Conclusions de l'avocat général M. Joseph Gand
du 28 octobre 1965
Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
Les six questions qui vous sont posées par le Hessisches Finanzgericht ne vous donneront pas seulement l'occasion de prendre position sur un problème fort important pour le bon fonctionnement des organisations communes des marchés dans le cadre de la C.E.E. Elles vous conduiront également à préciser sur certains points la place et la portée de l'article 177 dans l'ensemble des règles du traité qui fixent votre compétence et les garanties juridictionnelles accordées aux ressortissants des États
membres.
Les faits sont simples. L'entreprise Schwarze, de Brême, a obtenu, le 31 janvier 1964, de l'«Einfuhr- und Vorratsstelle für Getreide und Futtermittel» (Office d'importation et de stockage pour les céréales et fourrages) des certificats d'importation de 1.100 tonnes d'orge qui devaient être importées des Pays-Bas au cours du mois de février. A cette occasion, l'Einfuhr- und Vorratsstelle a fixé à 96,75 DM par tonne le taux du prélèvement prévu à l'article 2 du règlement no 19 du Conseil, portant
établissement graduel d'une organisation commune des marchés dans le secteur des céréales. On sait que le taux du prélèvement correspond à la différence entre le prix franco frontière pour l'État membre exportateur, calculé et fixé chaque semaine par la Commission de la C.E.E., et le prix de seuil de l'État membre importateur, arrêté chaque année par cet État, sous déduction d'un «montant forfaitaire» destiné à favoriser les échanges intracommunautaires.
Devant l'Office d'importation, saisi d'un recours tendant à voir réduire de 15 DM par tonne le taux du prélèvement, comme ensuite devant le Hessisches Finanzgericht, la discussion a porté exclusivement sur la décision de la Commission du 24 janvier 1964 fixant le prix franco frontière pour les importations d'orge vers la république fédérale d'Allemagne en provenance des Pays-Bas à 301 florins par tonne, prix qui commandait la fixation par l'Office du prélèvement au taux litigieux.
Contre cette décision dont le destinataire était la République fédérale, l'entreprise Schwarze formulait à la fois des griefs de forme et de fond: elle n'était pas motivée, contrairement à l'article 190 du traité — elle avait retenu pour base le prix de l'orge américaine importée aux Pays-Bas et non celui pratiqué pour l'orge récoltée dans ce dernier État, violant ainsi les règlements nos 19 et 89. En raison de cette double irrégularité, la décision du 24 janvier 1964 ne liait pas les États membres,
et l'Office d'importation n'aurait pas dû en tenir compte pour l'évaluation du taux du prélèvement, alors même que le gouvernement fédéral avait négligé d'intenter devant vous le recours prévu à l'article 173.
C'est dans ces conditions que le Hessisches Finanzgericht, sur la requête conjointe des parties, vous a saisis des six questions suivantes qu'il convient de rappeler en raison des doutes parfois émis sur la recevabilité de certaines d'entre elles au regard de l'article 177.
On vous demande d'abord — c'est l'objet des questions 1 et 2 — si la fixation, le 24 janvier 1964, par la Commission, du prix franco frontière devait être motivée, et, dans l'affirmative, si chaque décision doit comporter des motifs spécifiques qu'énumère le Finanzgericht, ou s'il suffit qu'une décision antérieure ait indiqué les considérations dont s'est inspirée la Commission.
Partant de l'hypothèse — dont l'exactitude n'est pas contestée par la Commission — que cette dernière s'est basée sur de l'orge récoltée hors des Pays-Bas, on vous demande par la question 3 d'interpréter les articles 2 et 3 du règlement no 19 : le prix franco frontière peut-il ou non être déterminé d'après des cotations relatives à des céréales provenant de pays tiers mais négociées dans l'État membre exportateur?
