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29/01/1970 | CJUE | N°31-69

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Gand présentées le 29 janvier 1970., Commission des Communautés européennes contre République italienne., 29/01/1970, 31-69


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. JOSEPH GAND,

PRÉSENTÉES LE 29 JANVIER 1970

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Par une requête présentée dans le cadre de l'article 169 du traité de Rome, la Commission des Communautés européennes vous demande de dire que la République italienne, «en ne versant pas en temps voulu aux opérateurs les restitutions relatives à l'exportation des produits relevant des organisations communes de marché, réalisées après le 1er juillet 1967», a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des dis

positions des règlements communautaires portant organisation commune des marchés
agricole...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. JOSEPH GAND,

PRÉSENTÉES LE 29 JANVIER 1970

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Par une requête présentée dans le cadre de l'article 169 du traité de Rome, la Commission des Communautés européennes vous demande de dire que la République italienne, «en ne versant pas en temps voulu aux opérateurs les restitutions relatives à l'exportation des produits relevant des organisations communes de marché, réalisées après le 1er juillet 1967», a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des dispositions des règlements communautaires portant organisation commune des marchés
agricoles.

Nous dirons tout de suite que cette affaire nous paraît délicate; aussi, avant d'en venir à l'argumentation des parties, voudrions-nous rappeler brièvement la raison d'être et le contenu de la réglementation communautaire que, selon la Commission, aurait méconnue la République italienne.

I

La mise en œuvre de la politique agricole comporte la création d'un marché communautaire à l'intérieur duquel les prix sont garantis aux producteurs et sont protégés par une barrière douanière commune qui sépare ce marché du marché mondial où les cours sont, en règle générale, inférieurs aux prix européens. Il importe donc que des mécanismes stabilisateurs prévus à l'article 40 du traité, interviennent lors des échanges avec les pays tiers. Pour les exportations par exemple, des restitutions
comblent la différence entre les cours du marché mondial et ceux de la Communauté et permettent aux opérateurs communautaires de prendre place sur ce marché à des conditions compétitives.

Ce régime n'est apparu que progressivement. Dans une première phase — celle du rapprochement graduel des marchés — l'opportunité de verser des restitutions et la fixation de leur montant sont laissées à l'appréciation des États membres, et ces derniers sont ensuite remboursés sur la base de ce que l'on appelle la restitution moyenne la plus basse.

Mais le système doit nécessairement changer à partir du moment où l'on passe du rapprochement graduel des marchés à l'organisation commune et au marché unique. Ce passage s'est réalisé par exemple le 1er juillet 1967 pour les céréales, les œufs, la volaille et la viande de porc, le 1er septembre 1967 pour le riz, le 1er juillet 1968 pour le sucre, le 29 juillet 1968 pour les produits laitiers. Le régime des restitutions devient alors pleinement communautaire. Chacun des règlements de base du Conseil
concernant les produits que nous avons indiqués confie à la Commission, agissant après avis du Comité de gestion intéressé, le soin de fixer périodiquement le montant de la restitution. Celle-ci est la même pour toute la Communauté, mais peut être différenciée selon la destination. Elle est accordée sur demande de l'exportateur. Elle est payée lorsque la preuve est apportée que les produits ont été exportés hors de la Communauté; au cas où la restitution est différenciée suivant la destination, la
preuve doit être apportée que le produit a atteint la destination pour laquelle a été fixée la restitution.

Le règlement de la Commission 1041/67 du 21 décembre 1967 (JO no 314 du 23 décembre 1967, p. 3149), qui est entré en vigueur le 1er février 1968, fixe de façon plus précise les modalités d'application de ces dispositions pour l'ensemble des produits soumis à un régime de prix unique. Il définit ce qu'il faut entendre par exportation hors du territoire géographique de la Communauté, et par «jour de l'exportation»; il fixe le modèle du certificat de sortie, et indique les documents supplémentaires qui
peuvent être exigés au cas où la restitution est différenciée suivant la destination. Enfin, il prévoit que les États membres peuvent, moyennant certaines garanties, avancer à l'exportateur tout ou partie du montant de la restitution dès l'accomplissement des formalités douanières d'exportation.

