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28/10/1971 | CJUE | N°22-71

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Dutheillet de Lamothe présentées le 28 octobre 1971., Béguelin Import Co. contre S.A.G.L. Import Export., 28/10/1971, 22-71


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,

PRÉSENTÉES LE 28 OCTOBRE 1971

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La société Béguelin est une société belge d'import-export.

Le 1er mars 1967, elle passa avec la firme japonaire Oshawa un contrat lui assurant la qualité de représentant exclusif pour la France et la Belgique de briquets à gaz fabriqués par la firme japonaise sous la marque «Win».

Quelques jours plus tard, la société Béguelin/Belgique créait en France une filiale entiÃ

¨rement contrôlée par elle: la société Béguelin-France, et l'exclusivité de la représentation Oshawa pour la Fr...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,

PRÉSENTÉES LE 28 OCTOBRE 1971

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La société Béguelin est une société belge d'import-export.

Le 1er mars 1967, elle passa avec la firme japonaire Oshawa un contrat lui assurant la qualité de représentant exclusif pour la France et la Belgique de briquets à gaz fabriqués par la firme japonaise sous la marque «Win».

Quelques jours plus tard, la société Béguelin/Belgique créait en France une filiale entièrement contrôlée par elle: la société Béguelin-France, et l'exclusivité de la représentation Oshawa pour la France fut alors transférée par contrat du 25 mars 1967 à la société Béguelin/France.

Un peu plus tard, la représentation exclusive de la marque «Win» pour l'Allemagne fédérale fut consentie par la firme Oshawa à une firme allemande, la société Marbach.

En 1969, une société d'import-export française, la société G. L. Import Export de Nice, acheta à la firme Marbach un lot de 18000 briquets «Win» qui étaient la propriété de Marbach, mais que cette firme avait laissés en entrepôt douanier à Hambourg, et la société G. L. Import Export commença à distribuer ces briquets sur le marché français après les avoir réceptionnés en France.

Les sociétés Béguelin/Belgique et Béguelin/France l'apprirent et assignèrent alors la société G. L. Import Export de Nice ainsi que la firme allemande Marbach devant le tribunal de commerce de Nice afin

— d'une part, que soit interdite sous peine d'astreinte la vente, sur le territoire français, des briquets de marque «Win» acquis par G. L. Import,

— d'autre part, que la firme française et la firme allemande soient condamnées à verser aux deux sociétés Béguelin des dommages et intérêts pour concurrence illicite et déloyale.

Les sociétés Béguelin, à l'appui de leur demande, se fondèrent essentiellement sur les contrats de représentation exclusive que leur avait consentis Oshawa.

Mais les firmes défenderesses au principal excipèrent devant le tribunal de commerce de la nullité absolue, en application de l'article 85 du traité de la CEE, des accords invoqués.

C'est dans ces conditions que le tribunal de commerce de Nice vous a saisis, dans les conditions prévues par l'article 177 du traité, des questions que vous avez sous les yeux.

Ces questions appellent de notre part deux remarques préliminaires.

1) Il est un peu regrettable que le tribunal de commerce de Nice, qui est seul compétent pour le faire, n'ait pas, dans le jugement avant dire droit par lequel il vous saisit, interprété les contrats en cause quant au point de savoir s'ils contiennent une clause de protection territoriale absolue.

Ce point a donné lieu à une controverse à la barre devant vous.

Le représentant de la firme G. L. Import Export ainsi que l'agent de la Commission soutiennent qu'une telle clause de protection territoriale absolue résulte des articles 9, paragraphes b, des contrats en cause, cependant que le représentant des sociétés Béguelin soutient évidemment le contraire.

Il ne vous appartient pas de trancher au fond ce litige.

Toutefois vous devrez, croyons-nous, formuler la réponse que vous donnerez au tribunal de Nice de telle façon qu'elle l'éclaire pleinement s'il estime que les stipulations des contrats litigieux instituent une protection territoriale absolue du concessionnaire.

2) Le tribunal de Nice, dans le souci fort louable de vous éclairer complètement, a peut-être un peu mélangé, dans le dispositif de son jugement, les questions de fait et les questions de droit.

Les représentants de certaines des parties au principal en ont profité pour soulever à propos des faits des controverses qui nous paraissent sans rapport avec les questions qui vous sont soumises.

Il a été notamment soutenu que la circonstance que l'opération litigieuse a été réalisée, non par une exportation du territoire douanier de la république fédérale d'Allemagne vers le territoire douanier français, mais d'une zone franche allemande vers le territoire douanier français, aurait une influence décisive sur les conditions d'application au cas de l'espèce de l'article 85 du traité.

