CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,
PRÉSENTÉES LE 8 NOVEMBRE 1972
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
I — Introduction
1. Le régime de l'indemnité compensatrice en matière de céréales stockées en fin de campagne
L'organisation commune des marchés dans le secteur des céréales, régie par le règlement no 120/67 du Conseil, comporte, notamment, des mécanismes d'intervention dont le but est de stabiliser le marché et d'assurer un niveau de vie équitable à la population agricole par des mesures de soutien des prix.
Entre autres dispositions, ce règlement prévoit, dans son article 9, qu'une indemnité compensatrice peut être accordée pour certaines céréales en stock à la fin de chaque campagne de commercialisation.
Pour la campagne 1967/1968, les conditions d'octroi de cette indemnité ont été fixées par le règlement no 541/68 du Conseil et par le règlement d'application no 602/68 pris par la Commission le 16 mai 1968.
L'indemnité compensatrice, dont le taux varie selon la nature des céréales en stock, est attribuée au stade du commerce ou des industries transformatrices, comme la meunerie.
Cette indemnité est le complément indispensable du régime de l'intervention en matière céréalière. En effet, la garantie de prix, inhérente à l'organisation commune de marché, doit tenir compte, au long de chaque campagne, des frais entraînés par le stockage des céréales et, par suite, de l'augmentation des coûts de production qui en résulte. Les prix indicatifs, d'intervention et de seuil sont donc majorés mensuellement jusqu'en mai, mois au cours duquel ils atteignent leur niveau le plus élevé.
En revanche, pendant les deux derniers mois de la campagne, juin et juillet, ces majorations n'ont plus de raison d'être; on trouve déjà, sur le marché, à cette époque de l'année, des céréales nouvellement récoltées, pour lesquelles il n'y pas lieu de compenser le coût du stockage. La différence des prix d'intervention de ces nouvelles céréales par rapport aux prix de la récolte précédente inciterait donc les détenteurs de céréales en stock à céder celles-ci aux organismes d'intervention, alors que
ces produits peuvent être écoulés sur le marché.
L'indemnité compensatrice accordée pour les céréales qui se trouvent en stock au 31 juillet est destinée à freiner cette incitation. Elle doit, selon l'exposé des motifs du règlement no 541/68 (premier considérant), «permettre d'éviter un afflux massif de céréales à l'intervention au moment où prennent fin les majorations mensuelles du prix d'intervention …».
Cette indemnité, qui n'est accordée que pour des céréales destinées à la consommation humaine, récoltées dans la Communauté au cours de l'année précédente, est égale, au maximum, à la différence entre le prix indicatif en vigueur au cours du dernier mois de la campagne de commercialisation et le prix fixé pour le premier mois de la campagne suivante.
En ce qui concerne le blé tendre et le seigle de qualité panifiable, l'indemnité compensatrice, fixée en 1968, a atteint le taux maximum ainsi prévu, soit respectivement 9,50 et 3,90 unités de compte à la tonne.
Telle est l'économie générale de ce régime. Pour y avoir droit, tout propriétaire de céréales en stock doit, aux termes mêmes de l'article 3 du règlement d'application no 602/68 :
— en premier lieu, «déclarer, par lettre recommandée, message télex ou télégramme, envoyé au plus tard le 7 juin 1968 à l'autorité nationale compétente, son intention de demander éventuellement le bénéfice de l'indemnité compensatrice ainsi que les quantités de chacune des céréales visées… lui appartenant… au 31 mai 1968, avec indication du stokkeur et du magasin où ces stocks peuvent être contrôlés» ;
— en second lieu, «introduire, par lettre recommandée, message télex ou télégramme, envoyé au plus tard le 5 août 1968, une demande d'indemnisation à la même autorité compétente, en indiquant les stocks lui appartenant au 31 juillet 1968. Cette demande doit, au minimum, contenir les données et les déclarations visées à l'annexe au règlement.»
Ce document annexe précise les «renseignements minimaux» à fournir lors de la demande, à savoir :
1) désignation de la céréale,
2) quantité,
3) lieu de stockage,
4) déclaration attestant que :
a) la céréale ne provient pas de la récolte 1968,
b) elle a été récoltée dans la Communauté,
c) le demandeur est propriétaire de la céréale,
d) cette céréale est saine, loyale et marchande au sens de la réglementation communautaire en vigueur.