Il est évident que le régime ainsi établi comporte l'obligation pour l'État membre sur le territoire duquel les formalités douanières ont été accomplies de payer la restitution fixée par les autorités communautaires; de même, il implique le droit pour l'exportateur de percevoir cette restitution, sous la double condition qu'il ait déposé son dossier dans un certain délai fixé par le règlement 1041/67 et qu'il ait fourni la preuve, suivant le cas, soit de la sortie du territoire de la Communauté,
soit de l'arrivée au lieu de destination. Cela, la République italienne ne le conteste pas et ne l'a jamais contesté.

II

Ce que la Commission lui reproche et considère comme un manquement aux obligations découlant des règlements communautaires portant organisation commune des marchés agricoles, c'est le fait de n'avoir pas payé les restitutions en temps voulu. C'est le retard dans le versement qui justifierait le recours à la procédure de l'article 169. En effet, il s'agit de règlements qui, comme tels, sont obligatoires et directement applicables dans tout État membre, dont les modalités avaient été fixées par le
Conseil et par la Commission de façon suffisamment précise pour que leur mise en oeuvre effective ne nécessite de la part des États que des mesures de détail qui pouvaient être prises dans des délais très courts. Or, dit la Commission, alors qu'aucune difficulté ne s'est rencontrée dans les autres États, il y aurait eu au contraire en Italie des retards persistants dont elle chiffre la durée et sur lesquels nous reviendrons plus loin. De là, des inconvénients graves pour la gestion du marché
communautaire, car une restitution n'a pas le même effet économique selon qu'elle est payée rapidement ou après un long délai. De là aussi, un préjudice certain pour les exportateurs italiens, contraints de recourir à un crédit coûteux en attendant de percevoir les sommes auxquelles ils ont droit. De là enfin, des risques de distorsion, puisque ces mêmes opérateurs sont incités à effectuer leurs exportations par les ports d'autres États, tels que Marseille ou Rotterdam.

Cette thèse, la Commission l'a toujours soutenue au cours des discussions qu'elle a eues avec les autorités italiennes avant l'introduction de son recours. Dans une lettre du 27 février 1968, son représentant écrivait au ministre de l'agriculture que, d'après les informations en sa possession, les restitutions n'avaient encore été payées en Italie «pour aucun produit soumis au régime du marché unique exporté depuis le 1er juillet 1967» — ce qui ne paraît pas absolument exact, si l'on se réfère aux
statistiques que la Commission a fournies sur votre demande. Il se déclarait persuadé d'autre part qu'il serait possible au gouvernement italien «de prendre rapidement les mesures qui s'imposent pour assurer une bonne application des règles communautaires».

A quoi le ministre répondait le 22 avril 1968 qu'un décret-loi du 20 février précédent contenait des dispositions de principe visant à rendre applicables les restitutions prévues par les règlements, et avait débloqué 99 milliards de lires pour faire face aux dépenses qui en résultaient pour 1968. D'autre part, des ordonnances ministérielles devaient encore définir les procédures administratives permettant de verser aux exportateurs l'acompte visé à l'article 9 du règlement 1041/67. Ce fut l'objet du
décret ministériel du 24 avril 1968.

On est encore ici au stade des démarches officieuses. Mais il n'en est plus de même lorsque, par lettre du 12 juillet 1968, la Commission se décide à engager la procédure de l'article 169 du traité. Il lui apparaît en effet que les restitutions n'ont encore été payées que pour des quantités très faibles pour les produits soumis au régime du marché unique. Elle cite à titre d'exemple une firme exportatrice de farine de froment qui serait créancière de 2367000000 de lires pour la période du 1er
juillet au 30 novembre 1967. Le retard ainsi apporté au versement des restitutions s'analysant, d'après elle, en des infractions aux dispositions de l'article 7 du règlement no 139/67 sur les céréales ainsi qu'aux dispositions analogues existant dans les autres secteurs soumis au régime du marché unique, elle invite l'Italie à faire connaître ses observations dans le délai d'un mois. Puis, faute de réponse, elle émet le 30 janvier 1969 un avis motivé que reproduit presque dans les mêmes termes le
recours dont vous êtes saisis. Il y est dit notamment que la lettre du gouvernement italien du 22 avril 1968 confirme le défaut de versement des restitutions à partir du 1er juillet 1967 et que cette situation ne s'est pas modifiée de façon notable après l'envoi de la lettre de la Commission du 12 juillet 1968. Ce document — selon la formule habituelle — invite la République italienne à adopter les «mesures nécessaires» dans un délai de deux mois, qui pourra être éventuellement prolongé «dans la
mesure nécessaire à l'observation des procédures parlementaires exigées par la législation nationale en vigueur».

