Conclusions de l'avocat général
M. MAURICE LAGRANGE
5 décembre 1963
Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
Le litige qui oppose le requérant, M. Lepape, membre de la division «inspection» à la Haute Autorité, à cette dernière, est relatif, vous le savez, d'une part, au remboursement, refusé par l'administration, des frais du déménagement effectué le 22 avril 1961 de Luxembourg à Bruxelles à la suite d'un changement d'affectation et, d'autre part, au calcul des frais de mission pour toute une série de missions accomplies depuis le 1er juillet 1959. Examinons successivement ces deux points.
A — Frais de déménagement
La question présente des aspects de droit et de fait.
1) En droit, les parties divergent sur l'interprétation à donner à la disposition applicable, à savoir l'article 15 du règlement général de la Communauté, tel qu'il a été modifié par décision de la Commission des présidents du 21 novembre 1960, avec effet au 1er décembre 1960.
Rappelons ce texte, qui se trouve reproduit au rapport d'audience de M. le Juge rapporteur (p. 6) :
«Les dépenses effectuées pour le déménagement du mobilier personnel, y compris les frais d'assurance pour la couverture de risques simples (bris, vol, incendie), sont remboursées aux fonctionnaires qui se trouvent obligés de déplacer leur résidence pour se conformer aux dispositions de l'article 9 du statut. Ce remboursement est effectué dans les limites d'un devis préalablement approuvé. Deux devis au moins doivent être présentés aux services compétents de l'institution. Ces services, s'ils
estiment que les devis présentés dépassent un montant raisonnable, peuvent faire choix d'un antre déménageur professionnel. Le montant du remboursement auquel le fonctionnaire a droit peut alors être limité à celui du devis présenté par ce dernier déménageur.»
La question est la suivante: la stricte observation des dispositions relatives à l'approbation préalable d'un devis, après présentation de deux devis au moins, est-elle une condition nécessaire du droit au remboursement? C'est la thèse de l'administration, qui aboutit à créer une véritable déchéance contre l'agent qui a opéré son déménagement avant d'avoir obtenu l'approbation requise.
Nous trouvons, Messieurs, cette thèse excessive. Comme la lecture du texte le fait clairement apparaître (plus clairement d'ailleurs que le texte en vigueur avant sa modification par la décision du 21 novembre 1960), il faut distinguer le principe du droit au remboursement, qui est posé à la première phrase, et les modalités selon lesquelles ce remboursement est effectué, le droit une fois reconnu, qui font l'objet de la suite du texte. Les formalités prévues dans cette deuxième partie sont
uniquement justifiées par les exigences du contrôle. Nous pensons, dès lors, que lorsque le déménagement a eu lieu avant que ces formalités aient été accomplies, l'intéressé n'est pas ipso facto déchu de son droit à remboursement, mais que, bien entendu, l'administration conserve toute latitude pour vérifier aussi bien la consistance que le prix du déménagement; à cet égard, il lui appartient d'exiger toutes les justifications nécessaires pour exercer pleinement a posteriori le contrôle que la
négligence de l'intéressé ne lui a pas permis d'exercer préalablement.
Si vous étiez saisis d'un recours en annulation, il suffirait sans doute de s'arrêter là, c'est-à-dire d'annuler la décision attaquée pour erreur de droit et de renvoyer l'affaire devant l'administration. Mais tel n'est pas le cas: il s'agit, en vertu de l'article 91 du statut des fonctionnaires, d'un contentieux de pleine juridiction dans lequel la Cour a tous pouvoirs tant pour apprécier les faits de la cause que pour fixer elle-même, le cas échéant, le montant de la dette; d'ailleurs les
conclusions de la requête ne tendent à l'annulation d'aucune décision, mais uniquement à la condamnation de la Haute Autorité au paiement de certaines sommes.
2) Examinons donc la question en fait. Tout d'abord, nous écarterons du débat ce qui a trait à la demande de renseignements adressée par le requérant à l'administration le 17 avril 1961 et à laquelle il n'a été répondu que le 18 mai. Sans même retenir le fait que le déménagement a eu lieu dès le 22 avril, on ne peut évidemment faire état de l'ignorance du règlement par le requérant: d'abord parce que «nul n'est censé ignorer» un règlement dont il n'est pas contesté qu'il ait été régulièrement porté
à la connaissance du personnel, et parce qu'au surplus, même si l'on sortait du domaine de la fiction juridique, on devrait reconnaître que la nature des fonctions de M. Lepape rendait cette ignorance particulièrement peu vraisemblable, et cela d'autant plus que, dans une lettre du 15 juin 1961, le requérant indique à l'administration qu'il a réclamé confirmation écrite des propositions qui lui avaient été faites en décembre 1960 par des transporteurs de Luxembourg et Bruxelles: il savait donc,
dès décembre 1960, qu'il était question de son changement d'affectation et qu'il devait s'adresser à plusieurs transporteurs.
