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29/11/1972 | CJUE | N°7-72

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Mayras présentées le 29 novembre 1972., Boehringer Mannheim GmbH contre Commission des Communautés européennes., 29/11/1972, 7-72


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,

PRÉSENTÉES LE 29 NOVEMBRE 1972

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

I — Introduction

A — Rappel des faits

Les faits qui sont a l'origine de la présente affaire vous sont déjà connus.

Membre de l'entente internationale de la quinine, la société Boehringer Mannheim fut, au terme d'une procédure administrative ouverte dans les conditions prévues par le règlement no 17 du Conseil, frappée d'une amende de 190000 unités de compte pour infraction aux dis

positions de l'article 85 du traité de Rome, par une décision de la Commission des Communautés européennes en da...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,

PRÉSENTÉES LE 29 NOVEMBRE 1972

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

I — Introduction

A — Rappel des faits

Les faits qui sont a l'origine de la présente affaire vous sont déjà connus.

Membre de l'entente internationale de la quinine, la société Boehringer Mannheim fut, au terme d'une procédure administrative ouverte dans les conditions prévues par le règlement no 17 du Conseil, frappée d'une amende de 190000 unités de compte pour infraction aux dispositions de l'article 85 du traité de Rome, par une décision de la Commission des Communautés européennes en date du 16 juillet 1969.

Peu auparavant, cette entreprise avait fait l'objet de poursuites pour violation de la législation anti-trust des États-Unis. En septembre 1968, le Grand Jury de la Southern District Court of New York (Cour fédérale) l'avait mise en accusation. Cinq chefs d'inculpation (counts) étaient articulés: par le premier, il était reproché à cette entreprise d'avoir, entre la fin de l'année 1958 et l'été 1966, restreint de manière injustifiée, par une infraction concertée, le commerce intérieur et extérieur
des États-Unis et d'avoir, de ce fait, contrevenu aux dispositions de la section I du Sherman Act.

Le second chef retenait le grief d'avoir, pendant la même période, commis cette même infraction dans le but de monopoliser le commerce intérieur et extérieur des États-Unis et d'avoir ainsi contrevenu aux dispositions de la section II du Sherman Act.

Les autres chefs d'accusation avaient trait, notamment, à la violation du Wilson Tariff Act ainsi qu'à une fraude commise à l'égard des États-Unis par la dissimulation, aux autorités américaines, de l'accord pour l'achat du stock des réserves américaines de quinine, fraude qui constituait une violation des dispositions de la section 371 du titre 18 du Code des États-Unis.

Usant d'une faculté qu'admet la procédure pénale américaine, la société Boehringer fit déclarer par son représentant devant la Cour fédérale qu'elle se reconnaissait coupable des préventions contenues dans les deux premiers chefs d'accusation et qu'elle n'entendait pas les contester (procédure de «nolo contendere»). Les autres chefs d'accusation ayant été abandonnés par le ministère public, la Cour infligea à l'entreprise, au cours de l'audience du 3 juillet 1969, en raison de chacun des deux chefs
d'accusation retenus, une amende de 40000 dollars, soit au total 80000 dollars, somme qui fut acquittée le 11 juillet suivant.

La société Boehringer informa, le 3 septembre 1969, la Commission des Communautés européennes de cette condamnation et demanda que le montant de l'amende payée aux États-Unis fût imputé sur celle qui lui avait été infligée par la Commission.

Le 26 septembre, la firme Boehringer vous a, d'autre part, saisis d'un recours direct tendant à l'annulation de la décision de la Commission (affaire 45-69); à titre subsidiaire, elle vous demandait de réduire le montant de la sanction pécuniaire mise à sa charge, en application du règlement no 17, d'une somme égale à l'amende payée à New York.

Par votre arrêt du 15 juillet 1970, rendu dans cette affaire 45-69, vous avez rejeté les conclusions à fin d'annulation, mais réformé la décision de la Commission et réduit le montant de l'amende infligée à la requérante à 180000 unités de compte. Toutefois, cette réduction est fondée sur des motifs étrangers à la demande d'imputation de l'amende infligée aux États-Unis.

Sur cette question, en effet, vous avez écarté les prétentions de la requérante par les motifs suivants :

«Attendu que la requérante soutient que l'amende de 80000 dollars, qui lui aurait été infligée par une juridiction des USA pour les mêmes faits et qui a déjà été acquittée antérieurement à la décision attaquée, devrait être imputée sur le montant de l'amende litigieuse ;

attendu que ces sanctions sont intervenues à l'égard des restrictions de la concurrence qui se sont produites à l'extérieur de la Communauté;

que, des lors, il n'y a pas lieu d'en tenir compte dans le présent litige».

Ainsi, avez-vous évité de prendre parti sur le principe même de l'imputation d'une sanction pécuniaire antérieurement prononcée par une juridiction d'un État tiers, sur l'amende infligée par la Commission des Communautés européennes.

Sans doute avez-vous estimé qu'il appartenait tout d'abord à cette dernière de se prononcer, par une décision motivée, sur la demande d'imputation que l'entreprise requérante lui avait soumise.

Toujours est-il que la Commission a dès lors considéré qu'il convenait pour elle de poursuivre l'examen de cette demande d'imputation que, d'ailleurs, la firme Boehringer lui a expressément confirmée le 3 novembre 1970. Après audition de ses représentants et avis du Comité consultatif en matière d'ententes et de positions dominantes, la Commission a, par décision du 25 novembre 1971, rejeté cette demande.

C'est la décision attaquée dans la présente affaire.

La requérante vous demande de la réformer en ce sens que l'amende d'un montant de 80000 dollars à laquelle elle a été condamnée par l'arrêt de la Southern District Court of New York le 3 juillet 1969 soit imputée, par arrêt de votre Cour, sur l'amende que la Commission des Communautés européennes lui a infligée et dont le montant a été fixé, par votre arrêt du 15 juillet 1970, à 180000 unités de compte; subsidiairement, la requérante conclut à l'annulation de la décision attaquée.

Nous nous trouvons ici dans un domaine où vous disposez d'une compétence de pleine juridiction. Vous avez, en effet, un entier pouvoir d'appréciation des faits et celui de réformer une décision communautaire, notamment en réduisant le montant de l'amende infligée. Les conclusions de la requérante eussent été, à notre avis, présentées plus logiquement si elles avaient consisté à vous demander, en premier lieu, d'annuler la décision attaquée, qui serait, selon la société Boehringer, fondée sur des
motifs erronés tant en droit qu'en fait et, en second lieu, de décider la réduction du montant de l'amende fixée par votre arrêt du 15 juillet 1970, à due concurrence du montant de celle que la Cour fédérale américaine a prononcée.