Enfin, l'article 5 du règlement no 602/68 charge l'autorité compétente de chaque État membre, «d'une part, d'exercer les contrôles des stocks et de leurs mouvements sur le territoire (paragraphe 1), d'autre part, d'arrêter les mesures complémentaires nécessaires pour tenir compte des conditions particulières sur son territoire, et notamment les délais pendant lesquels les stocks et leurs mouvements sont soumis à contrôle» (paragraphe 2).
En Allemagne, le ministère de l'agriculture et des forêts a publié, respectivement les 22 mai et 19 juillet 1968, dans le «Bundesanzeiger», deux communications concernant l'application de cette réglementation communautaire; ces communications annonçaient l'intervention d'un décret (Rechtsverordnung) qui ne fut publié, dans le même bulletin officiel, que le 6 août suivant. La seconde communication et le décret précisaient, notamment, que les renseignements accompagnant les demandes pourraient, dans
certains cas, être valablement déposés, à l'aide de formulaires, jusqu'au 12 août 1968.
Telles sont, Messieurs, les dispositions dont la mise en œuvre a donné naissance au litige qui oppose la firme Wasa GmbH, exploitante d'une minoterie à Celle, et l'«Einfuhr- und Vorratsstelle für Getreide und Futtermittel» (Office d'importation et de stockage de céréales et de fourrages) de Francfort-sur-le-Main.
2. Les données de fait
Détentrice de blé tendre et de seigle panifiable à la date du 31 mai 1968, cette société a déclaré, par lettre du 6 juin, son intention de bénéficier, éventuellement, de l'indemnité compensatrice. Puis elle a, mais seulement après la publication du décret allemand du 3 août 1968, envoyé, le 7 août, à l'administration compétente, ses demandes d'indemnité qui sont parvenues le 9 août à leur destinataire.
L'office des céréales et des fourrages, considérant que la firme Wasa n'avait pas respecté le délai prescrit par l'article 3, deuxième tiret, du règlement no 602/68 de la Commission des Communautés européennes, a refusé d'accorder l'indemnité réclamée.
Contre cette décision, la société s'est pourvue d'abord devant le Verwaltungsgericht (tribunal administratif) de Francfort-sur-le-Main. Cette juridiction, bien qu'elle ait décidé que le délai imparti par le règlement communautaire s'imposait, à peine de forclusion, n'en releva pas moins la demanderesse de cette forclusion, en se fondant sur les principes fondamentaux reconnus par le droit allemand, dont elle admit la priorité.
Sur rappel de l'office des céréales, le Verwaltungsgerichtshof (cour administrative) du Land de Hesse infirma ce jugement et jugea qu'à défaut d'avoir introduit ses demandes d'indemnité au plus tard le 5 août 1968, la firme Wasa ne pouvait, en l'absence de dispositions contraires d'un rang supérieur au règlement communautaire, prétendre au bénéfice de cette indemnité.
3. Les questions posées à la Cour
Saisi par la firme Wasa d'un recours en révision, le Bundesverwaltungsgericht (tribunal administratif fédéral) a estimé que les dispositions de l'article 3, deuxième tiret, du règlement no 602/68 requéraient une interprétation. Ayant sursis à statuer, le tribunal fédéral vous a donc saisis de deux questions préjudicielles exprimées, sous forme d'alternative, dans les termes suivants :
«Le délai visé à l'article 3, deuxième tiret, première phrase, du règlement de la Commission no 602/68 du 16 mai 1968, selon lequel le demandeur doit introduire la demande d'indemnité au plus tard le 5 août 1968, est-il un délai de forclusion dont la non-observation a toujours pour conséquence la perte du droit à l'indemnité compensatrice?
ou bien :
Peut-on tenir compte d'une demande envoyée trois jours après l'expiration du délai lorsque, en dépit de sa présentation tardive, on peut affirmer, en raison des circonstances particulières de l'espèce, que cette demande d'indemnité compensatrice est justifiée et lorsque son examen ne suscite aucune difficulté pour l'administration ?
La prise en considération d'une demande tardive est-elle liée à la question de savoir si le retard a ou non un caractère fautif ?»
