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26/09/1973 | CJUE | N°34-73

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Mayras présentées le 26 septembre 1973., Fratelli Variola S.p.A. contre Administration des finances italienne., 26/09/1973, 34-73


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,

PRÉSENTÉES LE 26 SEPTEMBRE 1973

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Les questions que vous renvoie, en application de l'article 177 du traité de la Communauté économique européenne, le président du tribunal de Trieste vous conduiront, sans doute, à confirmer une jurisprudence déjà bien établie.

Les faits sont les suivants:

L'entreprise Fratelli Variola, ayant importé en 1965, puis en 1967, des lots de céréales en provenance de l'Argentine d'abord, puis du Cana

da, a dû acquitter à la douane du port de Trieste certaines sommes afférentes, d'une part, au droit di...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,

PRÉSENTÉES LE 26 SEPTEMBRE 1973

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Les questions que vous renvoie, en application de l'article 177 du traité de la Communauté économique européenne, le président du tribunal de Trieste vous conduiront, sans doute, à confirmer une jurisprudence déjà bien établie.

Les faits sont les suivants:

L'entreprise Fratelli Variola, ayant importé en 1965, puis en 1967, des lots de céréales en provenance de l'Argentine d'abord, puis du Canada, a dû acquitter à la douane du port de Trieste certaines sommes afférentes, d'une part, au droit dit «pour services administratifs», d'autre part, au droit dit «de statistique», enfin à la taxe de débarquement. Cette société s'est pourvue devant le président du tribunal de Trieste par la voie de la procédure d'injonction et lui a demandé de condamner
l'Administration des douanes à lui restituer les sommes qu'elle avait ainsi payées, au motif que ces impositions constituent, selon elle, des taxes d'effet équivalant à des droits de douane dont la perception est interdite par les articles 18 et 20 du règlement no 19/62 portant établissement graduel d'une organisation commune des marchés dans le secteur des céréales et par les articles 18 et 21 du règlement du Conseil no 120/67 organisant le régime définitif, actuellement encore en vigueur, dans ce
même secteur agricole.

Le juge italien ainsi saisi a estimé devoir vous demander de trancher un certain nombre de questions d'interprétation du droit communautaire concernant la nature de la taxe de débarquement au regard de la notion de taxe d'effet équivalant à des droits de douane, telle qu'elle ressort des règlements nos 19/62 et 120/67, la primauté de ces textes sur les actes juridiques internes par lesquels l'État italien a mis en œuvre les obligations que lui imposent ces règlements et les droits que la société
requérante au principal pourrait directement invoquer devant la juridiction nationale en vertu de ces mêmes règlements.

I — La circonstance que le président du tribunal de Trieste ait fait usage de la faculté que lui donne l'article 177 du traité de Rome dans le cadre d'une procédure sommaire d'injonction ne met nullement en cause l'applicabilité de cette disposition du traité. Vous avez admis déjà que le renvoi, par un juge national, de questions préjudicielles est recevable, même s'il intervient au cours d'une procédure d'injonction, sur la seule base des allégations du demandeur et sans même que la partie adverse
ait été préalablement entendue. Il suffit, avez-vous dit, de constater que le juge national «exerce une fonction juridictionnelle» et qu'une interprétation du droit communautaire a été, par lui, estimée nécessaire pour prendre sa décision, sans qu'il y ait lieu, pour votre Cour, de considérer le stade de la procédure auquel la question a été posée (Affaire 43-71, Politi, arrêt du 14 décembre 1971, Recueil 1971, p. 1048).

Vous avez confirmé cette solution dans l'affaire 84-71 — Marimex contre Ministère des finances de la République italienne.

En d'autres termes, la mise en jeu de l'article 177 n'implique pas qu'une question d'interprétation du droit communautaire fasse l'objet d'un litige entre parties devant une juridiction nationale, mais seulement qu'une question de cette nature soit soulevée devant une telle juridiction. Votre compétence pour statuer sur la présente demande d'interprétation n'est donc pas contestable.

II — Le président du tribunal de Trieste s'est abstenu, à juste raison, de vous interroger sur la nature du droit de statistique et du droit pour services administratifs dont, par vos arrêts du 1er juillet 1969 (Affaire 24-68, Recueil 1969, p. 193) et du 18 novembre 1970 (Affaire 8-70, Recueil 1970, p. 961), vous avez déjà reconnu le caractère de taxe d'effet équivalant à des droits de douane dont l'application est, par conséquent, contraire aux stipulations tant du traité de Rome que des règlements
portant organisation commune des marchés agricoles.