L'argument nous paraît devoir être écarté «in limite litis».

L'article 85 du traité et ses règlements d'application, qui sont les seuls textes que vous ayez à interpréter en l'espèce, ne visent pas des opérations d'importation ou d'exportation prises isolément ou même en groupes, mais ils visent les accords entre entreprises, les décisions d'association d'entreprises ou les pratiques concertées qui sont à l'origine et forment le cadre juridique de telles opérations.

Dès lors, la circonstance que l'importation, qui est à l'origine du litige au principal, ait eu lieu à partir d'une zone franche serait peut-être susceptible d'avoir un intérêt si vous étiez saisis d'un problème de détournement de trafic, mais elle est au contraire sans intérêt lorsque le seul problème qui vous est posé est relatif à l'application de l'article 85 et des dispositions prises pour son application.

Ces deux remarques préliminaires nous amènent à vous proposer de considérer que le tribunal de commerce de Nice a entendu en réalité vous poser les cinq questions suivantes:

1) La création, par une société ayant son siège dans un Etat membre, d'une filiale dans un autre État membre pour exploiter dans ce second Etat un contrat de représentation exclusive dont la firme mère était antérieurement titulaire entre-t-elle dans le champ d'application des dispositions de l'article 85 du traité, en particulier lorsque la filiale est entièrement contrôlée par la société mère ?

2) Dans quelles conditions un contrat de représentation exclusive conclu entre une firme ayant son siège dans un État membre et une firme ayant son siège dans un pays tiers, en particulier lorsque ledit contrat comporte une clause de protection territoriale absolue, tombe-t-il sous le coup des prohibitions et de la nullité instaurées par l'article 85 du traité ?

3) A quelles conditions un tel contrat, s'il entre dans le champ d'application de l'article 85 du traité, peut-il, jusqu'au 1er janvier 1973, échapper, en application du règlement no 67, à la prohibition et à la nullité susmentionnées ?

4) Comment les dispositions du droit national destinées à protéger les commerçants contre la concurrence déloyale se concilient-elles avec les dispositions de l'article 85 du traité?

5) La nullité prévue par l'article 85, paragraphe 2, pour les contrats visés à l'article 85, paragraphe 1, intéresse-t-elle seulement les rapports entre les parties ou est-elle susceptible d'avoir des effets à l'égard des tiers?

Comme vous le voyez, Messieurs, la plupart des problèmes soulevés par ces questions ont déjà été très largement résolus par votre jurisprudence, à l'exception de ceux qui se rattachent aux questions nos 1, 4 et 5.

I

En ce qui concerne la première question, nous vous proposerons de lui donner une réponse assez semblable à celle que vous propose la Commission.

Comme la Commission, nous pensons en effet que la création par une entreprise d'un État membre, dans un autre Etat membre, d'une filiale entièrement contrôlée ayant pour objet principal d'exploiter une concession exclusive de représentation dont la firme mère était initialement titulaire pour les deux Etats membres n'entre pas dans le champ d'application de l'article 85 du traité.

Si l'on considère en effet les différents stades de réalisation d'une pareille opération, on constate, croyons-nous, qu'à aucun de ces stades il n'y a en réalité un «accord entre entreprises» ou une décision d'association entre entreprises, susceptible d'affecter la concurrence.

1) En ce qui concerne la constitution de la société, cette constitution, même si, pour satisfaire les exigences des législations nationales, elle implique un pacte social comportant plusieurs participants, ne constitue pas par elle-même un accord entre entreprises dès lors que la société mère détient la totalité ou la quasi-totalité du capital et contrôle entièrement la gestion.

Il n'en pourrait être autrement que dans le cas où la société créée le serait par des firmes jusque-là concurrentes et précisément pour aménager cette concurrence; mais on ne se trouverait plus alors en face d'une filiale entièrement contrôlée par une seule société mère, mais de la réalisation par la voie d'un pacte social d'un accord entre entreprises qu'il y aurait lieu alors d'examiner au regard de l'article 85.

En l'espèce, les constatations de fait qui figurent dans le jugement du tribunal de commerce montrent très nettement que le problème ne se pose pas et dès lors il n'y a pas lieu, croyons-nous, de l'évoquer dans votre réponse.

En elle-même, la constitution d'une filiale dans de telles circonstances n'entre donc pas dans le champ d'application de l'article 85.

