Conclusions de l'avocat général M. Joseph Gand
du 11 mars 1965
Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
La société commerciale de droit allemand Getreide-Import, qui a pour objet le commerce extérieur et en particulier l'importation de céréales et d'aliments pour le bétail, vous demande d'annuler une décision de la Commission de la C.E.E. du 25 juin 1964, qui, dans le cadre du règlement no 19 portant établissement graduel d'une organisation commune des marchés dans le secteur des céréales, a fixé pour le 26 juin 1964 les prix C.A.F. de ces céréales et plus précisément du sorgho. Elle soutient que,
contrairement aux dispositions de l'article 10, paragraphe 2, de ce règlement et à l'article 1, paragraphe 1, du règlement no 68, ce prix n'a pas été fixé en fonction des meilleures possibilités d'achat sur le marché mondial. Elle reproche d'autre part à cette décision de ne comporter aucun motif, contrairement à l'article 190 du traité C.E.E. Subsidiairement, et pour les mêmes motifs, elle vous demande d'annuler les décisions de la Commission des 23 et 24 juin 1964 fixant ce prix respectivement
pour les 24 et 25 juin.
Comme elle l'a fait pour d'autres affaires un peu analogues, déjà tranchées ou encore pendantes devant vous, la Commission a opposé à ce recours l'exception d'irrecevabilité et, conformément à l'article 91 du règlement de procédure de la Cour, elle a demandé que cette question soit tranchée par décision préjudicielle.
C'est donc uniquement sur ce problème de recevabilité au regard de l'article 173, paragraphe 2, du traité, qui seul a été discuté à l'audience, que porteront nos conclusions. Mais il nécessite au préalable que l'on précise la portée des décisions attaquées dans le cadre de l'organisation commune des marchés des céréales.
I
Cette organisation tend notamment à libérer le commerce international de ces denrées de toutes restrictions quantitatives et de toutes autres entraves en les remplaçant par un régime de prélèvements applicables aux échanges entre les Etats membres, ainsi qu'entre les Etats membres et les pays tiers. Ce système a pour but d'égaliser les différents niveaux de prix et d'éviter des perturbations du marché. S'agissant des importations des pays tiers, le prélèvement, perçu par l'État membre importateur et
à son profit, est égal à la différence entre le niveau des prix du pays d'importation et le prix d'achat tel qu'il est déterminé à l'article 10 du règlement; ces deux éléments du calcul sont fixés de la façon suivante: chaque État membre fixe annuellement pour la campagne de commercialisation suivante son «prix de seuil». Quant au prix d'achat (prix C.A.F. en français, prix C.I.F. dans les trois autres langues de la Communauté), il est établi par la Commission, pour un lieu de passage en frontière
choisi par chaque État membre, à partir des possibilités d'achat les plus favorables; le règlement no 68 précise que la Commission tient compte à cet effet de toutes les offres faites sur le marché mondial, et dont elle peut avoir connaissance, soit par l'intermédiaire des États membres, soit par ses propres moyens, ainsi que des cours cotés sur les places boursières importantes.
Vous avez au dossier les actes attaqués par la société requérante. Chacun d'eux se présente comme une décision de la Commission, fondée sur les prix d'offres et les cours du jour, et fixant dans un tableau annexe pour chaque céréale le prix C.A.F. à compter du lendemain de la date de la décision et jusqu'à modification ultérieure (en fait cette fixation a lieu chaque jour ouvrable). Le prix est distinct, non seulement pour chaque céréale, mais pour chaque État membre, car, du fait des écarts entre
les coûts de transport jusqu'au lieu de passage en frontière, l'offre qui est la plus favorable pour cinq États peut ne pas l'être pour le sixième. D'après son article 3, la décision est destinée à tous les États membres; elle est, nous dit la Commission, notifiée le même jour à la République fédérale par télex adressé à la représentation de celle-ci auprès des Communautés. Mais les tableaux annexes comportant les prix C.A.F. sont également publiés chaque semaine au supplément agricole du Journal
officiel.