Les justifications produites a posteriori sont-elles suffisantes? Telle est la seule question, à laquelle, à notre avis, ne peut être donnée, du moins en l'état actuel, qu'une réponse négative. En effet, les pièces justificatives ne sont qu'au nombre de deux :
1o Une facture de déménagement émanant d'une firme belge, datée du 22 avril 1961 : cette pièce certifie que le requérant, «suivant devis» (lequel n'est pas produit), a acquitté la somme de 13.800 FB, sans autre détail;
2o Une lettre du 30 mai 1961 d'une firme luxembourgeoise portant offre pour un déménagement de Luxembourg à Bruxelles (lequel avait eu lieu le 22 avril !) : il y est question du déménagement de 50 m3 pour un prix de 13.240 FB.
Il nous paraît évident que les deux pièces produites, dont l'une n'est qu'une facture et l'autre un devis des plus sommaires, postérieur au déménagement, sont nettement insuffisantes pour permettre le contrôle de la consistance de ce déménagement et, par voie de conséquence, de son prix. Donc, en l'état actuel des justifications présentées, le premier chef de demande ne peut qu'être rejeté.
B — Frais de mission
Le litige porte essentiellement — on peut même dire uniquement, les autres divergences sur le calcul des frais de mission ayant maintenant disparu — sur l'interprétation à donner au règlement dans la mesure où il autorise l'utilisation de la voiture personnelle et prévoit le remboursement des frais de déplacement effectués dans ces conditions.
Le texte applicable est le règlement du personnel de juillet 1956, article 17, d, modifié par décision de la Commission des présidents du 21 novembre 1960. Le texte ainsi modifié se retrouve, sans changements autres que ceux imposés par les références, à l'article 12, paragraphe 4, de l'annexe VII du statut actuel des fonctionnaires; l'interprétation que vous donnerez des dispositions en vigueur à l'époque où les missions litigieuses ont été accomplies vaudra donc aussi pour l'avenir.
Une partie des missions relève des dispositions primitives du règlement, l'autre des dispositions modifiées. Il y a donc lieu d'examiner les deux textes successifs.
1o Texte primitif. — Nous vous en rappelons la teneur :
«Les fonctionnaires peuvent être autorisés à utiliser leur voiture personnelle à l'occasion d'une mission déterminée, à condition que l'emploi de ce moyen de transport ne comporte pas une augmentation de la durée prévue pour l'accomplissement de la mission. Dans ce cas, les frais de transport seront remboursés dans les conditions de l'article 13, d, du présent règlement,»
c'est-à-dire sur la base du tarif ferroviaire.
Si l'on s'en était tenu là, il n'y aurait pas de problème: l'utilisation de la voiture personnelle nécessite une autorisation; même en ce cas, le remboursement se fait sur base fer. Cependant, pour rencontrer les desiderata des membres du groupe «inspection», un avis de la commission administrative de la Haute Autorité du 3 mai 1957, transformé en décision par l'approbation du président de cette institution, limite en principe la règle du remboursement d'après le tarif ferroviaire au trajet aller
et retour jusqu'au centre principal de la mission et admet, sous certaines modalités, un remboursement forfaitaire de 3 FB par kilomètre pour les trajets effectués autour du centre principal de la mission. «Il est souligné particulièrement», ajoute la décision, «que l'usage de la voiture privée entraînant le paiement de la taxe de 3 FB au kilomètre doit être autorisé formellement.»
Ainsi l'autorisation d'utiliser la voiture personnelle, qui doit toujours être obtenue, n'emporte remboursement forfaitaire que pour la partie de la mission accomplie autour du centre principal. Ceci ne veut pas dire, comme le requérant le prétend, que l'utilisation de la voiture personnelle n'aurait, selon cette interprétation, que le caractère d'une tolérance: elle doit être expressément autorisée. Cela signifie simplement qu'elle ne doit pas être contraire à l'intérêt du service, ce que
l'administration tient à vérifier; dans la mesure où elle est même jugée conforme à cet intérêt, mais dans cette mesure seulement, le tarif forfaitaire est alors accordé.
Il appartient aux intéressés, en présence de cette réglementation, de choisir entre l'utilisation de leur voiture personnelle et l'emploi du chemin de fer ou autre mode de transport public pour se rendre en mission. Il va de soi qu'ils ne sont jamais obligés d'utiliser leur voiture personnelle pour les besoins du service; ils sont même en droit de n'en point avoir. Dans ce cas, la décision avait prévu, pour permettre de rayonner autour du centre principal de la mission dans des conditions
satisfaisantes, soit le recours à des voitures sans chauffeur, soit, à défaut, l'utilisation de taxis. Il est possible, ainsi qu'on l'a soutenu, qu'un tel système se révèle dans certains cas plus onéreux pour l'administration que ne le serait un remboursement de la totalité du voyage à raison de 3 FB par kilomètre, mais le requérant n'a pas à se faire juge des intérêts financiers de son administration; il doit se soumettre au règlement.
