Conclusions de l'avocat général M. Joseph Gand,
présentées le 3 février 1966
Monsieur le Président, messieurs les Juges,
Conformément à l'article 91 du règlement de procédure, vous n'avez à vous prononcer aujourd'hui que sur la fin de non-recevoir opposée par la Commission de la C.E.E. au recours dont vous ont saisis la société Lütticke et deux autres entreprises allemandes.
Vous savez comment est né le litige. Ces trois sociétés, qui importent du lait en poudre en provenance des pays du marché commun, estiment que la perception par la république fédérale d'Allemagne d'une taxe compensatoire de la taxe sur le chiffre d'affaires pour l'importation de ce produit constitue depuis le 1er janvier 1962, date du début de la deuxième étape, une infraction au traité de Rome. Leurs démarches officieuses étant restées sans effet, elles ont utilisé la procédure de l'article 175.
Elles ont demandé le 15 mars 1965 à la Commission:
1o De statuer (einen Beschluß fassen) que la perception de la taxe compensatoire litigieuse constituait une infraction à l'article 95 du traité;
2o D'ouvrir contre la République fédérale la procédure de l'article 169 en vue de faire supprimer la taxe avec effet du 1er janvier 1962 — de de mettre préalablement cet État en mesure de présenter ses observations, et, au cas où il ne se conformerait pas dans les délais à l'avis de la Commission, de «procéder selon l'article 169, alinéa 2,» c'est-à-dire de vous inviter à constater le manquement de l'État incriminé à l'une de ses obligations;
3o Les requérantes souhaitaient enfin être averties des suites données aux demandes que nous avons analysées.
Après une réponse d'attente, elles ont reçu le 17 mai 1965 une lettre exprès signée du directeur général de la «Concurrence» et dont le texte intégral figure au rapport d'audience. Ce haut fonctionnaire indique qu'en abaissant de 4 % à 3 % à compter du 1er avril 1965 la taxe compensatoire la république fédérale d'Allemagne a mis fin à la violation de l'article 95, alinéa 1, «que la Commission de la C.E.E. avait constatée et critiquée». La Commission a donc renoncé à insister auprès d'elle sur la
nécessité d'une réduction rétroactive au 1er janvier 1962 du taux de la taxe en question. Par ailleurs, elle ne croit pas que la taxe compensatoire constitue en elle-même une violation de l'article 95, et ne voit donc aucune nécessité d'une nouvelle intervention de sa part. La lettre se termine ainsi: «En outre, la Commission se permet de faire observer que cette information vous est fournie sans aucune reconnaissance d'une obligation juridique. La possibilité d'un recours en carence relatif aux
demandes que vous avez présentées reste exclue pour vos clients d'après l'article 175, alinéa 3, du traité C.E.E.»
C'est dans ces conditions que la société Lütticke et ses deux corequérantes vous saisissent de deux ordres de conclusions. Elles vous demandent, sur le fondement de l'article 173, alinéa 2, du traité, l'annulation de la «décision» contenue dans la lettre que nous avons résumée, décision qui leur était destinée et qui leur a été notifiée. Si vous considériez cependant que cette lettre ne constitue pas une décision, il en résulterait que la Commission n'aurait pas «pris position» en temps utile au
sens de l'article 175, alinéa 2: il y aurait ainsi de sa part une carence que les requérantes vous demandent de constater par leurs conclusions subsidiaires.
Ainsi, c'est par une mise en demeure, par une «invitation à agir» au sens de l'article 175, qu'a été engagée la procédure. Il convient donc d'abord, pour apprécier l'exception d'irrecevabilité, de préciser la portée de cet article du traité de Rome. On verra que les possibilités qu'il donne aux particuliers sont singulièrement moins grandes que celles qui résultent de l'article 35 du traité C.E.C.A., dont vous avez eu souvent à faire application.
Ouvert aux États membres ou aux autres institutions de la Communauté dans le cas où, en violation du traité, le Conseil ou la Commission s'abstient de statuer, le recours est subordonné à une invitation préalable à agir. Si, à l'expiration d'un délai de deux mois à compter de cette invitation, l'institution n'a pas pris position, le recours peut être formé dans un nouveau délai de deux mois. Et l'on notera ici en passant que les termes «prendre position» sont très vagues et très compréhensifs.