II — Discussion
Dans les observations écrites qu'elle a produites devant votre Cour, comme dans les explications verbales présentées en son nom, la société Wasa soutient, principalement, que le délai prévu par l'article 3, deuxième tiret, du règlement no 602/68, n'est qu'un délai de «bonne administration» qui ne peut être imposé «à peine de forclusion». Son argumentation est fondée tout d'abord sur la constatation que le texte n'édicte pas expressément la perte du droit à indemnité comme conséquence nécessaire de
la non-observation du délai. Pour la société Wasa, ce droit n'est soumis qu'à des conditions de fond: existence des stocks de céréales au 31 juillet 1968 ; preuve que ces céréales, de qualité saine, loyale et marchande, ont été récoltées dans la Communauté au cours de l'année 1967; preuve enfin qu'elles sont bien la propriété du demandeur.
En revanche, le délai serait une condition purement formelle, sans incidence sur le droit à indemnité.
Au surplus, ce délai était beaucoup trop bref pour permettre une vérification utile des quantités en stock au 31 juillet 1968, alors surtout que dans les cinq jours qui séparent cette date de celle du 5 août se trouvaient un samedi et un dimanche; il serait donc contraire à la «bonne foi» de le considérer comme délai édicté à peine de forclusion. Les dirigeants de la minoterie ne se seraient d'ailleurs, en l'espèce, que strictement conformés aux avis et instructions donnés par leur administration
nationale; ces avis annonçaient un décret d'application qui ne fut publié que le 6 août et les formulaires dont l'emploi était exigé pour la rédaction de la demande d'indemnité ne sont parvenus au siège de l'entreprise que le 7 août. Aucune négligence ne pourrait donc être reprochée à son gérant, puisque cette demande, accompagnée des formulaires requis, a été expédiée le jour même. Enfin, à titre subsidiaire, la société Wasa soutient que le dépassement d'un délai de forclusion serait admissible dès
lors, d'une part, que les conditions de fond mises à l'exercice du droit seraient réunies, d'autre part, que le retard, de minime importance, avec lequel une demande serait ainsi présentée ne porterait pas atteinte à l'objectif en vue duquel le délai a été établi.
Il n'est pas douteux, Messieurs, que ce dernier argument a incité le tribunal administratif fédéral à vous demander si, à supposer même que le délai en cause soit imposé à peine de forclusion, il ne convient pas d'admettre, dans des circonstances particulières, qu'un léger dépassement soit admissible, dès lors du moins que l'administration nationale avait elle-même admis que les demandes ayant fait l'objet d'un message télex ou d'un télégramme pouvaient encore être déposées jusqu'au 12 août 1968, à
l'aide des formulaires exigés par la réglementation interne.
Nous suivrons donc l'ordre des questions dont vous saisit la haute juridiction administrative en examinant, en premier lieu, le problème que pose l'interprétation de l'article 3, deuxième tiret, du règlement no 602/68.
1. Les raisons d'être de la double procédure de déclaration et de demande d'indemnité instaurée par le règlement no 602/68
Comme on l'a vu, il faut distinguer, dans le système établi par le règlement, deux étapes, deux déclarations ou demandes et deux délais; cela indépendamment des conditions de fond exigées pour que naisse le droit à l'indemnité compensatrice.
La première étape se situe au début du mois de juin; elle concerne les stocks de céréales existant à la date du 31 mai. Cette date marque un tournant dans la campagne de commercialisation qui s'achèvera le 31 juillet suivant.
En effet, pendant les deux derniers mois de cette campagne, on sait que vont commencer à arriver sur le marché des céréales provenant de la nouvelle récolte. Il s'agit de céréales récoltées dans le sud du territoire communautaire, en Italie notamment, ou même dans d'autres régions productrices, lorsque la récolte, celle de blé tendre particulièrement, a été précoce. On sait aussi que les prix d'intervention des céréales de la récolte précédente, celle de 1967, ont été, jusqu'au 31 mai 1968, majorés
mois après mois pour tenir compte des frais de stockage; certes, ces majorations n'interviennent plus au cours des mois de juin et de juillet. Mais les prix des céréales de l'ancienne récolte se situent à un niveau plus élevé que ceux des céréales nouvellement récoltées. Il y a donc le plus grand intérêt à connaître, aussitôt que possible après le 31 mai, l'état des stocks existants et à en contrôler les mouvements. A défaut de cette précaution, le risque existerait, compte tenu, et de la différence
des prix d'intervention, et de l'appât que constitue l'indemnité compensatrice, que soient mêlées, dans certains entrepôts ou magasin, des céréales provenant à la fois de la nouvelle récolte et de la précédente.
