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29/03/1977 | CJUE | N°71-76

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Mayras présentées le 29 mars 1977., Jean Thieffry contre Conseil de l'ordre des avocats à la cour de Paris., 29/03/1977, 71-76


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,

PRÉSENTÉES LE 29 MARS 1977

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Ainsi que nous l'avons exposé à propos de l'affaire Reyners, voici près de trois années, l'intégration économique et sociale, objectif primordial du traité instituant la Communauté économique européenne, implique le développement des relations juridiques entre États membres et, par suite, la réalisation du libre établissement dans chacun de ces États des auxiliaires de justice tels que les avocats, sans considérati

on de leur nationalité. En d'autres termes, il convient que, pour l'accès à cette
professi...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,

PRÉSENTÉES LE 29 MARS 1977

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Ainsi que nous l'avons exposé à propos de l'affaire Reyners, voici près de trois années, l'intégration économique et sociale, objectif primordial du traité instituant la Communauté économique européenne, implique le développement des relations juridiques entre États membres et, par suite, la réalisation du libre établissement dans chacun de ces États des auxiliaires de justice tels que les avocats, sans considération de leur nationalité. En d'autres termes, il convient que, pour l'accès à cette
profession libérale et indépendante et pour son exercice, toute entrave fondée sur un critère de nationalité soit effectivement éliminée.

Nous avions marqué, à cette occasion, notre étonnement de constater que la mise en œuvre de l'égalité de traitement que postule le droit d'établissement n'ait pas été réalisée effectivement plus de quatre ans après la fin de la période de transition, contrairement, à notre avis, aux dispositions claires, complètes et inconditionnelles, par conséquent directement applicables, de l'article 52 du traité de Rome.

Si le Conseil a, certes, adopté, le 22 mars dernier, une directive concernant l'activité des avocats, ce texte ne concerne que la libre prestation de services et non pas le droit d'établissement.

La carence des institutions communautaires, et particulièrement du Conseil, à prendre les directives prévues par les articles 54 et 57 du traité ne nous avait pas paru de nature à paralyser la mise en oeuvre effective de l'article 52.

La Cour nous a suivi sur ce point essentiel. Elle s'est fondée sur l'article 7 du traité, qui fait partie des «principes» de la Communauté et dispose que, dans le champ d'application de celui-ci, sans préjudice des dispositions particulières qu'il prévoit, est «interdite toute discrimination exercée en raison de la nationalité». Elle a déduit de ce principe que l'article 52 assure sa mise en oeuvre dans le domaine particulier du droit d'établissement.

Cette constatation vous a conduits à décider:

1) qu'en fixant à la fin de la période transitoire la réalisation de la liberté d'établissement l'article 52 impose à tous les États membres une obligation de résultat précise,

2) que l'exécution de cette obligation n'est pas conditionnée par la mise en oeuvre, d'un programme de mesures progressives sous la forme des directives prévues tant par l'article 54 que par l'article 57 du traité, ces instruments juridiques n'ayant pour objet que de faciliter l'accès aux professions visées et leur exercice dans chacun des États membres;

que, dès lors, depuis la fin de la période de transition, l'article 52 est une disposition directement applicable, créant des droits en faveur des particuliers, et ce nonobstant l'absence éventuelle, dans le domaine en cause, des directives auxquelles nous venons de faire allusion.

Nous avions, pour notre part, précisé dans nos conclusions que les directives prévues par l'article 57, concernant la reconnaissance mutuelle des diplômes ainsi que la coordination des dispositions législatives, réglementaires ou administratives des États membres en ce qui concerne l'accès aux activités non salariées et leur exercice, constituent un complément utile, certes, à la réalisation effective de l'égalité de traitement, mais n'en sont pas la condition préalable et nécessaire, sauf dans le
cas particulier, visé par le paragraphe 3 de l'article 57, des professions médicales, paramédicales et pharmaceutiques.

Toutefois, c'est compte tenu des conditions de fait dans lesquelles se présentait l'affaire Reyners que nous avions pu parvenir à des conclusions aussi nettes, car la question préjudicielle renvoyée par le Conseil d'État belge à votre Cour posait, à l'état pur, le problème de l'égalité de traitement appliquée à la profession d'avocat, sur le terrain clairement circonscrit de la condition de nationalité de la personne intéressée.

Comme on le sait, M. Reyners, citoyen néerlandais, élevé en Belgique, était détenteur du diplôme de docteur en droit belge et, en cette occurrence, le problème de l'équivalence d'un diplôme étranger au titre national exigé pour l'inscription au barreau de Bruxelles ne se posait pas.

La présente affaire Thieffry est, au contraire, essentiellement centrée sur les effets d'une équivalence, reconnue par l'autorité universitaire française, du diplôme de docteur en droit de l'université de Louvain au diplôme national français de licencié en droit.

N'hésitons pas à abattre d'emblée nos cartes et à dévoiler, dès le début de nos conclusions, notre opinion en vous avertissant que celle-ci est d'ores et déjà fermement arrêtée en ce sens que, dans les circonstances propres à l'affaire qui nous occupe aujourd'hui, l'exigence, opposée à l'intéressé par le Conseil de l'ordre des avocats de Paris, de la possession du diplôme français de licencié en droit nous paraît constituer, au regard du principe de la liberté d'établissement, une restriction
déguisée ou, à tout le moins, un obstacle juridique incompatible avec l'exercice du droit d'établissement des ressortissants communautaires dans la profession d'avocat en France. Nous souhaitons être en mesure d'entraîner votre conviction sur ce point.

Mais, avant d'aborder l'étude du cas précis dont vous êtes saisis, il nous paraît nécessaire de bien préciser les conditions de fait dans lesquelles se présente la question préjudicielle qui vous a été soumise par la cour d'appel de Paris, quitte à rappeler les éléments qui déjà ont été exposés, de part et d'autre, dans la procédure écrite aussi bien qu'à l'audience de plaidoiries.

