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21/01/1971 | CJUE | N°40-70

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Dutheillet de Lamothe présentées le 21 janvier 1971., Sirena S.r.l. contre Eda S.r.l. et autres., 21/01/1971, 40-70


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,

PRÉSENTÉES LE 21 JANVIER 1971

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Le litige que est à l'origine de la question sur laquelle vous avez à vous prononcer aujourd'hui peut être brièvement résumé de la manière suivante.

Une société américaine, la société Mark Allen, spécialisée dans les produits de toilette, avait déposé en 1931 et fait enregistrer en Italie en 1933 une marque dite Prep, correspondant à une crème à raser. Par un contrat interve

nu en 1937 et sur lequel reviendrons tout à l'heure, la société Mark Allen a cédé cette marque pour l'Italie...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,

PRÉSENTÉES LE 21 JANVIER 1971

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Le litige que est à l'origine de la question sur laquelle vous avez à vous prononcer aujourd'hui peut être brièvement résumé de la manière suivante.

Une société américaine, la société Mark Allen, spécialisée dans les produits de toilette, avait déposé en 1931 et fait enregistrer en Italie en 1933 une marque dite Prep, correspondant à une crème à raser. Par un contrat intervenu en 1937 et sur lequel reviendrons tout à l'heure, la société Mark Allen a cédé cette marque pour l'Italie à la société Sirena.

Ce contrat, après le document figurant au dossier ne comportait aucune cession de procédés de fabrication, de techniques ou de «Know how».

La société Sirena a donc fabriqué un produit qu'elle a commercialisé en Italie sous la marque Prep puis ultérieurement elle a, d'une part, procédé au renouvellement de cette marque en son nom propre, d'autre part, deposé deux autres marques comportant le sigle Prep Good Morning, ainsi que d'autres éléments figuratifs.

Or, à une date que nous ignorons, la société Mark Allen a permis à une société allemande d'utiliser sa marque en Allemagne fédérale.

Cette dernière société a donc commercialisé sous les mêmes marques, des crèmes à raser.

Tant qu'elle s'est bornée à les vendre en Allemagne fédérale, la société Sirena ne s'est pas manifestée, mais le jour où la société allemande, par l'intermédiaire d'une société d'import-export, la société Novimpex, a fait vendre ses produits sur le marché italien, à un prix très inférieur à celui de la société Sirena, cette dernière a intenté devant les juridictions italien nes compétentes une action contre l'importateur et les revendeurs, en les accusant de contrefaçon des trois marques qu'elle
avait déposées.

Les défenseurs des importateurs ont alors fait valoir devant le tribunal civil de Milan que les articles 85 et 86 du traité de la CEE faisaient juridiquement obstacle à l'exercice des droits que la société Sirena prétendait tirer d'une part, du contrat intervenu entre elle et la société Mark Allen en 1937, d'autre part, et de façon plus générale de la législation italienne sur les marques.

En présence de ce litige, la juridiction italienne vous a renvoyé les questions d'interprétation suivantes :

1) Les articles 85 et 86 du traité CEE sont-ils ou non applicables aux effets découlant d'un contrat de cession de marque, passé antérieurement à l'entrée en vigueur du traité ?

2) Les articles 85 et 86 précités doivent-ils ou non être interprétés en ce sens qu'ils empêchent que le titulaire d'une marque légalement déposée dans un État membre puisse faire valoir le droit absolu correspondant d'interdire à des tiers l'importation, en provenance d'autres pays de la Communauté, des produits qui à l'origine portaient légalement la même marque ?

Ces questions appellent tout d'abord de notre part une remarque préalable.

Une des difficultés de cette affaire vient en effet de ce qu'au moins trois questions importantes relatives au fond du litige n'ont pas jusqu'ici été tranchées par la juridiction nationale :

1) Celle de savoir si les droits de marque dont se prévaut Sirena sont, soit partiellement soit totalement, des droits acquis à titre dérivé, pour employer la terminologie usuelle en cette matière, ou au contraire des droits acquis à titre originaire;

2) Celle de savoir si, compte tenu de la législation et de la jurisprudence italiennes, l'importation parallèle d'une marque régulièrement déposée à l'étranger doit être ou non assimilée à une contrefaçon et vous savez, Messieurs, combien sur ce point les jurisprudences nationales sont souvent divergentes et apparaissent même parfois comme fluctuantes. Un récent arrêt de la Cour de cassation française en date du 17 avril 1969, Société Radio Téléhall, en est un exemple. Il paraît amorcer un
revirement de jurisprudence sur ce point à propos duquel jusqu'ici les juridictions françaises et italiennes avaient adopté des solutions convergentes, fort différentes d'ailleurs de celles prévalant dans les quatre autres États membres :

3) Celle de savoir enfin, en ce qui concerne les droits dérivés dont pourrait se prévaloir Sirena, si le contrat intervenu entre cette société et Mark Allen en 1937, parce qu'il ne paraît comporter aucune cession de know-how, pouvait légalement lui conférer des droits compte tenu de la législation italienne applicable à l'époque. C'est un point qui est longuement discuté par les parties.