Tel est donc l'objet de la déclaration qu'exige des commerçants et des minotiers la disposition figurant au premier tiret de l'article 3; elle tend à permettre de «photographier» les stocks de céréales existant au 31 mai en même temps que d'informer les autorités nationales compétentes de l'intention des détenteurs de ces stocks de prétendre bénéficier, le cas échéant, de l'indemnité compensatrice pour les céréales qu'ils détiendraient encore à la date du 31 juillet.
D'où, seconde étape, seconde déclaration et second délai, cela aussitôt que possible après la date du 31 juillet qui marque la fin de la campagne de commercialisation. Il s'agit alors, les variations des stocks ayant été suivies depuis deux mois, de faire le point, de contrôler l'état de ces stocks en fin de campagne et, pour leurs détenteurs, de demander, de manière précise cette fois, le bénéfice de l'indemnité à raison des quantités de chacune des céréales de l'ancienne récolte dont ils disposent
dans leurs magasins.
Dès lors, ne voit-on pas déjà que le délai imparti pour introduire cette demande d'indemnité doit nécessairement être très bref et quel risque ferait courir à l'efficacité du régime instauré par la Commission tout dépassement de ce délai ?
C'est bien pourquoi le texte, dont l'interprétation est en cause, est rédigé de telle manière que le respect du délai est incontestablement l'une des conditions du droit à indemnité.
Ce texte dispose en effet :
«Pour bénéficier de l'indemnité compensatrice … le demandeur doit avoir :
— d'une part, déclaré son intention de demander éventuellement le bénéfice de l'indemnité au plus tard le 7 juin 1968 : c'est la première déclaration ;
— d'autre part, introduit une demande d'indemnisation, au plus tard le 5 août 1968».
Certes, cette rédaction n'est pas aussi explicite que celle de l'article 10, paragraphe 2, du règlement no 1041/67 de la Commission relatif aux restitutions à l'exportation qui dispose que «le dossier de paiement de la restitution doit être déposé, sous peine de forclusion, dans les six mois suivant la date de l'accomplissement des formalités douanières d'exportation».
Mais, la formule retenue dans le règlement no 602/68 n'en est pas moins nette; l'exercice du droit à indemnité compensatrice est attaché à l'envoi, dans le délai fixé, de la demande d'indemnisation et le règlement n'envisage, en aucune de ses dispositions, que ce délai puisse être prorogé ou qu'il puisse s'accomoder d'un quelconque dépassement. Cela est d'ailleurs aisément explicable; si la Commission avait entendu ne pas conférer à ce délai un caractère inflexible, si elle n'avait pas voulu
l'imposer à peine de forclusion, elle eût été alors dans l'obligation de prévoir, avec précision, les circonstances à raison desquelles il eût été possible de le proroger, elle se serait engagée ainsi dans une réglementation minutieuse, très détaillée, assurément très complexe, dont la mise en œuvre eut soulevé de multiples difficultés. On gage que, dans une telle hypothèse, l'uniformité d'application de la règle communautaire eût été bien difficile à préserver.
Nous pensons des lors qu'en l'état de ce texte le respect du délai s'impose aux détenteurs de céréales, sous peine de forclusion.
Cette interprétation rigoureuse, mais à laquelle nous conduit l'analyse du règlement, est corroborée, tant par l'objectif qu'ont poursuivi les institutions communautaires en créant et en réglementant l'indemnité compensatrice que par votre propre jurisprudence.
L'indemnité compensatrice est, comme nous l'avons constaté, un élément de régulation, de stabilisation du marché des céréales; elle tend à éviter un recours systématique à l'intervention et à inciter les détenteurs de stocks de céréales provenant d'une récolte précédente à les écouler directement sur le marché avant l'arrivée des céréales de la nouvelle récolte. Or, ainsi que vous l'avez déclaré à propos du mécanisme d'intervention institué dans le cadre de l'organisation commune des marchés des
céréales, la mise en œuvre de ce mécanisme doit être soumise à des règles aussi uniformes que possible :
— arrêt du 17 décembre 1970, affaire 34-70, syndicat national des céréales, Recueil, 1970, p. 1240 ;
— dans le même sens, arrêts du 1er février 1972, affaires 49-71 et 50-71, Hagen, Wünsche, Recueil, 1972, p. 35 et 65.