Si nous avons rappelé aussi longuement le déroulement de la procédure précontentieuse, c'est pour bien marquer que le grief de la Commission porte essentiellement sur le retard mis dans la pratique au paiement de sommes dont le versement est prévu par des textes communautaires. Il n'est fait mention à aucun moment d'une disposition législative ou réglementation italienne qui ferait obstacle, en droit ou en fait, à ce versement, et serait donc en contradiction avec les règlements sur l'organisation
commune des marchés. Quant à l'invitation rituelle à prendre les mesures nécessaires, elle peut s'entendre aussi bien d'un règlement plus rapide des dossiers que d'instructions données à cette fin aux services ou de modifications apportées aux textes régissant la procédure de versement.

III

Que répond à cette thèse le gouvernement italien?

1. En premier lieu il a, à la barre, reproché à la Commission d'étendre la portée de l'affaire au delà de ce que permettait l'article 169 du traité. Alors qu'à l'origine, dans sa lettre du 27 février 1968, elle faisait grief à la République italienne du défaut de versement des restitutions pour les produits soumis à un régime de marché unique depuis le 1er juillet précédent, l'avis motivé étend ce grief à tous les produits qu'il énumère, parmi lesquels certains n'ont été placés sous ce régime que
depuis le 1er juillet 1968.

Ce reproche ne nous paraît pas fondé. Sans doute l'avis motivé ne peut-il concerner que les points sur lesquels l'État membre a été invité à fournir ses explications, mais, comme nous l'avons dit, la lettre du 12 juillet 1968 — qui marque le début de la phase précontentieuse — visait l'absence quasi complète de restitution pour tous les produits soumis au régime de marché unique exportés depuis le 1er juillet 1967, et se référait tant à l'article 7 du règlement 139/67 relatif aux céréales qu'aux
dispositions analogues existant dans les autres secteurs. Ce qui était incriminé était une pratique présentée comme commune à des produits placés sous le même statut et il ne nous paraît pas contraire dans ce cas à l'article 169 de relever le manquement prétendu même pour des produits qui n'ont fait l'objet de cette même réglementation qu'entre le 12 juillet 1968 et la date de l'avis motivé.

2. Toujours lors de la procédure orale, et sans soulever formellement votre incompétence, le gouvernement italien a fait valoir que la demande de la Commission allait en partie au delà des limites de votre juridiction. Il a développé à ce sujet une argumentation assez subtile que nous espérons ne pas déformer en l'exposant de la façon suivante: La Commission reproche à la défenderesse de manquer aux obligations qui découlent des règlements communautaires. Elle part ainsi de l'hypothèse d'une
violation de l'article 189 du traité qui déclare ces règlements obligatoires et directement applicables dans tous les États membres. Le gouvernement italien admet qu'une telle violation devrait sans doute être relevée à sa charge, au cas où il aurait introduit dans sa législation, après l'entrée en vigueur d'un règlement, des règles incompatibles avec celui-ci et rendant par conséquent son application impossible. Mais rien de cet ordre ne lui a jamais été imputé; le débat se situe sur un autre
terrain, celui de l'omission qui lui est reprochée, et il conduit à poser l'alternative suivante :

Ou bien — ce que la Commission soutient et ce que conteste le gouvernement italien — les règlements communautaires épuisent toute la matière des restitutions, mais, dans ce cas, leur inapplication éventuelle, alors qu'ils sont entrés dans l'ordre interne, serait le fait d'un fonctionnaire ou d'un groupe de fonctionnaires, non celui de l'État membre, sujet de la Communauté; elle devrait être sanctionnée dans le cadre de chaque ordre juridique national et sur la base des remèdes prévus dans cet
ordre juridique, mais elle serait «sans conséquence» sur le plan communautaire. Ou bien — c'est l'opinion du gouvernement italien — les règlements litigieux, même s'ils sont directement et immédiatement applicables, postulent un «renvoi» aux procédures nationales qui règlent les paiements de l'État, mais l'application des procédures nationales ne constitue pas une violation du traité.

