elle détermine».

La décision de la Commission en date du 17 février 1977 entre bien dans le cadre de ces prescriptions du traité et «prima facie» il semble clair que les conclusions au principal de la demanderesse sont fondées dans la mesure où elles tendent à faire constater qu'en maintenant le régime d'aide litigieuse, le gouvernement du Royaume-Uni a failli à une obligation qui lui a été imposée sur la base dudit article 93.

Nous sommes donc porté à admettre non seulement que le recours de la Commission n'est pas manifestement dénué de fondement, mais encore qu'il dégage, selon l'expression employée par celle-ci, un «fumus boni juris».

La demande de mesure provisoire répond donc au premier critère que nous avons rappelé. Mais on ne peut, à cet égard, aller plus avant sans pénétrer dans l'examen du fond, non seulement du recours «en manquement» au sens de l'article 93 du traité, mais aussi du recours en annulation présenté sous le no 53-77 par le Royaume-Uni contre la décision de la Commission. Car le fond du problème que posent, sous des aspects différents, l'un et l'autre de ces recours est, en définitive, de savoir si
l'aide nationale octroyée par le gouvernement britannique aux producteurs nationaux de viande de porc est ou non compatible avec le marché commun au sens de l'article 92.

Il s'agit là d'une question qui ne pourra être tranchée qu'au terme des procédures engagées par les recours directs formés devant la Cour.

II —  Doit-on reconnaître l'urgence qui s'attacherait à ce que soit prescrite par la Cour la «mesure provisoire» que réclame la Commission, à savoir l'injonction adressée au gouvernement du Royaume-Uni de mettre immédiatement fin à l'aide contestée?

Messieurs, la seule chronologie des procédures engagées, d'abord par la Commission sur la base de l'article 93, paragraphe 2, alinéa 2, à l'encontre de l'État intéressé, puis, contentieusement, devant la Cour, nous incite à répondre par la négative à cette deuxième question.

Il est vrai, tout d'abord, que la Commission a engagé, dès le 25 janvier c'est-à-dire cinq jours après la communication qui lui en avait été faite par le gouvernement britannique, la procédure susmentionnée prévue à l'article 93, paragraphe 2. Cette procédure a été suspendue, conformément au paragraphe 4 du même article, par la demande que le gouvernement britannique a adressée au Conseil et tendant à ce que celui-ci décide que l'aide nationale en cause soit considérée comme compatible avec le
marché commun, en dérogation des dispositions de l'article 92 … si des circonstances exceptionnelles justifient une telle décision.

Certes, encore, le Conseil a définitivement rejeté cette demande au plus tard au cours de sa session des 8, 14 et 15 février 1977 et, dès lors, la procédure de l'article 93, paragraphe 2, ayant repris son cours, la Commission n'a pas tardé à arrêter sa décision tendant à ce que le Royaume-Uni mette fin sans délai à l'octroi de l'aide sous forme de subvention aux producteurs de porcs, puisque cette décision a été prise dès le 17 février.

Mais c'est ensuite que la Commission a marqué une moindre diligence dans son action. Alors que sa décision était immédiatement exécutoire, la demanderesse a en effet attendu le 11 mars pour vous saisir, conformément à l'article 93, paragraphe 2, alinéa 3, du recours en manquement spécifique qu'autorise cette disposition du traité. Nous entendons bien que, ce faisant, la Commission a saisi la Cour en temps utile, le délai de recours étant encore ouvert et surtout qu'elle a voulu se réserver la
possibilité de négocier avec le gouvernement britannique, ainsi que l'attestent les contacts entretenus à l'époque entre le membre de la Commission chargé des problèmes agricoles et le ministre de l'agriculture du Royaume-Uni.

Aussi bien, n'est-ce point à la date de présentation du recours «en manquement» 31-77 que nous attachons de l'importance, mais bien plutôt au fait que, pour vous demander de prescrire, sous forme de «mesure provisoire», une injonction au gouvernement britannique, la Commisssion a attendu jusqu'au 12 mai dernier pour vous saisir de sa demande en référé.

Même en admettant que les «négociations» entre les parties aient été poursuivies au-delà de la date d'introduction de ce recours, nous ne pouvons qu'enregistrer le fait qu'un délai de deux mois s'est écoulé avant que la Commission ne se décide à vous demander d'enjoindre «à titre provisoire» au Royaume-Uni de mettre fin immédiatement à l'octroi de l'aide litigieuse, obligation qui résultait déjà de sa décision du 17 février dernier.

Vous comprendrez, Messieurs, que, dans ces conditions, la notion d'urgence invoquée par la Commission ne nous semble pas pouvoir être acceptée, d'autant que celle-ci, ayant résolu de porter le litige devant la Cour, avait la faculté d'assortir son recours principal d'une demande de mesure provisoire formulée conformément à l'article 186 du traité, dès l'introduction du recours.