Ces données une fois connues, il ne reste plus à l'organisme compétent de chaque État qu'à calculer le taux du prélèvement, opération purement arithmétique et ne comportant aucune marge d'appréciation. En République fédérale, c'est le rôle de l'Einfuhr und Vorratsstelle fur Getreide und Futtermittel. Lorsque, conformément à l'article 16 du règlement, l'importateur demande à cet organisme un certificat d'importation, valable en principe pendant quatre mois, le montant du prélèvement sera celui
applicable au jour de l'importation, ou, si l'intéressé le préfère, celui applicable au jour du dépôt de la demande majoré d'une prime.
C'est dans ces conditions que la Getreide-Import Gesellschaft a demandé le 26 juin 1964 et obtenu une licence d'importation pour 1.000 tonnes de sorgho en provenance des États-Unis. Il n'est pas contesté que les taux de prélèvement dont elle est assortie pour le déchargement du sorgho des États-Unis au cours du mois de juin se fondent sur un prix C.A.F. de 51 unités de compte, fixé par la décision de la Commission du 25 juin valable pour le 26. La société soutient que ce prix a été irrégulièrement
fixé sur la base d'une offre comportant déchargement dans la deuxième quinzaine de juillet ou la première quinzaine d'août, alors qu'avaient été présentées des offres portant sur des quantités importantes disponibles en juin, mais à des prix supérieurs. Elle vous demande donc l'annulation de la décision de la Commission fixant ce prix de 51 unités de compte.
II
La recevabilité de son recours doit être appréciée au regard de l'article 173, alinéa 2, du traité ainsi rédigé : «Toute personne physique ou morale peut former, dans les mêmes conditions (c'est-à-dire qu'à l'alinéa 1), un recours contre les décisions dont elle est le destinataire, et contre les décisions qui, bien que prises sous l'apparence d'un règlement ou d'une décision adressée à une autre personne, la concernent directement et individuellement.» Nous nous trouvons en présence d'une décision
destinée aux États membres, qui leur est adressée et qui touche chacun d'eux dans la mesure où elle fixe le prix C.A.F. au lieu de passage en frontière. Pour que la société requérante soit recevable à agir, il faut que cette décision, en tant qu'elle porte sur le prix du sorgho, la concerne tout à la fois directement et individuellement. Ce sont les deux points qu'il convient de préciser.
Dans vos deux arrêts: 25-62, Plaumann (Recueil, IX, p. 109), et 1-64, Glucoseries réunies (Recueil, X, p. 813), la constatation que la seconde condition n'était pas remplie vous a dispensés de rechercher si les requérants satisfaisaient à la première, question à laquelle l'avocat général donnait une réponse négative. Il faut cependant l'examiner, et cela d'autant plus qu'à l'audience l'agent de la Commission, revenant sur la position adoptée par lui dans sa défense, a admis que la décision critiquée
concernait directement la Getreide Import Gesellschaft et vous a demandé formellement de statuer sur ce point.
On peut pour cela se placer à deux points de vue. Ou bien d'un point de vue formel on constate qu'après la décision de la Commission intervient au moins un acte de l'État membre: ici, il y en a même deux, la fixation générale du prélèvement par l'Office d'importation, conformément à l'article 6 de la loi allemande du 26 juillet 1962 portant application du règlement no 19, et sa fixation individuelle pour une opération déterminée; et l'on en déduit que le particulier n'est concerné qu'indirectement
par la décision de la Commission fixant le prix C.A.F.
Ou bien l'on s'attache à la réalité des choses et l'on recherche si, dans la décision qu'il est amené à prendre, l'État membre dispose d'une marge d'appréciation quelconque, car, dans la négative, s'il se borne à exécuter sans intervention de sa propre volonté une mission qui lui est confiée par la Communauté, s'il agit comme une autorité de «l'administration communautaire indirecte», il n'est pas exagéré de dire que c'est la décision de la Commission qui régit directement la situation du
particulier. Et l'on a fait remarquer à ce sujet qu'il existait un rapport étroit entre l'interprétation de l'intérêt direct exigé par l'article 173, alinéa 2, et le point de savoir si des décisions peuvent aussi conférer des droits directs au particulier, c'est-à-dire s'il peut faire valoir devant sa juridiction nationale qu'un acte de la Communauté ou d'un État membre est contraire à une décision.