Quatrième question : Si la décision litigieuse n'est pas suffisamment motivée ou si c'est illégalement qu'elle se fonde sur des cotations de prix afférentes à des céréales récoltées dans un pays tiers, et si néanmoins elle n'a pas été attaquée par la République fédérale dans les délais de l'article 173, cette décision est-elle entachée de nullité absolue, de nullité relative ou bien est-elle obligatoire pour les importateurs allemands?
Cinquième et sixième questions : Au cas où il serait répondu à la quatrième question que la fixation en cause n'est pas nulle ou inopposable aux importateurs allemands, un importateur peut-il l'attaquer sur le fondement de l'article 173, alinéa 2, du traité, même lorsqu'elle ne le concerne qu'indirectement, au motif que le montant du prélèvement a été calculé sur la base d'une fixation erronée des prix? Dans l'affirmative, est-il recevable à former ce recours dans les deux mois suivant la date à
laquelle le caractère obligatoire de la fixation a été porté à sa connaissance par la décision préjudicielle relative à la quatrième question?
Les auteurs du renvoi n'ont, vous le voyez, négligé aucun des aspects, aucune des conséquences, même lointaines, du litige dont ils étaient saisis. Certaines des questions qu'ils vous posent risquent de vous entraîner si loin qu'il n'est pas inutile d'en examiner d'abord la recevabilité. Ainsi que le remarque la Commission, ce que vous demande en définitive le Finanzgericht, c'est de dire si la décision du 24 janvier 1964 doit être considérée comme nulle ou comme ayant une force obligatoire, et dans
ce dernier cas pour les seuls États destinataires, ou également pour les importateurs. C'est donc le problème de la validité de cette décision qui vous est posé par la quatrième question, que les trois premières, présentées sous forme de questions d'interprétation de l'article 190 du traité et des articles 2 et 3 du règlement no 19, ne font qu'introduire.
Il vous est posé à propos d'une décision que l'Etat membre, qui en est le destinataire, n'a pas attaquée devant vous dans les délais de l'article 173, par un importateur qui, en vertu d'une jurisprudence maintenant fixée, n'a pas qualité pour intenter le recours prévu à cet article 173 (voir par exemple affaire no 38-64: Getreide-Import Gesellschaft contre Commission de la C.E.E., Recueil, XI, p. 264).
Il résulte d'autre part du jugement du Finanzgericht que les motifs susceptibles d'après lui d'affecter la validité de la décision litigieuse ne touchent pas à l'existence juridique formelle de celle-ci mais à sa légalité dans le sens le plus large: défaut ou insuffisance de motifs, violation du règlement no 19 en tant qu'elle prend en considération le prix de l'orge importée aux Pays-Bas.
Est-ce bien là ce qu'entend l'article 177, alinéa 1, b, du traité lorsqu'il vous attribue compétence pour statuer à titre préjudiciel sur la validité des actes pris par les institutions de la Communauté? Une réponse affirmative nous paraît découler de votre arrêt du 18 février 1964 dans les affaires nos 73 et 74-63, Internationale Crediet (Recueil, X, p. 7), qui, sur renvoi d'une juridiction néerlandaise, avait trait notamment à la validité de décisions de la Commission adressées à des États
membres. A la suite des observations présentées par le gouvernement de la République fédérale, M. l'avocat général Roemer avait examiné le problème de façon très approfondie sous ses deux aspects. Il avait estimé que la «validité» dont parle l'article 177 débordait l'aspect formel de l'acte juridique pour comprendre également sa légalité au sens le plus large, en dépit de la différence des termes employés respectivement par cet article et par l'article 173; il avait considéré d'autre part que
l'article 177 permettait d'examiner la légalité des décisions adressées à des États membres. Votre arrêt prend implicitement mais nécessairement position dans le même sens, puisque, après avoir examiné les questions posées, en particulier l'étendue des pouvoirs de la Commission lorsqu'elle autorise un État membre à adopter des mesures de sauvegarde dans le cadre de l'article 226 du traité, pouvoirs dont elle avait usé pour prendre les décisions litigieuses, vous concluez que : «l'examen des
questions dont la Cour a été saisie ne révèle aucun élément de nature à affecter la validité desdites décisions». Une thèse analogue est d'ailleurs déjà développée dans certains des motifs de votre arrêt du 14 décembre 1962 (affaires nos 31 et 33-62: Milchwerke Heinz Wöhrmann et Lütticke, Recueil, VIII, p. 971).
