Conclusions de l'avocat général M. Joseph Gand
du 16 juin 1965
Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
M. Götz Schoffer a été engagé au service de la Commission de la C.E.E. à compter du 1er mai 1959 en qualité d'assistant du directeur général de relations extérieures. Il a été classé au grade A 4, échelon 1, en conformité d'une décision de caractère général prise le 23 avril précédent par la Commission, aux termes de laquelle ces agents seraient en principe — et sous réserve du maintien des situations acquises antérieurement — classés dans la carrière A 5-A 4
Lors de la procédure d'intégration, il a été maintenu dans ses fonctions antérieures et a été titularisé à compter du 1er janvier 1962 au grade A 4, échelon 3. La décision prise en ce sens lui a été notifiée au plus tard en février 1963.
Le 19 juin 1964, il a introduit auprès de la Commission une réclamation fondée sur l'article 90 du statut. Il soutenait que la nature des fonctions des assistants des directeurs généraux justifiait leur classement au grade A 3, et, invoquant le principe dégagé par vous dans l'arrêt Maudet du 19 mars 1964, il sollicitait son reclassement dans ce grade à compter de la date d'effet de sa titularisation. Ayant reçu, le 8 septembre, une réponse d'attente, il vous a saisis d'un recours enregistré le
16 octobre 1964. Il vous demande de mettre à néant la décision implicite de rejet prise à son égard et de dire qu'il appartient à la Commission de donner suite à sa réclamation.
A — Recevabilité
Tant dans la procédure écrite qu'à l'audience, l'institution défenderesse a opposé au requérant une fin de non recevoir tirée de ce que son recours remet en cause un classement qui, faute d'avoir été contesté en temps utile, était définitivement fixé lors de la réclamation du 19 juin 1964. La décision implicite de rejet, née de l'attitude prise par la Commission sur cette réclamation, était purement confirmative de celle fixant le classement et n'a donc pu ouvrir un nouveau délai de recours.
A cette fin de non recevoir, M. Schoffer répond que sa demande, par sa nature même, ne peut faire l'objet d'une forclusion. L'administration a l'obligation permanente de classer les agents qu'elle emploie dans les conditions fixées par l'article 5 du statut; cette obligation n'est donc pas limitée dans le temps, non plus par suite que le recours auquel pourraient donner lieu les décisions qui ne s'y conformeraient pas. Ce système est difficilement compatible avec le mécanisme institué par
l'article 91 qui prévoit que, dans les litiges opposant une institution à son personnel, les recours doivent être formés dans un délai de trois mois qui court du jour de la notification de la décision à l'intéressé s'il s'agit d'une mesure de caractère individuel, en l'espèce la décision de classement, notifiée au plus tard en février 1963. Car la règle de l'article 91 a une portée générale et vaut quelle que soit la décision contestée.
Passé ce délai, la décision ne peut plus en principe être attaquée; elle est définitive, et l'administration ne peut être tenue de revenir sur elle. Il n'en est autrement — vous l'avez rappelé notamment dans l'arrêt Charles Muller du 16 décembre 1964 (Recueil, X, p. 1295) — qu'en cas de «fait nouveau substantiel». Il appartient alors au fonctionnaire d'adresser une réclamation dans les conditions de l'article 90 en invoquant le fait nouveau dont il croit pouvoir se prévaloir.
Qu'en est-il en l'espèce? Vous avez à plusieurs reprises admis que la publication du tableau descriptif des emplois prévu à l'article 5 du statut pouvait constituer ce fait «nouveau», parce que ce n'est qu'au vu de ce tableau que l'agent peut se rendre compte s'il a été bien ou mal classé lors de sa titularisation. Encore faut-il, pensons-nous, que dans ce cas la réclamation, lorsqu'elle est formulée, le soit dans le délai du recours contentieux. C'est la thèse qu'avait soutenue M. l'avocat général
Roemer dans ses conclusions sur l'affaire Boursin (Recueil, X, p. 1390) et qui seule peut éviter d'enlever toute portée aux règles prévues par le statut en matière de voies de recours et de délais.