Jean Thieffry, âgé de 46 ans, est de nationalité belge; il a obtenu, en 1955, le diplôme de docteur en droit de l'université de Louvain et a, par la suite, exercé la profession d'avocat au barreau de Bruxelles pendant plus de dix ans; il a eu, au cours de cette période, l'occasion de participer, en collaboration avec le bâtonnier Van Reephingen, à la réforme du Code judiciaire belge.

Il s'est également initié au droit anglais en assistant un barrister londonien.

Enfin, il s'est fixé à Paris où, depuis plusieurs années, il collabore dans le cabinet de Me William Garcin.

En outre, il exerce une activité d'enseignement juridique dans le domaine du droit comparé, du droit international ainsi qu'en matière de droit français des contrats et des affaires.

Il est également l'auteur de plusieurs publications, éditées notamment par les jurisclasseurs périodiques, concernant la réglementation des prix en France, les contrats internationaux et la responsabilité contractuelle en droit comparé français, anglais et allemand.

C'est dire que, depuis plus de 20 ans, le requérant au principal exerce effectivement la profession d'avocat et qu'il y a fait preuve de qualités assez remarquables pour que Me William Garcin lui ait récemment proposé un contrat d'association, sous condition suspensive de son inscription au barreau de Paris.

C'est dans le but d'obtenir cette inscription que M. Thieffry a sollicité, en 1974, de l'université de Paris I, la reconnaissance de l'équivalence de son diplôme belge avec la licence en droit française. Il a obtenu cette équivalence dont nous examinerons plus loin la procédure et les effets. Puis il a suivi la préparation au certificat d'aptitude à la profession d'avocat, dont il a passé avec succès les épreuves en 1975.

Dès lors, rien ne s'opposait plus, pensait-il, à ce que le Conseil de l'ordre de Paris statue favorablement sur sa demande d'inscription au barreau en qualité d'avocat stagiaire.

Malheureusement, le Conseil a rejeté cette demande par une décision du 9 mars 1976, par des motifs qui méritent d'être relevés.

Sur le rapport de Me Simon Gueulette — qui a représenté le Conseil de l'ordre à la procédure orale devant votre Cour — le Conseil a en effet admis l'effet direct de l'article 52 du traité, mais, se fondant sur la loi du 31 décembre 1971 relative à la réforme des professions judiciaires, cet organisme professionnel a estimé que l'obligation de présenter le diplôme français de licence en droit ou celui de doctorat, imposée par l'article 11 de ce texte législatif, n'avait «pas été abrogée» par le
traité; que, par suite, faute de la possession de la licence en droit, la demande d'inscription présentée par M. Thieffry devait être rejetée.

Bornons-nous, pour l'instant, à observer que ce motif de rejet est, sur un point essentiel, juridiquement erroné. Il est inexact d'écrire que l'article 52 du traité de Rome — ou les directives prévues par les articles 54 et 57 — seraient de nature à abroger l'article 11, 2e alinéa, de la loi en cause.

Le traité, tout comme le droit communautaire dérivé, peut avoir pour effet de rendre cette disposition législative nationale inopposable aux ressortissants communautaires désireux d'exercer en France la profession d'avocat. Ils ne peuvent l'abroger, car, en tout état de cause, l'obligation de possession d'un diplôme français demeure applicable aux ressortissants d'États tiers à la Communauté, sauf convention bilatérale prévoyant l'équivalence des diplômes juridiques ou plutôt la reconnaissance de
plein droit de la validité, en France, de certains diplômes étrangers.

Quoi qu'il en soit, le requérant a saisi la cour d'appel de Paris, juge des décisions du Conseil de l'ordre, notamment en matière de refus d'inscription au tableau, et, le 13 juillet 1976, les trois premières chambres de cette cour, formation compétente, siégeant en chambre du Conseil, ont décidé de surseoir à statuer et de poser à notre Cour la question préjudicielle suivante:

«Le fait d'exiger d'un ressortissant d'un État membre, désirant exercer la profession d'avocat dans un autre État membre, le diplôme national prévu par la loi du pays d'établissement, alors que le diplôme qu'il a obtenu dans son pays d'origine a fait l'objet d'une reconnaissance d'équivalence par l'autorité universitaire du pays d'établissement et lui a permis de subir, dans ce pays, les épreuves de l'examen d'aptitude à la profession d'avocat — examen auquel il a été admis — constitue-t-il, en
l'absence des directives prévues par l'article 57, paragraphes 1 et 2, du traité de Rome, un obstacle excédant ce qui est nécessaire pour atteindre l'objectif des dispositions communautaires en cause?»

Ainsi libellée, la question est claire. Elle évite avec soin l'erreur de motivation que nous avons cru devoir relever dans la décision du Conseil de l'ordre et place le débat sur le bon terrain juridique. Ajoutons que nous n'avons aucun doute quant à la recevabilité de la demande de décision préjudicielle et quant à votre compétence pour la trancher.

Vous voici donc en mesure d'apporter une réponse utile à la question ainsi déli mitée et nous allons, pour notre part, exposer les raisons pour lesquelles il nous semble que, même en l'absence de toute directive communautaire relative à la reconnaissance mutuelle des diplômes juridiques en vue de l'exercice de la profession d'avocat, l'exigence d'un diplôme juridique national du pays d'établissement est, compte tenu des conditions propres à la France dans le domaine de la formation des avocats et de
leur accès au barreau, effectivement «un obstacle excédant ce qui est nécessaire pour atteindre l'objectif des dispositions communautaires en cause».

Mais il importe, au préalable, d'exposer en quoi consiste le régime français relatif à l'inscription aux barreaux nationaux. C'est, comme on l'a dit, la loi du 31 décembre 1971 qui régit actuellement cette question, reprenant d'ailleurs, sur la plupart des points, la législation antérieure.

Indépendamment du contrôle, par les Conseils de l'ordre, de la «moralité» du futur avocat, trois conditions sont imposées par l'article 11 de cette loi:

1) être Français, sous réserve des conventions internationales; cette première condition n'est plus, selon la jurisprudence Reyners, opposable à un ressortissant d'un autre État membre de la Communauté; nous n'y reviendrons pas;

2) être titulaire de la licence ou du doctorat en droit. Bien que cela ne soit pas précisé, il s'agit, de toute évidence, de la possession de diplômes délivrés par les autorités universitaires françaises;

3) être titulaire, sous réserve de certaines dérogations réglementaires qui ne sont pas ici en cause, du certificat d'aptitude à la profession d'avocat.