Le gouvernement français objecte à cela que l'on vous demande ainsi d'apprécier un acte déterminé, émanant d'une institution de la Communauté, et de prendre parti, par voie de conséquence, sur un problème ressortissant au contentieux de l'annulation. L'objection serait pertinente si l'on se trouvait dans le domaine de la pure interprétation; mais elle ne peut être retenue, s'agissant d'une question préjudicielle qui porte, comme le permet l'article 177, sur la validité d'un acte de la Commission.
Il reste que la question no 4 ne se limite pas seulement au point de savoir si les irrégularités alléguées entraînent la «non-validité» de la décision litigieuse — ce qui relève de l'examen de cette décision elle-même; elle porte également sur la nature éventuelle de cette «non-validité», ce qui est alors une question d'interprétation du traité, sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure.
C'est sous le bénéfice de ces observations que nous en venons maintenant aux deux points essentiels qui vous sont soumis et sur lesquels la procédure écrite et les plaidoiries vous ont déjà largement éclairés.
A — La décision litigieuse doit-elle être motivée et est-elle suffisamment motivée?
1. Les organisations communes des marchés agricoles ont substitué dans la plupart des cas à toutes les autres mesures de protection aux frontières le système des prélèvements, qui vise à compenser la différence entre les prix pratiqués à l'intérieur et ceux qui sont pratiqués à l'extérieur de l'État membre importateur. Pour le secteur des céréales, le prélèvement suit les variations des prix sur les marchés, chaque jour pour les prix caf, chaque semaine pour les prix franco frontière. La fixation
par la Commission de ces derniers prix est ainsi un des deux facteurs déterminants de calcul du prélèvement intracommunautaire, l'autre étant constitué par le prix de seuil de l'État membre importateur. Elle est effectuée sur la base de critères énoncés dans le règlement no 89 de la Commission: le prix franco frontière est égal au prix le plus favorable pour l'État membre importateur sur les marchés les plus représentatifs pour l'exportation vers cet État, majoré des frais de transport.
En fait, le prix est fixé par la Commission sur la base des données transmises par télex par les États membres; la décision est portée aussitôt à la connaissance des représentations permanentes de ces États, et les services intéressés en sont immédiatement avisés par télex. Elle n'est pas publiée au Journal officiel, mais le supplément agricole de celui-ci publie chaque semaine le tableau annexé à la décision et comportant les différents prix. L'ensemble des opérations doit être effectué en 24
heures environ. C'est dire que la rapidité et la fréquence de la fixation des prix sont des conditions nécessaires du bon fonctionnement du système pour un produit qui, comme en l'espèce, est susceptible de variations à court terme. Mais ce n'est cependant qu'une infime partie des tâches de la Commission dans ce domaine; il suffit de se reporter au supplément agricole du Journal officiel, joint au dossier, pour constater qu'elle doit chaque semaine fixer des centaines de prix caf, prix franco
frontière ou primes, pour les produits les plus divers. Il y a là un élément de fait dont il faut nécessairement tenir compte.