Pour apprécier la nature et la portée d'une décision, ce qui importe c'est moins sa forme que son contenu et ses effets réels (voir notamment affaires 16 et 17-62, Confédération nationale des producteurs de fruits et légumes, Recueil, VIII, p. 903). Nous sommes ainsi porté à admettre avec la Commission que, lorsque l'intervention de l'État membre se limite à une exécution purement technique, la décision communautaire concerne directement le particulier. Tel est certainement le cas de l'espèce; car,
une fois fixé le prix C.A.F., l'organisme de la République fédérale n'a aucune marge d'appréciation pour la fixation du prélèvement au cours de la campagne céréalière. Et ce prélèvement que le règlement lui attribue, l'État est tenu de le percevoir.
On notera ici que la situation était assez différente dans les deux affaires sur lesquelles vous vous êtes déjà prononcés. Refus d'autoriser la République fédérale à suspendre partiellement les droits de douane applicables à certains produits des pays tiers (Plaumann), autorisation accordée à la République française de percevoir des taxes compensatoires à l'importation de glucose (Glucoseries réunies), dans les deux cas la décision de la Commission ne concernait qu'indirectement les importateurs
requérants. C'est évident pour l'octroi d'une autorisation que l'État membre est libre d'utiliser ou non; cela reste vrai, estimait M. l'avocat général Roemer, même lorsqu'il s'agit d'un refus, car il appartient à l'État de décider, dans son pouvoir d'appréciation gouvernementale, s'il entend continuer à poursuivre son but) primitif à l'aide de voies de recours ou s'incliner devant une décision dont l'exposé des motifs peut l'avoir convaincu.
III
Mais la recevabilité du recours suppose aussi que le requérant est concerné individuellement par la décision qu'il attaque. Dans sa demande de décision préjudicielle, la Commission a longuement énuméré toutes les catégories de personnes qui se trouvaient concernées par la fixation du prix C.A.F. pour le sorgho. Les indications que nous avons données montrent que ce sont d'abord tous ceux qui avaient l'intention d'importer cette céréale à la date indiquée, ou du moins de demander la fixation à
l'avance d'un prélèvement pour une importation à réaliser pendant la durée de validité de la licence. Une étude plus poussée du mécanisme fort complexe institué par le règlement no 19 — étude dans le détail de laquelle nous n'entrerons pas — établirait que ce prix a aussi sa répercussion sur le prélèvement dû par les importateurs de produits transformés à base de sorgho. De même, il détermine la limite supérieure des montants de la restitution qui peut être accordée à l'exportation du sorgho ou des
produits transformés à base de sorgho vers les pays tiers ou vers les États membres; il intéresserait donc non seulement les importateurs mais les exportateurs, et même tous ceux qui voulaient éventuellement passer avec les uns et les autres des contrats d'achat ou de vente. Enfin, si le prix critiqué n'a été fixé que pour la République fédérale, il l'a été à partir d'une offre qui a paru à la Commission représenter pour tous les États membres la possibilité d'achat la plus favorable sur le marché
mondial, et c'est cette appréciation que critique la société requérante; la Commission en conclut que, pour résoudre la question du caractère individuel de la décision, il faut prendre également en considération les importateurs, exportateurs, clients ou fournisseurs de sorgho ou de produits transformés à base de sorgho des autres États membres.
Mais, comme le fait remarquer la requérante non sans quelque raison, cela prouve que, dans un système qui vise à établir graduellement une organisation commune des marchés, la fixation des prix entraîne une réaction en chaîne. Elle peut même se répercuter jusqu'au stade du consommateur, mais ce sont là des répercussions indirectes, qui n'excluent pas que l'on puisse délimiter un secteur plus étroit de personnes intéressées individuellement par la décision. En fait, ce serait la dizaine d'entreprises
qui importent habituellement du sorgho en République fédérale, au nombre desquelles figure la requérante.
