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21/10/1970 | CJUE | N°15-70

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Dutheillet de Lamothe présentées le 21 octobre 1970., Amedeo Chevalley contre Commission des Communautés européennes., 21/10/1970, 15-70


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,

PRÉSENTÉES LE 21 OCTOBRE 1970

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Comme vous le savez, la requête du sieur Chevalley, à quelques différences près sur lesquelles nous insisterons tout à l'heure, présente de grandes analogies avec celle dont vous avaient saisi les consorts Borromeo et sur laquelle vous avez statué le 15 juillet dernier.

Comme les consorts Borromeo, le sieur Chevalley est un propriétaire foncier italien qui donne en location des terrain

s agricoles lui appartenant.

Comme les consorts Borromeo, le sieur Chevalley s'est ému de l'a...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,

PRÉSENTÉES LE 21 OCTOBRE 1970

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Comme vous le savez, la requête du sieur Chevalley, à quelques différences près sur lesquelles nous insisterons tout à l'heure, présente de grandes analogies avec celle dont vous avaient saisi les consorts Borromeo et sur laquelle vous avez statué le 15 juillet dernier.

Comme les consorts Borromeo, le sieur Chevalley est un propriétaire foncier italien qui donne en location des terrains agricoles lui appartenant.

Comme les consorts Borromeo, le sieur Chevalley s'est ému de l'adoption par le Sénat italien, le 19 décembre 1969, d'une proposition de loi émanant des sénateurs De Marzi et Cipolla dont certaines dispositions tendaient à fixer une nouvelle méthode de détermination des loyers des terrains agricoles.

Pour l'essentiel, ces dispositions prévoyaient que le montant de ces loyers, montant qui devait être payé en argent, serait déterminé, en quelque sorte forfaitairement, en multipliant pour chaque terre la valeur du revenu cadastral révisé par un coefficient déterminé par des commissions régionales.

Il semble que la disposition législative envisagée n'était pas favorable aux intérêts pécuniaires des consorts Borromeo et du sieur Chevalley. Aussi ceux-ci, pour tenter d'y faire échec, décidèrent-ils d'en «appeler» pour ainsi dire aux instances européennes. Pour cela, ils adressèrent à la Commission des lettres par lesquelles ils lui demandaient, exactement dans les mêmes termes;

1) d'intervenir en vertu de l'article 155 du traité, pour organiser les consultations prévues par les articles 101 et 102 entre l'État italien, la Commission et les autres États membres;

2) de soumettre au Conseil un projet de directive basé sur les articles 155, 145 et 100 du traité en vue de la réglementation uniforme des baux ruraux dans les États membres de la Communauté;

3) de prendre à regard de chacun des requérants une décision fixant les termes et les modalités à suivre concrètement dans la passation des contrats de location de ces fonds agricoles pour le cas où le projet de loi discuté par le Sénat italien serait devenu une loi applicable de la République italienne.

La demande du sieur Chevalley fut adressée par lui le 9 décembre 1969 et parvint à la Commission le 16 décembre.

Curieusement, les réponses que la Commission adressa aux consorts Borromeo et au sieur Chevalley furent différentes. Nous reviendrons sur ce point tout à l'heure, mais il nous suffit pour le moment de vous dire qu'à la demande du sieur Chevalley, le Président de la Commission répondit par une lettre du 16 février 1970 dans laquelle il indiquait à l'avocat de l'intéressé :

— d'une part, que la Commission n'était pas tenue d'adopter un acte quelconque à l'égard de son client;

— d'autre part, qu'en vertu de l'article 175, alinéa 3, du traité, la possibilité de former un recours en carence s'appuyant sur les demandes présentées par lui était exclue.

Cette dernière indication ne convainquit pas le sieur Chevalley et le 13 avril 1970 le requérant vous a saisi de la requête que vous examinez aujourd'hui.

I

La portée des conclusions de cette requête qui ont été modifiées en cours d'instance nous paraît devoir être précisée.

La requête initiale du requérant aurait, peut-être, pu être interprétée comme vous saisissant des trois chefs de demandes dont il avait antérieurement saisi la Commission.

Aujourd'hui, il résulte, croyons-nous, tant des termes du mémoire déposé par le requérant le 22 juin 1970 que des observations qui ont été présentées oralement à la Cour ce matin, que le requérant conteste seulement la carence ou le refus de la Commission de lui indiquer comment, si le projet de loi examiné par le Sénat italien était adopté, il pourrait éviter, lors de la passation de futurs contrats de location, de violer soit la loi communautaire soit la loi nationale.

La Commission ayant soulevé «in limine litis» une exception tirée de l'irrecevabilité de ce recours, le requérant vous a demandé le 22 juin 1970 de déclarer son recours recevable en le considérant soit comme un recours en carence formé dans les conditions prévues par l'article 175 du traité, soit subsidiairement en le regardant comme un recours dirigé contre un acte de la Commission et présenté dans les conditions prévues à l'article 173.