Cette première considération nous paraît, à elle seule, décisive. Mais, il en est d'autres qui ne peuvent que conforter notre opinion sur la demande en référé de la Commission.

III —  Nous en venons, à présent, à la notion de préjudice irréparable. La demanderesse soutient, à ce sujet, que le retard que le Royaume-Uni continue d'apporter à l'application de sa décision du 17 février«lèse de plus en plus une multiplicité d'intérêts communautaires».

Elle situe ce préjudice à deux niveaux:

— d'une part, la Commission affirme qu'au plan de l'application du traité même, et particulièrement de la responsabilité de la surveillance des aides nationales, dont elle-même est investie par l'article 93, elle ne saurait négliger les effets qu'un refus délibéré de la part d'un État membre de se conformer à une décision prise «en bonne et due forme» peut avoir sur l'application générale du régime de contrôle préalable des aides nationales dites «nouvelles» qui ne peuvent, par principe, être
mises en oeuvre qu'après approbation de sa part.

Nous convenons qu'il s'agit là d'une question de principe des plus importantes, mais il nous faut rappeler que cette question est intimement liée à celle que posent tant le recours principal de la Commission que le recours en annulation «reconventionnel» du gouvernement britannique, à savoir l'appréciation de la conformité de l'aide nationale en cause aux dispositions de l'article 92 et, plus particulièrement, de son paragraphe 3, alinéa b).

En d'autres termes, vous en viendriez à examiner le fond du litige en suivant la Commission sur ce terrain juridique.

Nous nous bornerons, pour notre part, à noter que la notion de préjudice ici invoquée est d'ordre politique et nous ne sommes pas loin de penser qu'en vérité la demande de décision en référé de la Commission participe de l'action engagée par celle-ci pour amener le Royaume-Uni à une solution négociée.

— D'autre part, la Commission fait état du préjudice irréparable qui serait causé aux producteurs de porcs concurrents des autres États membres, notamment ceux du Danemark et ceux des Pays-Bas, dont les exportations de viande porcine à destination du Royaume-Uni auraient diminué de quelque 9 % durant les trois premières semaines d'avril. Sans même qu'il soit besoin de rappeler que cette période comprend les fêtes pascales, durant lesquelles les échanges intracommunautaires, dans ce secteur
comme dans les autres, ont été normalement ralentis en raison des jours fériés, il est difficile d'admettre qu'il puisse s'agir là d'un préjudice irréparable.

Non seulement le niveau des importations de viande porcine, sur le territoire du Royaume-Uni, en provenance d'autres États membres, a pu être rétabli après la fin de cette période, mais il y a lieu, à notre avis, de mettre en balance le préjudice dont les producteurs britanniques auraient à souffrir si l'aide nationale qui leur a été consentie venait à être abolie immédiatement. Nous n'entendons pas, en cela, évoquer le dommage financier que certains de ces producteurs, considérés
isolément, pourraient subir et nous ne rechercherons même pas si, comme l'affirme le gouvernement britannique dans son mémoire en réponse au recours 31-77, la subvention temporaire qui leur est payée représente seulement un peu plus de la moitié du montant de celle qui résulterait des montants compensatoires monétaires. Nous nous référons au préjudice global qui pourrait être apporté à un secteur non négligeable de l'agriculture du Royaume-Uni, celui de l'élevage des porcs qui compte 30000
exploitants.

Ce qui nous paraît important, c'est la diminution notable, enregistrée dès la fin de l'année 1976, du cheptel reproducteur. A défaut de la subvention accordée, on pouvait s'attendre, nous dit le gouvernement britannique, à voir cette réduction atteindre le taux de 10 % en 6 mois, c'est-à-dire en juin prochain.

Sans prendre à notre compte ces évaluations, sur lesquelles, Messieurs, il vous faudra sans doute vous pencher lorsque vous examinerez le fond du litige, c'est-à-dire, en réalité, la compatibilité de l'aide octroyée par le gouvernement britannique avec le marche commun, force nous est de ne pas exclure que, selon les propres, termes employés par ce gouvernement, «si aucune action n'était entreprise, il fallait s'attendre à une sérieuse érosion de potentiel de production du Royaume-Uni» dans
le secteur de la viande porcine.

Il nous paraît, dès lors, qu'en enjoignant, même à titre provisoire, au gouvernement de cet État membre de mettre fin immédiatement au régime d'aide qu'il a mis en œuvre depuis un peu plus de trois mois vous prendriez le risque qu'un préjudice véritablement irréparable soit causé non pas aux exportateurs d'autres États membres, mais à l'ensemble d'un secteur important de l'économie britannique.

IV —  En dernier lieu, comme nous l'avons annoncé, la question se pose même de savoir si vous êtes compétent pour enjoindre au gouvernement du Royaume-Uni de mettre fin sans délai à l'aide qu'il a octroyée à ses producteurs.