L'uniformité d'application du droit communautaire est, en effet, l'une des conditions nécessaires de son efficacité pratique: elle serait compromise si l'on admettait un assouplissement et une diversification des conditions de délai dans lesquelles l'indemnité compensatrice est accordée.
Ce serait aussi faire échec, du même coup, au principe de l'égalité de traitement des opérateurs économiques, dont vous avez maintes fois relevé qu'il est de l'essence même du traité de Rome. Mais, plus encore, admettre que le délai fixé par l'article 3, deuxième tiret, du règlement no 602/68 n'aurait qu'un caractère indicatif, que sa non-observation serait donc sans conséquence sur le droit à indemnité, aboutirait, comme l'a montré la Commission, à laisser aux autorités nationales une marge de
pouvoir discrétionnaire de nature à affecter l'existence même du droit à indemnité. Or, un tel pouvoir ne peut se présumer; il ne pourrait trouver de fondement que dans une autorisation ou une délégation expresse du règlement communautaire.
C'est encore ce que vous avez reconnu, par votre arrêt précité du 17 décembre 1970, à propos de l'interprétation de la notion communautaire de «détenteur» de céréales, en disant qu'«il serait impossible d'admettre, en l'absence de volonté clairement exprimée par les auteurs du règlement, que dans la phase définitive de l'organisation commune du marché des céréales chaque État puisse donner à la généralité de l'expression “tout détenteur” un sens qui lui soit propre».
2. Pouvoirs des autorités nationales compétentes
Nous en venons ainsi au second aspect du problème.
A défaut de toute disposition du règlement 602/68 prévoyant, dans des circonstances déterminées, la possibilité d'une prorogation du délai visé à l'article 3, 2e tiret, ne peut-on penser, comme a tenté de le démontrer la requérante au principal, qu'en confiant aux autorités nationales la mise en œuvre de ce règlement la Commission aurait entendu leur permettre d'apporter des atténuations à la rigueur de ce délai ou d'accorder, dans certains cas, des dérogations ?
Si les règlements pris par les institutions communautaires sont toujours, en vertu même de l'article 189 du traité, obligatoires en tous leurs éléments et directement applicables dans tout État membre et priment le droit interne de ces États, il est de pratique constante que leur mise en œuvre incombe aux autorités nationales, spécialement lorsqu'il s'agit de règlements pris dans le cadre de l'organisation commune des marchés agricoles.
En conséquence, cette application doit être faite, en principe, dans le respect des formes et des procédures du droit national.
Mais, cette application devant rester uniforme, il ne peut être recouru aux règles nationales que dans la stricte mesure nécessaire à l'exécution des règlements communautaires.
En d'autres termes, les administrations intéressées ne disposent pas, sauf délégation expresse, de pouvoir d'appréciation discrétionnaire qui leur permettrait de prendre des mesures dont la portée excéderait les prescriptions communautaires ou mettraient en cause l'égalité de traitement des opérateurs économiques.
C'est un des principes de votre jurisprudence exprimé, notamment, dans l'arrêt du 11 février 1971, affaire 39-70, Fleischkontor (Recueil, 1971, p. 58-59), dans les termes suivants :
«Il y a lieu d'exclure l'application de dispositions nationales fondées sur des critères tels que le degré de confiance à accorder à l'importateur, critères qui laissent aux autorités nationales une marge d'appréciation trop étendue et qui risquent de créer des différences de traitement entre importateurs des différents États membres et de compromettre l'application uniforme de la législation communautaire.»
Il convient de ne pas perdre de vue ces directives jurisprudentielles en examinant dans quelles conditions, mais aussi dans quelles limites, les autorités nationales sont habilitées à intervenir pour la mise en œuvre du règlement no 602/68 de la Commission.
Il ressort d'abord de l'article 3, 1re phrase, de ce règlement que l'indemnité compensatrice est accordée par l'autorité compétente de l'État membre sur le territoire duquel se trouvent les stocks, cette autorité compétente étant, dans chaque État, selon le paragraphe 4 de l'article 5, «l'organisme d'intervention» en matière de céréales ou tout autre organisme désigné par l'État membre.
En second lieu, des paragraphes 1 et 2 du même article 5, il ressort que l'autorité nationale compétente «exerce les contrôles nécessaires des stocks et de leurs mouvements sur son territoire» et que cette même autorité «arrêtera toutes les mesures complémentaires nécessaires pour tenir compte des conditions particulières sur son territoire et, notamment, les délais pendant lesquels les stocks et leurs mouvements sont soumis à ce contrôle».