B — Motivation de la décision attaquée

La décision ainsi déférée est motivée par deux ordres de considérations :

Les premières ont une portée générale; les secondes sont propres aux données de fait de la cause.

En premier lieu, la Commission soutient qu'en l'absence, tant dans le traité instituant la Communauté économique européenne que dans ses règlements d'application en matière de concurrence, de toute disposition expresse l'obligeant à imputer sur le montant des amendes infligées en vertu du droit communautaire celui des amendes prononcées par des juridictions étatiques, une telle obligation ne trouverait pas plus de fondement dans un principe général, commun au droit national des États membres; que
si, en effet, vous avez, par votre arrêt du 13 février 1969 rendu dans l'affaire 14-68, Wilhelm et autres (Recueil, 1969, p. 1), affirmé que la Commission et les États membres devaient tenir compte, en matière d'ententes illicites, des sanctions antérieurement infligées en raison des mêmes faits, cette obligation ne concernerait que l'hypothèse d'un concours de sanctions prononcées en application du droit communautaire d'une part, et du droit national des États membres d'autre part. Il en serait
tout différemment dans le cas de concours de sanctions prises respectivement sur la base du droit communautaire er de la législation d'États tiers.

En second lieu, et à titre subsidiaire, l'imputation d'une sanction antérieure ne pourrait s'imposer qu'à la condition que les faits constitutifs de l'infraction à la concurrence réprimée par la juridiction d'un État tiers et par la Commission soient les mêmes. Cette condition ne serait pas remplie en l'espèce, le juge américain ayant réprimé des agissements de nature à affecter ou ayant affecté le jeu de la concurrence aux États-Unis, alors que la Commission pour sa part, a infligé une amende en
raison d'agissements ayant pour objet ou pour effet de restreindre la concurrence dans le marché commun.

La requérante conteste l'un et l'autre de ces groupes de motifs.

Le premier, touchant au principe même de l'imputation, doit logiquement être examiné par priorité; la seconde question ne se pose que si vous reconnaissez l'existence d'une telle imputation. Elle ne peut donc être traitée qu'en seconde analyse.

II — Principe «non bis in idem» et règle d'imputation d'une sanction antérieure

1. Position du problème

La Commission concède d'emblée à la requérante que l'absence, dans le droit communautaire écrit, de toute obligation de tenir compte d'une amende infligée par une juridiction étatique pour les mêmes faits qui motivent, de sa part, une sanction pécuniaire à l'encontre d'une entreprise dont les agissements ont été reconnus contraires à l'article 85 du traité de Rome, n'est pas déterminante.

Il s'agit de savoir, en effet si, dans le silence des textes, existe un principe général du droit qui aurait pour conséquence de créer une telle obligation à la charge des autorités communautaires.

Mais encore faut-il que le problème soit clairement posé et que son cadre juridique soit précisément délimité.

A cette fin, il est, en premier lieu, indispensable de distinguer deux notions :

— La première, exprimée par l'adage «non bis in idem» est imposée juridiquement par l'autorité de la chose jugée au pénal; un fait, ou un ensemble de faits délictueux, qui ont fait l'objet d'une décision juridictionnelle devenue définitive, c'est-à-dire passée en force de chose jugée, ne peuvent plus donner lieu à de nouvelles poursuites répressives ni, a fortiori, à une nouvelle condamnation.

— La seconde notion, invoquée par la société requérante, est d'une nature différente; elle n'est pas fondée sur l'autorité de la chose jugée, puisqu'en présence d'une décision répressive antérieure prise sur la base d'un même fait ou d'un même comportement délictueux, elle ne fait pas obstacle à l'intervention d'une nouvelle sanction; elle se traduit seulement par la prise en considération de la peine antérieure que le juge devrait imputer sur la sanction qu'il inflige lui-même. Il s'agit là d'une
considération d'équité dans la détermination du quantum de la peine.

Il faut, en second lieu, noter que principe «non bis in idem» et règle d'imputation d'une peine antérieure relèvent, au premier chef, du droit pénal et s'appliquent, dans des conditions d'ailleurs variables selon les États, aux infractions définies par la législation pénale interne.

Or, comme on le sait, le droit communautaire des ententes, mis en œuvre par la Commission, comporte l'application de sanctions pécuniaires de type administratif. Il y aura donc lieu de rechercher si ces règles, proprement pénales, peuvent et doivent recevoir application à ce régime répressif d'un type particulier.

Il convient enfin d'envisager la mise en œuvre de la règle «non bis in idem» et de la règle d'imputation dans des situations différentes :

— dans un ordre juridique national, tout d'abord, peut-il y avoir cumul de sanctions ou même de poursuites pénales sur la base des même faits ?

— dans les relations entre deux ordres juridiques, ensuite, quel effet peut être attribué à une décision répressive antérieure émanant d'une juridiction étrangère à l'égard de poursuites fondées sur les mêmes faits devant une juridiction nationale ?

— en dernier lieu, dans les rapport de l'ordre juridique communautaire et de celui d'un État membre de la Communauté d'une part, d'un État tiers d'autre part, la règle «non bis in idem» peut-elle être appliquée? Dans la négative, l'imputation d'une sanction antérieure s'impose-t-elle comme fondée sur un principe général du droit ?

Le problème, on le voit, est complexe. Son examen requiert des explications détaillées qui porteront sur les droits nationaux des États membres, sur celui des États-Unis, ainsi que sur le droit communautaire et le droit pénal international.

2. La règle «non bis in idem» en droit interne

C'est du droit pénal des États membres de la Communauté que la requérante a cru pouvoir dégager un principe commun d'où découlerait le droit qu'elle revendique à l'imputation sur l'amende communautaire, infligée en application du traité et du règlement no 17 sur les ententes, du montant de celle qu'elle a dû acquitter aux États-Unis.

Il n'est pas douteux, Messieurs, que, dans l'ordre juridique interne de chacun de ces États, le principe «non bis in idem», déduit de l'autorité de la chose jugée, non seulement s'oppose à un cumul de sanctions, mais fait obstacle à toutes nouvelles poursuites en raison des mêmes faits.

C'est ce que dispose, en France, l'article 6, alinéa 1, du Code de procédure pénale : «L'action publique pour l'application de la peine s'éteint… par la chose jugée». La même règle se retrouve dans le Code pénal des Pays-Bas (art. 68), dans le Code de procédure pénale italien (art. 90), ainsi que dans les législations belge et luxembourgeoise.

En République fédérale allemande, c'est la loi fondamentale, protectrice des droits des individus, qui affirme, en son article 103, alinéa 3, que «personne ne peut être puni plusieurs fois pour le même fait, sur la base des lois pénales générales».