Il s'agit bien entendu de problèmes que seul le juge national est compétent pour trancher, mais cette incertitude quant à certaines données de fond de l'espèce vous amènera nécessairement, croyons-nous, si vous voulez que votre réponse soit vraiment utile au juge italien, à la formuler de telle façon qu'elle l'éclaire sur la portée du droit communautaire quelles que soient les solutions qu'il sera amené à prendre sur les différents problèmes de fond que nous vous exposions il y a un instant.

Sous le bénéfice de cette observation, nous vous proposerons, sans suivre strictement l'ordre adopté par la juridiction italienne dans la formulation de ses questions, de leur faire une réponse en trois points.

Le premier devrait consister, croyons-nous, à lui faire connaître que sont applicables en matière de marques les principes déjà dégagés par votre jurisprudence en matière de brevets et selon lesquels, si l'entrée en vigueur du traité de Rome n'a en rien affecté dans leur existence les droits accordés par la législation d'un État membre au titulaire d'une marque, l'exercice de ces droits peut néanmoins se trouver limité par les dispositions des articles 85 et 86 du traité.

Le second et le troisième point consisteraient à préciser cette dernière indication en faisant connaître au juge national quelques unes des principales hypothèses où l'exercice par le titulaire d'une marque des droits qu'il posséde peut relever de l'application des articles 85 et 86 du traité.

Revenons, si vous nous le permettez, sur chacun de ces points.

I

En ce qui concerne le premier, nous pensons que le principe posé par votre arrêt Parke Davis en matière de brevets d'invention doit être étendu au droit des marques.

Ce principe, vous vous en souvenez, c'est que l'existence des droits reconnus par la législation nationale demeure entière même si leur exercice peut se trouver limité par les stipulations du traité de Rome.

Certes, les raisons économiques et, disons-le, presque morales ou en tout cas humaines, qui militaient en faveur de cette solution pour les brevets d'invention sont beaucoup moins valables en matière de droit de marques et c'est là un point qui, nous ne vous le cacherons pas, nous a fait quelque peu hésiter à vous proposer d'appliquer aux marques les solutions adoptées pour les brevets.

La protection que donnent les législations nationales pour les brevets d'invention comme pour le droit de marques procède au fonds d'une même idée de territorialité et il faut déjà faire un effort pour la concilier avec les principes fondamentaux et les objectifs du marché commun relatifs à la libre circulation des marchandises.

Cet effort est plus facile à faire en matière de brevet qu'en matière de marque.

En effet, les intérêts que tend à protéger la législation des brevets d'invention sont économiquement et humainement plus respectables que ceux que garantit le droit de marque.

Pour le brevet d'invention, sa protection se justifie par l'intérêt qu'il y a pour la collectivité à favoriser et à protéger ceux qui se consacrent au renouvellement des sciences et des techniques, ceux dont la découverte est souvent le résultat de longues années de recherches, d'investissements parfois considérables ainsi que d'une activité intellectuelle constante.

Or, il est bien évident qu'en matière de marques ces considérations jouent avec beaucoup moins de force.

A l'origine, le droit de marque tendait à garantir au consommateur la qualité d'un produit, mais il tend de plus en plus maintenant (l'évolution des législations nationales en témoigne) à n'être plus que le support d'une publicité.

Si l'on se place sur le plan humain, il est certain que la dette que la collectivité peut avoir envers l'«inventeur» du nom Prep Good Morning n'est pas de la même nature, c'est le moins qu'on puisse dire, que celle que l'humanité a contractée à l'égard de l'inventeur de la pénicilline.