Cet examen professionnel institué en 1941, spécifique à la formation des candidats à la profession d'avocat, se trouve aujourd'hui réglementé par le décret no 72-715 du 31 juillet 1972. Il est préparé et délivré par les instituts ou centres d'études judiciaires créés au sein des universités.

Ni la possession de la licence en droit ni, à fortiori, celle du doctorat ne sont exigées pour suivre la préparation du certificat d'aptitude à la profession d'avocat, puisque les étudiants de 4e année de licence peuvent s'inscrire à cette préparation et se présenter à l'examen.

Toutefois, il va de soi que, même si ces étudiants sont reçus au certificat d'aptitude, il leur faudra justifier ultérieurement de l'obtention de la licence en droit pour demander utilement leur inscription au barreau.

Que comporte l'enseignement dispensé au titre du certificat d'aptitude dans les instituts ou centres d'études judiciaires?

Il s'agit d'une formation de nature essentiellement pratique et professionnelle, reposant non seulement sur des cours, mais surtout sur des travaux et exercices pratiques portant:

— sur le rôle de l'avocat, l'organisation de la profession et sa déontologie;

— sur les fonctions diverses de l'avocat: consultation, rédaction d'actes, plaidoirie et postulation ainsi que sur les procédures en usage devant les diverses juridictions et sur les voies d'exécution.

Cette préparation est assurée tant par des professeurs de droit que par des magistrats et aussi par des membres du barreau.

Dès lors, bien que le certificat d'aptitude soit un diplôme universitaire en ce que sa préparation est assurée par des organismes qui dépendent des facultés ou, comme l'on dit à présent, des unités d'enseignement et de recherches juridiques, il faut bien être conscient que la profession d'avocat participe directement à cette préparation, soit au niveau des cours, soit plus encore en ce qui concerne les exercices pratiques qui ont lieu fréquemment dans des cabinets d'avocat.

Quant à l'examen, il comporte, d'une part, des épreuves écrites d'admissibilité, d'autre part, des épreuves orales d'admission.

Les premières portent et sur la culture générale des candidats, et sur leurs connaissances juridiques techniques en matière de procédure civile, commerciale, pénale ou administrative.

Les secondes comprennent des interrogations:

— sur l'organisation judiciaire et la procédure civile;

— sur le droit pénal spécial;

— sur les voies d'exécution;

— sur le droit fiscal et la comptabilité;

— enfin, sur le rôle de l'avocat, la pratique de la profession et la déontologie.

En outre, un exposé d'une durée de 15 minutes, pouvant revêtir la forme d'une consultation ou d'une plaidoirie sur un cas pratique tiré au sort ainsi qu'une discussion avec le jury, également d'une durée de 15 minutes, permettent d'apprécier les qualités du candidat au regard des devoirs et des exigences de la fonction d'avocat.

Le jury d'examen est tripartite; présidé par un professeur de droit, il comprend à égalité des enseignants, des magistrats et des avocats.

Tels sont, Messieurs, le programme, les conditions de préparation et d'examen du certificat d'aptitude à la profession d'avocat, qui en font l'élément proprement technique et professionnel de la formation des candidats à la profession. Cela est important, tant sur le plan général que, tout particulièrement, en considération des données de fait de la présente affaire. En obtenant le certificat d'aptitude, M. Thieffry a fait la preuve qu'il possède, outre des connaissances juridiques générales
équivalentes à celles qui permettent en France d'obtenir la licence en droit, les connaissances spécifiques requises pour l'inscription à un barreau français.

Voyons, à présent, dans quelles conditions le requérant au principal avait obtenu la reconnaissance de l'équivalence de son diplôme de docteur en droit de l'université de Louvain à la licence française et quels peuvent être les effets d'une telle équivalence, non pas seulement en droit français et dans le droit interne des États membres, mais encore sur le plan du droit communautaire et aux fins de l'application de l'article 52 du traité de Rome.

Il n'est pas contestable, tout d'abord, que l'admission de l'équivalence est de la seule compétence des autorités universitaires sur laquelle les Conseils de l'ordre n'ont aucun droit de regard.

Saisie d'une demande d'équivalence d'un diplôme étranger, l'université — en l'espèce celle de Paris I — ne se borne pas à vérifier si le diplôme produit figure sur une liste d'équivalence dressée a priori. Elle examine soigneusement les matières étudiées, année par année, les compare avec le programme de la licence française et contrôle également les notes obtenues dans chacune de ces matières par l'intéressé cela au vu de ce que l'on appelle un «transcrit d'études». Elle procède donc à la recherche
exhaustive et objective de l'équivalence, compte tenu du niveau des connaissances acquises par l'intéressé et au vu des résultats qu'il a obtenus aux examens.

Qu'est-ce à dire, sinon que la décision d'équivalence implique la certitude que le demandeur doit être regardé comme offrant, en ce qui concerne le niveau de ses connaissances juridiques générales, des garanties égales à celles qu'on requiert d'un titulaire de la licence en droit française.

Mais alors surgit la question, à dire vrai fondamentale dans la présente affaire, des effets attachés à la décision d'équivalence.

Du décret du 15 février 1921, texte déjà bien ancien qui remonte à une époque où nul ne pouvait prévoir la création d'une Communauté européenne et la mise en œuvre dans cette communauté de la liberté d'établissement, il résulte que:

«Article 1 — Il peut être accordé, en vue du doctorat, les équivalences du grade de licencié en droit (comme d'ailleurs de licencié ès sciences ou ès lettres) soit par mesure individuelle (c'est le cas de l'espèce), soit en vertu de décisions de principe.

Article 2, 1 er alinéa — Les demandes individuelles de dispense sont instruites par les doyens et soumises à l'examen de la faculté devant laquelle le postulant déclare se présenter au doctorat.

Enfin, aux termes de l'article 6 — L'équivalence de la licence en droit ne peut conférer aucun droit au diplôme de licencié; elle n'est valable que pour l'inscription au doctorat dans les facultés dé droit.»