2. Sur la nature de l'acte qui fixe les prix franco frontière, l'avocat de l'entreprise Schwarze a, pour des raisons aisément compréhensibles, émis devant vous des doutes sérieux. Pour lui, le caractère obligatoire du prélèvement découle du règlement no 19 qui, seul, produit des effets juridiques, la fixation des prix ne serait qu'une constatation de fait qui pourrait être confiée à des experts indépendants et qui, en tout cas, ne créerait aucun droit ou obligation nouvelle. Ce serait un acte sui
generis, non une décision au sens de l'article 189 du traité. Cette opinion, contraire à votre jurisprudence, ne peut qu'être écartée. Ainsi que l'a souligné la Commission, il résulte du règlement no 19 un engagement de fixer un prélèvement, mais non tel prélèvement déterminé; le montant de celui-ci n'est arrêté que compte tenu de tel prix franco frontière, fixé par une décision individuelle et concrète. Au surplus, s'il s'agissait d'un acte sui generis, ne rentrant pas dans les catégories
prévues à l'article 189, sur quelle disposition de droit communautaire pourrait-on se fonder pour exiger qu'il soit motivé? Car l'article 190 qu'invoque la requérante au principal ne concerne que «les règlements, les directives et les décisions».
3. Vous avez au dossier la copie de la décision du 24 janvier 1964. Son exposé des motifs vise le traité, la décision de la Commission du 21 décembre 1962, portant fixation des prix franco frontière des céréales, farines, gruaux et semoules; il se fonde — sans les spécifier — sur les prix dont la Commission a eu connaissance.
Quant à la décision elle-même, elle porte que les prix franco frontière servant de base au calcul des prélèvements intracommunautaires et des restitutions à l'exportation vers les États membres pour les produits visés à l'article 1er , alinéas a, b et c, du règlement no 19 du Conseil sont modifiés conformément au tableau annexé Les prix ainsi fixés sont valables à partir du 27 janvier 1964 et jusqu'à leur modification par décision ultérieure de la Commission. Il est précisé que la décision est
destinée à tous les États membres.
4. Lorsque l'article 190 prévoit l'obligation de motiver, il pose une règle générale dont la portée doit être adaptée à la nature fort diverse des actes des institutions: actes réglementaires ou individuels, décisions relatives à la situation d'un fonctionnaire ou décision prise dans le domaine de l'économie, autorisations de toutes sortes accordées aux États membres dans le cadre du traité. Cette obligation, comme vous l'avez rappelé notamment dans l'affaire no 24-62 (gouvernement de la République
fédérale contre Commission de la C.E.E. Recueil, IX, p. 135) ne «répond pas seulement à un souci formel mais vise à donner aux parties la possibilité de défendre leurs droits, à la Cour d'exercer son contrôle et aux États membres, comme à tout ressortissant intéressé, de connaître les conditions dans lesquelles la Commission a fait application du traité»; cela conduit à exiger que la décision contienne l'indication des constatations de fait essentielles et des considérations juridiques qui ont
été déterminantes pour l'adoption de la mesure.
Tirant les conséquences de ces principes, l'entreprise Schwarze vous dit que pour être conforme à l'article 190 du traité, la décision fixant le prix franco frontière doit indiquer sur la base de quelles offres, pour quelles quantités, pour quelles qualités, en s'inspirant de quelles sources d'information, la Commission s'est déterminée.
Il est clair que la décision litigieuse ne comporte pas ces précisions. Sans doute ne doit-elle pas être appréciée isolément, mais au contraire interprétée à la lumière de la décision du 21 décembre 1962, à laquelle elle se réfère expressément. Cette dernière décision, qui portait fixation des prix franco frontière pour les mêmes produits et avait été périodiquement modifiée pour tenir compte de l'évolution du marché, peut être regardée comme la décision de base en la matière. Son exposé des
motifs, beaucoup plus développé, énumère toutes les dispositions réglementaires sur la base desquelles la Commission est habilitée à fixer les prix franco frontière; il mentionne tous les critères dont l'institution doit tenir compte pour cette fixation, et c'est en appliquant ces critères aux prix dont elle a eu connaissance que la Commission déclare fixer les prix franco frontière faisant l'objet de sa décision. On retrouve cette même référence aux «prix dont la Commission a eu connaissance»
dans les visas de la décision litigieuse.
