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04/03/1971 | CJUE | N°76-69

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Dutheillet de Lamothe présentées le 4 mars 1971., Dietrich Rabe contre Commission des Communautés européennes., 04/03/1971, 76-69


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,

PRÉSENTÉES LE 4 MARS 1971

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

En juin 1968, un poste de chef de division (règles du marché, rapports de contrôle) correspondant à un grade A 3 devint vacant à la Direction générale des affaires industrielles, Direction Acier, dans les services de la Commission.

Conformément au statut, un avis de vacance fut publié afin de pourvoir à ce poste par mutation ou promotion. Seuls pouvaient donc être candidats des fonction

naires de grade A 3 (au titre d'une mutation) et des fonctionnaires de grade A 4 (au titre d'une pro...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,

PRÉSENTÉES LE 4 MARS 1971

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

En juin 1968, un poste de chef de division (règles du marché, rapports de contrôle) correspondant à un grade A 3 devint vacant à la Direction générale des affaires industrielles, Direction Acier, dans les services de la Commission.

Conformément au statut, un avis de vacance fut publié afin de pourvoir à ce poste par mutation ou promotion. Seuls pouvaient donc être candidats des fonctionnaires de grade A 3 (au titre d'une mutation) et des fonctionnaires de grade A 4 (au titre d'une promotion). En revanche, les fonctionnaires de grade A 5 ne pouvaient être candidats en vertu du principe posé par l'article 45 du statut.

Onze fonctionnaires posèrent leur candidature, l'un de grade A 3 pour une mutation, et les dix autres, dont le sieur Rabe, de grade A 4 au titre d'une promotion.

Le 22 juillet 1968, la Commission, après avoir examiné ces diverses candidatures, décida de ne pas pourvoir à la vacance par voie de mutation ou de promotion, mais d'ouvrir, comme l'article 29-1-b du statut lui permet de le faire, un concours interne.

Un jury composé de cinq membres fut désigné pour apprécier les mérites des candidats par un concours essentiellement sur titres, mais comportant cependant, comme l'autorise le règlement des concours, une épreuve qui devait prendre la forme d'un entretien avec les candidats.

A la fin des opérations du concours, par une délibération du 28 mars 1969, le jury décida de classer premier M. Peters, fonctionnaire de grade A 5 qui n'avait pu être candidat par promotion ou mutation, mais qui l'avait été légalement au concours interne, et second M. Rabe qui, par la présente requête, vous demande l'annulation du concours et, par voie de conséquence, l'annulation de la nomination de M. Peters.

A l'appui de cette requête, M. Rabe fait valoir deux séries de moyens.

La première série est tirée des diverses irrégularités qui auraient entaché les opérations du concours.

La seconde se rattache à un détournement de pouvoir qui est allégué.

I

En ce qui concerne la régularité du concours, deux au moins des irrégularités invoquées nous paraissent certaines.

Il est probable que chacune à elle seule suffirait à vicier les opérations du concours.

Il nous paraît, pour notre part, certain que leur rapprochement et leur combinaison entachent d'illégalité le concours tout entier.

1. Il est constant que l'un des membres du jury, dont le nom figure parmi les signataires du procès-verbal établissant la liste par ordre de mérite des candidats, M. Desbois, n'a pas participé à l'intégralité des travaux du jury. Il avait probablement participé à la première réunion du jury le 19 mars 1969 au cours de laquelle furent examinés les dossiers des candidats. Mais un point est certain, il n'a pas assisté à la seconde réunion, celle du 28 mars 1969, au cours de laquelle le jury a eu un
entretien avec chacun des candidats et a arrêté la liste par ordre de mérite qu'il entendait soumettre à la Commission.

Dans certains droits de la fonction publique, qui ont tendance à assimiler les règles de délibération d'un jury de concours à celles de fonctionnement d'une juridiction, cette circonstance serait à elle seule, et sans qu'il soit besoin de rechercher les effets qu'elle a pu avoir, de nature à entraîner l'annulation du concours (voir par exemple dans le droit italien: Conseil d'État, 21 février 1969, Cerboni Bajardi, Recueil de jurisprudence du Conseil d'État 1969, vol. XX, p. 148 et s.; et dans le
droit français: Conseil d'État, 17 juin 1927, Bouvet, au Recueil des arrêts du Conseil d'État, p. 676; 18 février 1948, Sanchez; 5 février 1960, Jacquin Pantillon, p. 86).