Reconnaissons donc que, sur la base de ce texte, la notion d'équivalence n'a, en droit interne, qu'un effet purement académique. Elle tend exclusivement à permettre au titulaire du diplôme étranger, reconnu équivalent à la licence, de poursuivre en France ses études juridiques jusqu'au doctorat.

A la barre, le représentant du Conseil de l'ordre de Paris a clairement exposé l'économie du régime français en matière de reconnaissance de l'équivalence de diplômes juridiques étrangers.

Trois situations doivent, selon lui, être distinguées:

— en premier lieu, il existe un système qui aboutit à reconnaître la validité de plein droit des diplômes délivrés par certains États francophones d'Afrique, anciens territoires français d'outre-mer, en vertu de conventions bilatérales. La liste de ces diplômes est déterminée par des arrêtés ministériels. La validité de plein droit signifie que l'équivalence ainsi reconnue comporte des effets civils, c'est-à-dire que ces diplômes constituent eux-mêmes des titres légaux pour l'accès à la profession
d'avocat;

— en second lieu, il existe l'équivalence académique de plein droit, organisée par un arrêté du 16 octobre 1924, toujours en vigueur, et qui reconnaît l'équivalence des diplômes délivrés dans 35 pays étrangers, mais en vue seulement d'accéder au doctorat en droit; il s'agit donc là d'une équivalence d'ordre universitaire;

— enfin, l'équivalence par décision individuelle de l'université, après vérification des connaissances acquises par le candidat étranger, n'a également qu'un effet purement académique; elle ouvre au demandeur la possibilité légale d'accéder à l'étape suivante des études supérieures de droit, c'est-à-dire de préparer le doctorat français, et c'est seulement s'il obtient le grade de docteur qu'il acquiert un titre légal valable pour son inscription au barreau, sans préjudice d'ailleurs de l'obtention
du certificat d'aptitude à la profession d'avocat et, bien entendu, du contrôle de sa moralité par le Conseil de l'ordre.

Si M. Thieffry avait suivi cette voie, c'est-à-dire s'il s'était inscrit en doctorat et avait, en fin de compte, obtenu le grade de docteur en droit, tout en ayant passé avec succès, comme il l'a fait, les épreuves du certificat d'aptitude à la profession d'avocat, le Conseil de l'ordre de Paris n'aurait, nous a dit son rapporteur, soulevé aucune objection à son inscription au barreau.

Cette argumentation n'est pas dépourvue de pertinence. Elle trouve d'ailleurs appui dans maintes législations étrangères, desquelles il résulte que la reconnaissance des diplômes étrangers n'a en principe qu'un effet académique ou universitaire en ce qu'elle n'ouvre droit qu'à la poursuite des études supérieures de droit, mais non pas directement à l'accès aux professions pour lesquelles la détention d'un diplôme national est une condition légale.

Toutefois, il n'en existe pas moins certaines législations internes grâce auxquelles la reconnaissance de diplômes étrangers comporte un effet civil, avec cette particularité assez fréquente que les diplômes étrangers reconnus équivalents ne valent pour l'accès à des professions réglementées que s'ils ont été acquis par des nationaux. Ce n'est donc pas tant la qualification professionnelle des titulaires qui est retenue que leur qualité de ressortissants du pays d'établissement.

Ainsi que la Commission l'a précisé dans sa réponse à l'une des questions posées par la Cour, les titulaires.de certains diplômes français peuvent remplir les fonctions d'assistant dans les facultés des lettres allemandes, tandis que le gouvernement français admet réciproquement à certains emplois de l'enseignement public les titulaires du «Staatsexamen» allemand.

Certains accords conclus dans le cadre de la conférence franco-allemande des recteurs d'université ont, d'autre part, admis la reconnaissance de la validité de plein droit entre, par exemple, le doctorat d'État français et «l'habilitation» allemande correspondante, de même qu'entre les diplômes de docteur ingénieur français et le titre homologue allemand; toutefois, ces accords n'ont pas encore reçu l'approbation des autorités gouvernementales de chacun des deux États.

En Belgique, la loi du 19 mars 1971, complétée par un arrêté royal du 20 juillet de la même année, opère une nette distinction entre effets civil et académique, mais traite en même temps de l'accès des étrangers à certaines professions réglementées lorsque cet accès est subordonné à la production de diplômes nationaux.

Dans ce cas, si l'équivalence des grades légaux est reconnue par l'autorité qualifiée, le droit d'exercer une profession dont l'accès est lié à la détention d'un diplôme est étendu aux ressortissants étrangers, soit en vertu de conventions bilatérales, soit pour des motifs scientifiques ou humanitaires.

Mais cette législation ne s'applique pas en ce qui concerne l'accès à certaines professions comme celle d'avocat.

En Italie, la législation unifiée sur l'enseignement supérieur précise que les titres universitaires acquis à l'étranger n'ont pas de validité légale dans le pays, sauf exception prévue par une loi spéciale.

L'accès aux professions réglementées demeure subordonnée à la détention d'un diplôme national.

Aux Pays-Bas, le régime de l'enseignement universitaire (loi du 22 décembre 1960) reconnaît le droit au titre de docteur ou d'ingénieur obtenu à l'étranger dans la mesure où ces titres figurent sur une liste arrêtée par le ministre de l'éducation. L'exercice des professions auxquelles donne accès la possession de ces titres est libre.

Entre la Belgique et les Pays-Bas, il existe, dès à présent, une reconnaissance mutuelle de certains diplômes, avec effet civil, en matière d'enseignement primaire et secondaire. Enfin, la loi sur l'enseignement supérieur des Pays-Bas autorise, en vue de l'obtention d'un diplôme néerlandais, la dispense partielle ou totale des examens si l'intéressé est détenteur d'un diplôme étranger reconnu équivalent par le ministre de l'éducation nationale. Cette disposition s'applique notamment au grade de
docteur en droit belge.