L'article 175, alinéa 3, ajoute: «Toute personne physique ou morale peut saisir la Cour de justice dans les conditions fixées aux alinéas précédents pour faire grief à l'une des institutions de la Communauté d'avoir manqué de lui adresser un acte autre qu'une recommandation ou un avis.» La conséquence en est que l'objet essentiel du recours en carence, de la part d'une personne physique ou morale, est d'obtenir que soit pris un acte juridique qui, par sa nature et sa destination, doit être adressé
au demandeur et qui ne peut être qu'une décision. C'est ce qu'avait souligné M. l'avocat général Roemer dans ses conclusions sur un recours assez analogue, 103-63, Société Rhenania et autres (Recueil X, p. 839) qui s'est terminé par un non-lieu.
Rapprochée de l'article 169, la disposition que nous venons de voir s'oppose à ce qu'une personne privée puisse obtenir la constatation du manquement d'un État membre à l'une de ses obligations. Dans le système du traité de Paris, c'était à la Haute Autorité qu'il appartenait de procéder à cette constatation par une décision motivée, contre laquelle l'État disposait devant vous d'un recours de pleine juridiction. Vous aviez admis la possibilité pour une entreprise, qui estime qu'un État membre
manque à ses obligations, de demander à la Haute Autorité d'enjoindre à cet État de s'y conformer et, en cas d'inaction de l'institution, de former le recours en carence de l'article 35 (affaires 7 et 9-54, Groupement des industries sidérurgiques luxembourgeoises, Recueil II, p. 55, et affaire 30-59, Recueil VII, p. 3).
Une telle jurisprudence s'explique par le fait que le recours de l'article 35 est soumis aux conditions générales du recours en annulation indiquées à l'article 33; que les décisions individuelles mentionnées à l'article 33, alinéa 2, ne doivent pas nécessairement être adressées au requérant, mais simplement le concerner; qu'enfin la décision motivée de l'article 88 du traité C.E.C.A. est une décision individuelle qui peut concerner les particuliers au sens de l'article 33, alinéa 2.
En revanche, en vertu de l'article 169 du traité C.E.E, la Commission ne peut constater par un acte juridique obligatoire la violation du traité par un État membre; elle peut seulement vous en saisir, au terme d'une procédure dont l'élément essentiel est la publication de l'avis motivé, avant laquelle l'État intéressé doit avoir été mis en mesure de présenter ses observations. Les mesures prévues à l'article 169 sont donc les éléments d'un processus destiné à régler un litige entre la défenderesse
et un État membre que seul vient finalement régler l'arrêt que vous êtes appelés à rendre; qu'il s'agisse de l'invitation adressée à l'État membre de fournir ses observations ou de l'avis motivé préalable à votre saisine, on se trouve devant des actes (en employant ce mot dans son sens le plus général et sans lui donner de signification juridique précise) qui sont pris à l'égard de l'État membre et ne sont en aucun cas adressés à celui qui a invité la Commission à agir.
Si le texte de l'article 175, alinéa 3, exclut ainsi la possibilité du recours en carence d'une personne privée pour défaut d'application de la procédure prévue à l'article 169 contre un État membre, cela n'est pas dû à un hasard, mais à la volonté des auteurs du traité de supprimer, pour les particuliers, la faculté qu'ils tenaient des dispositions combinées des articles 33, 35 et 88 du traité C.E.C.A. Toute interprétation qui tendrait à appliquer votre ancienne jurisprudence dans le cadre du
traité de Rome irait certainement à l'encontre, non seulement de la lettre du texte, mais de l'intention de ses auteurs.
Nous avons tenu à souligner certains aspects des procédures prévues aux articles 169 et 175 parce que les requérantes ont entendu elles-mêmes utiliser le dernier de ces articles pour contraindre la Commission à faire usage du premier. Nous pensons que les conclusions que l'on peut en tirer quant à la recevabilité du recours dont vous êtes saisis — soit sur le terrain de l'article 173, soit sur celui de l'article 175, alinéa 3 — sont assez simples. Quelle que soit l'habileté dialectique des
requérantes, nous vous proposerons d'accueillir l'exception d'irrecevabilité opposée par la Commission.
1. A titre principal, les sociétés requérantes vous demandent d'annuler la décision du 14 mai 1965 qui, disent-elles, leur est destinée et qui leur a été notifiée le 17 mai 1965. Il s'agit de la lettre par laquelle le directeur général de la «Concurrence», répondant aux demandes précises adressées sur le terrain de l'article 175 à la Commission, indique que celle-ci ne considère pas que la République fédérale viole l'article 95 du traité et ne voit en conséquence aucune nécessité d'une nouvelle
action.
Reportons-nous à l'article 173, alinéa 2, ainsi rédigé: «Toute personne physique ou morale peut former, dans les mêmes conditions, un recours contre les décisions dont elle est le destinataire, et contre les décisions qui, bien que prises sous l'apparence d'un règlement ou d'une décision adressée à une autre personne, la concernent directement et individuellement.» Nous ne pensons pas que la lettre incriminée puisse être attaquée par les requérantes sur la base de l'article 173.