2) Il en est de même, à notre avis, pour le second stade de l'opération poursuivie: l'attribution à la filiale d'un droit de représentation exclusive jusque-là exercé par la société mère.

Remarquons tout d'abord qu'en l'espèce les éléments du dossier ne permettent pas d'affirmer que cette phase de l'opération se soit réalisée par un accord entre la société mère et la filiale, comme cela a été le cas par exemple dans un certain nombre d'affaires que la Commission a eu à examiner dans l'exercice des pouvoirs que lui donne l'article 85, paragraphe 3, du traité.

Elle semble avoir été réalisée par l'intervention d'un contrat direct entre Béguelin/France et la firme japonaise.

Toutefois, nous ne croyons pas que cette circonstance soit en elle-même déterminante, car le contrat entre Béguelin/France et la firme japonaise ayant pour objet de transférer à Béguelin/France des droits qui appartenaient auparavant à Béguelin/Belgique, l'accord de cette dernière entreprise était évidemment nécessaire et ainsi Béguelin/Belgique pourrait être regardée comme ayant été, au moins tacitement, partie au contrat entre Béguelin/France et Oshawa.

De toute façon, comme le fait remarquer la Commission, le fait, pour une société mère, de transférer à une filiale entièrement contrôlée par elle ou d'autoriser le transfert à une telle filiale des droits dont cette société mère était titulaire ne constitue pas un accord d'entreprises au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité, si la filiale est entièrement contrôlée.

Elle constitue alors en effet, en réalité, non un accord entre entreprises, mais une réorganisation interne de l'entreprise mère.

En effet, pour que l'article 85, paragraphe 1, du traité soit applicable, il faut que l'accord entre entreprises soit susceptible d'affecter la concurrence.

Or, il est évident qu'il ne peut exister entre une société mère et une filiale entièrement contrôlée une concurrence susceptible d'être affectée par un accord entre ces deux entités juridiquement distinctes, mais qui ne forment qu'une seule et même unité économique.

Pratiquement enfin, faire entrer dans le champ d'application de l'article 85 la décision par laquelle une société installée dans un État membre décide de donner à son bureau de vente dans un autre État membre la forme juridique d'une société serait créer des complications inutiles et aller, semble-t-il, bien au-delà de ce qu'ont voulu les auteurs de l'article 85.

En résumé, nous pensons donc qu'il y a lieu de répondre à la première question que:

Le fait pour une entreprise installée dans un État membre de créer dans un autre État membre une filiale sans aucune indépendance économique pour exploiter dans ce second État membre la concession exclusive de distribution d'un produit dont la société mère était initialement titulaire pour les deux États membres n'entre pas dans le champ d'application des dispositions de l'article 85, paragraphe 1, du traité.

II

En ce qui concerne la seconde question, c'est-à-dire celle de savoir dans quelle mesure un contrat de représentation exclusive du type de ceux qu'invoquent les sociétés Béguelin devant le tribunal de commerce de Nice entre dans le champ d'application de l'article 85 du traité, votre jurisprudence est maintenant très fournie en ce qui concerne les principes généraux applicables.

1) Les contrats d'exclusivité de vente n'entrent pas nécessairement par leur nature dans le champ d'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité.

2) De tels accords, en particulier lorsqu'ils comportent des clauses de protection territoriale absolue, peuvent néanmoins tomber sous le coup de la disposition précitée lorsque, envisagés isolément ou concurremment avec d'autres contrats parallèles, d'une part, ils sont susceptibles d'affecter le commerce entre les États membres et, d'autre part, ils ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser d'une manière sensible la concurrence à l'intérieur du marché commun.

Ces principes paraissent connus du tribunal de commerce de Nice, mais cette juridiction semble rencontrer pour leur application deux difficultés:

A — Il vous sera facile d'écarter la première de ces difficultés.

Le tribunal de Nice paraît se demander en effet si l'article 85 du traité est susceptible de recevoir application pour un contrat dont un des signataires est une firme ayant son siège dans un pays tiers. Mais cette circonstance est sans influence sur l'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité, dès lors que l'accord dont s'agit produit des effets à l'intérieur du marché commun.

Ce point résulte très nettement, croyons-nous, de votre arrêt Sirena où vous avez admis qu'il y avait lieu pour le juge national d'examiner le problème de l'application de l'article 85, paragraphe 1, à des contrats qui liaient une firme américaine à des entreprises du marché commun.