Quant au Royaume-Uni, le problème s'y pose dans des conditions très particulières, la distinction entre effet civil et effet académique de l'équivalence étant en quelque sorte dépourvue de sens, en ce qui concerne du moins l'accès à la profession d'avocat. En effet, la formation et les conditions d'accès dépendent totalement des ordres professionnels eux-mêmes, si bien que les diplômes universitaires des États membres continentaux ne sont pas en principe reconnus. C'est là une conséquence de la
différence fondamentale entre l'enseignement de la «common law» et celui du droit privé continental.

Ces diverses précisions démontrent certes l'existence de la distinction entre effet civil et effet académique des équivalences de diplômes propres à la plupart des États membres.

S'il n'est donc pas contestable que le décret français du 15 février 1921, en vertu duquel l'équivalence du diplôme étranger en cause accordée par l'université de Paris I n'a d'autre effet que de permettre l'inscription en doctorat et a, par conséquent, un effet purement académique, cette restriction, valable naguère à l'égard de tout candidat étranger, voire même peut-être des candidats nationaux, a cessé d'être compatible, en l'état du droit communautaire en vigueur, avec les prescriptions des
articles 52 et 57 du traité.

En effet, l'article 57, paragraphe 1, prévoit la reconnaissance mutuelle, par voie de directives du Conseil, des diplômes en vue non pas d'instaurer la liberté d'accès à une profession — qui découle du seul article 52 — mais seulement de faciliter cet accès et de favoriser ainsi l'exercice du droit d'établissement dans les professions non salariées.

L'absence, en l'état actuel du droit communautaire, de toute directive concernant le libre établissement des avocats dans la Communauté ne saurait avoir pour conséquence de tenir en échec la réalisation du droit d'établissement et de priver, de ce seul fait, les dispositions de l'article 52 de tout effet utile, du moins dans le cas où l'autorité qualifiée du pays d'établissement a le pouvoir de reconnaître une équivalence, même strictement universitaire, entre un diplôme étranger et un diplôme
national.

Autrement dit, le souci légitime d'un État membre comme la France de réserver l'accès à la profession d'avocat aux seuls candidats pourvus du diplôme de licencié en droit pouvait, avant l'entrée en vigueur de l'article 52 en tant que disposition ayant effet direct, se justifier, non par une condition tenant à la nationalité de ces candidats, mais par la volonté de réserver l'inscription au barreau à des personnes possédant des connaissances juridiques équivalentes à celles qui sont contrôlées par
les universités nationales et sanctionnées par la possession du diplôme de licencié en droit français.

La législation de chacun des États membres contient des dispositions restrictives de l'exercice de certaines activités professionnelles par des étrangers.

L'objectif de ces dispositions peut être la protection de l'ordre public, mais, dans bien des cas, réside dans la protection de ces activités. S'ajoutant à de telles dispositions, il existe dans chaque État membre nombre de prescriptions législatives ou réglementaires — voire même de simples pratiques administratives — qui régissent l'accès à certaines professions, notamment libérales, et leur exercice.

Le plus souvent, ces prescriptions s'appliquent indistinctement aux nationaux et aux ressortissants étrangers. Elles tendent à imposer certaines exigences concernant les capacités professionnelles de la personne qui postule son admission.

Il s'agit alors de dispositions légales non discriminatoires en théorie, mais dont l'application peut aboutir à une discrimination de fait parce que, dans la généralité des cas, il sera plus facile à un national qu'à un étranger de satisfaire aux exigences imposées, telles que l'obtention d'un diplôme national par exemple.

Il faut donc soigneusement distinguer, dans les dispositions nationales qui ont trait à l'accès des étrangers à des professions non salariées, ce qui ressortit aux garanties de capacité professionnelle et ce qui se rattache aux restrictions propres à la condition des étrangers, motivées par des considérations d'ordre public.

Avant l'entrée en vigueur des règles du traité de Rome relatives à la libre circulation des personnes et au droit d'établissement, la condition des étrangers était, dans chaque pays, dominée par des consi dérations de caractère politique, économique ou social et par des mobiles de protectionnisme professionnel sans rapport nécessaire avec des exigences de qualification et de titres universitaires.

Mais, depuis que le régime applicable aux ressortissants des États membres a été, très largement sinon exclusivement, réglé par les dispositions communautaires que vous connaissez bien, il est nécessaire de considérer de manière autonome, d'examiner en elles-mêmes les restrictions apportées au droit d'établissement sur la base de la reconnaissance des qualifications professionnelles correspondant à la délivrance de diplômes nationaux.

Si la comparaison à faire est relativement simple lorsqu'il s'agit des qualifications propres à ouvrir l'accès des professions scientifiques, le problème est plus délicat pour l'exercice de la profession d'avocat, car les formations juridiques présentent, en dépit de l'existence de principes généraux semblables sinon communs d'un Etat à l'autre, des particularités propres à chaque État ou plutôt à chaque système juridique, de sorte qu'il n'est pas évident que les autorité, nationales du pays
d'établissement puissent se résigner à ouvrir l'accès de la profession d'avocat à des ressortissants d'autres États membres qui n'ont pas suivi les programmes de formation enseignés dans les universités nationales.

Cela dit, encore faut-il distinguer entre les connaissances juridiques de caractère général, dont la possession est garantie par la licence en droit, et les connaissances plus spécifiques et techniques que les futurs avocats acquièrent en France au moyen de la préparation du certificat d'aptitude à la profession.

Ajoutons que, si un avocat stagiaire fraîchement émoulu de la faculté et de l'Institut d'études judiciaires peut, en principe, plaider devant toute juridiction française autre que le Conseil d'État et la Cour de cassation, il est loin d'avoir acquis une expérience professionnelle approfondie et devra, le plus généralement, compléter sa formation et acquérir cette expérience dans le cabinet d'un avocat confirmé ou dans un cabinet de groupe.

Or, il en est de même pour les ressortissants d'autres États membres, bénéficiaires d'une équivalence de diplôme qui permet de les considérer comme ayant acquis des connaissances générales au moins égales à celles que dispense la licence en droit. Non seulement il leur faut, en outre, suivre la préparation et réussir les épreuves du certificat d'aptitude à la profession d'avocat, mais encore accomplir un stage de trois ans avant d'être inscrits au tableau comme avocats de plein exercice. Le plus
généralement, ils travailleront avec un avocat expérimenté ou entreront comme simples collaborateurs ou, plus rarement, en qualité d'associés dans un groupe, constitué ou non en société civile professionnelle.