Voilà donc un principe constant qui, ne se bornant pas à une obligation d'imputation d'une peine antérieurement infligée, interdit radicalement toute nouvelle inculpation.

Mais constatons, d'une part, que cette règle ne vaut qu'à l'intérieur de chacun des ordres juridiques nationaux; que, d'autre part, elle ne s'applique qu'aux infractions pénales.

Si donc cette règle est commune aux États membres, si même en Allemagne, elle revêt le caractère d'un droit fondamental à la protection contre une double répression, l'interdiction qu'elle édicté, garantissant à la personne déjà punie ou définitivement acquittée qu'elle ne sera pas de nouveau poursuivie pour le même fait, ne vaut que dans le cas où c'est une juridiction nationale qui s'est antérieurement prononcée, réserve étant faite du seul droit pénal néerlandais, comme nous le verrons.

En République fédérale allemande, cette solution résulte, nous semble-t-il, d'un arrêt rendu le 17 janvier 1961 par la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht) — BVerf. GE 12, p. 66 — NWJ 1961, 867 — selon lequel l'interdiction de nouvelles poursuites pénales, sur la base de faits à propos desquels une décision judiciaire a été antérieurement rendue, ne s'applique que lorsque cette décision émane d'une juridiction allemande.

La règle «non bis in idem», fondée sur l'autorité de la chose jugée, ne fait donc obstacle à une double répression que devant les juridictions nationales.

D'autre part, concernant les infractions pénales, définies par des textes dont le champ d'application est strictement limité, elle ne s'impose pas avec la même rigueur dans d'autres systèmes répressifs, notamment administratifs.

Certes, admet-on généralement que cette règle est, par assimilation au droit pénal, applicable au régime disciplinaire des agents de la fonction publique, et c'est le cas, notamment, en France et en Allemagne; le même principe vaut pour les fonctionnaires des Communautés européennes, et c'est sur le fondement d'un texte précis, l'article 86, paragraphe 3, de leur statut, que votre Cour en a fait application dans un arrêt du 5 mai 1965, affaires jointes 18 et 35-65, Gutmann contre Commission
(Recueil, 1966, p. 172).

En revanche, la règle «non bis in idem» est écartée lorsque le même fait, constitutif d'une faute disciplinaire, est également punissable comme infraction pénale; la condamnation infligée par un tribunal répressif ne met pas obstacle aux poursuites disciplinaires, et réciproquement. Toutefois, en Allemagne, la règle de l'imputation d'une sanction disciplinaire antérieure sur une sanction pénale est admise, dans certaines conditions, ainsi que nous le verrons.

Aussi bien, le cumul d'une sanction administrative et d'une sanction pénale est-il toujours possible, à moins qu'un texte ne l'exclue expressément (en ce sens, Conseil d'État de France, 1er février 1950, Lalanne, Recueil, p. 67).

C'est là la conséquence de l'autonomie des systèmes de répression administrative par rapport à la répression judiciaire. De même, le cumul de sanctions administratives prises à raison du même fait, au titre de législations différentes, est-il admis pour la même raison (Conseil d'État de France, 22 mai 1946, Consorts Mugnaini, Recueil, p. 142, et 18 novembre 1953, Garrigue, Recueil, p. 499).

Les décisions des juridictions répressives ayant acquis l'autorité de la chose jugée ne s'imposent d'ailleurs pas à l'autorité administrative, sinon dans la mesure où elles constateraient l'inexactitude matérielle des faits susceptibles de justifier une sanction administrative.

3. Le principe «non bis in idem» dans les relations entre ordres juridiques étatiques différents

Voyons maintenant si, et dans quelles conditions, la règle «non bis in idem» trouve application dans les rapports entre des ordres juridiques différents.

Le droit national de quatre des six Etats membres, actuellement, de la Communauté, admet, en principe, l'autorité négative de la chose jugée, de nature à faire obstacle à de nouvelles poursuites, des décisions répressives intervenues à l'étranger. Mais, dans trois de ces États, la Belgique, la France et le Luxembourg, ce principe ne vaut que si l'infraction, ou du moins l'infraction principale, a été commise exclusivement à l'étranger. C'est qu'en effet la règle «non bis in idem» s'efface lorsque la
compétence pénale est fondée sur le principe de la territorialité.

Ainsi, l'article 692 du Code de procédure pénale français dispose que : «aucune poursuite n'a lieu si l'inculpé justifie qu'il a été jugé définitivement à l'étranger et, en cas de condamnation, qu'il a subi ou prescrit sa peine ou obtenu sa grâce».

Mais, de jurisprudence constante, si l'infraction a été commise également en France, aucun effet n'est reconnu au jugement étranger. Il ne s'oppose ni à l'engagement de poursuites devant les juridictions françaises, ni à une nouvelle condamnation pour les mêmes faits (Cour de Cassation, chambre criminelle, arrêt du 3 novembre 1970, Bulletin des arrêts de la Cour de Cassation 1970, no 285).

La même solution prévaut dans le droit pénal belge; une condamnation prononcée par une juridiction étrangère ne fait pas obstacle à de nouvelles poursuites en Belgique si les faits délictueux ont été également commis dans le Royaume (Cour de Cassation de Belgique, 20 février 1961, Pas. 1961 I, p. 664).

La législation luxembourgeoise est dans le même sens.

En Allemagne, l'autorité négative de la chose jugée n'est pas reconnue aux jugements répressifs étrangers, sauf convention internationale liant la République fédérale (Maurach, Rapport au Colloque de l'Association internationale de droit pénal, Freiburg im Breisgau, 1963).

Une condamnation infligée par une juridiction étrangère n'empêche donc pas de nouvelles poursuites devant une juridiction allemande, pourvu du moins que l'acte délictueux soit punissable en vertu de la loi pénale interne.

Il en est de même en Italie, en vertu des articles 7 et suivants du Code pénal.

Seul le droit néerlandais admet, sans réserve, l'application de la règle «non bis in idem», que les faits aient été commis à l'étranger seulement ou également aux Pays-Bas (article 68, alinéa 2, du Code pénal).

En l'état de ces constatations, on peut affirmer que l'autorité négative de la chose jugée n'est, dans aucun de ces États, à la seule exception des Pays-Bas, reconnue aux sentences pénales prononcées par des tribunaux étrangers à l'ordre juridique interne, dans le cas où les faits reprochés ont été commis également sur le territoire national.

C'est là une conséquence, qu'il est impossible de nier, de la territorialité des lois pénales et de la souveraineté des États dans un domaine où cette souveraineté tolère le plus difficilement toute atteinte, celui de l'ordre public protégé par la répression pénale.

Ainsi, la règle «non bis in idem», affirmée et appliquée en droit interne, est-elle loin d'être admise dans les relations internationales comme un principe général de droit.