En revanche, il vous demande de vous prononcer sur la nature de la taxe de débarquement perçue à l'occasion de l'importation en Italie, par voie maritime, des marchandises en provenance tant des autres États membres de la Communauté que des pays tiers.

Cette taxe a été instituée par l'article 27 de la loi italienne no 82 du 9 février 1963. Son taux a été fixé, en ce qui concerne les céréales, à 30 lires par tonne métrique.

Observons qu'en l'espèce la taxe de débarquement a été exigée pour des importations de céréales en provenance de pays tiers. Les dispositions communautaires applicables sont donc l'article 20, paragraphe 1, du règlement no 19/62 pour la première des importations concernées, et l'article 18, paragraphe 2, du règlement no 120/67 pour la deuxième opération.

La première question sur laquelle vous aurez à vous prononcer est celle de savoir si la notion de «taxe d'effet équivalent», visée par ces dispositions réglementaires, a la même portée que celle retenue par les articles 9 et suivants du traité de Rome.

Votre jurisprudence est, à cet égard, précise et constante. Une charge pécuniaire, même minime, imposée unilatéralement, quelle que soit son appellation et la technique de sa perception qui frappe des marchandises, nationales ou étrangères, à raison du fait qu'elles franchissent la frontière, constitue, avez-vous jugé, une taxe d'effet équivalant à un droit de douane au sens des articles 9, 12, 13 et 16 du traité de la CEE, alors même qu'elle ne serait pas perçue au profit de l'Etat, qu'elle
n'exercerait aucun effet discriminatoire ou protecteur et que le produit imposé ne se trouverait pas en concurrence avec une production nationale:

— arrêts du 1er juillet 1969, affaire 24-68 — Commission contre République italienne, en ce qui concerne le droit de statistique, affaires jointes 2 et 3-69 — Fonds social des diamantaires (Recueil 1969, p. 201, 222 et 223); une définition analogue a été reprise dans les arrêts du 18 novembre 1970, affaire 8-70 — Commission contre République italienne (Recueil 1970, p. 965), en ce qui touche le droit pour services administratifs, et du 14 décembre 1972, affaire 29-72 — Marimex (Recueil 1972,
p. 319), en ce qui concerne la taxe italienne pour contrôle sanitaire.

D'autre part, vous avez jugé que la notion de taxe d'effet équivalent a, dans les dispositions des règlements portant organisation commune des marchés agricoles qui interdisent la perception de telles taxes à l'importation de produits en provenance soit d'Etats membres, soit de pays tiers, la même portée que dans les articles 9 et suivants du traité de Rome (arrêt du 14 décembre 1971 déjà cité, affaire 43-71, Politi, Recueil 1971, p. 1049).

Vous répondrez donc affirmativement à la première question posée.

III — Il s'agit alors de rechercher si la taxe perçue à l'occasion du débarquement, dans un port italien, de marchandises provenant de l'étranger, et non pas d'ailleurs, sur les produits nationaux, constitue une taxe d'effet équivalant à un droit de douane, tant au sens du traité que des règlements en cause.

Vous avez toutefois précisé qu'une redevance perçue à l'occasion de la circulation de marchandises — soit à l'intérieur de la Communauté, soit en provenance de pays tiers — n'est pas nécessairement une taxe d'effet équivalent, à la condition qu'elle soit la contrepartie d'un service déterminé effectivement rendu.

Ainsi donc, la taxe de débarquement ne pourrait être jugée compatible avec les dispositions communautaires que si elle constituait la contrepartie d'un service effectivement rendu par l'administration. Mais encore faudrait-il, selon votre jurisprudence, que la prestation de service résultant de l'intervention administrative constitue, pour les marchandises grevées par la taxe, un avantage concret, précis et évaluable.

De surcroît, il devrait y avoir une proportion déterminée et raisonnable entre la charge imposée et la plus-value apportée à ces marchandises.