Sur le plan économique, la situation est à vrai dire un peu différente. Certes, la mise au point d'une marque n'exige pas, sauf circonstances extraordinaires, les investissements et le temps qu'exige la mise au point d'un brevet. Cependant, il y a un aspect qu'il ne faut pas négliger: celui du coût de la publicité. Certaines études récentes faites aux États-Unis montrent que dans le coût de certains produits de grande consommation, la part de publicité peut atteindre jusqu'à 50 % du coût final du
produit. On peut le déplorer ou s'en féliciter mais en tout cas, de ce point de vue, on peut se demander si la législation sur les marques ne sert pas à empêcher cette sorte de «détournement d'investissements» qui résulterait de la possibilité pour un commerçant de bénéficier de la publicité faite par un de ses concurrents pour un produit déterminé que le public n'a tendance à acheter qu'en raison du nom qu'il porte.

A vrai dire, il ne faut pas cependant donner à cet argument économique plus de valeur qu'il n'en a.

D'une part en effet, le «détournement d'investissements» susceptible de se produire est plutôt la conséquence d'une certaine conception du droit des marques que sa justification. La société Sirena, si elle pouvait et voulait exporter en Allemagne, profiterait de la publicité Prep faite par la firme allemande comme celle-ci bénéficierait de la publicité faite pour la même marque par Sirena en Italie.

D'autre part, la très grande mobilité des personnes dans l'Europe contemporaine modifie les données du problème. La ménagère allemande ou hollandaise en vacances en Espagne ou en Italie a tendance à demander la lessive qu'elle a entendu ou vu vanter par la publicité dans son propre pays et dès lors ce sera le titulaire de marque italien ou espagnol qui bénéficiera de la publicité faite par les titulaires hollandais ou allemands de la marque. C'est inévitable.

A vrai dire, ce sont surtout des considérations juridiques qui rendent difficile toute discrimination du point de vue du droit communautaire entre le brevet et la marque.

En effet,

1) Le droit de marque, comme le droit de brevet, est un droit de propriété, c'est-à-dire que les dispositions des articles 36 et 222 du traité que vous aviez déjà prises en considération dans votre jurisprudence sur les brevets sont également susceptibles de recevoir application en matière de droit de marque.

2) Dans votre arrêt Grundig du 13 juillet 1966, vous avez déjà jugé que si l'exercice des droits résultant de la législation nationale sur les marques était susceptible de se voir limité par les dispositions des articles 85 et 86 du traité, leur existence même n'était pas affectée par l'instauration du marché commun.

Les principes doivent donc, croyons-nous, être les mêmes en matière de droit de brevet et en matière de droit de marque, quitte peut être à en nuancer quelque peu l'application.

Telles sont donc les raisons pour lesquelles, moralement sans enthousiasme mais juridiquement sans grand doute, nous vous proposons d'indiquer au tribunal italien dans le premier point de votre réponse que seul l'exercice, mais non l'existence, des droits reconnus au titulaire d'une marque par la législation nationale est susceptible d'être affecté par l'entrée en vigueur des dispositions du traité de Rome.

II

Le deuxième point de votre réponse devrait consister, selon nous, à préciser dans quelles circonstances l'exercice des droits de marque peut se trouver affecté par les dispositions de l'article 85, paragraphe 1, du traité.

A cet égard il faut, croyons-nous, distinguer trois hypothèses :

Première hypothèse: les droits invoqués dérivent uniquement de la législation nationale.

Deuxième hypothèse: les droits invoqués dérivent, au moins partiellement, d'un contrat n'ayant eu d'autre objet ou d'autre effet que de permettre à l'acheteur de la marque de bénéficier de la protection que donne le droit national au titulaire régulier d'une marque.

Troisième hypothèse: les droits invoqués résultent d'un contrat qui comporte des droits ou obligations autres que ceux résultant nécessairement du droit national en matière de marque ou qui se combine avec d'autres contrats liant les mêmes contractants ou encore avec des contrats similaires conclus par le détenteur originel de la marque avec d'autres licenciés ou cessionnaires.

Revenons, si vous nous le permettez, sur chacune de ces hypothèses.

Dans la première hypothèse, il suffit, croyons-nous, de constater, comme vous l'avez fait pour les brevets d'invention par votre arrêt Parke Davis du 29 février 1968 :

a) que le droit de marque en lui-même et indépendamment de toute convention dont il pourrait faire l'objet ne s'apparente à aucune des catégories d'ententes visées par l'article 85, paragraphe 1, du traité, mais résulte d'un statut légal accordé par un État, et échappe ainsi aux éléments contractuels ou de concertation exigés par la stipulation précitée ;

b) que cependant il n'est pas exclu que les dispositions de cet article puissent trouver, même en ce cas, application si l'utilisation d'une ou plusieurs marques a été concertée entre les entreprises et devait aboutir à créer une situation susceptible de rentrer dans les notions d'accords entre entreprises, décisions d'associations d'entreprises ou pratiques concertées visées par l'article 85, paragraphe 1.