Bien que cette présentation «alternative» puisse paraître assez curieuse, nous ne pensons pas qu'elle soit juridiquement impossible, comme l'a soutenu devant vous ce matin le représentant de la Commission.

En effet, notons tout d'abord que l'on se trouve ici dans l'hypothèse inverse de celle sur laquelle vous avez eu à vous prononcer le 4 février 1959 dans l'affaire Charbonnages réunis du Limbourg contre Haute Autorité (affaire 17-57, Recueil, V-1959, p. 26).

Dans cette dernière affaire en effet, un requérant qui avait présenté un recours en annulation de l'article 33 du traité CECA voulait en cours d'instance le transformer en un recours en carence de l'article 35 du traité CECA, ce qui était évidemment impossible, comme vous l'avez constaté, car une telle transformation aurait eu pour effet de dispenser la partie de toute la procédure préalable dont l'article 35 impose l'observation pour que la carence de la Haute Autorité soit établie.

Dans la présente espèce, c'est le contraire. Il s'agit d'un recours initialement fondé sur l'article 175 du traité CEE que le requérant voudrait subsidiairement transformer en un recours en annulation de l'article 173.

La Commission a soutenu devant vous ce matin qu'une telle transformation serait impossible, car les conclusions fondées sur l'article 173 n'auraient été présentées que le 22 juin 1970, soit postérieurement à l'expiration du délai du recours contentieux.

Mais cette argumentation ne nous paraît pas pouvoir être retenue.

La recevabilité d'un recours s'apprécie compte tenu de ses conclusions et non pas des moyens qu'il invoque ou des textes sur lesquels il prétend se fonder. Or, il est constant que, dans sa requête du 13 avril 1970 présentée dans les délais du recours contentieux, le requérant demandait, sans aucune équivoque, l'annulation de la décision de la Commission du 16 février. Il suffit de se reporter à la page 5 de son mémoire pour s'en convaincre.

Peu importe donc que, dans cette requête initiale, le requérant ait invoqué uniquement l'article 175 et que maintenant il invoque en plus, subsidiairement, l'article 173; aucune fin de non-recevoir tirée de la tardiveté ne peut, croyons-nous, être opposée à des conclusions d'annulation présentées dans les délais de recours.

Nous vous proposerons donc d'examiner la recevabilité de cette requête en la considérant successivement d'abord comme un recours en carence de l'article 175 du traité, puis comme un recours de l'article 173 dirigé contre un acte de la Commission.

II

Considérée comme un recours en carence, la requête du sieur Chevalley nous paraît irrecevable pour deux raisons dont la première est que l'article 175 du traité nous paraît inapplicable en l'espèce.

En effet, un recours en carence n'est recevable que lorsqu'il y a carence, c'est-à-dire, selon les termes mêmes de l'article 175, lorsque l'autorité communautaire régulièrement invitée à agir n'a pas pris position dans un délai de deux mois.

Si au contraire cette autorité a pris position dans ce délai de deux mois, le recours en carence de l'article 175 est irrecevable.

Vous l'avez jugé expressément par votre arrêt Lütticke du 1er mars 1966 (affaire 48-65, Recueil, XII-1966, p. 28). Or, en l'espèce et contrairement à ce qui était le cas dans l'affaire Borromeo, la Commission nous paraît bien avoir «pris position».

Le président de cette Commission a en effet écrit le 16 février 1970 à l'avocat du sieur Chevalley (nous citons) : «La Commission, après avoir examiné la demande de M. Chevalley, a l'honneur de vous informer qu'elle n'est pas tenue d'adopter un acte quelconque à l'égard de votre client.»

une telle lettre a une portée bien différente de la simple réponse d'attente qu'avait adressée un directeur des services de la Commission aux consorts Borromeo et que, conformément aux conclusions de M. Gand, vous n'avez pas estimé constituer une prise de position de la Commission.

Au contraire, cette lettre du 16 février 1970 nous paraît bien constituer, elle, une prise de position, un refus non motivé mais clairement exprimé, comme les parties s'accordent à l'affirmer. Il s'agit d'une réponse brève, peut-être même sommaire, mais dont le sens ne peut prêter à aucun doute.

Il est vrai que l'avocat du sieur Chevalley a tenté ce matin à la barre de vous démontrer qu'il n'y avait aucune différence entre la carence à répondre et un refus explicite de répondre, entre le silence pur et simple et ce qu'il a appelé par une expression fort heureuse «le silence exprimé».

Mais nous ne pensons pas que vous puissiez le suivre sur ce terrain.

Il y a entre ces deux comportements toute la différence qui existe entre une manifestation de volonté même négative et l'absence de toute manifestation de volonté.