De la combinaison de ces deux décisions on peut déduire sans trop de difficultés que l'auteur de l'acte a entendu appliquer les critères énumérés par les règlements et l'on peut connaître ainsi les considérations juridiques qui l'ont déterminé; en revanche, la référence aux prix du marché connus de la Commission ne s'accompagne d'aucune des indications précises et chiffrées permettant de voir sur la base de quelle cotation elle a fixé les prix, pourquoi elle arrive précisément à ces prix et non à
d'autres.
Peut-on cependant admettre que la décision est suffisamment motivée au sens de l'article 190 du traité? Pour l'affirmer, la Commission, fermement soutenue par les trois États membres qui ont fourni des observations, donne des arguments essentiellement d'ordre pratique. Ce sont d'abord les conditions dans lesquelles doit fonctionner le système de l'organisation commune des marchés: il faut fixer un très grand nombre de prix dans un délai très bref, qui ne permet pas de faire figurer sur les
décisions elles-mêmes les cotations sur lesquelles elles sont fondées. Sur ce point, les annexes 3 et 4 du mémoire de la Commission sont particulièrement significatives.
Mais surtout le système fonctionne et ne peut fonctionner que dans la mesure où il repose; complètement ou partiellement, sur des informations fournies par des importateurs et des exportateurs. Elles constituent des secrets d'affaires et ne sont donc communiquées qu'à la condition d'être considérées comme confidentielles par le destinataire.. Sans même faire appel à l'article 214 du traité sur le secret professionnel, la divulgation de ces informations aurait pour résultat inévitable d'en tarir
la source. Cette discrétion doit s'étendre très loin, car, comme le relève la Commission, l'indication d'éléments concrets de calcul n'a de sens que si elle est complète et conduit aux prix fixés; il serait donc vain de mentionner les seuls éléments de fait qui pourraient être indiqués sans dévoiler l'informateur. Le même raisonnement vaudrait sur un plan voisin pour les frais de transport qui entrent en compte pour la détermination des prix franco frontière: une grande partie des tarifs de
transport dont la connaissance est nécessaire fait l'objet de conventions qui ne sont communiquées que comme informations confidentielles.
La Commission considère cependant qu'un tel système est valable dans le domaine des fixations de prix dans la mesure où il permet aux destinataires — les États membres — d'être informés des motifs de décisions qui n'ont pas d'ailleurs à être publiées. Or, les critères du règlement no 89 ont été arrêtés au sein du Comité de gestion composé de leurs représentants, et les faits sur la base desquels sont fixés les prix franco frontière sont connus d'eux puisque ce sont leurs services qui communiquent
les données nécessaires.
Quant aux importateurs, pour lesquels le système adopté rend plus difficile le contrôle de la fixation des prix, la Commission déclare qu'elle leur communique, sur leur demande, les éléments concrets de calcul d'un prix donné lorsqu'il n'y a pas de danger de dévoiler un informateur. Et, bien entendu, le secret se trouvera en toute hypothèse levé devant le juge.
Il faut choisir entre ces deux thèses opposées. Celle de l'entreprise Schwarze, qui a aussi les préférences du Finanzgericht, est plus conforme à la rigueur des principes et à la ligne générale de votre jurisprudence. Nous hésitons cependant à l'adopter et cela pour les raisons développées par la Commission et les États membres. Si chaque décision de prix devait contenir dans son exposé des motifs les indications que réclame l'entreprise et que nous avons mentionnées tout à l'heure, le système
des prélèvements serait paralysé dans un premier stade par de simples difficultés matérielles, et mis à néant dans un second stade par la disparition des informateurs. On pourrait envisager d'autres formes d'organisation des marchés dans lesquelles les prélèvements seraient indépendants des relevés journaliers ou hebdomadaires des prix, et par suite moins précis, voire plus arbitraires, donc moins satisfaisants pour l'économie et les agents économiques; mais cela n'est pas notre rôle. Nous ne
pouvons que nous placer à l'intérieur du système tel qu'il existe et constater que des raisons matérielles et psychologiques s'opposent à ce que les décisions de prix soient assorties de motifs plus complets que ceux qu'elles comportent. Cela suffit-il pour qu'elles répondent aux exigences de l'article 190?