Comment interpréter ces dispositions? Il est parfaitement naturel — et conforme d'ailleurs à l'organisation du marché commun — que les autorités nationales compétentes, désignées selon les règles internes, soient chargées de l'attribution de l'indemnité compensatrice et, pour ce faire, habilitées à vérifier si les différentes conditions imposées par le règlement aux détenteurs de céréales en stock sont effectivement remplies.
Il est assurément dans la nature des choses que ces mêmes autorités soient chargées de contrôler les stocks et leurs mouvements au cours de la période qui s'étend du 31 mai au 31 juillet, contrôle indispensable pour les raisons que nous avons exposées.
Il est enfin conforme a la nécessité pratique que ces autorités puissent arrêter certaines mesures «complémentaires» destineés à tenir compte des conditions particulières sur le territoire de tel ou tel des États membres.
Mais, qu'il s'agisse pour elles de vérifier les conditions d'octroi de l'indemnité, telles qu'elles ont été déterminées avec précision par le législateur communautaire, de prendre les dispositions utiles en vue du contrôle des stocks, ou même de recourir à certaines mesures complémentaires, les autorités nationales n'ont certainement pas le pouvoir de modifier, d'altérer le règlement no 602/68; elles ne disposent que de pouvoirs de stricte exécution et, pas plus par exemple qu'elles ne pourraient
élargir le champ d'application de la règle communautaire à d'autres céréales que celles qui y sont définies, pas plus qu'elles ne pourraient accorder d'indemnité compensatrice pour des céréales de la nouvelle récolte, elles n'ont le pouvoir de modifier la condition tenant au délai dans lequel la demande d'indemnité doit être envoyée, condition formelle, certes, mais fixée à peine de forclusion par la Commission et à laquelle aucune faculté de dérogation n'a été prévue.
Nous pensons donc que l'expression «mesures complémentaires» ne recouvre que la faculté, pour les États membres, d'adapter la mise en œuvre du règlement aux particularités locales de leur économie céréalière ou aux procédures administratives qui leur sont propres.
Sans nous rallier, par conséquent, a l'interprétation très étroite de la Commission, qui prétend réduire l'intervention des administrations nationales à la seule détermination des modalités du contrôle des stocks et de leurs mouvements, nous ne pouvons pas non plus adhérer à l'interprétation «laxiste» de la requérante au principal qui voit dans l'article 5 du règlement une délégation de principe autorisant, notamment, les autorités nationales à décider certaines prorogations du délai imposé pour
l'envoi de la demande d'indemnité.
Qu'a fait, d'ailleurs, l'administration allemande, en l'espèce ?
Aurait-elle, délibérément ou non, prorogé le terme de ce délai ou bien s'est-elle bornée à assurer l'exécution du règlement, dans les formes et selon les procédures qui lui sont propres ?
Par une première communication du 22 mai 1968, publiée au Bundesanzeiger du 25 mai, le ministre chargé de l'agriculture a informé ses administrés de la publication des règlements nos 541/68 et 602/68 relatifs à l'indemnité compensatrice pour le blé tendre ainsi que pour le seigle de qualité panifiable; puis, leur ayant rappelé l'obligation d'une première déclaration à envoyer au plus tard le 7 juin 1968, il a précisé que cette déclaration, visée à l'article 3, 1er tiret, du règlement 602/68, devait
être adressée en deux exemplaires à l'autorité nationale compétente, aux fins de transmission à l'office d'importation et de stockage des céréales et des fourrages. Enfin, ce premier avis est assorti de documents annexés qui sont des modèles de formulaires et précisent les indications que doivent fournir les détenteurs de stocks.
Il ressort, au surplus, de cette communication que les déclarations envoyées, non par lettre recommandée mais par message télex ou par télégramme, doivent contenir les renseignements qui figurent dans ces annexes, mais que ces mêmes indications devront être ultérieurement envoyées suivant le modèle annexé, c'est-à-dire sur formulaire, au plus tard le 15 juin 1968 à l'autorité compétente. La seconde communication porte la date du 19 juillet; elle a été publiée au Bundesanzeiger le 25 juillet, soit
six jours avant la fin de la campagne de commercialisation des céréales.