Or, il est constant que le tableau descriptif, arrêté par la Commission dans sa séance du 29 juillet 1963, a été publié dans les informations au personnel de la Commission du 2 octobre 1963. C'est cette publication qui constituait le point de départ du délai ouvert pour invoquer le fait nouveau, et la réclamation introduite le 19 juin 1964 était évidemment tardive.
Mais, à la vérité, ce n'est pas de cela que se prévaut M. Schoffer, c'est essentiellement de l'arrêt Maudet du 19 mars 1964 auquel il se référait dès le premier paragraphe de sa réclamation administrative. Comme il le dit dans sa réplique, cet arrêt constituerait véritablement un précédent pour le droit invoqué par lui, en ce sens que la Cour de justice a affirmé que tout agent qui, après son intégration, a été maintenu dans un emploi pour lequel le statut prévoit un grade supérieur à celui qui lui
a été attribué dans le cadre de la titularisation, a droit à voir régulariser son classement. Cet arrêt aurait supprimé «l'insécurité juridique régnant en la matière» du fait que «le texte de l'article 102, paragraphe 1, du statut pouvait prêter à discussion».
Il est certain que votre arrêt Maudet a pour la première fois interprété une disposition du statut sur la portée de laquelle on pouvait hésiter; mais il n'en résulte aucunement qu'il constitue un fait nouveau ouvrant au profit d'autres fonctionnaires un nouveau délai de recours pour contester la légalité de leur classement. Ainsi que nous avons eu l'occasion de le dire dans une autre affaire, la force de chose jugée dont il est revêtu se limite aux rapports de droit existant entre les parties au
litige: la Commission et M. Maudet; elle est sans effet sur les rapports entre la Commission et d'autres agents, dont la situation ne se trouve pas modifiée quant aux délais dans lesquels ils peuvent faire valoir leurs droits. L'institution défenderesse a indiqué, dans sa duplique, comment cette conception était conforme d'une façon générale aux principes admis dans les divers États membres pour les recours en matière administrative, et nous n'insisterons pas plus sur ce point. Nous ajouterons
simplement que l'espèce actuelle n'est même pas semblable à celle qui a donné lieu à l'arrêt précédent, puisqu'à la différence de cette affaire, il y a contestation sur le grade auquel correspondent les fonctions occupées par le requérant.
Mais M. Schoffer invoque également le fait qu'en juin 1964 — donc juste avant sa réclamation — la Commission a nommé un autre fonctionnaire, M. Stefani, assistant du directeur général des affaires économiques et financières au grade A 3. Cette nomination serait la première application pratique des nouvelles règles adoptées par la Commission le 28 novembre 1962 pour le classement de ces agents, suivant lesquelles il convenait «de se prononcer à l'avenir cas par cas sur le classement des assistants en
fonction des éléments d'appréciation propres à ce poste». La Commission aurait ainsi reconnu pour la première fois officiellement après l'entrée en vigueur du statut et de la description des emplois que les tâches de l'assistant sont des fonctions du grade A 3.
Le dossier ne permet pas d'établir si, comme le soutient la Commission, d'autres agents auraient été, avant M. Stefani, nommés par application des règles définies en novembre 1962. En toute hypothèse, la nomination invoquée a le caractère d'un acte individuel qui n'a d'effet qu'en ce qui concerne la situation de celui qui en est l'objet, et ne peut constituer juridiquement un «fait nouveau» susceptible de rouvrir les délais pour discuter le classement d'un tiers.
En résumé, nous pensons que le classement de M. Schoffer au grade A 4, échelon 3, à compter du 1er janvier 1962 n'ayant été attaqué ni lorsqu'il a été notifié à l'intéressé, ni lorsqu'a été publié le tableau de description des emplois, est devenu définitif. Par suite, la réclamation présentée par lui en juin 1964, plus de trois mois après l'intervention du seul fait nouveau dont il aurait pu se prévaloir, n'a pu rouvrir le délai qui lui était imparti en vertu de l'article 91 du statut pour faire
valoir ses droits, ni obliger l'administration à revenir sur une situation inattaquable.
Cette solution peut paraître rigoureuse, comme toutes les règles fixant des délais de recours, en particulier dans le contentieux de la fonction publique. Mais il ne faut pas oublier que ces règles de procédure s'expliquent par le nécessité d'assurer la stabilité des situations juridiques et des décisions administratives. Si ce principe est défavorable au fonctionnaire, dans le cas présent, il peut jouer en sa faveur en d'autres hypothèses, par exemple en s'opposant à ce que l'administration
revienne sur un acte ayant conféré des droits.