C'est dire qu'une formation pratique complémentaire leur sera indispensable pour créer, après plusieurs années d'exercice, un cabinet personnel, à moins même qu'ils ne préfèrent demeurer simplement associés à part entière dans le cabinet de groupe où ils ont fait leurs premières armes.

Mais, ces considérations de fait ne peuvent prévaloir sur le principe de la liberté d'établissement et, même en l'absence de toute directive concernant la reconnaissance mutuelle des diplômes aux fins de l'accès à la profession d'avocat, cet accès ne peut être interdit aux ressortissants des États membres autres que la France lorsqu'ils ont légalement obtenu l'équivalence à la licence en droit de leur diplôme juridique national.

Car c'est exclusivement au regard des normes communautaires relatives au droit d'établissement et compte tenu de l'impact de l'article 52 du traité sur les régimes nationaux qu'il convient d'apporter une réponse à la question posée par la cour de Paris.

Rappelons qu'en vertu de cette disposition les États membres doivent, en ce qui concerne les professions non salariées, éliminer toutes les discriminations de nature à empêcher, entraver, voire même simplement gêner un ressortissant d'un autre État membre désireux de s'établir sur son territoire; peu importe que cette élimination soit réalisée sur directive du Conseil ou «proprio motu» par les autorités du pays d'établissement. L'article 52 leur impose une obligation de résultat.

S'il est difficile d'énumérer, de manière exhaustive, toutes les discriminations éventuelles et plus encore de les définir, spécialement dans l'hypothèse où elles sont déguisées et se dissimulent sous le couvert d'un certain protectionnisme professionnel, les articles 52 et 54 du traité ainsi que le programme général relatif au droit d'établissement donnent une clé d'interprétation qui permet d'appréhender ces restrictions ou discriminations prohibées.

Le paragraphe 2 de l'article 52 dispose, en effet, que la liberté d'établissement comporte l'accès aux activités non salariées et leur exercice; l'article 54 (paragraphe 3, lettre c) définit le contenu du programme général en matière de droit d'établissement en disant notamment que cet acte tend à éliminer «celles des procédures et pratiques administratives découlant soit de la législation interne, soit d'accords antérieurement conclus entre les États membres, dont le maintien ferait obstacle à la
liberté d'établissement».

Ce programme général lui-même vise notamment: «toute prohibition ou toute gêne aux activités non salariées des ressortissants des autres États membres qui consiste en un traitement différentiel des ressortissants de ces États par rapport aux nationaux, prévu par une disposition législative, réglementaire ou administrative ou résultant de l'application de cette disposition ou de pratiques administratives» (programme, titre III, lettre A).

Ces notions visent tant les restrictions directes que les discriminations déguisées, c'est-à-dire celles qui résultent d'une disposition applicable en principe aux nationaux comme aux étrangers, mais qui, en réalité, constituent un obstacle principalement pour ces derniers.

A la lumière de ces dispositions, il n'est, à notre avis, pas contestable que l'exigence du diplôme national de licence en droit, imposée par l'article 11, 2), de la loi du 31 décembre 1971 sur la réforme des professions judiciaires, constitue en fait, pour les ressortissants des autres États membres désireux d'accéder à la profession d'avocat en France, une restriction indirecte et déguisée mais certaine. C'est en effet la nationalité du diplôme, et non plus celle de la personne, qui est ici en
cause et qui constitue un obstacle à l'exercice effectif du droit d'établissement.

Or, en l'état de votre jurisprudence, le libre établissement est un droit fondamental, qui doit être reconnu à tous les ressortissants des États membres; toute limitation à l'exercice effectif de ce droit ne peut être interprétée que d'une manière stricte; la réalisation de la liberté d'établissement n'est nullement subordonnée à l'intervention des directives prévues à l'article 57, notamment en son paragraphe 1, qui vise la reconnaissance mutuelle des diplômes. Ces directives n'ont qu'un rôle
accessoire et subsidiaire; elles ne tendent, comme vous l'avez jugé, qu'à faciliter l'exercice effectif du droit d'établissement, et la carence ou le retard du Conseil à les adopter ne saurait paralyser la mise en œuvre de l'article 52.

Aussi bien, de quoi s'agit-il en l'espèce? De l'effet — purement académique nous disent le Conseil de l'ordre et le gouvernement français — qui serait attaché à la reconnaissance de l'équivalence du diplôme de docteur en droit de l'université de Louvain à la licence en droit française.

Cette argumentation, qui eût été admissible avant 1970, ne tient pas compte de la véritable novation qui a été apportée par l'entrée en vigueur de l'article 52 du traité en tant que disposition d'application directe.

S'il ne vous appartient pas d'interpréter la loi nationale, du moins n'hésitez-vous pas à en qualifier les effets au regard du traité et, le cas échéant, à les juger incompatibles avec les normes communautaires en vigueur.

Quel est l'objectif de l'article 11, 2), de la loi du 31 décembre 1971? Ce texte tend à s'assurer que tout candidat à un barreau français a acquis une somme de connaissances juridiques générales correspondant au niveau de la licence en droit. Il ne s'agit de rien d'autre.

Cette exigence n'est-elle dès lors pas satisfaite lorsque, au terme d'un examen comparatif et d'un contrôle minutieux des matières juridiques enseignées et du niveau de connaissances atteint, l'autorité qualifiée — c'est-à-dire l'université — reconnaît, par décision individuelle, l'équivalence à la licence française d'un diplôme étranger; alors surtout que, comme en l'espèce, ce diplôme a été délivré dans un pays dont le système juridique est assez proche des conceptions françaises en la matière?