Si l'on considère par ailleurs, comme semble le faire la Commission, que les disparités qui existent dans les dispositions nationales réglant la phase terminale des restitutions faussent les conditions de concurrence et provoquent une distorsion qui doit être éliminée, alors la Commission a fait fausse route en introduisant son recours, car le cas est réglé par l'article 101 du traité. Cet article prévoit une procédure de consultation avec les États membres intéressés qui, si elle n'aboutit pas à
un accord, débouche sur des directives du Conseil.

Quelque habile que soit cette argumentation, elle ne peut être retenue sur aucun point. La Commission ne reproche pas à la République italienne le comportement positif que constituerait l'institution d'une disposition nationale directement contraire aux réglementations communautaires, cela est bien certain. Mais un manquement aux obligations du traité peut aussi bien consister en une abstention qu'en une action, et nous ajouterons, quitte à préciser ce point, qu'il peut également provenir d'un
retard.

Quant à l'alternative posée par la défenderesse, il faut écarter résolument les conséquences qu'elle prétend en déduire. Il n'est pas exact en premier lieu que, si une disposition communautaire se suffit à elle-même, son inexécution pratique sur le plan national devrait être exclusivement imputée au fonctionnaire qui s'en rend coupable et être appréciée selon le droit national, alors que l'État membre se trouverait dégagé de toute responsabilité à l'égard de la Communauté et des procédures que
prévoit le traité par le seul fait qu'il reconnaîtrait de façon toute platonique l'application directe des règlements. Il n'est pas exact non plus que si ceux-ci nécessitent pour leur application effective le concours de procédures nationales, l'article 169 se trouve par là même écarté. Il faut rappeler ici l'article 5 du traité qui prévoit que les États membres prennent toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l'exécution des obligations découlant du traité ou résultant des
actes des institutions de la Communauté. Ce n'est donc pas méconnaître la souveraineté ou l'indépendance des États membres que de dire que ceux-ci se trouvent engagés au plan communautaire par les actes, les abstentions ou les retards des agents sur lesquels s'exerce leur autorité, dans la mesure où ces actes, ces abstentions ou ces retards font obstacle à l'application du traité ou des règlements. De même il leur incombe de prendre, le cas échéant, les mesures nécessaires pour donner leur pleine
efficacité aux dispositions communautaires.

Nous ne pensons pas enfin que l'argument tiré par la République italienne de l'article 101 du traité soit déterminant. A supposer que le retard reproché à ce pays fausse effectivement les conditions de concurrence, il n'a jamais été soutenu que la distorsion ainsi créée serait la conséquence d'une disparité existant entre les dispositions législatives, réglementaires ou administratives des Etats membres. Il semble au contraire résulter de ce que nous avons dit plus haut que ce retard, à le
supposer établi, serait imputable à un fonctionnement défectueux des services chargés du versement des restitutions ou à l'insuffisance des moyens financiers mis à leur disposition. C'est donc sur ce terrain qu'il faut se placer pour apprécier si un manquement à ses obligations doit effectivement être reproché à la République italienne, et c'est ce point que nous devons maintenant examiner.

IV

1. C'est la première fois, semble-t-il, que vous avez à vous prononcer sur une question de cet ordre. Jusqu'à présent, en effet, ce qui était reproché aux États membres était soit d'établir, soit de maintenir une législation ou une réglementation jugées incompatibles avec les dispositions du traité ou des actes pris pour son exécution. On était en présence d'actes juridiques, et le problème pouvait apparaître comme de pur droit: pour constater la réalité du manquement, il fallait le plus souvent
interpréter le texte communautaire et voir si la mesure nationale lui était ou non contraire. La question pouvait être difficile à résoudre; elle ne faisait cependant appel qu'aux méthodes de raisonnement avec lesquelles le juge est familiarisé, et ne laissait guère de place aux appréciations de fait.