L'argument de la Commission suivant lequel il n'y a à tenir compte que de l'information des destinataires, les États membres, ne peut être retenu, car il néglige les importateurs.
Plus généralement, il convient, pensons-nous, d'admettre que des impossibilités matérielles ne permettent pas de donner aux décisions de cet ordre une motivation plus ample que celle que nous avons décrite, et que, compte tenu de cette situation de fait, la décision litigieuse doit être regardée comme valable sous cet aspect.
B — La décision fixant les prix franco frontière peut-elle être fondée sur des cotations relatives à des céréales provenant de pays tiers, mais négociées dans l'État membre exportateur? Ou ne doit-elle tenir compte que des céréales récoltées dans cet État? C'est à titre principal l'interprétation des articles 2 et 3 du règlement no 19 qui vous est ici demandée.
La décision litigieuse est basée sur des cotations de prix s'appliquant à de l'orge d'origine américaine qui se trouvait alors aux Pays-Bas. D'après la requérante au principal, le prix de cette orge aurait été à l'époque inférieur de quatre unités de compte environ à celui de l'orge néerlandaise; le prix franco frontière n'aurait donc pas correspondu au prix auquel un importateur allemand pouvait acheter aux Pays-Bas de l'orge néerlandaise, et le prélèvement intracommunautaire s'en serait trouvé
accru d'autant.
L'entreprise Schwarze soutient que ce mode de calcul est illégal. Elle s'appuie en premier lieu sur les termes de l'article 2, paragraphe 1, du règlement no 19, dans sa version allemande, qui, en stipulant que le prix franco frontière était le prix du produit en provenance (stammend aus) de l'État membre exportateur rendu franco frontière de l'État membre importateur, n'aurait visé que les céréales récoltées dans l'État membre exportateur. Et l'article 3 du même règlement confirmerait cette
interprétation. Mais la question ne nous paraît pas pouvoir être résolue sur le seul plan linguistique. Si dans les trois autres versions le règlement parle des produits en provenance de l'État membre, ce terme, quand on le rapproche de l'article 9, alinéa 2, du traité où il est également employé, doit être opposé à celui de «produit originaire de l'État membre» et couvrir par conséquent les céréales importées. Ce premier argument doit donc être écarté.
L'entreprise Schwarze se réfère ensuite à la raison d'être, à l'objet des prix franco frontière dont la fixation est prévue par le règlement no 19. D'après l'article 2, il n'intervient que comme élément servant à déterminer le prélèvement intracommunautaire (le prix caf prévu à l'article 10 étant utilisé au contraire pour la détermination du prélèvement envers les États tiers). Or, l'article 1er du règlement no 86 réserve expressément l'application du prélèvement intracommunautaire aux céréales
récoltées dans l'État membre exportateur; il stipule que le prélèvement envers les pays tiers est perçu lors de l'importation en provenance d'un État membre de ces produits, si ceux-ci n'ont pas été récoltés dans l'État membre exportateur. La conséquence logique est donc que les prix franco frontière ne sont calculés et fixés que pour les seules céréales récoltées dans l'État membre exportateur, et dans l'application du règlement no 89 fixant les critères servant à la détermination de ces prix
la Commission ne pourrait tenir compte que des cotations concernant les céréales indigènes.