Le texte même des traités montre l'intention de leurs auteurs de distinguer nettement entre ces deux attitudes quant à la liaison du contentieux.

La réponse de la Commission, sa prise de position, a d'ailleurs été formulée le 16 février 1970, c'est-à-dire le jour même, ou la veille du jour, s'il s'agit d'un délai franc, où expirait le délai imparti à la Commission pour statuer sur la demande du sieur Chevalley qui lui était parvenue le 16 décembre 1969, et cette circonstance souligne encore l'intention qu'avait le Président de la Commission de «prendre position» dans les délais prévus par l'article 175 sur la demande du sieur Chevalley. Pour
cette première raison, la requête, si elle doit être regardée comme présentée au titre de l'article 175 du traité, nous paraît irrecevable.

Elle l'est également pour une seconde raison, celle précisément que vous avez retenue dans votre arrêt Borromeo.

En effet, ce que le sieur Chevalley voulait obtenir de la Commission en lui demandant à quelles conditions, si la loi italienne était votée, il pourrait conclure des baux ruraux conformes tant à la loi nationale qu'à l'ordre juridique communautaite, c'était en réalité un avis, un conseil. Or, d'après les termes mêmes de l'article 175, il ne peut, comme vous l'avez rappelé aux consorts Borromeo, y avoir de recours en carence contre la carence à donner un avis ou à formuler une recommandation.

Conscient de cette difficulté, l'avocat du requérant a tenté ce matin de vous convaincre que ce qu'avait demandé son client à la Commission c'était non point un avis mais un «ordre» qui l'aurait mis à l'abri de toute critique pour son activité future. Mais nous ne pensons pas que vous puissiez interpréter ainsi la demande adressée par le requérant à la Commission, et ceci pour deux raisons :

1. Ses conclusions sont formulées dans des termes identiques à ceux qu'avaient employés les consorts Borremeo et l'on ne voit pas sur quoi vous pourriez vous fonder pour les interpréter différemment.

2. On voit encore moins quelle aurait pu être la portée d'un «ordre» adressé dans une matière contractuelle à un seul des contractants éventuels et dont au surplus on ne peut pas même imaginer le fondement juridique qu'il aurait pu avoir

Dans ces conditions, deux fins de non-recevoir sont susceptibles d'être opposées à la requête du sieur Chevalley si on la considère comme un recours de l'article 175 :

— si la Commission a, comme nous le croyons, «pris position», cette seule circonstance rend irrecevable un recours formé en application de l'article 175;

— si la Commission n'a pas pris position, sa carence à donner un avis n'est pas susceptible de recours.

III

Irrecevable si elle constitue un recours de l'article 175, la requête du sieur Chevalley l'est également si on la considère comme un recours introduit en application de l'article 173 contre la décision de la Commission en date du 16 février 1970.

Comme nous vous l'avons dit, c'est, selon nous, un «avis» qui était demandé à la Commission.

Or, le recours prévu au deuxième alinéa de l'article 173 (recours des particuliers) ne peut être formé contre des actes qui constituent soit des avis soit des recommandations.

Certes, ce deuxième alinéa ne le mentionne pas expressément, mais il y est précisé que le recours qu'il prévoit est soumis aux mêmes conditions que celles qui régissent le recours prévu à l'alinéa premier (recours des États, de la Commission ou du Conseil); et ce premier alinéa exclut formellement les recours contre les avis ou les recommandations. Il nous paraît donc évident que l'exclusion de tout recours contre les avis comporte implicitement mais nécessairement l'exclusion de tout recours contre
le refus de donner un avis.

La méthode d'interprétation que vous avez adoptée pour l'article 175 doit être également appliquée pour l'interprétation de l'article 173.

De même que la carence à donner un avis n'est pas susceptible d'être contestée par la voie du recours de l'article 175, de même le refus de donner un avis ne peut l'être par la voie du recours de l'article 173.

signalons au surplus, comme vous l'avez relevé dans votre arrêt Borromeo, que, pour donner l'avis sollicité par le sieur Chevalley, la Commission aurait été amenée à examiner préalablement si le projet de loi italien était conforme au traité, et que dès lors la mesure sollicitée aurait encore constitué une. mesure autre que celles visées tant par l'article 175, alinéa 3, que par l'article 173, alinéa 2.

Pour toutes ces raisons, nous concluons donc :

— au rejet comme irrecevable de la requête du sieur Chevalley,

— et à ce que les dépens de l'affaire soient mis à la charge du requérant.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 15-70
Date de la décision : 21/10/1970
Type de recours : Recours en carence - irrecevable, Recours en annulation - irrecevable

Analyses

Agriculture et Pêche


Parties
Demandeurs : Amedeo Chevalley
Défendeurs : Commission des Communautés européennes.

Composition du Tribunal
Avocat général : Dutheillet de Lamothe
Rapporteur ?: Pescatore

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1970:83

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