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28/09/1971 | CJUE | N°15-71

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Dutheillet de Lamothe présentées le 28 septembre 1971., C. Mackprang jr. contre Commission des Communautés européennes., 28/09/1971, 15-71


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,

PRÉSENTÉES LE 28 SEPTEMBRE 1971

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Jusqu'au 1er juillet 1961, date où elle est devenue un État indépendant, l'Algérie constituait un groupe de départements français. Le traité de Rome et la législation communautaire dérivée y étaient donc applicables comme dans les autres départements français, sous réserve de quelques limitations mentionnées à l'article 227, paragraphe 2, du traité. En matière agricole en tout cas

, les importations dans un pays membre de produits en provenance d'Algérie étaient soumises au régime de...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,

PRÉSENTÉES LE 28 SEPTEMBRE 1971

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Jusqu'au 1er juillet 1961, date où elle est devenue un État indépendant, l'Algérie constituait un groupe de départements français. Le traité de Rome et la législation communautaire dérivée y étaient donc applicables comme dans les autres départements français, sous réserve de quelques limitations mentionnées à l'article 227, paragraphe 2, du traité. En matière agricole en tout cas, les importations dans un pays membre de produits en provenance d'Algérie étaient soumises au régime des importations
intracommunautaires.

A partir du 1er juillet 1961, il se développa une situation de fait dont la Commission a reconnu, dans une réponse à un parlementaire ( 1 ), qu'elle posait des problèmes juridiques «à caractère très complexe» et que des difficultés en découlaient pour l'application du traité.

L'article 227 du traité n'a en effet jamais été abrogé, mais l'on a pu se demander s'il n'était pas devenu caduc.

Pratiquement, et au moins jusqu'en 1969, les États du Benelux, l'Allemagne, la France et l'Italie ont appliqué des régimes différents, variant d'ailleurs dans le temps et allant, par exemple en 1968-1969, de l'absence de tout prélèvement (France par exemple) à l'application des prélèvements «pays tiers» (Italie par exemple) avec, dans d'autres pays de la Communauté, des positions mixtes.

C'est la confusion qui caractérisait ce régime, particulièrement en 1963, qui est l'origine des difficultés de la firme Mackprang.

Le 30 janvier 1963, l'organisme d'intervention allemand en matière de céréales et fourrages, l'«Einfuhr- und Vorratsstelle für Getreide und Futtermittel», publia un appel d'offres pour l'importation de certains produits, et notamment de son de froment. Cet appel d'offres mentionnait de façon, croyons-nous, d'ailleurs très contestable, et nous y reviendrons tout à l'heure, l'Algérie parmi les pays membres de la CEE.

Dans le cadre de cet appel d'offres, la firme Mackprang importa d'Algérie un peu plus de 500 tonnes de son de froment. Pour cette importation, elle avait obtenu le bénéfice des règlements communautaires sur la fixation à l'avance du prélèvement intracommunautaire.

Mais lors de la liquidation de l'opération, une difficulté survint.

Les autorités allemandes exigèrent la production du certificat DD4 qui, d'après la décision de la Commission du 17 juillet 1962, est nécessaire pour établir l'origine communautaire de la marchandise.

Or, les autorités algériennes refusèrent de délivrer ce certificat à la firme Mackprang, car elles ont toujours soutenu que, l'Algérie ayant cessé de faire partie du marché commun à compter du 1er juillet 1961 et aucun accord d'association n'étant intervenu depuis lors, elles ne sont plus soumises à aucune des obligations du traité ou du droit communautaire dérivé.

Les autorités allemandes, après des péripéties dont le rappel est inutile pour la solution de la présente affaire, décidèrent finalement qu'en l'absence de production d'un certificat DD4 c'était le prélèvement «pays tiers» et non le prélèvement intracommunautaire qui devait s'appliquer pour ces importations. La firme Mackprang intenta diverses actions devant les juridictions administratives et fiscales allemandes dont certaines sont d'ailleurs encore pendantes.

Mais également, et c'est ce qui nous intéresse aujourd'hui, elle se tourna vers la Commission.

Une première démarche faite en août 1970 n'obtint qu'une réponse d'attente dont la requérante se contenta. Mais, le 11 décembre 1970, elle adressa à la Commission une lettre par laquelle, invoquant les dispositions de l'article 175 du traité, elle lui demanda de combler la lacune qui existait dans le régime applicable aux échanges entre les États membres de la Communauté et l'Algérie et (nous citons, car ce sont les mots essentiels) «d'arrêter une décision spéciale habilitant et obligeant les États
membres à accorder le bénéfice du régime communautaire aux importations de marchandises en provenance d'Algérie, effectuées au cours de l'année 1963, lorsqu'il est prouvé à suffisance que le produit est bien d'origine algérienne».

Signalons, pour être complet, que la Commission a rejeté expressément la demande de la firme Mackprang par une lettre du 11 mars 1971.