Pour notre part, nous en doutons. Certes, l'interdiction de mise à exécution d'une aide nationale incompatible avec le marché commun, interdiction visée à la dernière phrase de l'article 93, paragraphe 3, a un effet direct, ainsi qu'il ressort de votre arrêt du 15 juillet 1964 (aff. 6-64 — Rec. p. 1162), confirmé par les arrêts du 11 décembre 1973 rendus dans les affaires 120 à 122 et 141-73 (Rec. p. 1483).

Mais encore convient-il de déterminer le procédé juridique qui, dans l'ordre communautaire, serait susceptible de donner son plein effet à l'interdiction en cause.

Malheureusement, la constatation, souvent répétée, par la Cour que les règles de droit national, quelles qu'elles soient, ne sont pas opposables à l'application d'une interdiction communautaire ayant effet direct, ne peut être transposée dans l'ordre communautaire.

La Cour ne peut adressser d'injonction qu'à une institution communautaire ou à une personne physique ou morale, mais non à un État. S'agissant d'une injonction adressée à un État membre et qui, de surcroît, ne comporte pas d'obligation pécuniaire, elle ne formerait pas titre exécutoire et ne serait pas susceptible d'exécution forcée (article 192).

La Cour ne peut pas transformer en une mesure positive susceptible d'exécution forcée — seule mesure provisoire de nature à avoir quelque effet — une injonction de s'abstenir de faire quelque chose, qui est pourtant la seule chose que la Cour puisse faire en l'espèce, mais qui équivaudrait simplement à répéter une règle résultant déjà des dispositions mêmes du traité.

Ni le texte, ni l'économie de l'article 186 ne permettent à la Commission de s'emparer de ses prévisions pour faire exercer par la Cour une compétence complémentaire parallèle à la compétence de droit commun qui est conférée par le traité à la Commission, et qui doit être exercée dans les formes mises à sa disposition par l'article 93.

La décision finale que vise l'article 93, paragraphe 3, ne peut avoir pour objet que la seule constatation que l'aide nationale est contraire au traité: si la Commission n'a pas jugé bon d'assortir sa décision d'un délai ou de conditions, elle ne saurait faire «réglementer» par la Cour les modalités d'exécution de cette décision.

La portée même de l'article 93, paragraphe 3, s'oppose à ce que le recours contre la décision d'interdiction de la Commission puisse avoir un effet suspensif. La décision prise par la Commission (ou du reste, par le Conseil, dans le cadre de la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, alinéa 3) étant un acte déclaratoire, une injonction dans le sens demandé par la Commission équivaudrait à mettre en doute non pas seulement le caractère exécutoire de cette décision, mais les effets
obligatoires des dispositions mêmes du traité. Acquiescer à la demande de la Commission serait reconnaître qu'il est nécessaire de confirmer le caractère directement obligatoire d'une disposition du traité, caractère qui est évident et qui a été itérativement confirmé par la jurisprudence de la Cour.

Le seul but de la présente procédure est donc de substituer à l'exécution forcée, qui s'impose aux entreprises, mais qui n'existe pas dans les rapports entre la Commission et les États, les effets politiques de la constatation que l'attitude d'un État membre est contraire au traité.

La Cour ne peut, en aucun cas, adresser une injonction à un État membre. Ce qu'elle pourrait tout au plus faire, c'est, par une procédure accélérée de constatation de manquement, reconnaître, sans attendre son arrêt au fond, que, ayant mis à exécution et en continuant de mettre à exécution sa mesure d'aide après que le Conseil ait délibéré de l'affaire et en tout cas après la notification de la décision de la Commission, le Royaume-Uni a violé et viole le traité, avant même qu'elle ne se
prononce au fond sur les deux affaires principales; en ce cas, l'article 171 s'appliquerait «mutatis mutandis».

Mais, étant donné l'«immunité» des États et compte tenu du système organisé par l'article 93 qui ne vous confère pas une compétence plus large que l'article 169, il n'est pas possible de faire le saut consistant à enjoindre directement à un État membre de mettre fin à l'octroi d'une aide nationale; tout au plus pourriez-vous seulement constater l'existence d'un manquement à une obligation dérivant du traité, mais, en ce cas même, il n'appartiendrait qu'à l! État membre concerne de tirer les
conséquences de votre décision.

Par conséquent, la Cour n'est pas, à notre avis, compétente pour prendre la «mesure provisoire» que demande la Commission.

Par ces motifs, nous concluons:

— au rejet de la demande de référé présentée par la demanderesse;

— à ce que les dépens afférents à ladite demande de référé soient réservés.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 31-77
Date de la décision : 20/05/1977
Type d'affaire : Demande en référé - fondé
Type de recours : Recours en constatation de manquement, Recours en annulation

Analyses

Aides accordées par les États

Concurrence

Agriculture et Pêche

Viande de porc


Parties
Demandeurs : Commission des Communautés européennes
Défendeurs : Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord

Composition du Tribunal
Avocat général : Mayras
Rapporteur ?: Kutscher

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1977:85

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