Après référence aux règlements communautaires applicables, elle définit l'autorité compétente pour décider de l'octroi de l'indemnité compensatrice, à savoir l'office des céréales, rappelle que la demande d'indemnité doit être envoyée au plus tard le 5 août 1968 par l'un des moyens précisés dans l'article 3 du règlement — lettre recommandée, télex ou télégramme — à l'administration territorialement compétente qui transmettra cette demande à l'office.
Ainsi qu'il avait déjà été procédé dans le premier avis, il est précisé que, si les demandes ont été envoyées par télex ou par télégramme, les indications ou renseignements nécessaires doivent être ultérieurement adressés suivant le modèle des annexes, en trois exemplaires, au plus tard le 12 août 1968 à l'autorité compétente.
Les documents annexes à cette communication sont, en effet, des modèles de formulaires destinés à l'autorité compétente.
Enfin, cette communication annonce la promulgation prochaine d'un décret (Rechtsverordnung) et indique que les formulaires pourront être obtenus auprès de l'office des céréales.
Or, il est constant que le décret annonce a été signé le 3 août 1968 mais n'a été publié que le 6 août, soit un jour après le terme fixé par la Commission des Communautés européennes pour l'envoi des demandes d'indemnité. Il est d'autre part affirmé par la firme Wasa que les formulaires de demande n'ont été mis à sa disposition que le lendemain 7 août.
Que déduire de ces interventions de l'administration nationale ?
Il ne nous appartient certes pas de porter un jugement sur la procédure administrative appliquée en la matière par les autorités allemandes. En particulier, il ne nous parait pas possible que vous appréciez si l'intervention d'un décret était ou non nécessaire, au regard du droit de la République fédérale, pour la bonne application du règlement de la Commission, dont il est constant qu'il avait effet direct sur le territoire de cet État.
Mais ne peut-on, pour répondre à la seconde question que vous pose le tribunal administratif fédéral, tirer des enseignements des communications officielles du ministère de l'agriculture et des forêts ainsi que du décret subséquent ?
Il faut alors retenir de la communication du 19 juillet que la date du 5 août 1968, fixée par le règlement 602/68 de la Commission, est effectivement rappelée pour la bonne information des détenteurs de céréales en stock intéressés. Nous ne disons pas confirmée, car il n'était pas, à notre sens, nécessaire de confirmer cette date, légalement fixée par l'autorité communautaire, seule compétente.
Retenons également que l'erreur matérielle relevée dans le texte en langue allemande du règlement 602/68: demande d'indemnisation devant parvenir à l'autorité compétente au plus tard le 5 août 1968 au lieu de demande envoyée au plus tard le 5 août, est, à notre avis, sans portée puisque la communication officielle du 19 juillet rétablit l'exacte prescription du règlement à cet égard. Au surplus, cette erreur n'aurait pu qu'abréger le délai en cause.
Retenons, enfin, ce qui nous paraît déterminant, que, dans cette communication, le ministère de l'agriculture fait, comme cela avait déjà été le cas dans son avis précédent, une distinction selon les voies employées pour la transmission de la demande à l'autorité compétente.
Comme on l'a constaté, la communication comporte, en annexe, des modèles de formulaires contenant les indications et renseignements nécessaires à fournir à cette autorité :
— Si la demande était envoyée par lettre recommandée, cette lettre même devait contenir d'emblée tous les renseignements ainsi exigés ;
— Si, en revanche, la demande était transmise par message télex ou par télégramme, les intéressés pouvaient alors envoyer lesdits renseignements, conformément aux modèles de formulaires, jusqu'à la date du 12 août 1968.
De ces dispositions, doit-on déduire que l'administration fédérale a entendu proroger le délai imposé par l'article 3, 2e tiret, du règlement 602/68? Il n'en est rien. Pour des raisons qui lui sont propres, cette administration a décidé que les demandes d'indemnisation devaient être établies conformément à certains formulaires dont elle a joint les modèles à sa communication. Encore que cette exigence puisse paraître d'un formalisme excessif, dès lors que les renseignements «minimaux» à fournir par
les détenteurs de céréales étaient déjà directement précisés par l'annexe au règlement no 602/68 de la Commission, il entrait, sans aucun doute, dans la compétence de pure exécution des autorités allemandes d'exiger une certaine forme de présentation des demandes. Mais, conscient tout à la fois de la brièveté du délai imposé et, sans doute, des difficultés que certains commerçants ou meuniers éprouveraient à se conformer, en temps utile, à cette prescription de forme, le ministre de l'agriculture a
admis que seules les demandes envoyées par lettre recommandée devaient être conformes au modèle de formulaire prescrit; qu'en revanche ceux des intéressés qui préféreraient recourir au message télex ou au télégramme auraient la faculté de ne remplir qu'ultérieurement les formulaires et disposeraient d'une semaine supplémentaire pour les envoyer à l'administration.