Non pas tellement, comme le soutient d'abord la Commission, en raison des caractéristiques extérieures de ce document qui ne permettraient pas d'y voir une décision au sens de l'article 173: le fait qu'il ait été rédigé dans un service de la direction générale de la «Concurrence», qu'il porte l'en-tête et un numéro d'enregistrement de cette direction générale, qu'il soit signé par le directeur général intéressé en son nom propre, et non par délégation, ne nous paraît pas décisif. Il résulte en
effet des termes mêmes de la lettre que le signataire de celle-ci y expose le point de vue qui est celui de la Commission, et l'agent de cette dernière a d'ailleurs déclaré, lors de la procédure orale, que la Commission avait auparavant approuvé le contenu de la lettre. Pour un esprit non prévenu et peu au fait des dispositions du règlement intérieur de l'institution, un tel document peut apparaître comme notifiant une position prise par la Commission en tant que telle et non par un de ses
services.
Mais c'est en raison de son contenu que la lettre litigieuse ne nous paraît pouvoir constituer une décision susceptible de recours. Il est de principe qu'une décision de refus ne peut faire l'objet d'un tel recours que si l'acte positif que l'autorité refuse de prendre pouvait lui-même être attaqué. En l'espèce, l'avis motivé que rendrait éventuellement la Commission sur un manquement de la République fédérale à ses obligations, l'invitation faite à cet État de présenter ses observations, plus
généralement l'ouverture de la procédure de l'article 169, tout cela constituerait des phases préalables à un recours engagé devant vous, mais non des actes juridiques susceptibles de faire par eux-mêmes l'objet d'un recours. Il en est nécessairement de même du refus d'engager cette procédure ou d'accomplir ces différents actes.
Par ailleurs, la lettre litigieuse ne constitue pas une décision susceptible de recours parce qu'elle ne produit aucun effet juridique pour ceux à qui elle est adressée, qui n'ont aucunement le droit d'exiger de la Commission qu'elle mette en œuvre la procédure prévue à l'article 169: l'institution émet un avis motivé si elle estime que l'État membre a manqué à une de ses obligations et, si l'État en cause ne se conforme pas à cet avis dans un délai donné, elle peut saisir la Cour de justice. A
deux stades successifs de la procédure, on voit ainsi apparaître une liberté d'appréciation de la Commission qui exclut tout droit des particuliers d'obtenir d'elle qu'elle se décide en un sens donné. Les requérantes objectent que, dès que les conditions de fait sont réunies, la Commission est obligée de mettre en œuvre la procédure de l'article 169, et qu'elle ne possède de pouvoir discrétionnaire qu'en ce qui concerne la deuxième phase, à savoir les mesures qu'elle demande à l'État membre de
prendre. Peu importe ce point sur lequel on pourrait discuter; ce qui est sûr, c'est que, si les autres États membres peuvent, par le biais de l'article 170, obliger la Commission à émettre un avis motivé sur un manquement allégué d'un État dans des conditions assez voisines de celles de l'article 169, les personnes physiques ou morales sont au contraire dépourvues de tout moyen d'action d'aucune sorte. Les requérantes relèvent aussi que, d'après le système du traité de Rome, seule votre Cour
peut être compétente pour examiner si la conception que se fait la Commission des obligations des États est correcte, ce qui est exact; elles en concluent que la Cour ne pouvant intervenir d'office, mais seulement sur demande d'une partie, il faut que, dans les différents États membres, les particuliers concernés aient la possibilité de la saisir. Ici encore elles méconnaissent qu'en vertu de textes formels la Cour ne peut être saisie du manquement d'un État que par la Commission sur la base de
l'article 169, ou par un autre État membre sur la base de l'article 170.
Tout cela nous conduit à admettre que, lorsque la Commission refuse de donner suite à une demande tendant à engager la procédure de l'article 169, elle ne prend pas une décision susceptible de recours dans les termes de l'article 173, alinéa 2. Tel n'était pas, il est vrai, l'unique objet de la lettre adressée au nom des requérantes, qui avaient souhaité également être averties des suites données à leur demande principale. La lettre qu'elles attaquent constitue sur ce point une réponse à leurs
prétentions, mais qui n'est pas non plus susceptible de recours. Nous ne pouvons ici que reprendre les termes de l'avocat général dans l'affaire 103-63, selon lequel la notification d'actes de ce genre «ne constitue qu'un accessoire secondaire, un reflet de l'acte lui-même, sans contenu juridique propre», justiciable par conséquent des mêmes solutions.