Cela est si vrai que les travaux poursuivis, depuis la guerre, dans le cadre de l'Institut de droit international ou par l'Association internationale de droit pénal, sur les effets internationaux de la sentence pénale, ont essentiellement mis en lumière les divergences qui existent entre les règles appliquées par les États et révélé les difficultés pratiques d'éviter tout cumul de sanctions pénales et d'aboutir à une conception commune dans la mise en œuvre de la règle «non bis in idem».

Certes, des résolutions ont pu être adoptées, par exemple au IXe Congrès international de droit pénal à La Haye en 1964 (résolution III A, 1, a, c), selon lesquelles «l'effet négatif de l'autorité des jugements pénaux étrangers devrait être reconnue par la législation de tous les pays …» Mais, il est clair que ces efforts n'ont abouti qu'à l'expression de vœux inspirés par des considérations de justice et de protection des intérêts individuels; ils ne permettent de constater ni un «consensus» des
États, ni la reconnaissance d'une règle de droit positif.

On peut le déplorer, mais il serait vain de ne pas le reconnaître. Seule une ou des conventions internationales pourraient permettre de résoudre le problème (Spanjaard, Rapport au Colloque de l'Association internationale de droit pénal, Revue internationale de droit pénal 1963, p. 156).

Sur le plan européen, même, il faut rappeler que la Convention européenne des Droits de l'homme ne comporte, en son article 6 relatif aux garanties de procédure, aucune interdiction de la double pénalisation. Le principe «non bis in idem» n'y est pas même mentionné. Quant à la Convention sur la valeur internationale des jugements répressifs, élaborée par le Conseil de l'Europe le 28 mai 1970, son article 53 admet certes qu'une personne définitivement jugée dans un État membre ne peut être
poursuivie, pour le même fait, dans un autre État européen, à condition que la peine, s'il en a été prononcé une, ait été exécutée ou soit prescrite, ou encore ait été remise par voie de grâce. Mais, la Convention apporte à l'interdiction de principe de toutes nouvelles poursuites deux exceptions qui en limitent singulièrement la portée :

— d'une part, elle n'est pas opposable aux États sur le territoire desquels l'infraction a été commise ou réputée commise ;

— d'autre part, elle n'est pas non plus applicable lorsque les intérêts publics de l'État, au sens large de l'expression, ont été lésés par ladite infraction.

On ne saurait mieux confirmer, Messieurs, que la règle «non bis in idem» demeure jusqu'à présent sans effet contraignant en droit international.

4. La règle de l'imputation d'une sanction antérieure est-elle un principe général du droit ?

Mais, la requérante soutient qu'à défaut de l'exclusif de toutes nouvelles poursuites, le droit à la protection contre le cumul des sanctions devrait, à tout le moins, être assuré par l'imputation d'une sanction antérieurement prononcée à raison des mêmes faits.

Encore faudrait-il, pour que cette thèse soit fondée :

1) que cette règle, dans laquelle la requérante voit un substitut de la norme «non bis in idem», soit elle-même au nombre des droits fondamentaux, fasse partie intégrante des principes généraux du droit dont votre Cour assure le respect dans l'ordre juridique communautaire ;

2) qu'en admettant même qu'il en soit ainsi, ce droit fondamental, touchant à la protection de la personne humaine, au regard de la répression pénale, vaille également pour les entreprises, dans le domaine de la répression des agissements anticoncurrentiels, répression qui est, comme on le sait, limitée à des sanctions pécuniaires et fondée sur la défense de l'ordre public économique et la protection des consommateurs.

C'est ce que nous allons maintenant examiner.

A — Même sur le plan du droit pénal classique, il est douteux, à notre avis, que la règle de l'imputation puisse être regardée comme un principe général de droit.

Elle est certes retenue sans réserve par le Code pénal de la République fédérale allemande (paragraphe 60, alinéa 3) comme par le Code pénal italien (art. 138). La jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe en a même fait application au concours d'une peine privative de liberté, infligée en vertu du règlement de discipline militaire, et d'une sanction de même nature infligée, pour les mêmes faits, par une juridiction pénale. Mais il est manifeste que cette solution n'a été
retenue qu'en raison de la nature identique des peines prononcées et dans un souci de protection de la liberté individuelle (arrêt du 2 mai 1967). Mais la règle d'imputation ne se retrouve pas dans la législation des autres États membres de la Communauté. Si ce n'est en Belgique, où l'article 13, paragraphe 2, de la loi du 17 avril 1878 sur la procédure pénale dispose qu'en cas de nouvelle condamnation prononcée en Belgique la peine privative de liberté subie à l'étranger doit être imputée sur
la peine de même nature, infligée par le juge national. L'obligation ne vaut donc que pour les seules peines d'emprisonnement, non pour les amendes; au surplus, selon une jurisprudence bien établie, l'imputation ne s'impose pas si l'acte délictueux a été commis, non seulement à l'étranger, mais également en Belgique, car l'article 13 de cette loi ne vise que l'hypothèse d'infractions commises et jugées à l'étranger. C'est donc, en définitive, en Italie et en Allemagne seulement que l'imputation
d'une sanction antérieure, même pécuniaire, constitue une obligation pour le juge national. Il ne s'agit pas là d'un principe général commun. Au surplus, faut-il voir dans la disposition de l'article 60, alinéa 3, du Code pénal allemand un droit fondamental, comme le prétend la requérante ?

Rien ne permet de l'affirmer: ni la référence à l'article 103 de la loi fondamentale qui, concernant, on l'a vu, l'interdiction de nouvelles poursuites dans l'ordre juridique interne, ne peut être invoqué dans l'hypothèse de cumul de sanctions infligées par des juridictions appartenant à des ordres juridiques différents, ni l'emprunt que fait la requérante à une décision de la Cour de justice fédérale (Bundesgerichtshof) rendue le 17 décembre 1970 à propos de l'entente dans l'industrie des
colorants. Cette décision concerne en effet une exception de litispendance opposée, par les entreprises poursuivies devant l'Office fédéral des cartels (Bundeskartellamt), à raison de la procédure engagée contre elles par la Commission des Communautés européennes pour la même entente. Et c'est après avoir jugé qu'une interdiction de la double poursuite n'est pas applicable en l'espèce que la Cour fédérale ajoute, à titre purement indicatif, qu'il conviendrait, en vue d'éviter un éventuel cumul
de santions, de faire en l'espèce application des dispositions du paragraphe 60 du Code pénal, c'est-à-dire de prendre en considération la sanction antérieurement infligée lors du prononcé de l'amende ultérieure.

Mais, ajoute la Cour fédérale, il n'est pas nécessaire d'approfondir ce point en l'espèce. Par conséquent, elle n'a pas tranché la question.