Dans la deuxième hypothèse, celle où les droits invoqués ne dérivent que d'un contrat ayant eu pour seul objet et pour seul effet de procurer au cessionnaire ou au licencié la protection résultant de la loi nationale pour le titulaire régulier d'une marque, la situation est à notre avis très voisine, sinon identique, à celle correspondant à la première hypothèse que nous venons d'envisager.

En effet, si le contrat a uniquement pour objet ou pour effet de permettre à l'acheteur de bénéficier des droits qu'avait ou qu'aurait ouverts au titulaire originaire de la marque la législation nationale et s'il peut n'être considéré qu'isolément, la situation de l'acheteur est très largement assimilable à celle du titulaire originaire.

Dans ce cas, le contrat intervenu ne peut par lui-même entrer dans la catégorie de ceux visés par l'article 85, paragraphe 1, du traité et c'est seulement au cas où son rapprochement avec d'autres contrats ferait apparaître une action concertée entre entreprises qu'il y aurait lieu de se demander si cette action concertée est susceptible d'affecter le commerce entre les États membres et a pour objet ou pour effet d'altérer le jeu de la concurrence.

Beaucoup plus délicats sont les problèmes posés par la troisième des hypothèses que nous avons évoquées tout à l'heure.

C'est celle où le contrat de cession définitive ou de licence de marque, soit pris en lui-même soit examiné en liaison avec d'autres contrats intervenus entre les mêmes contractants ou avec des contrats parallèles liant les titulaires originaires de la marque avec d'autres cessionnaires ou licenciés, a un objet ou un effet dépassant l'attribution aux cessionnaires ou aux licenciés des seuls droits et obligations résultant des législations nationales.

A cet égard, votre jurisprudence a déjà donné certaines indications que vous jugerez peut-être utile de préciser et de compléter à l'occasion de la présente affaire.

Vous avez déjà jugé par votre arrêt Grundig que lorsqu'un contrat de licence de marque (et le même raisonnement vaut «mutatis mutandis» pour un contrat de cession) se relie étroitement à un contrat exclusif de représentation, c'est de la validité de ce dernier contrat au regard de l'article 85, paragraphe 1, que dépend la validité du contrat de licence de marque lui-même.

Mais n'y a-t-il pas lieu d'aller aujourd'hui un peu plus loin ?

Il a été allégué que la situation contractuelle dont se prévaut ou pourrait se prévaloir Sirena tomberait sous le coup des dispositions de l'article 85.

Il est en effet soutenu par la société Novimpex que cette situation contractuelle, considérée tant en elle-même qu'en la rapprochant de contrats parallèles conclus par Mark Allen avec des firmes françaises, belges, hollandaises et allemandes, révélerait l'existence d'accords, décisions ou au moins de pratiques concertées condamnées par la disposition du traité susvisée.

Il est notamment fait état à ce sujet d'une lettre en date du 11 juillet 1969 adressée par la firme Mark Allen au titulaire de la marque Prep en république fédérale d'Allemagne.

Il résulterait de cette lettre que Mark Allen estime avoir cédé à des firmes françaises, belges, hollandaises, allemandes et italiennes «exclusive distributions rights» et que, nous citons : «the rights for the sale and distribution of Prep under Prep trade mark in Italy is (sic) the exclusive rights and licence of Sirena» (les droits pour la vente et la distribution de Prep sous la marque Prep en Italie entrent dans les droits exclusifs et dans la licence donnée à Sirena), déclaration qui,
rapprochée d'autres passages de la même lettre, indiquerait, selon Novimpex, que les cessions de leurs marques consenties par Mark Allen comportent interdiction d'exporter à destination d'un pays où cette marque a été également cédée, même si ce pays est un pays membre du marché commun.

Dans le cadre d'une procédure ouverte en vertu de l'article 177 du traité et compte tenu du libellé des questions posées, vous ne pourrez, croyons-nous, vous prononcer au fond sur le mérite de cette argumentation.

Mais, ne serez-vous pas amenés à donner quelques indications au juge italien sur l'interprétation du droit communautaire qu'il peut éventuellement être amené à faire pour résoudre cet aspect litigieux de l'affaire dont il est saisi ?