Mais il y a plus: la possession de la licence en droit n'est pas une condition suffisante pour être inscrit à un barreau. Il faut encore avoir subi les épreuves d'un examen professionnel, complément nécessaire du diplôme de culture juridique générale que représente la licence. Or, non seulement l'autorité universitaire a admis M. Thieffry à la préparation du certificat d'aptitude à la profession d'avocat, mais celui-ci a obtenu ledit certificat. Dans ces conditions, l'exigence de la licence en droit
française devient purement formelle; elle est dépourvue de toute justification objective puisque, d'une part, le requérant au principal possède, sans nul doute, des connaissances juridiques générales assimilables à celles que procure l'enseignement consacré par la licence en droit et que, d'autre part, il justifie avoir les connaissances techniques et spécifiques dont la délivrance du certificat d'aptitude à la profession d'avocat est la sanction.

Ajoutons que le programme général prévoit «qu'en attendant la reconnaissance mutuelle des diplômes ou la coordination des dispositions nationales concernant l'accès aux activités non salariées et leur exercice, un régime transitoire pourra être appliqué comprenant, le cas échéant, la production d'une attestation de l'exercice licite et effectif de l'activité dans le pays d'origine, pour faciliter l'accès aux activités non salariées ou leur exercice et afin d'éviter des distorsions».

La durée et les conditions de ce régime transitoire devaient être fixées lors de l'élaboration des directives prévues par l'article 57. Comme celles-ci n'ont pas encore été adoptées — du moins en ce qui concerne la profession d'avocat — les conditions de la prise en compte de l'exercice de l'activité d'avocat dans le pays d'origine n'ont pas été non plus fixées. Mai le fait que M. Thieffry a effectivement été avocat au barreau de Bruxelles pendant plus de dix ans et la circonstance qu'il a été
ensuite le collaborateur d'un avocat parisien bien connu du Conseil de l'ordre auraient dû être pris en considération par cet organisme.

M. Thieffry, dont la moralité n'est pas en cause, remplit donc les conditions de qualification professionnelle exigées pour accéder à la profession d'avocat telle qu'elle est organisée en France.

La solution à laquelle nous parvenons ainsi n'est pas automatiquement transposable à d'autres États membres. Elle dépend, en effet, dans une très large mesure, des conditions précises que leur législation nationale prévoit pour la formation des avocats et nous comprenons fort bien le sens des observations présentées par le gouvernement du Royaume-Uni, dont nous avons dit que la formation des avocats et les conditions d'accès à la profession s'y trouvent réglées par les ordres professionnels
eux-mêmes, en toute indépendance, encore qu'aucune condition de nationalité des candidats ne soit exigée.

Mais, à nous cantonner au régime français, une objection a été soulevée à l'encontre de la solution libérale que nous suggérons, tant par le Conseil de l'ordre de Paris que par le procureur général près la cour d'appel, en ses conlusions.

On a soutenu, en effet, que le droit d'établissement consiste, en réalité, en l'application du traitement national aux ressortissants des autres États membres et, faisant une interprétation stricte de ce principe de l'égalité de traitement, on vient nous dire qu'en l'espèce un ressortissant français, titulaire d'un diplôme étranger reconnu équivalent à la licence en droit, dans des conditions identiques à celles dont a bénéficié M. Thieffry, ne pourrait pas lui-même être inscrit à un barreau
français parce qu'il ne serait détenteur que d'un diplôme étranger; que, dès lors, il y aurait, en quelque sorte, une discrimination à rebours, puisque le national français serait ainsi traité plus sévèrement que le ressortissant d'un autre État membre. Et de citer, à l'appui de cette argumentation, un certain arrêt de la cour de Paris en date du 30 octobre. 1974, rendu dans une affaire Vaccaro.

L'intéressé, d'origine italienne mais naturalisé français, invoquait, à titre principal, que le diplôme de «Laurea di dottore in giurisprudenza» à lui délivré par l'université de Ferrare en 1940 devait être reconnu équivalent au diplôme de licencié en droit français; il ajoutait que les articles 52 et 57 du traité de Rome ayant prévu la liberté d'établissement des ressortissants d'un État membre de la Communauté sur le territoire d'un autre État membre et ayant posé le principe de la reconnaissance
mutuelle des diplômes, on ne pouvait lui opposer le fait qu'il n'était pas licencié en droit français, alors qu'il justifiait d'un diplôme italien équivalent et même supérieur à la licence française.

La Cour a bien admis l'existence, en vertu de l'arrêté ministériel du 24 juillet 1922, de l'équivalence invoquée, mais a écarté les dispositions du traité de Rome qui étaient, à son opinion, inapplicables à l'égard d'un Français s'établissant en France.

Cet arrêt nous paraît aberrant. Il méconnaît complètement les objectifs du traité, notamment de son article 52 qui fait du libre établissement l'un des principes fondamentaux du marché commun. Refuser à un ressortissant français — fût-il naturalisé — le droit de s'établir dans le pays dont il est devenu citoyen nous paraît être une violation manifeste de l'article 52 dont le but est de permettre à chaque ressortissant de tout État membre d'exercer son activité professionnelle dans n'importe quel
État de la Communauté et, au premier chef, dans l'État dont il a acquis la nationalité.

Ce raisonnement est certainement fondé en ce qui concerne l'accès aux professions non salariées et leur exercice. Il est, a fortiori, applicable d'ailleurs à l'exercice des activités salariées sur la base de l'article 48 du traité. Comment imaginer qu'un travailleur français — fût-il d'origine étrangère — puisse se voir interdire par exemple le métier de soudeur au motif qu'il n'aurait pas le certificat d'aptitude professionnelle afférent à cette spécialisation, mais disposerait seulement d'une
formation professionnelle équivalente acquise à l'étranger?

Avec tout le respect que nous inspire cette haute juridiction, nous n'hésitons pas à dire que la cour de Paris a, dans l'affaire Vaccaro, rendu une décision juridiquement erronée, du moins quant au motif que nous venons de rappeler.

D'ailleurs, dans les cas, rares encore, où le Conseil a, par directive, fait application de l'article 57, paragraphe 1, il a admis le principe du caractère objectif de la reconnaissance mutuelle des diplômes sans aucune considération fondée sur la nationalité des personnes qui les détiennent.