B — La deuxième difficulté, elle, est fort sérieuse. Vous pourrez aider le juge national à la surmonter, mais vous ne pourrez vous substituer à lui pour le faire.

Il s'agit de savoir si le contrat en cause n'est pas un de ces accords dont l'importance mineure fait qu'ils sont à la fois insusceptibles d'affecter le commerce entre les États membres et d'avoir des effets sensibles sur la concurrence à l'intérieur du marché commun.

Le problème en l'espèce est très délicat. D'une part, en effet, le montant relativement peu élevé des transactions, la taille moyenne ou même petite des entreprises en cause, en tout cas de celles de la Communauté, pourraient amener à penser, si l'on faisait abstraction des caractéristiques du marché, que les accords en cause sont effectivement des accords d'importance mineure.

Mais d'autre part et au contraire, les caractéristiques très particulières du marché du briquet dans la Communauté sont telles qu'on peut se demander si des contrats qui, intervenant sur d'autres marchés, n'auraient qu'une importance minime, ne prennent pas un caractère entièrement différent sur ce marché européen des briquets.

Seul le juge du fond pourra trancher ce problème.

Vous ne pouvez que le guider en lui rappelant les éléments que vous avez déjà dégagés sur la méthode dont doit procéder son appréciation.

Toutefois, nous voudrions, à cet égard, faire deux remarques:

1. Le représentant de la société Béguelin a fait état sur ce point d'une communication en date du 27 mai 1970, par laquelle la Commission a cherché à donner quelques indications sur ce qu'est un accord d'importance mineure.

Mais cette argumentation nous paraît inopérante pour trois raisons:

a) Cette communication n'a, comme elle le précise elle-même, qu'un caractère purement indicatif; elle n'établit aucune règle normative qui s'imposerait au juge national ou même à la Commission et dont pourraient se prévaloir les parties.

b) Comme l'a exposé l'agent de la Commission, il est douteux que le cas de l'espèce entre dans l'une des hypothèses envisagées par cette communication.

c) Enfin, comme nous vous l'avons dit tout à l'heure et comme nous nous étions déjà permis de vous le signaler à l'occasion de l'affaire Cadillon, il est parfaitement possible qu'un accord, même lorsqu'il porte sur de petites quantités de produits et même lorsqu'il intervient entre de petites et moyennes entreprises, tombe sous le coup de l'article 85 du traité en raison des caractéristiques spéciales du marché des produits en cause.

2. Notre seconde remarque tendra justement à vous demander d'attirer l'attention du tribunal de commerce sur la nécessité pour lui de tenir compte, dans son appréciation, du caractère particulier du marché des produits en cause.

Nous vous proposons donc de répondre à la deuxième question que:

a) Si un contrat d'exclusivité de vente n'entre pas, par sa nature même, dans le champ d'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité, un tel accord, surtout lorsqu'il contient des clauses de protection territoriale absolue, est cependant susceptible de tomber sous le coup des prohibitions et nullité instaurées par l'article précité si, d'une part, il est susceptible d'affecter le commerce entre les Etats membres dans un sens qui pourrait nuire à la réalisation des objectifs d'un marché
unique entre États et si, d'autre part, il a pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence dans le marché commun.

b) Pour apprécier si ces deux conditions sont remplies, il y a lieu de se référer au cadre réel dans lequel se place l'accord en tenant compte notamment des accords parallèles qui peuvent être intervenus entre le même fournisseur et d'autres distributeurs, des caractéristiques propres du marché du produit considéré ou de produits similaires ainsi que de la position des intéressés sur ledit marché.

III

La troisième question (incidence éventuelle du règlement no 67/67 dans la présente affaire) n'appellera de notre part que de brèves observations.

1. La Commission soutient que l'accord entre Oshawa et Béguelin/France ne peut bénéficier des dispositions de l'article 1 du règlement no 67/67 parce qu'il ne remplit pas les conditions posées par l'article 3 du même texte.

D'après cet article 3, lettre b, en effet, sont exclus de l'exception prévue par l'article 1 les contrats de représentation exclusive

«lorsque les contractants restreignent la possibilité pour les intermédiaires ou utilisateurs de se procurer les produits visés au contrat auprès d'autres revendeurs à l'intérieur du marché commun».

Or, d'après la Commission, tel serait le cas du contrat en cause dont l'article 9 instaurerait un système de protection territoriale absolue.

Sur le plan du droit, la thèse de la Commission est parfaitement exacte.

Toutefois, bien que la solution paraisse évidente, vous ne sauriez vous substituer au juge national pour déterminer la portée de l'article 9 du contrat litigieux.