Ajoutons que, si les considérations que la Cour fédérale a cru devoir exposer sur ce sujet révèlent une tendance, voire même une opinion, on ne peut en déduire que l'obligation d'imputation serait regardée comme un droit fondamental.

Enfin, observons que le problème évoqué par cette décision concernait le cumul éventuel d'une sanction communautaire et d'une sanction infligée par la juridiction d'un État membre de la Communauté.

B — Et c'est précisément à propos de la même entente dans l'industrie des colorants que vous avez rendu, le 13 février 1969, dans l'affaire 14-68, Wilhelm et autres, un arrêt préjudiciel que la société Boehringer invoque à l'appui de sa thèse.

Le Kammergericht (Kartellsenat) de Berlin, juridiction compétente en matière d'ententes pour la république fédérale d'Allemagne, vous demandait de trancher, à titre préjudiciel, la question de savoir si, en présence d'une procédure engagée par la Commission, conformément à l'article 14 du rgèlement no 17 sur les ententes, il est compatible avec le traité que les autorités nationales appliquent aux mêmes faits les sanctions prévues par le droit allemand en la matière; le Kammergericht, faisant
d'autre part état du risque d'une appréciation differente de ces mêmes faits et de la possibilité de distorsion de la concurrence dans le marché commun au détriment de ceux qui sont assujettis au droit allemand des ententes, se référait ainsi à l'article 9 du règlement no 17 ainsi qu'aux articles 85 et 5 du traité de la Communauté économique européenne, enfin aux principes généraux du droit communautaire.

Il ressort clairement des termes mêmes de votre arrêt que l'article 9 du règlement no 17 ne vise la compétence des autorités nationales que dans la mesure où elles seraient habilitées à appliquer directement les dispositions de l'article 85 du traité, à défaut d'une action de la part de la Commission; qu'en conséquence cet article 9 doit être écarté dans le cas où ces autorités nationales font application de leur seul droit interne. Car, ajoutez-vous, le droit communautaire et le droit national
en matière d'ententes considèrent celles-ci sous des aspects différents :

— l'article 85 les envisage en raison des entraves qui peuvent en résulter pour le commerce entre les États membres et des atteintes à la concurrence sur le territoire du Marché commun ;

— les législations internes, inspirées par des considérations qui sont propres à chaque État, considèrent en revanche les ententes dans leur seul cadre national.

Dès lors, une même entente peut, en principe, faire l'objet de deux procédures répressives parallèles: l'une devant les autorités communautaires en application du traité, l'autre devant les autorités nationales en vertu du droit interne.

Ainsi avez-vous reconnu que la règle «non bis in idem» n'est pas applicable dans une telle situation, puisque le cumul des poursuites est admis. En revanche, vous ne manquez pas d'affirmer que les conflits susceptibles de résulter d'un tel concours entre la règle communautaire et les législations nationales doivent toujours être résolus dans le sens de la primauté du droit communautaire, ce qui est, à l'évidence, indispensable à la réalisation des objectifs du traité de Rome.

Ces principes étant posés, il vous fallait alors statuer sur une autre question, par laquelle le Kammergericht appelait votre attention sur le risque d'aboutir, pour les mêmes faits, à deux sanctions, l'une imposée par la Commission, l'autre par la juridiction nationale.

Fondant l'admissibilité du cumul des poursuites sur le système particulier de répartition des compétences entre la Communauté et les États membres, vous faisiez alors état, dans les motifs de votre arrêt, d'une exigence générale d'équité, telle qu'elle a trouvé par ailleurs son expression dans l'article 90, alinéa 2, du tratié instituant la Communauté du charbon et de l'acier, exigence qui impliquerait qu'il soit tenu compte de toute décision répressive antérieure pour la détermination d'une
éventuelle sanction.

Mais, Messieurs, ce motif, dont nous ne dirons pas qu'il est surabondant, mais qui n'est pas en tout cas, le support nécessaire du dispositif de votre arrêt du 13 février 1969, ne peut, à notre sens, être interprété que dans les limites mêmes des questions qui vous étaient soumises en vertu de l'article 177. C'est donc en considération seulement de la situation particulière qui résulte de la compétence concurrente des États membres et des organes communautaires en matière d'ententes sur un même
territoire, celui du Marché commun, que vous avez admis la règle de l'imputation. Nous ne croyons pas qu'il soit possible d'en déduire l'affirmation d'un principe général du droit qui s'imposerait également dans l'hypothèse d'un concours de poursuites et, éventuellement, de sanctions, communautaires d'une part, émanant d'autorités ou de juridictions d'un État tiers d'autre part.

C'est à raison de l'étroite interdépendance des marchés nationaux des États membres et du Marché commun que vous avez admis l'applicabilité éventuelle d'une règle d'imputation. Or, la situation est évidemment toute différente lors qu'on se trouve en présence d'une décision antérieure prise dans un État tiers à la Communauté.

C — En l'espèce, l'amende qu'on vous demande d'imputer sur la sanction pécuniaire prononcée par. la Commission émanant d'une juridiction américaine, il n'est pas sans intérêt, Messieurs, de savoir qu'aux États-Unis des poursuites parallèles fondées, d'une part, sur la législation d'un État, d'autre part, sur la législation fédérale, peuvent conduire, et conduisent effectivement, à un cumul de sanctions, en dépit du cinquième amendement de la Constitution fédérale, aux termes duquel : «nor shall any
person be subject for the same offence to be twice put in jeopardy of life or limb», c'est-à-dire malgré le principe constitutionnel d'interdiction d'une double répression.

La jurisprudence américaine admet que, si le même comportement lèse le droit de deux ordres juridiques différents: celui de la Fédération et celui d'un des États fédérés, on constate l'existence de deux infractions distinctes. Dès lors, la condition d'identité de faits, qu'implique l'interdiction de la double répression, doit être écartée. La Cour suprême des États-Unis a ainsi décidé que «tout citoyen des États-Unis est, en même temps, citoyen d'un État ou d'un territoire. Il doit ainsi
obéissance à deux États souverains et il est punissable lorsqu'il viole les lois de l'un ou l'autre État. Un même comportement peut constituer une infraction en vertu de chacune de ces deux législations. Il est hors de doute qu'un État, ou que les deux États, peuvent punir à leur discrétion un tel délinquant. Cependant, on ne saurait affirmer que ce délinquant ait été puni deux fois pour la même infraction. Au contraire, par un seul et même comportement, il a commis deux infractions et c'est à
bon droit qu'il est puni pour chacune d'elles. Il ne peut donc se fonder sur l'une des sanctions pour échapper à une condamnation à raison de l'autre infraction».

Cette décision concernait la question de savoir si une loi d'un État était contraire à la Constitution parce qu'une nouvelle pénalisation, sur la base du droit fédéral, n'était pas exclue.