Si vous ne partagiez pas cette manière de voir, vous auriez à vous prononcer sur le bien-fondé de la demande de M. Schoffer tendant à obtenir son classement à compter du 1er janvier 1962 dans le grade A 3. C'est la question que nous examinerons brièvement à titre subsidiaire.
B — Bien-fondé
La fonction d'assistant du directeur général ne figure ni à l'annexe I du statut, ni au tableau des descriptions des emplois types arrêté par la Commission.
On sait que ce tableau décrit les fonctions de l'emploi type d'administrateur principal (carrière A 4 - A 5) comme celles de«chef d'un secteur d'activité d'une division», ou de «chef d'un service spécialisé», ou de «fonctionnaire qualifié chargé de tâches de conception, d'études ou de contrôles d'un secteur d'activité», ou enfin «d'adjoint d'un chef de division». Quant à l'emploi type de chef de division (carrière A 3), c'est celui, soit de l'agent qui «dirige une unité administrative sous
l'autorité d'un directeur — le cas échéant sous l'autorité directe d'un directeur général — dans un domaine spécialisé», soit du «fonctionnaire de haute qualification appelé à conseiller un organe de l'institution ou responsable d'études ou de contrôles sous l'autorité d'un directeur général ou d'un directeur».
Pour établir que l'emploi d'assistant du directeur général doit être rangé au grade A 3, M. Schoffer invoque en premier lieu la nature de ces fonctions qui font essentiellement de celui qui les occupe un «conseiller» du directeur général. Relevant directement de ce haut fonctionnaire, il l'assiste et le conseille dans la supervision de la direction générale, participe sous sa responsabilité à la préparation et à l'accomplissement de toutes les tâches importantes, assume la liaison avec les
directeurs et chefs de division comme avec les cabinets des membres de la Commission, représente à l'occasion le directeur général, et, en l'absence de celui-ci, est parfois amené en fait à donner en son nom aux fonctionnaires de la direction générale de véritables instructions. Il a enfin la responsabilité du fonctionnement du secrétariat de la direction générale. Toutes attributions qui ne correspondent pas à celles de l'administrateur principal, mais bien plutôt à celles du fonctionnaire de haute
qualification appelé à conseiller un organe de l'institution.
M. Schoffer rappelle aussi — c'est son autre argument — que sur 9 assistants de directeurs généraux, 4 sont classés en A 3 et 5 en A 4. Si l'on adopte les chiffres de l'institution défenderesse, la répartition sur 12 directions générales ou organes assimilés serait de 4 en A 3 et 8 en A 4 ou A 5; mais, quoiqu'il en soit de ces divergences, aucun motif valable ne justifierait cette différence de classement. La nature des fonctions de l'assistant ne varierait guère d'une direction générale à l'autre,
si bien qu'il faudrait appliquer à tous le même traitement.
La réponse faite par la Commission à cette double argumentation nous paraît inégalement convaincante. Nous serions assez porté à penser avec elle que les fonctions de l'assistant correspondent à celles d'un agent A 4 -A 5, ou du moins qu'elles ne correspondent pas à celles de l'agent A 3, contrairement à ce que tente d'établir M. Schoffer. La responsabilité du secrétariat de la direction générale ne peut en effet être assimilée à celle d'une division — ce que d'ailleurs le requérant ne soutient pas.
Mais surtout il nous semble abusif de le qualifier de «conseiller» du directeur général au sens de la description des emplois, qui paraît associer ce terme à l'idée d'expert hautement qualifié. Le rôle de l'assistant à cet égard ne déborde pas le cadre du devoir général que prévoit l'article 21 pour l'ensemble des fonctionnaires. Il n'est pas exact non plus qu'il «représente» son directeur général, et soit amené à donner des instructions aux lieu et place de celui-ci; quant à sa participation ou à
sa présence aux réunions de certains comités, elle ne paraît comporter aucune conséquence pour son classement hiérarchique.