Nous le pensons, et nous le pensons d'autant plus que, lors d'une instance introduite devant la même juridiction, la Commission a été amenée à prendre position sur un problème assez voisin de celui soulevé en l'espèce.

Il s'agissait d'une affaire relative à l'importation sous la marque Remington de rasoirs électriques par une firme d'importateurs, et à laquelle tentait de s'opposer le titulaire de la marque en Italie, la société «Remington Rand Italia» qui en fabriquait.

Saisie en cours d'instance, la Commission, d'après le Bulletin des Communautés no 8 de 1969, p. 40 à 42, a indiqué aux firmes intéressées, nous citons: que «l'accord de licence de marque, tel qu'il avait été interprété et appliqué par les parties, légitimait certaines réserves quant à sa compatibilité avec les dispositions de l'article 85 du traité. En effet, l'utilisation qui en avait été faite à l'encontre de l'importateur parallèle ne relevait pas de la poursuite des contrefaçons, les rasoirs
électriques qu'il avait importées en Italie portant légitimement une marque Remington authentique, mais visait à empêcher celui-ci d'importer des rasoirs en Italie en provenance d'autres pays du marché commun. L'accord ainsi appliqué, assurant une protection territoriale absolue à la société Remington Rand Italia, affectait le commerce entre États membres et restreignait la concurrence portant sur les produits en cause en poursuivant des objectifs étrangers à la fonction propre de la marque».

Certes, la situation est un peu différente en l'espèce car la société «Remington Rand Italie» était la filiale de la société américaine, ce qui ne paraît pas être le cas de Sirena. Mais le tribunal de Milan, qui connaît certainement cette décision, bien qu'une transaction entre les parties après la prise de position de la Commission l'ait dispensé d'en tirer les conséquences, s'étonnerait peut-être de ce que vous ne lui donniez aucune indication de nature à lui faire connaître si les principes
d'interprétation du droit communautaire dont procédait l'attitude de la Commission dans l'affaire sus-rappelée vous paraissent ou non juridiquement fondés.

Nous vous proposerons donc d'éclairer au moins brièvement la juridiction italienne sur la portée des dispositions communautaires dont elle peut être amenée à tenir compte pour apprécier la valeur de l'argumentation développée par Novimpex.

A cet égard, nous pensons que vous pourrez vous borner à quatre considérations dont plusieurs résultent d'arrêts déjà rendus par vous :

1. Des accords ou des pratiques concertées tendant à cloisonner les marchés à l'intérieur de la Communauté, s'ils affectent le commerce entre les États membres et s'ils ont pour objet ou pour effet de restreindre la concurrence sur les produits en cause, poursuivent des objets étrangers à la fonction propre de la marque et privent dès lors le titulaire de celle-ci de la protection dont il bénéficierait soit à raison de stipulations nationale.

C'est au fond le principe qu'a posé votre arrêt Grundig.

2. Pour apprécier l'objet et les effets de dispositions contractuelles ou de pratiques concertées au regard de l'article 85, paragraphe 1, du traité, le juge ne doit pas seulement les considérer isolément mais doit prendre également en considération l'existence d'autres contrats ou liens de toute nature existant par ailleurs entre les cocontractants ainsi que de contrats similaires dans la mesure où l'ensemble de ces contrats ou de ces pratiques est de nature à restreindre la concurrence.

C'est ce que vous avez jugé également dans votre arrêt «Société Brasserie de Haecht» du 12 décembre 1967, Recueil, XIII-1967, p. 525.

3. Pour apprécier si des accords ou pratiques concertées comportant une protection territoriale affectent ou non le commerce entre les États membres et ont ou non pour objet ou pour effet de restreindre ou de fausser la concurrence, le juge doit tenir compte du cadre réel où se placent ces accords ou ces pratiques et notamment de la position des utilisateurs sur le marché des produits en cause dans la zone faisant l'objet de la protection territoriale.

C'est ce que vous avez également jugé dans votre arrêt Franz Völk du 9 juillet 1969, Recueil, XV-1969, p. 295.

4. Vous devrez enfin, croyons-nous, ajouter, pour répondre à la première question posée par le tribunal de Milan, que l'article 85, comme d'ailleurs l'article 86 du traité, sont susceptibles de recevoir application même si les contrats qui sont à l'origine des situations contestées sont antérieurs à l'entrée en vigueur du traité ou de la réglementation communautaire, dès lors que ces contrats continuent à produire des effets postérieurement à cette entrée en vigueur.