Dans une autre affaire, États-Unis contre Lanza, la Cour suprême décida qu'une condamnation, passée en force de chose jugée en vertu de la loi d'un État, ne s'opposait pas à une nouvelle procédure en exécution du droit fédéral et ne faisait pas obstacle au cumul des sanctions.

La Cour suprême a retenu la même solution dans le cas où une juridiction d'un État avait infligé une peine sur la base du droit de cet État, bien que l'intéressé ait été déjà puni, en vertu du droit fédéral, pour le même comportement.

Malgré l'expression de «dissenting opinions», cette jurisprudence a été confirmée. Ainsi, en cas de conflit entre la souveraineté de la Fédération et des États, d'une part, et le principe d'interdiction du cumul des sanctions, d'autre part, la Cour suprême des États-Unis a tranché en faveur de la souveraineté.

De cette position résulte, pensons-nous avec le professeur Mestmaecker, (étude publiée dans Der Betriebsberater, 1968, p. 1297), qu'une décision de condamnation, revêtue de l'autorité de la chose jugée, prise en vertu du droit anti-trust d'un État, n'empêcherait nullement une nouvelle sanction, infligée sur la base du droit fédéral, et inversement. Seule une concertation constante entre les autorités des États et les autorités fédérales permet d'éviter, en fait, une double répression. De là
ressort que, même dans un système fédéral comme celui des États-Unis, la règle «non bis in idem» cède devant les principes de souveraineté et de territorialité, sans par ailleurs que l'imputation de la sanction antérieure soit admise.

D — Aussi bien, la thèse de la requérante, fondée sur des concepts de pur droit pénal, fait-elle trop systématiquement abstraction des particularités et, on peut le dire, de l'autonomie, par rapport au droit pénal général, du régime répressif institué par le traité de Rome en matière de concurrence.

S'il n'est pas douteux que les États membres ont transféré aux institutions communautaires l'exercice de certaines de leurs prérogatives de souveraineté en matière économique, il n'est pas moins certain qu'ils n'ont pas entendu se dessaisir de leur compétence pénale. L'article 15 du règlement no 17 affirme d'ailleurs que les amendes prévues en matière d'ententes ne sont pas des sanctions pénales.

Prononcées par la Commission, après une procédure administrative contradictoire, certes, et de nature à assurer le respect des droits de la défense, elles appartiennent à la catégorie des sanctions administratives.

Cette constatation qui découle, au surplus, de votre jurisprudence (voir vos arrêts du 15 juillet 1970 sur l'entente internationale de la quinine et du 14 juillet 1972 sur les affaires des colorants) ne suffirait pas, cependant, à soustraire complètement le régime des amendes communautaires à toutes les règles du droit pénal.

Bien que définies par l'article 85 en termes très généraux et se rapportant à un domaine éminemment technique, ce qui laisse à la Commission et à votre Cour une marge d'appréciation particulièrement large, les infractions à la concurrence font l'objet d'une détermination légale; elles comportent aussi un élément moral, dans la mesure où elles doivent avoir été commises «de propos délibéré ou par négligence» (article 15, paragraphe 1, du règlement no 17) ; enfin, elles comportent un élément
matériel en ce que les interdictions prévues par l'article 85 s'appliquent à des accords, des décisions ou des pratiques dont la preuve doit être apportée.

Quant aux peines prévues par le règlement no 17, elles sont limitées entre un maximum et un minimum déterminables et elles sont donc régies par le principe de légalité.

Ainsi a-t-on pu affirmer (Lambois, Droit pénal international, Dalloz, 1971) que les amendes communautaires, formellement administratives, ont, au point de vue matériel, la nature de sanctions pénales.

Mais elles présentent des traits originaux et répondent à des objectifs qui revêtent, à notre avis, une importance décisive pour la solution du présent litige.

Tout d'abord, elles frappent, exclusivement, non des personnes physiques mais des entreprises, des personnes morales, dans leur patrimoine. Le souci de protection de la personne humaine contre la dualité de répression pénale, spécialement lorsqu'il s'agit de peines privatives de liberté, n'intervient donc pas dans ce domaine.

D'autre part, la réglementation communautaire des ententes s'applique, le plus souvent, en fait, à des entreprises multinationales dont les agissements s'étendent non seulement sur plusieurs marchés nationaux, sur le Marché commun, mais aussi sur le marché mondial.

Si entre les États membres de la Communauté et celle-ci existe une interdépendance telle que l'on peut estimer contraire à l'équité qu'un même comportement anticoncurrentiel, tout en donnant lieu à des poursuites parallèles, puisse être frappé de sanctions cumulatives, cette considération n'a plus le même poids lorsque ces mêmes agissements, qu'ils se soient traduits par des accords ou aient donné lieu à de simples pratiques de fait, affectent à la fois d'un côté la Communauté et les États ou
certains des États qui en sont membres et d'un autre côté des États extérieurs au Marché commun.

Comment la défense des objectifs que s'est fixés le traité de Rome pourrait-elle être efficacement assurée si l'on admettait que toute sanction pécuniaire, infligée par une juridiction d'un pays tiers, en raison de certains accords, doit venir en déduction de l'amende infligée par la Commission, sur la base de la même entente illicite? Ne serait-ce pas ainsi limiter les pouvoirs des autorités communautaires, au nom d'un principe d'équité dont il n'est nullement certain qu'il serait admis, à
titre de réciprocité, par les États tiers intéressés? Peut-on croire, par exemple, qu'une Cour des États-Unis, devant laquelle seraient poursuivies, pour la même entente, des entre prises auxquelles la Commission aurait, antérieurement, infligé une amende en vertu du règlement no 17, accepterait d'imputer cette amende sur le montant de celle qu'elle serait amenée à prononcer elle-même ?

En admettant même, ce que nous ne croyons pas conforme à la réalité juridique d'aujourd'hui, que la règle de l'imputation soit un principe général du droit, il nous apparaîtrait alors nécessaire de faire prévaloir les objectifs du traité et l'efficacité de l'action des organes communautaires. En vérité, la règle de l'imputation, dans les relations avec un État tiers, ne pourrait être fondée que sur des dispositions conventionnelles.

En second lieu, le pouvoir répressif reconnu à la Commission à l'encontre d'entreprises ayant conclu des ententes contraires à l'article 85 procède indiscutablement de la nécessité de protéger l'ordre public économique sur le territoire de la Communauté.