Vous serez donc amenés, pensons-nous, à formuler votre réponse d'une façon plus abstraite que ne vous le propose la Commission.

2. La Commission a également avancé, mais à titre tout à fait subsidiaire, depuis qu'elle a eu connaissance des contrats passés entre Oshawa et les sociétés Béguelin, qu'en tout état de cause les sociétés Béguelin ne pourraient plus se prévaloir des dispositions du règlement no 67/67 depuis qu'elles ont introduit contre la firme G. L. Import Export de Nice et la firme allemande Marbach l'action qui fait l'objet du litige au principal. En effet, l'article 3, lettre b, alinéa 2, du règlement no 67/67
précise que l'article 1, paragraphe 1, n'est pas applicable lorsque notamment (nous citons) «les contractants … prennent des mesures en vue d'entraver l'approvisionnement de revendeurs ou d'utilisateurs en produits visés au contrat ailleurs dans le marché commun, ou la vente desdits produits par ces revendeurs ou utilisateurs dans le territoire concédé.»

Or, soutient la Commission, l'action intentée par Béguelin/France entrerait dans la catégorie des «mesures» dont l'intervention prive les intéressés du bénéfice des dispositions de l'article 1 du règlement no 67/67.

Nous aurions quelques scrupules à vous proposer de suivre la Commission sur ce point.

En effet, une action en concurrence déloyale peut avoir plusieurs fondements et c'est, vous a-t-on dit à la barre, le cas en l'espèce où, s'il est fait état du contrat d'exclusivité, il serait également allégué que, dans certains cas, la firme niçoise aurait laissé subsister dans les emballages de briquets des imprimés assurant à l'acheteur le bénéfice des services après-vente de la société Béguelin/France.

Dans ces conditions, il nous paraît dangereux d'admettre que la simple inclusion parmi les fondements d'une action en concurrence déloyale d'un moyen tiré de la violation d'un contrat d'exclusivité suffirait à elle seule à constituer l'une des «mesures» visées par l'article 3, lettre b, alinéa 2, du règlement no 67/67 et à exclure ledit contrat du champ d'application de l'article 1 du même règlement, alors que par ailleurs ce contrat remplirait les autres conditions posées par les articles 2 et
3.

En réalité cette question ne doit pas être examinée, croyons-nous, «par le petit bout de la lorgnette», si l'on peut dire, c'est-à-dire en recherchant si le fait de saisir un juge d'une action en concurrence déloyale constitue l'une des mesures visées à l'article 3, lettre b, alinéa 2, du règlement, mais en posant le problème d'une façon beaucoup plus large, que nous examinerons dans un instant, des rapports entre les règles nationales destinées à protéger les commerçants contre la concurrence
déloyale et l'article 85 du traité.

Dans ces conditions et comme ce dernier argument n'est soutenu par la Commission qu'à titre tout à fait subsidiaire (son agent l'a précisé à la barre), nous vous proposerons de vous borner de répondre à la troisième question que nous paraît avoir voulu vous poser le tribunal de Nice que:

Un accord par lequel un producteur s'est engagé à protéger un concessionnaire exclusif dans un État membre contre les livraisons qui pourraient être effectuées dans cet État par des tiers et a obtenu de ce concessionnaire l'engagement, d'une part de ne pas vendre de produits concurrents, d'autre part de ne pas vendre hors du territoire qui lui est concédé, se trouve exclu, en vertu de l'article 3 du règlement no 67/67 du champ d'application de l'article 1 dudit règlement.

IV

En ce qui concerne la quatrième question (rapport entre l'article 85 du traité et les dispositions des droits nationaux en matière de concurrence déloyale), nous pensons que vous pourrez y répondre en rappelant les principes déjà dégagés par vos arrêts récents Sirena et Deutsche Grammophon.

Certes, dans les deux espèces où sont intervenus ces arrêts, il s'agissait d'un problème plus spécifique, celui de la combinaison du droit national sur les marques ou d'un droit national de protection voisin du droit d'auteur avec les dispositions de l'article 85 du traité.

Mais nous pensons pour notre part que les principes dégagés en matière de droit des marques ou de propriété intellectuelle valent également dans le cadre plus général de la protection de l'agent économique contre des actes de concurrence déloyale.

Les législations nationales sur les marques ou sur la propriété intellectuelle n'ont-elles pas en effet essentiellement pour objet d'assurer une protection particulière contre une certaine forme de concurrence jugée déloyale ?