Plus délicat est au contraire le fait que d'autres assistants aient été classés au grade A 3 dans le nouveau statut. L'administration ne le justifie pas seulement par le maintien de situations antérieures — ce qui ne vaudrait d'ailleurs pas pour tous les bénéficiaires de ce classement — elle indique que, si les nécessités du service ont exigé dès l'origine qu'un emploi d'assistant fût institué au sein de chaque direction générale, cet emploi ne constitue pas cependant un «emploi type» correspondant
à une carrière déterminée au sens de l'article 5 du statut. Elle ajoute qu'on ne peut contester à la Commission le pouvoir de donner à cet emploi un contenu variable.
Qu'il y ait quelque imprécision et quelque chevauchement dans la description des fonctions et attributions de chaque emploi que doit arrêter l'institution, nous avons dit dans une autre affaire que c'était malheureusement inévitable. Mais, nous n'en trouvons pas moins discutable et dangereuse la thèse avancée aujourd'hui par la Commission. Elle nous paraît s'analyser dans l'idée que les carrières définies à l'annexe ne valent que pour les seuls emplois types qui y sont énumérés et qui seuls auraient
une définition précise établie ne varietur; au contraire, les autres emplois n'auraient pas de contenu fixe, la même appellation pourrait recouvrir des fonctions de niveau différent, auxquelles correspondraient par conséquent des carrières différentes.
Or, l'article 5 du statut, après avoir prévu que la correspondance entre emplois types et carrières est établie par le tableau de l'annexe I, charge chaque institution d'arrêter la description des fonctions et attributions que comporte chaque emploi. Cette description doit donc être aussi complète que possible; elle doit être arrêtée de façon telle que tout emploi puisse y trouver sa place, sinon expressément, du moins par assimilation; qu'en rapprochant les fonctions exercées par le titulaire d'un
emploi de celles décrites au tableau, on puisse l'assimiler à un des emplois types qui y sont visés et définir ainsi la carrière à laquelle il a droit.
Si des différences peuvent exister d'une institution à l'autre, nous voyons mal comment, au sein de la même institution et dans le cadre d'un même tableau descriptif, la même appellation pourrait correspondre à des emplois et à des carrières différentes. La Commission a rappelé à l'audience le cas du «conseiller principal» et du «conseiller» rangés respectivement en A 2 et A 3 par le tableau qui définit cependant les fonctions de l'un et de l'autre de façon très voisine, sinon identique. Le fait est
exact; il ne suffit pas nécessairement à justifier une différence de niveau et par suite de classement entre des emplois d'assistant, dont on nous dit par ailleurs que les nécessités du service ont exigé dès l'origine la création au sein de chaque direction générale. Ainsi, emploi également nécessaire dans chaque direction générale, mais pour remplir des fonctions cependant différentes suivant les cas; cela ne nous paraît pas très convaincant.
On se trouve en réalité placé devant un choix entre deux notions: ou bien, l'appellation d'«assistant du directeur général» recouvre des fonctions de niveau différent suivant les cas, et correspond ainsi à des emplois différents; nous avons dit les réserves que soulevait cette conception. Ou bien, l'on admet que l'emploi est unique, mais alors — en dépit de ce qui existe dans d'autres cas — comment sa carrière pourrait-elle s'étaler du grade A 3 au grade A 5 sans méconnaître les règles du statut, et
notamment de l'Annexe I? On peut d'ailleurs se demander si la thèse de l'administration sur le contenu variable de l'emploi n'a pas pour explication le désir d'échapper aux contraintes qui naissent de cette disposition du statut.
Si vous deviez vous prononcer sur le bien-fondé du recours de M. Schoffer, vous ne pourriez le faire, pensons-nous, qu'après avoir tranché ce point de droit; peut-être seriez-vous conduits à rechercher quelques précisions supplémentaires sur la situation des assistants des diverses directions générales, sans qu'il y ait lieu pour cela de faire appel au témoignage du supérieur hiérarchique ou des collègues du requérant. Mais, pour les raisons que nous avons indiquées, nous croyons que votre examen
doit s'arrêter avant même que soit abordée l'étude du bien-fondé des prétentions de M. Schoffer.
Nous concluons:
— au rejet du recours 46-64,
— et à ce que les dépens soient supportés par chacune des parties dans les conditions prévues à l'article 70 du règlement de procédure.