Cette circonstance nous paraît cependant sans intérêt pour la solution du problème de recevabilité dont vous êtes aujourd'hui saisis :

a) parce que le délai de deux mois prévu par l'article 175 pour qu'il y ait «carence» était expiré depuis le 12 ou le 13 février lorsqu'est intervenue la décision du 11 mars 1971 ;

b) parce que, dans ces conditions, les deux parties sont d'accord pour reconnaître que vous n'êtes saisis que d'un recours en carence, et que la firme Mackprang n'a, en conséquence, présenté aucune conclusion tendant à l'annulation de la lettre du 11 mars ;

c) parce que, enfin, comme vous l'avez jugé par votre arrêt Chevalley du 18 novembre 1970, dont nous vous reparlerons tout à l'heure, la qualification d'un recours, «au regard de l'article 173 ou 175, n'est pas nécessaire pour les besoins d'une décision sur l'exception d'irrecevabilité lorsque cette exception se fonde en substance sur le motif de l'inexistence d'un acte pouvant former l'objet d'un recours au titre de l'article 175».

Or, c'est bien sur cette inexistence d'un acte pouvant former l'objet d'un recours au titre de l'article 175 que se fonde la Commission pour vous demander d'écarter comme irrecevable le recours en carence dont vous êtes saisis.

Une remarque préalable tout d'abord.

Nous pensons qu'une partie de la controverse qui a opposé à la barre le représentant de la Commission et celui de la firme Mackprang est en partie dépassée compte tenu de votre jurisprudence.

Le représentant de la Commission a soutenu, si nous l'avons bien compris, que les articles 173 et 175 instituent deux voies de droit distinctes, et que notamment il y a lieu de souligner que, contrairement au traité de la CECA, le traité de la CEE, par l'article 175, n'a pas institué un recours en annulation de décisions implicites de rejet, mais un recours en carence, ce qui est différent.

Il en déduit que, si l'article 173 ouvre la possibilité d'un recours en annulation formé par un particulier contre les actes qui, bien que pris sous l'apparence d'un règlement ou d'une décision adressée à une autre personne, le concernent directement et individuellement, ces dispositions ne sont pas applicables dans le cas de la procédure prévue à l'article 175 qui ne rend le recours en carence possible que lorsque le destinataire de l'acte demandé ne peut être que l'auteur de la demande.

La thèse de la Commission sur ce point se heurte à une objection très forte.

Si la notion d'acte susceptible de recours de la part des particuliers avait une portée différente pour l'application de l'article 173 et pour l'application de l'article 175, il en résulterait que, dans certains cas, l'existence ou l'absence d'une voie de droit dépendrait du comportement des autorités communautaires saisies d'une demande.

Si ces autorités répondaient à la demande soit en l'acceptant, soit en la rejetant, le recours de l'article 173 serait ouvert à l'auteur de la demande, même s'il n'est pas destinataire de l'acte intervenu ou demandé, dès lors que cet acte le concerne directement et individuellement.

Si, au contraire, les autorités communautaires ne répondaient pas à l'intéressé, il serait, selon la thèse de la Commission, privé de toute voie de recours dès lors qu'il ne serait pas destinataire de l'acte demandé, même si celui-ci le concerne directement et individuellement.

Faire dépendre l'existence ou l'absence d'une voie de droit de l'action ou de l'inaction de l'administration saisie d'une demande est évidemment difficilement admissible.

Aussi votre jurisprudence a-t-elle déjà apporté à cette question des solutions beaucoup plus nuancées.

Tout en indiquant que le recours de l'article 175 n'était ouvert qu'en cas d'absence de décision et non pas en cas de décision négative (13 juillet 1971, Deutscher Komponistenverband), vous avez, par votre arrêt Chevalley, que nous vous rappelions tout à l'heure, expressément jugé que (nous citons) : «la notion d'acte pouvant donner lieu à recours est identique dans les articles 173 et 175, les deux dispositions ne formant que l'expression d'une seule et même voie de droit».

Comme l'ont souligné à plusieurs reprises M. l'avocat général Roemer et M. l'avocat général Gand, c'est à la fois de la nature et de la destination de l'acte que le particulier a tenté d'obtenir que dépend la recevabilité du recours en carence intenté en application de l'article 175, et non pas d'un seul de ces éléments.

Ce n'est donc pas essentiellement la circonstance que l'acte demandé par la firme Mackprang aurait eu nécessairement d'autres destinataires que cette firme qui nous paraît rendre sa requête irrecevable, mais c'est bien plutôt la nature même de l'acte demandé.

Deux raisons nous paraissent en effet conduire à admettre que l'acte qu'il était demandé à la Commission de prendre n'était pas de ceux qui peuvent ouvrir à un particulier le recours en carence de l'article 175.

1. Que demandait en effet «expressis verbis» la firme Mackprang à la Commission? Nous la citons : «d'habiliter et d'obliger les États membres à accorder le bénéfice du régime communautaire aux importations de marchandises en provenance d'Algérie, effectuées au cours de l'année 1963, lorsqu'il est prouvé à suffisance que le produit est bien d'origine algérienne».