2. Vous êtes saisis également de la part des requérantes de conclusions subsidiaires pour le cas — qu'elles pressentaient dès l'origine — où vous considéreriez que la lettre qui leur a été adressée ne constitue pas une décision susceptible de recours dans les termes de l'article 173. Il y aurait alors nécessairement ouverture à un recours en carence conformément à l'article 175. Mais nous nous refusons à admettre le dilemme dans lequel on prétend vous enfermer, et nous n'aurons guère ici qu'à nous
référer à ce que nous avons dit plus haut de cet article.
Le recours en carence de la part d'une personne physique ou morale suppose qu'en violation du traité la Commission ait, malgré une invitation à agir, omis d'adresser au requérant un acte autre qu'une recommandation ou un avis. Or, puisque les particuliers n'ont aucun droit à voir s'ouvrir la procédure de l'article 169, le refus de la Commission d'accéder à une demande en ce sens ne peut constituer une violation du traité.
Le recours n'est d'autre part recevable que si l'institution omet d'adresser un acte «autre qu'une recommandation ou un avis», c'est-à-dire — sans qu'il y ait lieu de préciser autrement — un acte de nature obligatoire. Encore faut-il que cet acte, par sa nature, soit adressé au demandeur, qu'il lui soit véritablement destiné. Tel n'était certainement pas le cas des mesures sollicitées par les requérantes, qui n'auraient pas constitué des actes juridiques de nature obligatoire et qui auraient
concerné la République fédérale; la preuve en est que, dans le point 3 de leur lettre du 15 mars 1965, elles souhaitaient simplement être averties «des décisions demandées sous 1 et 2» qui ne concernaient que la République fédérale.
Au surplus, en vertu de l'article 175, alinéa 2, il n'y a carence que lorsque l'institution n'a pas, dans le délai de deux mois, «pris position», formule un peu différente de celle figurant à l'article 35 du traité C.E.C.A. Ne peut-on en conclure qu'une réponse qui s'analyse en un refus d'agir dans le sens sollicité constitue une prise de position qui ferme la voie au recours en carence? Il ne nous paraît pas nécessaire de trancher cette question pour vous proposer d'écarter les conclusions
subsidiaires dont vous êtes saisis.
Nous voudrions en terminant faire deux remarques.
La première est que, quelle que soit la subtilité du recours, toute l'action des requérantes depuis l'origine tend à contraindre la Commission à engager la procédure de l'article 169 à l'égard de la république fédérale d'Allemagne. Nous vous avons dit pourquoi elles ne sont pas recevables à contester l'abstention ou le refus de l'institution. Il faut ajouter que, si vous en jugiez autrement et si vous examiniez le bien-fondé de leurs conclusions, vous devriez rechercher si la perception de la
taxe compensatoire de la taxe sur le chiffre d'affaires pour l'importation de lait en poudre constitue de la part de la République fédérale une violation de l'article 95 du traité. Vous constateriez ainsi, le cas échéant sur la requête d'un particulier, un manquement d'un État membre à ses obligations, sans en être saisis par la Commission ou par un autre État membre, sans que l'État incriminé ait été appelé à fournir ses observations, donc en méconnaissance des règles formelles des articles 169
et 170 du traité. C'est une preuve de plus que de telles conclusions ne sont pas recevables.
Si d'autre part — c'est notre deuxième remarque — la voie de l'article 169 se trouve ainsi fermée aux particuliers par la volonté des auteurs du traité, les requérants ne sont pas nécessairement privés de toute protection juridique, puisqu'ils ont celle de l'article 177; elle n'est pas purement théorique, ainsi que le montre l'affaire 57-65 qui, sur renvoi du tribunal des finances de Sarrebrück, pose la question de l'application directe de l'article 95 du traité.
Vous devez enfin vous prononcer sur les dépens que l'avocat des requérantes vous a invités à l'audience à mettre intégralement en toute hypothèse à la charge de la Commission. Si nous l'avons bien compris, la lettre de réponse de cette institution ayant au moins l'apparence d'une décision aurait conduit la société Lûtticke à introduire son recours. L'argument ne nous paraît pas très convaincant, car le dernier paragraphe du document litigieux, par les réserves qu'il contenait, pouvait au
contraire mettre en garde les requérantes contre un procès téméraire. Aussi ne voyons-nous pas de raison particulière de déroger ici à la règle de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure suivant laquelle la partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens, ce qu'a fait la Commission.
Nous concluons:
— au rejet comme irrecevable du recours 48-65,
— et a la mise des dépens a la charge des sociétés requérantes.