L'antériorité ou la postériorité par rapport au traité ou à la réglementation communautaire dérivée d'accords susceptibles de tomber sous le coup des articles 85 et 86, n'a d'après nous d'effet que sur les obligations des contractants vis-à-vis de la Commission et sur les pouvoirs de celle-ci à l'égard de ces contrats.

Elle est au contraire sans influence sur l'application de l'article 85, paragraphe 1, et de l'article 86 en ce qui concerne les effets de ces contrats postérieurs à l'entrée en vigueur du traité ou de la réglementation communautaire dérivée.

III

Reste maintenant le troisième point de la réponse que nous vous proposons de faire à la juridiction italienne et qui, selon nous, devrait lui donner quelques indications sur la façon dont l'exercice du droit de marque peut se trouver affecté par les dispositions de l'article 86 du traité.

Sur ce point, nous vous proposerons d'en rester à la relative brièveté de votre arrêt Parke Davis qui traite de la même question envisagée sous l'angle du droit de brevet.

Certes, vous aurez un jour ou l'autre l'occasion de la préciser et notamment de prendre parti en ce qui concerne la notion de position dominante sur la consistance de ce que la terminologie anglo saxonne contemporaine du droit des ententes appelle «the relevant market».

Mais nous ne pensons pas que vous ayez à le faire aujourd'hui pour deux raisons: d'une part, parce que la juridiction italienne ne vous le demande pas et que, si elle mentionne l'article 86 dans sa question, elle se préoccupe surtout, comme le montre le libellé de l'ensemble de cette question, de l'article 85; d'autre part, parce que les conditions actuelles de votre saisine dans le cadre de l'article 177 du traité ne permettraient que difficilement l'examen des multiples questions qu'implique une
définition du «relevant market».

Nous inspirant de vos arrêts Grundig et Parke Davis, nous vous proposons donc de donner simplement les quelques indications suivantes :

Le fait prohibé par l'article 86 du traité exige la réunion de trois éléments: l'existence d'une position dominante, l'exploitation abusive de celle-ci et l'éventualité que le commerce entre États membres puisse en être affecté.

Si le droit de marque confère à son titulaire une protection particulière dans le cadre d'un État, il n'en résulte pas pour autant que l'exercice des droits ainsi conférés implique la réunion des trois éléments dont il s'agit.

Il ne pourrait en être autrement que si l'utilisation du droit de marque devait dégénérer en une exploitation abusive de cette protection.

En conséquence, l'existence du droit de marque ne relevant actuellement que de la législation interne, seul son usage pourrait relever du droit communautaire au cas où cet usage contribuerait à une position dominante dont l'exploitation abusive serait susceptible d'affecter le commerce entre États membres.

Nous concluons donc à ce que vous disiez pour droit que :

1) Les droits accordés par la législation d'un État membre aux titulaires de marques ne sont pas affectés dans leur existence par les interdictions des articles 85, paragraphe 1, et 86 du traité.

Toutefois, un exercice abusif de ces droits dépassant l'objet pour lequel ils ont été institués ne saurait priver d'effet les dispositions du droit communautaire en matière de concurrence.

2) Les conventions par lesquelles une entreprise cède à titre définitif ou pour une durée limitée l'usage exclusif d'une marque dans un État membre ne réunissent pas par leur seule nature les éléments constitutifs de l'incompatibilité avec le marché commun posée par l'article 85, paragraphe 1, du traité. Sous réserve des dispositions de l'article 85, paragraphe 3, elles peuvent cependant, quelle que soit la date à laquelle elles ont été conclues, tomber sous le coup des interdictions posées par
l'article 85, paragraphe 1, si, considérées soit isolément soit simultanément avec d'autres accords, elles apparaissent sur la base d'un ensemble d'éléments objectifs de droit et de fait comme étant susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et comme ayant soit pour objet soit pour effet d'empêcher, restreindre ou fausser le jeu de la concurrence.

3) L'exercice des droits reconnus par la législation nationale aux titulaires d'une marque ne saurait par lui-même relever de l'article 86 du traité, sauf en cas d'exploitation abusive d'une position dominante.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 40-70
Date de la décision : 21/01/1971
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Tribunale civile e penale di Milano - Italie.

Concurrence

Propriété intellectuelle, industrielle et commerciale

Ententes

Position dominante


Parties
Demandeurs : Sirena S.r.l.
Défendeurs : Eda S.r.l. et autres.

Composition du Tribunal
Avocat général : Dutheillet de Lamothe
Rapporteur ?: Kutscher

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1971:3

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