Vous connaissez la réponse de la Commission. Elle consiste d'abord à élever le débat. Si le règlement no 19 ne précise pas expressément à quelles importations doivent être appliqués prélèvement intracommunautaire et prélèvement envers les pays tiers, le régime des échanges entre États membres — ou avec les pays tiers — prévu par ce règlement doit nécessairement être le même que celui qui est prévu par le traité lui-même. Or, du point de vue de l'élimination des droits de douane et des
restrictions quantitatives, l'article 9 réserve aux produits en provenance de pays tiers qui se trouvent en libre pratique dans les États membres le même sort qu'aux produits originaires de ces États membres. Sont soumises au prélèvement intracommunautaire les marchandises qui seraient soumises aux mesures que ce prélèvement a remplacées; par suite, toutes les céréales se trouvant en libre pratique dans l'État membre exportateur relèvent du prélèvement intracommunautaire, qu'elles soient ou non
récoltées dans cet État. Il en résulte également que le prix franco frontière devait être défini comme le prix des céréales provenant de l'État membre exportateur, quelle que soit leur origine, et le règlement no 89 n'apporte sur ce point aucune restriction au mécanisme institué par le règlement no 19.
Le système est jusqu'ici parfaitement cohérent et le recours aux règles du traité pour éclairer le règlement no 19 est séduisant. Mais il y a le règlement no 86 qui, pour éviter des détournements de trafic, limite le prélèvement intracommunautaire aux céréales récoltées dans l'État membre exportateur. Pour écarter le lien qu'il paraît logique d'établir entre application du prélèvement et fixation du prix franco frontière, la Commission invoque essentiellement deux arguments.
En premier lieu, c'est la nécessité de fixer un prix franco frontière en vue de la détermination du prélèvement intracommunautaire pour les produits transformés visés à l'article 1er, alinéa 4, du règlement no 19, même dans le cas où le produit de base n'est pas récolté dans l'État membre exportateur ou si la récolte indigène est épuisée, et ce prix ne pourra évidemment être fixé qu'en partant des céréales importées. C'est en effet ce qui paraît résulter du régime fort complexe établi par le
règlement no 55, remplacé par le règlement no 141-64.
D'autre part, lorsque dans l'État membre exportateur sont commercialisées des céréales indigènes et des céréales importées, il est logique de tenir compte également de ces dernières pour la détermination des prix franco frontière, car, à qualité égale, les unes et les autres doivent nécessairement avoir le même prix, puisqu'elles sont interchangeables. Vous retrouvez ici plus ou moins nettement l'idée d'unité de marché dont il a été beaucoup parlé à l'audience et que, du côté de l'entreprise
Schwarze, on a très vivement contestée. Contre cette idée, on a fait valoir l'existence de deux taux de prélèvement, dont l'un comporte la déduction du montant forfaitaire, la différence des prix de transport, et l'on a ajouté que le règlement no 86 ne pouvait que renforcer cette tendance à la dualité des marchés. Mais l'on entre ici dans le domaine des hypothèses.
Il n'apparaît pas en définitive qu'il y ait un lien nécessaire entre l'application du taux de prélèvement tel qu'il est prévu par le règlement no 86 et la fixation du prix franco frontière. Ce sont deux questions qui peuvent être dissociées. Dès lors, les raisons de droit et les arguments de fait exposés par la Commission sont admissibles, et l'on doit conclure, répondant ainsi à la troisième question posée par le Hessisches Finanzgericht, que le terme «en provenance» employé aux articles 2 et 3
du règlement no 19 permet de tenir compte, pour la fixation du prix franco frontière, des cotations de céréales de pays tiers négociées dans l'État membre exportateur.
C — Si vous adoptez le point de vue que nous vous proposons, vous n'aurez pas à aller plus loin dans la réponse aux questions que vous a adressées le juge allemand, car les suivantes ne se posent que dans le cas où la décision litigieuse serait considérée comme n'étant pas valable.