La réponse ainsi demandée aurait donc été valable, non seulement pour la requérante, mais pour tous les importateurs du marché commun, et il en aurait été nécessairement ainsi.

Mais comme vous le disait M. l'avocat général Gand dans l'affaire Borromeo, n'est-ce pas en pareille circonstance reconnaître en quelque sorte que l'acte réclamé aurait eu tous les caractères d'un règlement, c'est-à-dire, d'après la définition que vous en avez donnée dans votre arrêt du 14 décembre 1962, Confédération nationale des producteurs de fruits et légumes, d'un acte applicable, non à des destinataires limités et désignés, identifiables, mais à des catégories envisagées abstraitement et
dans leur ensemble.

La requérante tente bien de vous démontrer que, compte tenu notamment des précisions de date, cela n'aurait été là qu'un faux-semblant et que l'acte demandé, même pris sous l'apparence d'un règlement ou d'une décision adressée à tous les États membres, l'aurait concernée directement et individuellement. Directement, c'est déjà douteux. Individuellement, certainement pas à notre avis.

L'acte demandé eût été nécessairement applicable pour tous les agents économiques des États membres ayant procédé à des importations en provenance d'Algérie au cours de la période considérée et non pas seulement à tel ou tel importateur allemand désigné et identifiable.

Pour cette seule raison, le recours nous paraît donc irrecevable, en raison de considérations assez voisines de celles que vous avez retenues dans l'affaire 69-69, Société anonyme Alcan Aluminium, relative à l'ouverture de contingents tarifaires (16 juin 1970, Recueil, 1970-XVI, p. 385).

2. Il l'est également, selon nous, pour une seconde raison sur laquelle nous serons très bref, car elle se situe à la limite de la recevabilité et du fond.

Ce qui, croyons-nous, était en réalité demandé à la Commission, c'était d'adresser au gouvernement de la république fédérale d'Allemagne un avis ou même une recommandation sur l'applicabilité aux importations en provenance d'Algérie des dispositions de la décision du 17 juillet 1962 instituant le certificat DD4 comme mode de preuve des importations intracommunautaires.

En effet, toutes les difficultés de la firme Mackprang sont venues de ce que les autorités allemandes ont considéré cette décision du 17 juillet 1962 comme applicable, ce qui est, à première vue, assez surprenant puisque :

a) Le certificat DD4 a été institué comme mode de preuve, et comme seul mode de preuve, d'après votre jurisprudence, de l'origine communautaire du produit importé dans un État membre, alors qu'il semble bien qu'on ne puisse plus, depuis le 1er juillet 1961, parler d'origine communautaire pour les marchandises en provenance d'Algérie.

On peut peut-être les soumettre aux mêmes prélèvements que les marchandises originaires d'un pays de la Communauté, mais cela n'a pas, à notre sens, pour effet de leur donner le caractère de marchandises produites ou mises en libre pratique dans un État de la Communauté.

b) Le texte instituant le certificat DD4 énumère en annexe quels sont, pour son application, les territoires où doivent avoir été achetées ou produites les marchandises pour avoir un caractère communautaire.

L'Algérie ne figure pas dans cette énumération, alors que celle-ci est pourtant fort précise (voir par exemple pour le royaume des Pays-Bas) et que, d'autre part, le texte auquel il se substitue partiellement, c'est-à-dire la décision de la Commission du 4 décembre 1958 instituant le certificat DD1, mentionnait expressément, lui, le cas de l'Algérie.

On comprend donc dans ces conditions qu'un avis ou une recommandation de la Commission sur le point de savoir si la décision du 17 juillet 1962 instituant le certificat DD4 était ou non applicable aux opérations litigieuses pouvait être d'un grand intérêt.

La Commission a d'ailleurs donné un avis sur ce point dans une lettre au gouvernement allemand en date du 16 mars 1971 dans laquelle elle indique que, depuis l'indépendance de l'Algérie, les textes relatifs aux importations intracommunautaires sont inapplicables aux importations en provenance d'Algérie, notamment la décision de la Commission en date du 17 juillet 1962 que vous avez interprétée par votre arrêt Craeynest.

Mais, même envisagée comme tendant à obtenir un avis ou une recommandation, la demande dont vous êtes saisis aujourd'hui est irrecevable puisque le recours de l'article 175 ne peut, d'après le texte même de cette disposition, être formé contre la carence à donner un avis ou à formuler une recommandation.

C'est donc sans hésitation pour notre part que nous concluons :

1) au rejet de la requête de la firme Mackprang,

2) à ce que les dépens de l'affaire soient mis à la charge de la société requérante.

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( 1 ) Réponse à la question no 298/48 de M. Vredeling (JO no C 73, p. 1 à 3).


Synthèse
Numéro d'arrêt : 15-71
Date de la décision : 28/09/1971
Type de recours : Recours en carence - irrecevable

Analyses

Céréales

Agriculture et Pêche


Parties
Demandeurs : C. Mackprang jr.
Défendeurs : Commission des Communautés européennes.

Composition du Tribunal
Avocat général : Dutheillet de Lamothe
Rapporteur ?: Pescatore

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1971:92

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