Mais les obligations des Etats membres ne se limitent pas à assurer la conformité de leur législation avec le traité ou les règlements. C'est le plus souvent sur eux que repose l'application matérielle, effective des textes communautaires: ils peuvent se voir chargés de tâches de diverse nature, et, comme au cas de l'espèce, du versement de prestations. De même que leur inexécution, l'exécution tardive de ces tâches peut constituer un manquement aux obligations qui leur incombent et relever de ce
fait de l'article 169; en décider autrement serait paralyser l'action communautaire. Mais il peut se poser un problème délicat d'appréciation, lorsque aucun texte ne fixe un délai précis pour l'accomplissement de la tâche impartie à l'État membre, surtout si cette tâche comporte la répétition d'un certain nombre d'actes, le versement de plusieurs prestations: un retard accidentel ou de peu de durée pourra être excusable, tandis qu'un retard répété ou prolongé pourra au contraire apparaître comme
tombant sous le coup de l'article 169. Nous pensons qu'il faut se montrer particulièrement circonspect avant d'en décider ainsi, car bien des raisons qui ne sont pas toujours imputables à l'État membre peuvent expliquer son apparente inertie, et il est toujours délicat de prétendre juger de loin le bon ou le mauvais fonctionnement de ses services.

2. Le litige qui vous est soumis nous paraît illustrer le caractère délicat de cette appréciation, et la nécessité d'une grande prudence. La Commission reproche à la République italienne de ne pas verser les restitutions «en temps voulu». Le terme est vague. C'est qu'en effet les règlements communautaires ne fixent pas de délai précis pour les versements. Sans doute prévoient-ils, comme nous l'avons dit, que la restitution est opérée, lorsque la preuve est apportée, selon le cas, soit de la sortie
du territoire de la Communauté, soit de l'arrivée au lieu de destination, et qu'une avance peut être accordée dès l'accomplissement des formalités douanières d'exportation. Mais, une marge assez grande est laissée par ces textes aux États membres pour fixer les documents qui peuvent être acceptés comme modes de preuve de ces diverses opérations; il ne faut donc pas s'étonner si les décisions prises par eux sur ce point entraînent certaines différences quant à la plus ou moins grande rapidité avec
laquelle sont versées les restitutions.

En l'espèce, contrairement à ce que soutient la Commission, la République italienne n'a jamais reconnu l'existence du retard qui lui est imputé, et c'est certainement forcer le sens de la lettre adressée par le ministre de l'agriculture le 22 avril 1968, donc avant même le début de la phase précontentieuse, que d'y voir une telle reconnaissance. Aussi la Commission s'est-elle attachée dans sa réplique à appuyer sa thèse à l'aide de divers documents sur lesquels nous devons nous prononcer.

Ces documents, nous le disons tout de suite, ne nous ont pas paru très convaincants.

— Il n'y a rien à tirer d'abord de ce que la réplique appelle les éléments publiés en Italie par la presse spécialisée. Il s'agit uniquement d'un extrait d'un journal du 6 novembre 1968, faisant allusion à une autre publication qui rapporte elle-même des informations en provenance de Bruxelles selon lesquelles un retard dépassant parfois un an serait mis par l'État italien au versement des restitutions pour les céréales.

— On invoque en second lieu les «difficultés révélées par les représentants des industriels des États membres producteurs au sein des Comités de gestion». Il s'agit d'une plainte du représentant de la rizerie au sujet des difficultés rencontrées dans le versement des restitutions en Italie.

— On invoque encore les nombreuses indications reçues par les services de la Commission de la part d'opérateurs italiens, mais sans préciser ces indications.

— Plus précis est au contraire le fait que deux recours ont été introduits contre le ministère italien des finances par deux sociétés dénommées en recouvrement de sommes considérables, mais non chiffrées, dues au titre de restitutions. Nous ne contesterons pas l'existence de ces recours, mais on ne nous en mentionne que deux, et tant que leur bien-fondé n'aura pas été reconnu par le juge compétent ils ne peuvent guère servir à établir la réalité du retard imputé à la défenderesse.