Il s'ensuit pour nous que, procédant des considérations mêmes qui vous ont déjà guidés, il y a lieu de rappeler qu'en matière de concurrence déloyale les règles du droit national ne doivent pas être détournées de leur objet propre, ni utilisées à des fins contraires aux objectifs généraux du marché commun et que l'exercice des droits résultant en cette matière des règles nationales se trouve dans cette mesure cantonné et limité.

C'est la raison pour laquelle nous vous proposons de donner à cette quatrième question une réponse très proche de celle qui figure dans votre arrêt Deutsche Grammophon, en indiquant au tribunal de commerce de Nice que:

L'exercice des droits reconnus dans un État membre aux agents économiques pour assurer leur protection contre des actes de concurrence déloyale tombe sous la prohibition énoncée par l'article 85, paragraphe 1, du traité chaque fois qu'il apparaît comme étant l'objet, le moyen ou la conséquence d'une entente qui, en interdisant les importations en provenance d'autres États membres de produits licitement mis en commerce dans ces États, a pour effet de cloisonner le marché d'une manière susceptible
d'affecter le commerce entre les États membres.

V

La cinquième et dernière question n'a pas encore été résolue par votre jurisprudence.

L'article 85, alinéa 2, prescrit que les accords visés par l'article 85, alinéa 1, sont «nuls de plein droit».

Une telle nullité peut, pensons-nous, en tout cas depuis la date où les dispositions de l'article 85 du traité ont acquis effet direct, être invoquée aussi bien par les cocontractants que par les tiers et elle a les mêmes effets pour les uns que pour les autres.

Pour conclure, nous vous proposons donc de répondre comme suit aux diverses questions que nous avons cru pouvoir dégager du jugement du tribunal de commerce de Nice:

1) Le fait pour une entreprise installée dans un État membre de créer dans un autre État membre un filiale sans aucune indépendance économique pour exploiter dans ce second État membre la concession exclusive de distribution d'un produit dont la société mère était initialement titulaire pour les deux États membres n'entre pas dans le champ d'application des dispositions de l'article 85, paragraphe 1, du traité.

2) a) Si un contrat d'exclusivité de vente n'entre pas, par sa nature même, dans le champ d'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité, un tel accord, surtout lorsqu'il contient des clauses de protection territoriale absolue, est cependant susceptible de tomber sous le coup des prohibitions et nullité instaurées par l'article précité si, d'une part, il est susceptible d'affecter le commerce entre les États membres dans un sens qui pourrait nuire à la réalisation des objectifs d'un marché
unique entre États et si, d'autre part, il a pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence dans le marché commun.

b) Pour apprécier si ces deux conditions sont remplies, il y a lieu de se référer au cadre réel dans lequel se place l'accord en tenant compte notamment des accords parallèles qui peuvent être intervenus entre le même fournisseur et d'autres distributeurs, des caractéristiques propres du marché du produit considéré ou de produits similaires ainsi que de la position des intéressés sur ledit marché.

3) Un accord par lequel un producteur s'est engagé à protéger un concessionnaire exclusif dans un État membre contre les livraisons qui pourraient être effectuées dans cet État par des tiers et a obtenu de ce concessionnaire l'engagement, d'une part de ne pas vendre de produits concurrents, d'autre part de ne pas vendre hors du territoire qui lui est concédé, se trouve exclu, en vertu de l'article 3 du règlement no 67/67 du champ d'application de l'article 1 dudit règlement.

4) L'exercice des droits reconnus dans un État membre aux agents économiques pour assurer leur protection contre des actes de concurrence déloyale tombe sous la prohibition énoncée par l'article 85, paragraphe 1, du traité chaque fois qu'il apparaît comme étant l'objet, le moyen ou la conséquence d'une entente qui, en interdisant les importations en provenance d'autres États membres de produits licitement mis en commerce dans ces États, a pour effet de cloisonner le marché d'une manière susceptible
d'affecter le commerce entre les États membres.

5) La nullité de plein droit prévue par l'article 85, paragraphe 2, est susceptible d'avoir des effets aussi bien entre les cocontractants qu'à l'égard des tiers.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 22-71
Date de la décision : 28/10/1971
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Tribunal de commerce de Nice - France.

Contrats d'exclusivité

Concurrence

Ententes


Parties
Demandeurs : Béguelin Import Co.
Défendeurs : S.A.G.L. Import Export.

Composition du Tribunal
Avocat général : Dutheillet de Lamothe
Rapporteur ?: Kutscher

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1971:103

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