Sans entrer dans la distinction quelque peu théorique que la Commission vous propose de faire selon que la prestation administrative serait la cause proprement dite de la taxe ou simplement le but de cette imposition, il suffit, à notre avis, de constater que le produit de la taxe de débarquement est affecté à l'équipement des ports et au financement des travaux de manutention, mais qu'elle ne peut pas constituer, en raison même de cet objet très général, la compensation d'un avantage concret
et évaluable. En tout cas, l'avantage que les importateurs trouvent dans le bon équipement des ports italiens concerne l'ensemble des opérateurs économiques, y compris ceux qui se livrent au commerce des produits nationaux, et non pas seulement ceux qui importent des produits en provenance de l'étranger. Quant au fait que le taux de la taxe soit de très faible importance, il ne peut, à notre avis, faire échec au principe de l'interdiction. Admettre, en pareille matière, des exceptions fondées
sur le montant plus ou moins élevé des charges pécuniaires imposées vous conduirait à des appréciations, d'ailleurs subjectives, qui vous écarteraient de votre mission de pure interprétation du droit communautaire.

IV — Nous en venons maintenant à celles des questions posées par le président du tribunal de Trieste qui ont trait à l'application directe et immédiate, dans l'ordre juridique des États membres, des dispositions en cause des règlements no 19/62 et 120/67.

Il ressort clairement des termes mêmes de l'article 189 du traité de Rome que les règlements communautaires sont, en tant que tels, obligatoires en tous leurs éléments et directement applicables dans chacun des États membres; d'autre part, en raison de leur nature et de leur fonction dans le système des sources du droit communautaire, ces règlements sont de nature à conférer aux particuliers des droits que les juridictions nationales ont l'obligation de reconnaître et de protéger. Enfin, ils
entrent en vigueur, en vertu de leur seule publication au Journal officiel des Communautés, à la date qu'ils fixent eux-mêmes ou, à défaut, au moment déterminé par le traité.

Certes, la réglementation édictée par le Conseil ou par la Commission n'épuise pas toujours intégralement la matière traitée par des dispositions exhaustives et détaillées. Il est donc dans la nature des choses que les États membres soient invités, dans certains cas, à prendre eux-mêmes certaines dispositions de pure application, par exemple pour déterminer les autorités internes compétentes en matière d'organisation des marchés agricoles.

C'est d'ailleurs ce qu'a fait l'article 23 du règlement no 19 en prévoyant l'intervention de mesures nationales destinées à permettre l'application effective des dispositions de ce règlement.

En revanche, il est constant que les États membres n'ont le pouvoir de prendre aucune disposition, même législative, qui tendrait non pas seulement à compléter la réglementation communautaire, mais à la modifier, voire à s'y opposer. Enfin l'effet direct des règlements rend parfaitement vaine la reproduction pure et simple de leurs dispositions dans des actes de droit interne.

La technique de la «reproduction» du droit communautaire par des actes internes ou, même, le procédé de la «réception» du droit communautaire dans l'ordre juridique national est donc non seulement inutile, mais, ainsi que vous l'avez jugé, nuisible, car l'utilisation de ces procédés tend à créer une équivoque en ce qui concerne tant la nature juridique des dispositions applicables que la date de leur entrée en vigueur. C'est ce que vous avez exprimé de la manière la plus nette par votre arrêt
du 7 février 1973 (affaire 39-72, Commission contre République italienne) en rappelant, notamment, que sont contraires au traité toutes modalités d'exécution dont la conséquence pourrait être de faire obstacle à l'effet direct des règlements communautaires et de compromettre ainsi leur application simultanée et uniforme dans l'ensemble de la Communauté. Aussi bien la technique de la reproduction des règles communautaires par le législateur interne ne saurait dispenser les juges nationaux de
l'obligation de faire application du droit communautaire, sauf à recourir, s'ils l'estiment nécessaire, à l'interprétation de votre Cour. C'est aussi l'une des conséquences du principe maintes fois affirmé selon lequel la force exécutive du droit communautaire ne saurait varier d'un État à l'autre à la faveur des législations internes, même ultérieures, sans mettre en péril la réalisation des buts du traité. En effet, le transfert opéré par les États membres de certaines de leurs compétences au
profit des institutions communautaires entraîne une limitation de leurs droits souverains contre laquelle ne saurait prévaloir un acte unilatéral ultérieur, incompatible avec la notion même de communauté (arrêt du 15 juillet 1964, affaire 6-64, Costa contre Enel, Recueil 1964, p. 1159).