— Enfin, la Commission s'appuie sur les demandes d'acompte présentées par la République italienne pour les périodes de comptabilisation 1967-1968 et 1968-1969, et desquelles résulterait la preuve du défaut de versement des restitutions pour certains produits et de leur insuffisance pour d'autres. Nous ne nous arrêterons pas à ces documents que nous retrouverons plus loin sous une autre forme. Et nous laisserons également de côté les réponses données par les États membres, en particulier par la
défenderesse, à une enquête ouverte en mars 1967 par la Commission sur les délais auxquels était soumis le paiement des restitutions. Cette enquête concerne la période antérieure au 1er juillet 1967 qui est en dehors du litige.

Sans doute n'avez-vous pas été plus convaincus que nous-même par cette démonstration puisque vous avez, avant l'ouverture de la procédure orale, demandé aux parties des éléments d'appréciation précis en ce qui concerne l'évolution du paiement des restitutions par les autorités italiennes depuis le 1er juillet 1967 jusqu'à 1970. Des indications sur ce point pouvaient en effet permettre de mesurer la portée exacte du retard reproché à la défenderesse et de voir s'il était dû à la mise en marche
d'un système nouveau.

Deux réponses vous ont été fournies.

L'une par le gouvernement italien. Elle comporte le montant des paiements effectués respectivement au cours des périodes 1er juillet 1967-30 juin 1968, 1er juillet 1968-30 juin 1969 et 1er juillet 1969-31 décembre 1969, mais il s'agit de chiffres globaux et qui n'indiquent pas à quelle date ont été effectuées les exportations qui ont donné lieu à ces paiements. Lors de la procédure orale, la Commission a déploré cette présentation schématique qui ne permettait pas de dresser un tableau précis de
la situation, en rapprochant les demandes de versement de tous les opérateurs et les versements effectués, tous éléments qu'elle ignore tant qu'ils ne lui ont pas été signalés par l'État membre.

Mais c'est oublier qu'il incombe à la demanderesse qui désire faire constater le retard d'apporter la preuve de celui-ci. Aussi bien cette preuve, la Commission prétend-elle la donner dans la réponse qu'elle vous a fournie de son côté, et qui se présente sous la forme d'un tableau des paiements pour restitutions à l'exportation dressé à partir des demandes d'acomptes semestrielles déposées par la République italienne.

Examinons de plus près ce tableau.

Il indique en 4 colonnes les restitutions payées pour chaque produit et pour chacun des 4 semestres entre le 1er juillet 1967, date des premières organisations communes, et le 30 juin 1969. Pour le 1er semestre 1968, il fait figurer le montant total des restitutions pour chaque produit et la part afférente aux opérations du semestre précédent; pour le 2e semestre 1968, le montant total et la part afférente à la période du 1er juillet 1967 au 30 juin 1968, qui refléterait ainsi un retard d'un an;
pour le 1er semestre 1969, le montant total et la part afférente à la même période du 1er juillet 1967 au 30 juin 1968, qui refléterait ainsi un retard de 18 mois.

Ces éléments chiffrés qui ont été commentés lors de la procédure orale traduiraient un retard d'environ un an dans le versement des restitutions aux opérateurs; il a même été dit à l'audience un retard de 12 à 18 mois.

Un tel travail représente certainement un effort louable pour suivre de la façon la plus précise possible l'évolution des restitutions et les retards auxquels elles ont pu donner lieu. Nous ne pensons pas cependant, après examen détaillé du tableau, que les conclusions qu'entend en tirer la Commission puissent être accueillies sans réserve.

— On remarquera d'abord qu'au cours du 2e semestre 1967, le premier à considérer, des paiements ont été effectués. Ils sont faibles, ce qui est normal, puisque les premières organisations communes ont été installées le 1er juillet 1967, mais ils existent, ce qui vient contredire l'allégation de la Commission dans sa lettre du 27 février 1968, selon laquelle aucun paiement n'aurait encore été effectué à cette date.