C'est ainsi que, dans la directive no 75/362, concernant la profession médicale, l'article 2 impose la reconnaissance dans tous les États membres où les diplômes ont été délivrés, sans faire aucune distinction en raison de la nationalité des titulaires.

Aussi bien le Conseil a assorti cette directive d'une déclaration particulièrement explicite: «Le Conseil confirme qu'il est entendu que la liberté d'établissement, notamment pour les titulaires de diplômes obtenus dans d'autres pays de la Communauté, doit être assurée dans les mêmes conditions pour les ressortissants des autres États membres et pour les nationaux de l'État membre en cause, comme c'est d'ailleurs le cas pour les autres directives».

Cette précision, de caractère interprétatif, confirme l'analyse que nous avons faite de la situation juridique dans la présente affaire.

Toutefois, nous tenons à rappeler, comme la Commission, qu'en admettant même la thèse retenue par l'arrêt Vaccaro, selon laquelle il serait impossible pour le national d'un État membre d'invoquer, à son profit, dans ledit État, le bénéfice de l'article 52 du traité, l'objection soulevée par le Conseil de l'ordre de Paris n'en devrait pas moins être écartée.

Rappelons, en effet, que les discriminations au droit d'établissement ne sont pas seulement des restrictions directes et ostensibles, opérées en fonction de la nationalité des personnes qui en invoquent le bénéfice, mais peuvent consister en des discriminations déguisées, fondées par exemple sur la résidence, ainsi que vous l'avez reconnu dans l'arrêt du 12 février 1974 (affaire 152-73, Sotgiu, Recueil 1974, p. 153).

Même si une disposition législative, comme celle que contient l'article 11, 2), de la loi du 31 décembre 1971, est applicable en principe sans acception de nationalité, il suffit qu'elle constitue un obstacle au libre établissement opposable, exclusivement ou principalement, à l'accès des étrangers à une profession déterminée ainsi qu'à son exercice. Cette considération est encore affirmée par le programme général du 18 décembre 1961 sur la réalisation du droit d'établissement.

Or, tel est bien le cas de la disposition législative opposée à M. Thieffry par le Conseil de l'ordre de Paris. Si l'on considère la situation de fait, il n'est pas contestable que, dans un pays comme la France — contrairement par exemple à ce qui se passe au grand-duché de Luxembourg — le nombre des Français détenteurs d'un diplôme juridique obtenu dans un autre État membre peut être regardé comme infime par rapport au nombre des étrangers, ressortissants de la Communauté, qui ont acquis un diplôme
de droit délivré par une université de leur pays d'origine. Donc, l'exigence qui est imposée à ces derniers de posséder la licence en droit française est une condition discriminatoire, constitutive d'un obstacle excédant ce qui est nécessaire pour atteindre l'objectif des normes communautaires en cause, et principalement de l'article 52 du traité, puisque cette discrimination les gêne sinon exclusivement du moins principalement.

Nous entendons bien que, dans l'interprétation que vous fournirez à la cour d'appel de Paris, vous ferez en sorte de ne pas aller au-delà de ce que requiert la solution du litige particulier dans lequel M. Thieffry est impliqué. Vous vous garderez de rendre un arrêt de principe qui serait de nature à constituer un précédent de portée générale, allant jusqu'à dénier toute utilité aux directives prévues par l'article 57, paragraphe 1 ou paragraphe 2, pour toutes les professions non salariées et dans
tous les États membres.

Le droit d'établissement est, par nature, un droit subjectif, individuel, et le juge de renvoi a l'obligation de considérer la situation particulière qui lui est soumise.

Il ne peut faire abstraction, en l'espèce, des conditions propres à la situation dans laquelle se trouve M. Thieffry. Mais, précisément, tous les éléments du dossier, au vu duquel doit statuer la cour de Paris tendent à confirmer que l'équivalence obtenue par le requérant au principal garantit que les connaissance juridiques générales que celui-ci démontre avoir acquises en Belgique sont d'un niveau largement suffisant pour justifier l'équivalence objective avec celles que permet d'acquérir en
France le diplôme de licencié en droit.

Au surplus, la possession du certificat d'aptitude à la profession d'avocat, diplôme professionnel exclusivement français, délivré par l'Institut judiciaire de l'université de Paris II, dans les conditions prévues par le décret du 31 juilllet 1972, apporte au requérant la condition complémentaire mais indispensable en vue de son inscription au barreau, comme le prévoit l'article 11, 3), de la loi du 31 décembre 1971.

Pour nous résumer, puisque le candidat remplit toutes les conditions d'accès à la profession d'avocat — directement en ce qui concerne le certificat d'aptitude par reconnaissance d'équivalence en ce qui touche la possession du diplôme de licencié en droit — et que sa nationalité belge ne lui est pas opposable en vertu de la jurisprudence Reyners, nous sommes fermement convaincu que l'exigence, purement formelle, de la licence en droit française, délivrée par une université du pays d'établissement,
constitue un obstacle à son inscription au barreau, excédant ce qui est nécessaire pour atteindre l'objectif des dispositions communautaires invoquées.

Nous concluons donc à ce que vous disiez pour droit que:

— le fait d'exiger des ressortissants d'un État membre, désireux de s'établir en qualité d'avocat dans un autre État membre de la Communauté, un diplôme national exigé par la législation du pays d'établissement, alors que l'intéressé est détenteur d'un diplôme juridique délivré par une autorité qualifiée de son État d'origine, reconnu équivalent par l'autorité compétente du pays d'établissement, constitue, même en l'absence des directives prévues par l'article 57, paragraphes 1 et 2, une restriction
déguisée au droit d'établissement fondé sur l'article 52 et, par voie de conséquence, une exigence qui excède ce qui est objectivement nécessaire pour atteindre l'objectif des règles communautaires ci-dessus mentionnées.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 71-76
Date de la décision : 29/03/1977
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Cour d'appel de Paris - France.

Droit d'établissement des avocats.

Droit d'établissement


Parties
Demandeurs : Jean Thieffry
Défendeurs : Conseil de l'ordre des avocats à la cour de Paris.

Composition du Tribunal
Avocat général : Mayras
Rapporteur ?: Pescatore

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1977:55

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