Sur la base de ces principes, il convient donc de répondre au président du tribunal de Trieste que l'article 20, paragraphe 1, du règlement no 19 et l'article 18, paragraphe 2, du règlement no 120/67, étant des dispositions réglementaires, au sens de l'article 189 du traité, pleinement et directement applicables en ce sens que leur mise en vigueur ne dépendait ni de l'adoption ultérieure d'actes communautaires d'application, ni même, en l'espèce, de mesures de droit interne, ont imposé à chacun
des États membres l'obligation de ne plus percevoir de droits de douane ou de taxes d'effet équivalent et, corrélativement, fait naître au profit des particuliers le droit de ne pas acquitter de telles taxes.

V — Pour les mêmes raisons, la question de savoir si la date à partir de laquelle les particuliers acquièrent des droits dérivant de dispositions communautaires directement applicables pourrait être modifée par une mesure législative interne doit recevoir une réponse négative.

Comme vous le savez, bien que le règlement no 19/62 ait posé le principe de l'interdiction de percevoir des taxes d'effet équivalant à des droits de douane sur les importations en provenance des pays tiers — mesure qui a pris effet le 30 juillet 1962, date qui a été en définitive fixée par le règlement no 49 pour l'entrée en vigueur du régime des prélèvements — et bien que cette interdiction ait été maintenue ensuite sans solution de continuité par le règlement de 1967, le gouvernement italien
n'a aboli certaines des taxes d'effet équivalent alors en vigueur dans l'ordre juridique italien qu'à partir du 1er août 1971. La question s'est d'ailleurs posée dans l'affaire 84-71 à propos de la loi portant suppression du droit de statistique et du droit pour services administratifs. Or, cette abrogation tardive n'a pu, en aucune manière, faire échec à l'application immédiate, en Italie comme dans chacun des autres pays membres, des dispositions des règlements en cause. De même, le défaut
d'abrogation du texte qui a créé la taxe de débarquement ne saurait faire obstacle à la primauté du droit communautaire.

En vérité, la législation italienne devenait inapplicable comme incompatible avec le droit communautaire dès l'instant où les règlements en cause sont entrés en vigueur, et nous partageons pleinement l'opinion de la Commission en ce sens que, si une abrogation expresse de dispositions de droit interne peut paraître utile, voire souhaitable, du point de vue de la sécurité juridique, il ne peut s'agir, en tout cas, que d'une simple formalité dépourvue d'effet.

Nous concluons, en définitive, à ce que vous disiez pour droit:

1) que la notion de «taxe d'effet équivalent» visée à l'article 20, paragraphe 1, du règlement no 19, aux articles 18, paragraphe 2, et 21, paragraphe 1, du règlement no 120/67 a le même contenu que dans les articles 9 et suivants du traité de Rome;

2) qu'une taxe imposée par la loi interne, frappant exclusivement les marchandises importées du fait qu'elles sont débarquées dans les ports nationaux, a le caractère d'une taxe d'effet équivalant à un droit de douane au sens de ces mêmes dispositions;

3) que les dispositions visées des règlements nos 19/62 et 120/67 ont effet direct et sont de nature à conférer aux particuliers des droits que les juges nationaux doivent protéger;

4) que les droits subjectifs nés, successivement, des dispositions du règlement no 19, puis du règlement no 120/67 doivent bénéficier aux particuliers sans solution de continuité;

5) que l'effet direct des dispositions communautaires en cause s'oppose à l'application de tout acte législatif interne, même postérieur, qui serait incompatible avec ces règlements;

6) qu'enfin toutes mesures éventuellement prises sur le plan interne, concurremment avec la réglementation communautaire, sont dénuées d'effet, même si elles n'ont d'autre portée que d'en reproduire purement et simplement les dispositions.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 34-73
Date de la décision : 26/09/1973
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Tribunale civile e penale di Trieste - Italie.

Droit de débarquement.

Agriculture et Pêche

Taxes d'effet équivalent

Union douanière

Libre circulation des marchandises

Céréales


Parties
Demandeurs : Fratelli Variola S.p.A.
Défendeurs : Administration des finances italienne.

Composition du Tribunal
Avocat général : Mayras
Rapporteur ?: Sørensen

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1973:99

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