— Au cours du 1er semestre 1968, les restitutions se montent à 6841 millions de lires, sur lesquels 5 millions seulement correspondraient à des opérations du semestre précédent.

— Pour le 2e semestre 1968, les versements sont de 10442 millions de lires sur lesquels 4044 millions sont afférents à la période du 1er juillet 1967 au 30 juin 1968, et la Commission considère que ce dernier chiffre traduit un an de retard. C'est ici que nous ne pouvons la suivre, car les dates de réalisation des exportations et de versement des restitutions ne sont pas connues avec une précision suffisante pour justifier de telles conclusions. Supposons par exemple une exportation réalisée le
1er mai 1968 et pour laquelle la restitution aurait été versée le 1er août 1968, soit après 3 mois, elle ne figurerait pas moins dans la colonne des paiements effectués au titre des exportations de la période du 1er juillet 1967 au 30 juin 1968, qui sont censés traduire un retard d'un an.

— Si nous passons maintenant au 1er semestre 1969, nous trouvons 6950 millions de lires, sur lesquels 1169 millions correspondraient à des opérations de la même période 1967-1968, et traduiraient donc un retard de 18 mois. La même réserve sur ce mode de calcul peut être faite ici que pour le semestre précédent, mais en outre on constate que sur les 1169 millions de lires mentionnés, 718 millions correspondent à des restitutions de produits laitiers. Ici, nous ne comprenons plus du tout, car les
produits laitiers n'étant placés sous le régime du marché unique que depuis le 29 juillet 1968, il ne peut y avoir, en ce qui les concerne, de restitutions obligatoires, les seules visées par le recours, au titre de la période 1967-1968. Sans doute faut-il comprendre que le tableau, tiré des demandes d'acomptes de la République italienne, comprend des restitutions facultativement opérées sous le régime précédent, qui pouvaient effectivement donner lieu à remboursement par la Communauté. Mais
une telle constatation enlève beaucoup de leur force aux chiffres donnés par la Commission et aux conséquences qu'elle en tire.

Que faut-il conclure de tout cela?

On peut peut-être dégager du dossier une impression d'ensemble, à savoir que les restitutions n'ont pas toujours été payées immédiatement, mais quelle est la raison de ce retard? Est-il dû à l'absence de crédits, à l'inertie des services, ou plus simplement aux difficultés inhérentes à la mise en route d'un mécanisme dont le règlement 1041/67 traduit la complexité? C'est ce qu'il est difficile de dire. Nous ne pensons pas d'autre part que les comparaisons que la Commission prétend faire avec la
rapidité dont feraient preuve les autres États membres soient très éclairantes; elles s'appuient sur des données trop anciennes, et d'ailleurs non chiffrées. Il reste alors les indications que la requérante a données, en réponse à votre demande; mais, loin de renforcer sa thèse, elles nous paraissent plutôt montrer qu'on ne peut se faire une conviction suffisamment assurée.

Dès lors, la conclusion nous paraît claire. Si le retard anormal, dépassant un délai raisonnable, peut constituer un manquement aux obligations découlant du traité, encore faut-il, pour que vous en jugiez ainsi, comme l'article 171 vous habilite à le faire, que la Commission vous apporte non seulement des impressions, mais la certitude du retard. Censurer le comportement d'un État membre, avec toute la marge d'incertitude que comporte l'appréciation d'un comportement, est une responsabilité qui
ne doit pas être endossée à la légère. Pour notre part, l'argumentation de la Commission ne nous paraît pas suffisamment convaincante pour que nous puissions vous proposer de prendre une telle responsabilité.

Nous concluons au rejet du recours de la Commission des Communautés européennes et à ce que les dépens soient supportés par cette institution.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 31-69
Date de la décision : 29/01/1970
Type de recours : Recours en constatation de manquement - non fondé

Analyses

Fruits et légumes

Céréales

Sucre

Œufs et volailles

Viande de porc

Matières grasses

Agriculture et Pêche

Viande bovine

Riz


Parties
Demandeurs : Commission des Communautés européennes
Défendeurs : République italienne.

Composition du Tribunal
Avocat général : Gand
Rapporteur ?: Mertens de Wilmars

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1970:3

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