Les amendes qu'elle inflige visent des accords, décisions d'associations d'entreprises ou des pratiques qui, aux termes de l'article 85, «sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun». C'est donc en considération des conséquences dommageables que ces accords, décisions ou pratiques peuvent avoir ou ont eu concrètement sur le jeu de la concurrence
dans le Marché commun que la sanction est justifiée. Ainsi, l'effet territorial — potentiel ou réel — est-il l'un des éléments constitutifs de l'infraction. Il en est même un élément nécessaire.

Cette considération est essentielle pour écarter la règle de l'imputation d'une sanction antérieure émanant d'une juridiction étrangère à la Communauté, car elle aboutit à nier, dans cette situation, la condition d'identité des faits et conduit à reconnaître l'existence de deux infractions distinctes, punissables respectivement l'une et l'autre, sans réserve, dans l'ordre juridique communautaire comme dans l'ordre juridique de l'État tiers.

III — Inexistence de la condition d'identité des faits

Nous rejoignons, ici, la Commission pour estimer que la notion d'identité du fait délictueux en matière de concurrence ne peut être appréciée dans les mêmes conditions que dans le droit pénal classique.

En effet, les infractions pénales, qu'il s'agisse des crimes et délits contre les personnes tels que le meurtre, les coups et blessures, ou contre les biens: vol, escroquerie, présentent, en ce qui concerne leurs éléments matériels, des caractéristiques généralement simples; il s'agit de faits commis par un ou des auteurs déterminés, en un lieu et à un moment également déterminés; des difficultés d'appréhension de ces faits ne se présentent qu'exceptionnellement, dans le cas d'infractions complexes,
mais la juridiction saisie a toujours compétence pour examiner l'ensemble des éléments de fait qui lui sont soumis et pour les qualifier pénalement.

Quel que soit, dès lors, le critère de l'identité de fait retenu par la jurisprudence, le juge se livre à une appréciation globale des éléments d'information dont il dispose.

Le problème se pose d'une manière très différente dans le domaine des ententes internationales, et ceci à deux points de vue :

— L'infraction de restriction de la concurrence se réalise par une multiplicité d'actes commis pendant une longue période (plusieurs mois ou même plusieurs années) et sur le territoire de plusieurs États; les accords conclus entre entreprises sont souvent diversifiés, en fonction des négociations entre les membres de l'entente ayant leur siège dans des pays différents, en fonction de l'objet de ces négociations: ententes sur les prix, répartition territoriale des marchés, quotas d'exportation, etc.
Il en résulte, tout d'abord, que la juridiction d'un des États dont l'ordre juridique est concerné par l'entente ne se saisit que de certains des accords conclus ou bien n'est appelée à réprimer que certains des agissements reprochés aux entreprises ou à certaines d'entre elles.

— En second lieu, en vertu du principe de territorialité, les législations répressives des comportements anticoncurrentiels limitent leur champ d'application au territoire de l'État où sont constatés les effets de ces comportements; il en est de même pour la Communauté: l'article 85, paragraphe 1, du traité de Rome se limite aux actes de nature à restreindre la concurrence dans le Marché commun; de même, quoiqu'elle vise aussi bien les atteintes au commerce extérieur qu'au commerce intérieur des
États-Unis, la législation antitrust américaine a un champ d'application territorial délimité; elle ne vise que les atteintes à la concurrence ayant une incidence à l'égard des opérateurs économiques des États-Unis.

Dès lors, quand bien même seraient déférées à une juridiction fédérale américaine en même temps qu'à la Commission des Communautés européennes les mêmes entreprises, à raison des mêmes accords, les éléments constitutifs de l'infraction seront nécessairement, de part et d'autre différents.

Devant la juridiction des Etats-Unis, ne pourront être retenus, à moins que celle-ci n'excède sa compétence, que les agissements relevant de la législation fédérale et affectant les intérêts de la Fédération; réciproquement, la Commission de Bruxelles ne pourra, sous le contrôle de votre Cour, se saisir que des agissements qui, par leur objet ou par leur effet, porteraient atteinte à la concurrence à l'intérieur du Marché commun. La circonstance que les accords en cause seraient les mêmes ne suffit
pas pour caractériser l'identité des faits incriminés.

Ainsi nous paraît-il vain de rechercher dans les jurisprudences nationales un critère unique de la notion d'identité de faits. De même ne peut-on tirer de votre arrêt du 13 février 1969 aucun enseignement à cet égard, puisqu'en vous saisissant de questions préjudicielles le Kammergericht avait posé en hypothèse que, dans le litige qu'il avait à trancher, on se trouvait en présence du «même fait». C'est en partant de ces prémisses qu'il vous était demandé d'interpréter le droit communautaire. C'est
dans ce cadre défini par le juge du fond que vous avez rendu votre décision, sans discuter — et vous ne le pouviez pas du reste — du bien-fondé de ces prémisses.

Nous pourrions, Messieurs, borner là nos conclusions puisqu'en première analyse nous avons cru pouvoir montrer que la règle de l'imputation d'une sanction antérieure n'est pas un principe général du droit dont vous seriez tenus de faire application au cours de deux sanctions pécuniaires en matière d'ententes, l'une infligée par la juridiction d'un État tiers, l'autre prononcée par la Commission des Communautés européennes; qu'en second lieu, nous avons estimé qu'est déterminant l'effet territorial
d'une entente, en tant qu'élément constitutif de l'infraction aux règles de la concurrence, et que cet effet territorial est nécessairement distinct lorsqu'il concerne, d'une part, les États-Unis, pays tiers, et, d'autre part, le Marché commun.

Mais, nous examinerons cependant, pour faire reste de droit à la requérante, les éléments qui ressortent respectivement de la décision prise le 3 juillet 1969 par la Cour fédérale du District Sud de New York, et de votre arrêt du 15 juillet 1970, rendu sur l'affaire 45-69. Cette comparaison nous portera d'ailleurs à confirmer pleinement notre point de vue.

Quelles sont les deux décisions en présence ?

D'un côté, un jugement fédéral, rendu selon la procédure de «nolo contendere», c'est-à-dire une décision juridictionnelle certes, mais par laquelle le juge s'est borné à enregistrer la déclaration de la société Boehringer, acquiesçant aux faits articulés dans les deux premiers chefs d'accusation faisant l'objet du réquisitoire, et a infligé la peine sur la base de ces faits non contestés.

Si, dans ces conditions, les faits en question ne peuvent être regardés comme ayant été définitivement établis, comme ce serait le cas au terme d'une procédure normale, on doit du moins estimer que seuls les griefs articulés dans les deux premiers chefs du réquisitoire du ministère public ont été pris en considération, à l'exclusion de ceux qui faisaient l'objet des trois autres chefs abandonnés par l'accusation.