Chacune de ces deux thèses est sans doute excessive. Le prix C.A.F. a pu être fixé dans tous les États membres à partir de la même offre; il l'a été à des taux différents qui tiennent compte des frais de transport. Il s'agit donc en droit et en fait de décisions distinctes même si elles ont un lien entre elles. L'acte attaqué ne concernant que la fixation des prix C.A.F. pour la République fédérale, c'est uniquement sous l'angle de cet État que doit être apprécié le caractère individuel de la
décision. En revanche, puisque la fixation du prix se répercute sur le montant de la restitution à l'exportation comme sur le prélèvement à l'importation, elle concerne au même titre exportateurs ou importateurs de sorgho de la République fédérale.
Votre arrêt Plaumann a déjà fixé une ligne directrice. Les sujets autres que les destinataires d'une décision ne peuvent prétendre être concernés individuellement que si cette décision les atteint en raison de certaines qualités qui leur sont particulières ou d'une situation de fait qui les caractérise par rapport à toute autre personne et, de ce fait, les individualise d'une manière analogue à celle du destinataire. Et vous avez refusé d'admettre qu'était concerné individuellement par une décision
relative aux droits de douane sur les clémentines un importateur de ce fruit, atteint «en raison d'une activité commerciale qui, à n'importe quel moment, peut être exercée par n'importe quel sujet».
Ce raisonnement nous paraît dicter la solution dans la présente affaire, même si le nombre des importateurs intéressés en République fédérale est moins grand, car il s'agit toujours d'une catégorie abstraite dont l'effectif ne peut être délimité au moment où prend effet la décision de la Commission. On ne peut dire notamment, comme la requérante, que celui qui a introduit ce jour-là une demande de licence s'est distingué du nombre général des importateurs et que, de ce fait, la décision le concerne
individuellement; en effet, celle-ci ne s'applique pas seulement aux importateurs effectifs mais aux importateurs virtuels, ne serait-ce que dans la mesure où le prix fixé pourrait les détourner de solliciter une licence. Et le même raisonnement vaut pour les exportateurs.
Même si vous considérez, comme nous vous proposons de l'admettre avec la Commission, que les trois décisions attaquées concernent directement la société requérante, elles ne la concernent pas individuellement, et son recours n'est par suite pas recevable. La solution peut paraître stricte, mais elle découle de l'article 173 du traité, et c'est celui-ci qui a déterminé de façon assez restrictive les conditions de recevabilité des recours des personnes privées. S'ensuit-il nécessairement, comme la
requérante l'a soutenu plus ou moins, que ces perosnnes seraient privées de toute protection juridique efficace? Il ne le semble pas; elles disposent du recours à la juridiction nationale de leur État et celle-ci peut, au titre de l'article 177, vous saisir d'une demande de décision préjudicielle sur laquelle vous statuez dans des délais très brefs et dans des conditions de procédure garantissant les droits des parties.
Si le système de protection juridique comporte une faille, c'est peut-être dans la mesure où, comme le rappelait à la barre l'avocat de la requérante, l'arrêt Plaumann exclut tous dommages-intérêts, au titre de l'article 215, alinéa 2, du traité, du fait d'un acte administratif non annulé. Or, il y a peu de chances que les décisions du type de celle qui nous occupe vous soient déférées en vue de leur annulation par les États qui en sont destinataires. Il n'est pas sûr d'autre part que le recours
devant la juridiction nationale puisse toujours assurer aux particuliers la réparation du préjudice effectivement subi par eux du fait de ces décisions, à les supposer irrégulières. Faudrait-il alors tempérer la rigueur du système en admettant que la constatation, sur renvoi dans les conditions de l'article 177, de la non validité de l'acte équivaut à son annulation pour la mise en jeu de la responsabilité de la Communauté? Ou admettre d'autres solutions plus libérales encore?
Quoi qu'il en soit de ce point que nous n'avons abordé que pour répondre aux objections soulevées par la requérante,
Nous concluons à ce que,
faisant droit à l'exception opposée par la Commission de la C.E.E.,
— vous rejetiez comme irrecevable le recours de la Getreide-Import Gesellschaft,
— et mettiez les dépens à la charge de cette société.