Ce faisant, le ministre de l'agriculture n'a pas méconnu la réglementation communautaire qui donnait aux demandeurs le choix entre plusieurs modes de transmission de leurs demandes, pourvu, quelle que fût la voie employée, que la date ultime du 5 août 1968 fût respectée; il n'a pas prorogé le délai ainsi fixé, puisque la semaine de grâce accordée par la communication du 19 juillet ne s'applique pas à la demande elle-même, mais à l'envoi de formulaires administratifs internes.
Dans ces conditions, le fait que le décret annoncé par cette communication n'ait été publié que le 6 août 1968 ne pouvait dispenser les demandeurs d'indemnité de se conformer, en temps utile, aux prescriptions de la Commission des Communautés européennes, dûment rappelées par leur administration nationale.
Tout retard apporte à l'envoi des demandes a pour conséquence la perte du droit à indemnité, qu'un tel retard soit ou non important, qu'il soit ou non imputable à la négligence de l'intéressé.
Seule la force majeure serait, a notre avis, de nature à exonérer le demandeur d'une telle conséquence.
La réglementation communautaire a déjà fait application de cette notion. Le règlement no 1373/70 de la Commission, relatif au régime des certificats d'importation, d'exportation et de préfixation, pour les produits agricoles, en offre un exemple: l'article 18 de ce texte confère aux États membres compétence pour décider, en cas de force majeure, de la prorogation du délai dans lequel doivent être réalisées l'importation ou l'exportation. Dans une telle hypothèse, ces États disposent, sur délégation
de la Commission, d'un certain pouvoir d'appréciation.
Nous serions porte à admettre que, même dans le silence du règlement 602/68, la notion de force majeure, considérée comme faisant partie des principes généraux du droit, pourrait justifier un dépassement du délai. Vous avez donné de cette notion une définition souple dans votre arrêt du 17 décembre 1970 — Internationale Handelsgesellschaft (Recueil, 1970, p. 1126) — en déclarant qu'elle n'est pas limitée à l'impossibilité absolue mais doit être entendue dans le sens de circonstances anormales,
étrangères (à l'agent économique) et dont les conséquences n'auraient pu être évitées qu'au prix de sacrifices excessifs, malgré toutes les diligences employées.
Mais encore faudrait-il, Messieurs, que de telles conditions soient réunies. Bien que vous n'ayez pas à apprécier si les éléments de fait exposés par la requérante au principal suffisent pour qu'elle puisse invoquer la force majeure, nous ne pensons pas que l'absence temporaire du gérant de l'entreprise, ni l'attente d'un décret interne, annoncé mais publié tardivement, puissent être regardées comme des faits constitutifs de force majeure.
Aussi bien n'avez-vous à statuer que sur l'interprétation de l'article 3, 2e tiret, du règlement no 602/68 dont la rigueur s'explique et se justifie par la nécessité impérieuse d'assurer une application strictement uniforme du régime des indemnités compensatrices.
Quant à la question de savoir si, en laissant planer une relative incertitude sur les conditions de forme dans lesquelles les demandes d'indemnité devaient être présentées à l'autorité nationale compétente, l'administration allemande a pu, éventuellement, causer préjudice à l'égard de certains de ses ressortissants et engager sa responsabilité, elle n'est pas de votre compétence. Cette question ne relève que du droit interne et il n'appartiendrait, le cas échéant, qu'aux juridictions allemandes de
la trancher.
Nous concluons à ce que vous disiez pour droit que le délai visé à l'article 3, 2e tiret, 1re phrase, du règlement de la Commission no 602/68 du 16 mai 1968, selon lequel «le demandeur doit avoir … introduit, par lettre recommandée, message télex ou télégramme, envoyé au plus tard le 5 août 1968, une demande d'indemnisation … à l'autorité compétente …» est un délai de forclusion, dont la non-observation a pour conséquence la perte du droit à indemnité, que le retard apporté à l'envoi de la demande
soit ou non fautif, et même si la demande répond aux conditions de fond exigées par ledit règlement.