Ces jurisprudences dérivent toutes de l'idée qu'il est impossible de connaître ce qui aurait pu se passer au sein du jury si tous ses membres avaient été présents à toutes les séances, et qu'ainsi dès lors qu'un membre a été absent à l'une des séances, il ne peut participer aux délibérations ultérieures et particulièrement à la délibération finale.

Les services du personnel de la Commission, visiblement gênés par cet incident, vous demandent d'adopter une attitude moins rigide que celle qui correspond aux jurisprudences nationales que nous venons de vous rappeler.

Ils vous exposent que M. Desbois a seulement voulu, en signant ultérieurement le procès-verbal d'une réunion du jury à laquelle il n'assistait pas, exprimer son accord avec la décision du jury qui aurait été de toute façon acquise quelle qu'ait été l'attitude prise par M. Desbois lors de la délibération.

Les services de la Commission font état, à cet égard, du procès-verbal du jury selon lequel le classement comme premier de M. Peters aurait été adopté par au moins quatre voix, même s'il y avait eu désaccord au sein du jury (c'est un point sur lequel nous reviendrons tout à l'heure) en ce qui concerne les autres candidats. Mais c'est, à notre avis, un raisonnement que vous ne pouvez retenir pour deux raisons.

a) Le procès-verbal dont il est fait état est irrégulier en ce qu'il comporte l'indication des majorités qui se sont dégagées à l'occasion du classement de chacun des candidats:

Or, l'article 6 du règlement relatif à la procédure des concours, qui figure en annexe III au statut des fonctionnaires, prévoit que les travaux du jury sont secrets.

Certes, cet article 6 doit être rapproché de l'article 5 qui permet aux membres du jury de faire des réserves sur la décision finale de ce jury, et qui prévoit également la motivation des décisions du jury. Mais, du rapprochement de ces articles, il résulte à notre avis qu'en ce qui concerne le classement d'ensemble des candidats, le jury peut indiquer s'il a été adopté à la majorité ou à l'unanimité, mais ne peut en revanche indiquer les majorités successives qui se sont dégagées à propos du
classement de chacun des candidats.

b) Une opération de concours est un ensemble, un tout, et nul ne peut savoir si, après avoir assisté à l'entretien du jury avec les candidats, M. Desbois aurait eu la même opinion que la majorité de ses collègues, opinion qui pouvait avoir une influence considérable, puisqu'il résulte de ce procès-verbal, irrégulier certes, mais dont nous pouvons bien faire état puisqu'il a été produit, que le classement de M. Rabe a résulté d'un vote de trois voix contre une voix et une abstention.

A elle seule, l'irrégularité que constitue la mention du nom de M. Desbois, absent à l'unique épreuve prévue pour le concours, comme signataire de la liste dressée par le jury suffirait donc, à notre avis, à entacher d'illégalité les opérations du concours.

2. Mais cette première irrégularité n'est pas la seule.

En effet, cette opération de concours s'est vraiment déroulée dans de curieuses conditions.

Déjà réduit à quatre membres, le jury a connu certaines dissensions dans son sein.

D'une part, M. Ydo s'est abstenu, en ce qui concerne le classement de tous les candidats, sauf celui de M. Peters, et c'est déjà là quelque chose d'assez étrange.

Mais l'attitude de M. Toffanin, un autre membre du jury qui représentait le personnel, permet de déceler dans quelles conditions d'irrégularité se sont déroulées les dernières opérations du concours.

En effet, M. Toffanin, lors de l'examen des dossiers, s'était aperçu que le diplôme universitaire dont faisait état M. Rabe n'était pas joint à son dossier, même sous la forme d'une copie.

Il avait réclamé cette pièce.

Avec la bonne foi et l'honnêteté morale et intellectuelle que vous lui connaissez, l'agent de la Commission a reconnu l'autre jour à la barre que, bien que cette pièce ait été réclamée à la Commission qui aurait dû la posséder, elle n'a pu être produite que postérieurement à la décision finale du jury.

En elle-même, cette circonstance ne serait peut-être pas de nature à entacher d'irrégularité les opérations du concours, puisqu'il s'agissait d'un titre universitaire bien connu, le titre de Diplom-Kaufmann de l'université de Francfort-sur-le-Main, dont le jury pouvait, à son seul énoncé, apprécier la valeur émérite s'il n'avait pas de doute sur son obtention par le candidat qui s'en réclamait ou s'il ne désirait pas avoir d'informations complémentaires sur la façon dont il avait été obtenu.