Nous devons, pour notre part, envisager l'hypothèse où vous ne nous suivriez pas. Quel sort réserver alors à la question no 4? Le Finanzgericht ne demande pas seulement si la décision litigieuse est valable ou non; il veut savoir aussi quelle serait la nature d'une éventuelle «non-validité», et, sur ce point, il s'agit en réalité d'interpréter l'article 177 lui-même. Pour autant que nous avons exactement compris les nuances de sa pensée, il envisage plusieurs hypothèses: la non-validité de la
décision entraînerait sa nullité à l'égard de tous, y compris les autorités allemandes et en particulier l'Office d'importation et de stockage des céréales — la décision serait inopposable aux importateurs, qui, seuls, pourraient se prévaloir de son invalidité — enfin, bien que non valide, la décision resterait obligatoire pour ces importateurs.
Le problème nous paraît devoir être posé de la façon suivante: lorsque, sur renvoi d'un juge national, vous déclarez, dans le cadre de la procédure de l'article 177, l'illégalité d'un acte, quels sont les effets qui découlent de l'autorité de la chose jugée par votre arrêt? S'agit-il d'un effet relatif ou d'un effet erga omnes? Bien que les auteurs soient divisés sur ce point, nous n'avons pour notre part aucune hésitation à adopter la première solution. Il faut en effet distinguer
soigneusement, dans leur domaine comme dans leurs effets, l'annulation d'un acte sur un recours de l'article 173, et la déclaration d'illégalité de l'article 177. Dans le premier cas, l'action est engagée par une personne justifiant d'un droit de recours; elle est soumise à des conditions très strictes de délai pour ne pas prolonger la précarité de l'acte. L'étendue des effets de recours a pour contrepartie les limites apportées à sa recevabilité. Au contraire, le juge national peut à tout
moment vous demander de vous prononcer sur la validité d'un acte qui ne serait plus, depuis longtemps, susceptible d'un recours direct; il vous saisit pour lui permettre de statuer sur le litige dont il a lui-même à connaître, et il suffit que votre arrêt ait ses effets dans le cadre de ce litige. Par ailleurs, donner un effet erga omnes à la déclaration d'illégalité aboutirait pratiquement à faire revivre le délai de recours de l'article 173 chaque fois qu'un litige porté devant un tribunal
mettrait en cause la validité d'un acte des institutions de la Communauté. Nous pensons donc que la décision dont l'illégalité a été déclarée n'est privée d'effets qu'entre les parties au litige principal; en d'autres termes, si vous estimiez «non valide» la décision du 24 janvier 1964, l'entreprise Schwarze pourrait se prévaloir de votre décision, mais non les autres importateurs, non parties au litige, auxquels le même prélèvement a été appliqué. La réponse que nous proposerions de donner à la
question no 4 ne rencontre ainsi aucune des hypothèses évoquées par le Finanzgericht.
D — Restent encore deux questions sur la recevabilité du recours devant vous dans le cadre de l'article 173 de l'importateur et sur les conditions de délai de ce recours. Elles sont sans objet, compte tenu de la réponse que nous donnerions, s'il y avait lieu, à la quatrième question. C'est une raison — entre autres — pour ne pas nous y arrêter.
Nous concluons à ce qu'il soit répondu aux questions posées dans les termes et les limites suivants :
1o Les décisions de la Commission portant fixation des prix franco frontière doivent être motivées;
2o Une décision de cet ordre satisfait aux dispositions de l'article 190 du traité lorsqu'elle indique, soit par elle-même, soit en se référant à une décision antérieure, les considérations dont s'est inspirée la Commission dans la fixation des prix;
3o Les articles 2 et 3 du règlement no 19 portant établissement graduel d'une organisation commune des marchés dans le secteur des céréales doivent être interprétés en ce sens que le prix franco frontière peut être également déterminé sur la base des cotations pour les céréales de pays tiers négociées dans l'État membre exportateur;
4o L'examen des questions dont la Cour a été saisie ne révèle aucun élément de nature à affecter la validité de la décision de la Commission du 24 janvier 1964 portant fixation du prix franco frontière de l'orge pour l'importation vers la République fédérale.
Nous concluons enfin à ce qu'il soit statué par le Hessisches Finanzgericht sur les dépens de la présente instance.