D'un autre côté, c'est non pas la décision administrative en date du 16 juillet 1969, par laquelle la Commission a infligé une amende à la société Boehringer, qu'il faut retenir, mais votre arrêt du 15 juillet 1970, puisque, saisis d'un recours de pleine juridiction, vous avez statué sur l'ensemble des griefs reprochés à la requérante, vous en avez admis certains pour en écarter d'autres, et vous avez réformé partiellement la décision de la Commission; votre arrêt se substitue donc à cette décision.

Or, Messieurs, quels éléments de fait avez-vous retenus à l'appui de votre décision ?

Vous vous êtes fondes, non sur la convention d'exportation concernant le commerce avec les pays tiers, qui constituait le premier et essentiel accord conclu entre les membres de l'entente internationale de la quinine, parmi lesquels la société Boehringer, mais sur le «gentlemen's agreement» régissant le comportement de ces entreprises dans le Marché commun.

Analysant ce document, dont l'existence a été reconnue par la requérante, et relevant que les parties s'étaient mutuellement déclarées disposées à se conformer à ses prescriptions, vous avez jugé que le «gentlemen's agreement» constituait ainsi «la fidèle expression de la volonté des membres de l'entente, dans leur comportement dans le Marché commun» ; ayant constaté, au surplus, que cet engagement contenait une clause selon laquelle sa violation constituerait «ipso facto» une violation de la
convention d'exportation, vous avez ensuite examiné le comportement des entreprises dans la Communauté.

A cet égard, vous avez constaté que le «gentlemen's agreement» assurait la protection de chaque marché national en faveur des producteurs des différents États membres et, après avoir écarté les arguments de la requérante, jugé que cette répartition des marchés nationaux avait pour objet de restreindre la concurrence des échanges effectués dans le Marché commun.

En ce qui concerne la fixation commune des prix de vente sur les marchés non répartis, à savoir la Belgique, le Luxembourg et l'Italie, vous avez décidé que ces agissements étaient de nature à affecter le commerce entre les États membres et limitaient, de manière grave, la concurrence dans le Marché commun; tout en reconnaissant d'ailleurs qu'il n'était pas établi que la requérante pratiquait, d'un commun accord avec les autres producteurs, des prix uniformes pour ses ventes dans ces pays après mai
1964.

Vous avez écarté, en revanche, le grief tiré de la fixation de quotas de vente dans le Marché commun après le 29 octobre 1962, en l'absence de preuves suffisantes.

Enfin, vous avez jugé illicite l'interdiction faite au groupe des membres français de l'entente de fabriquer de la quinidine synthétique.

En conclusion, vous avez qualifié l'ensemble de ces faits, au regard de l'article 85 du traité, comme constituant une entente interdite par cette disposition, c'est-à-dire comme ayant pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence dans le marché commun; en conséquence de quoi vous avez fixé le montant de l'amende à 180000 unités de compte, en prenant en considération, d'une part, l'influence majeure que la société Boehringer avait exercée lors de
l'élaboration et de la mise en vigueur de l'entente, pour justifier une amende d'un montant plus élevé que celles qui ont été infligées à d'autres entreprises, mais, d'autre part, en tenant compte de l'exclusion des griefs concernant les quotas de vente pour la période de novembre 1962 à février 1965 et des prix de vente pour la période de mai 1964 à février 1965, et vous avez, par ce motif, réduit l'amende infligée par la Commission.

Le rappel de ces constatations auxquelles s'attache l'autorité de la chose jugée suffit à montrer que vous avez retenu les seuls agissements qui avaient eu ou étaient susceptibles d'avoir une incidence sur les conditions de la concurrence dans le marché commun.

Au contraire, les faits sur la base desquels la Cour fédérale du District Sud de New York a infligé à la requérante une amende de 80000 dollars, tels qu'on peut les déduire des deux premiers chefs d'accusation non contestés, concernent les agissements de la requérante qui ont eu effet sur le territoire américain en vertu, notamment, de l'accord d'exportation vers les pays tiers :

— il s'agit de la fixation des prix des produits extraits de l'écorce de quinquina à un niveau artificiel sur le marché intérieur des États-Unis, des atteintes portées à la concurrence entre importateurs et revendeurs américains ainsi que des entraves à la concurrence entre producteurs sur le marché intérieur des États-Unis :

— il s'agit également des effets de l'accord dit «Stockpyle agreement» relatif à l'achat de quinine provenant des réserves stratégiques américaines :

— enfin, des accords relatifs à l'achat en commun d'écorce de quinquina (bark pool).

Il est à préciser que ces deux derniers accords, concernant la politique des achats au sein de l'entente, n'ont fait l'objet d'aucune incrimination devant la Commission des Communautés européennes.

Ne sont visés, comme on le voit, que les effets, sur le territoire américain, des agissements de la requérante. Rien ne permet de supposer, par conséquent, qu'en infligeant une amende à la société Boehringer, la Cour fédérale américaine ait entendu réprimer d'autres atteintes à la concurrence.

Aussi bien, n'avez-vous pas dit, dans votre arrêt dans l'affaire 45-69, que cette sanction est intervenue «à l'égard de restrictions à la concurrence qui se sont produites à l'extérieur de la Communauté».

Ajoutons, Messieurs, que le dossier ne fournit aucun élément d'information sur le point de savoir si, pour déterminer la montant de l'amende infligée à la requérante, comme aux autres membres de l'entente poursuivis également, la Commission a tenu compte des avantages financiers que ces entreprises auraient retirés de leurs accords sur le seul marché commun ou sur le marché mondial. Aucune réponse précise n'a pu être apportée sur ce point au cours de la procédure orale; il est cependant constant que
les seuls agissements réprimés ont été ceux qui avaient une incidence dans le Marché commun et que les amendes infligées aux entreprises en cause se situent d'ailleurs à un niveau largement inférieur au taux maximum prévu par le règlement no 17.

Rappelons également qu'en réponse à une question posée, en 1966, par le Bundeskartellamt, les représentants de la socitété Boehringer avaient répondu qu'il leur était impossible de communiquer aucune précision sur les exportations de quinine dans chacun des principaux pays acheteurs, parce que les accords n'obligeaient les membres de l'entente à échanger leurs informations qu'en ce qui concerne les exportations globales; qu'ainsi la société requérante ne possédait pas les données par pays acheteur.

Dans ces conditions, nous concluons, Messieurs, au rejet de la requête de la société Boehringer dans l'affaire 7-72 et à ce que les dépens soient mis à la charge de la requérante.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 7-72
Date de la décision : 29/11/1972
Type de recours : Recours en annulation - non fondé, Recours contre une sanction - non fondé

Analyses

Concurrence

Ententes


Parties
Demandeurs : Boehringer Mannheim GmbH
Défendeurs : Commission des Communautés européennes.

Composition du Tribunal
Avocat général : Mayras
Rapporteur ?: Trabucchi

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1972:107

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