Mais précisément, tel ne semble pas avoir été le cas en l'espèce, puisque dans le procès-verbal définitif du jury, M. Toffanin a tenu à mentionner qu'il ne pouvait, en l'absence de cette pièce, se prononcer sur le classement qu'il convenait de donner à M. Rabe.

Pourquoi? Nous ne pouvons le savoir; M. Toffanin voulait-il connaître les différents certificats qu'avait dû obtenir M. Rabe pour l'obtention de ce diplôme? Avait-il des doutes sur son existence? Rien dans le dossier ne le révèle.

La Commission soutient bien, en faisant état de certaines autres pièces, que M. Toffanin n'avait entendu, en réalité, émettre de doutes que sur l'attribution à M. Rabe de la deuxième place et non sur l'attribution de la première place à M. Peters.

Mais, d'une part, rien n'est moins sûr. Qui peut dire que M. Toffanin, mieux éclairé sur les mérites de M. Rabe par la production du diplôme qu'il avait voulu personnellement examiner, n'aurait pas préféré M. Rabe à M. Peters?

D'autre part, si l'on comprend le légitime souci de la Commission de défendre la décision attaquée, son insistance à vouloir à toute force démontrer que, quoi qu'il arrivât, M. Peters aurait été classé premier finirait par renforcer la thèse défendue avec force et talent par le conseil du requérant et relative au détournement de pouvoir.

Ainsi prise isolément, chacune des irrégularités ci-dessus mentionnées suffirait, pensons-nous, à elle seule à motiver légalement l'annulation du concours. C'est plus encore le cas si on les rapproche.

L'ensemble indissociable de la liste par ordre de mérite des candidats au concours porte la signature des cinq membres du jury.

Or, il est constant que l'un d'eux n'a pas assisté à la seule épreuve que comportait le concours.

Un autre a estimé être insuffisamment renseigné sur les mérites de M. Rabe et a voté contre le classement de six candidats sur sept.

Un autre enfin s'est abstenu sur le classement des six mêmes candidats.

Toutes les règles des concours nous paraissent donc avoir été violées en l'espèce, aussi bien celle du secret du délibéré que celle qui exige la présence des membres du jury participant à la décision finale à toutes les opérations du jury, qu'enfin celle qui exige que les dossiers, dans un concours partiellement sur titres, soient complets.

II

Nous serons bref sur la deuxième série de moyens invoqués par le requérant et tirés d'un prétendu détournement de pouvoir.

Le détournement de pouvoir allégué ne nous paraît pas en effet résulter des pièces du dossier.

Disons tout de suite qu'il y a, à notre avis, lieu d'écarter du débat la circonstance que M. Peters avait occupé les fonctions de chef de cabinet d'un membre de la Commission.

S'il y a lieu de veiller strictement à ce que l'exercice de telles fonctions ne favorise pas la carrière d'un fonctionnaire, il y a lieu également de veiller, non moins strictement, à ce qu'elle ne la pénalise pas, hypothèse que certains exemples nationaux ne permettent pas d'écarter a priori.

Certes, la circonstance que, saisie de la candidature de plusieurs fonctionnaires des grades A 3 et A 4 dont les états de service étaient très brillants, la Commission n'en ait retenu aucun et ait fait ouvrir un concours interne qui devait aboutir à la nomination d'un fonctionnaire de grade A 5 est un peu curieuse.

Mais elle n'est pas par elle-même critiquable, puisqu'elle avait pour effet de donner à des fonctionnaires d'un grade inférieur la possibilité d'accéder à des emplois auxquels ils ne pouvaient accéder par voie de mutation ou de promotion, ce qui est à la fois démocratique et de nature à empêcher une certaine sclérose bureaucratique.

C'est donc uniquement sur le terrain du vice de procédure et du vice de forme que nous concluons à l'annulation des opérations du concours qui ont abouti à la nomination de M. Peters et, par voie de conséquence, à l'annulation de sa nomination ainsi qu'à la mise à la charge de la Commission des dépens de l'instance.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 76-69
Date de la décision : 04/03/1971
Type de recours : Recours de fonctionnaires - fondé

Analyses

Statut des fonctionnaires et régime des autres agents


Parties
Demandeurs : Dietrich Rabe
Défendeurs : Commission des Communautés européennes.

Composition du Tribunal
Avocat général : Dutheillet de Lamothe
Rapporteur ?: Kutscher

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1971:21

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