2o Texte modifié. — Les assouplissements consentis par l'administration dans l'application du règlement ont été confirmés et précisés par la modification apportée au règlement lui-même le 21 novembre 1960.
Les deux premiers alinéas de l'article 17, d, permettant l'utilisation de la voiture personnelle moyennant autorisation, mais avec remboursement au tarif fer, ont été maintenus, mais ils ont été complétés par un alinéa nouveau, ainsi conçu :
«Toutefois, l'autorité investie du pouvoir de nomination peut décider d'accorder aux fonctionnaires qui exécutent régulièrement des missions dans des circonstances spéciales, au lieu des frais de voyage par chemin de fer, une indemnité par kilomètre accompli, si le recours aux moyens de transport en commun et le remboursement des frais de transport sur les bases ordinaires présentent des inconvénients certains,»
Là encore, le règlement a été assorti quelques mois plus tard d'une décision du président de la Haute Autorité approuvant un avis de la commission administrative, en date du 20 février 1961, lequel adoptait lui-même une proposition faite le 24 janvier 1961 par la direction générale de l'administration et des finances. Mais, cette fois, la décision n'innove pas par rapport au règlement; elle se borne à en préciser les modalités d'application. En particulier, elle prévoit la manière dont est assuré
le contrôle des deux conditions cumulatives désormais exigées pour le remboursement forfaitaire, à savoir :
1o Le recours aux moyens de transport en commun doit présenter des inconvénients certains;
2o Le remboursement des frais de transport sur les bases ordinaires doit également présenter des inconvénients certains.
Sur le premier point, il est précisé que le mode de règlement forfaitaire ne pourra être utilisé «que s'agissant de déplacements dont il aura été établi, sous la responsabilité de M. le Directeur de l'inspection, que le recours aux moyens de transport en commun ne les permet pas dans des conditions satisfaisantes»; de plus, conformément à la proposition de la direction générale de l'administration et des finances, adoptée par la commission administrative, nous l'avons dit, «mention motivée devra
figurer sur l'ordre de mission». Notons que, sous ce nouveau régime, le remboursement forfaitaire n'est plus nécessairement limité aux déplacements autour du centre de la mission: il peut éventuellement s'étendre au trajet principal, mais il faut des justifications et des motifs.
Sur le second point, il doit être «constaté que le remboursement des frais sur les bases ordinaires serait nettement insuffisant (contrôle a posteriori sur la base d'un relevé détaillé et motivé du parcours effectué)».
Ainsi les responsabilités respectives du service de l'inspection et du service chargé du contrôle financier sont nettement distinguées et raisonnablement réparties.
En fait, il semble que les principales difficultés qui se sont révélées dans l'application de ce système proviennent du fait que la direction de l'inspection a continué à estimer que l'autorisation d'utiliser la voiture personnelle suffisait à justifier le droit à l'indemnité forfaitaire. Or, c'est une erreur évidente, d'après les testes mêmes que nous venons de rappeler. C'est ainsi que l'administration s'est trouvée dans l'obligation de refuser ce mode d'indemnisation lorsque l'ordre de mission
ne mentionnait pas expressément, avec motifs à l'appui, que le recours aux moyens de transport en commun ne permettait pas le déplacement dans des conditions satisfaisantes. Il est évident qu'une telle exigence est particulièrement justifiée pour un trajet accompli du lieu d'affectation au centre principal de la mission, lorsque ce trajet est d'une certaine longueur et correspond au parcours d'une ligne de chemin de fer bien desservie.
Il reste un dernier point, c'est celui qui a trait à la période pendant laquelle a sévi une grève générale des chemins de fer en Belgique. Continuant à s'abriter derrière le règlement, la Haute Autorité refuse, ici encore, le remboursement forfaitaire.
Nous pensons que, cette fois, elle a tort. Tout règlement, même financier, doit être appliqué raisonnablement. Or, il s'agit ici d'une circonstance rendant évidemment impossible le recours au moyen de transport qui, même lorsqu'il n'est pas en fait utilisé habituellement, est le mode de transport normal servant de base à l'indemnisation. L'utilisation de la voiture personnelle devient alors de l'intérêt du service et, conformément à l'esprit du règlement, l'intérêt du service justifie le
remboursement forfaitaire. Il en est ainsi, à notre avis, même sous l'empire du règlement primitif qui ne permettait pas l'indemnisation forfaitaire pour toute l'étendue du parcours de la mission.
En définitive, nous vous proposons de ne faire droit qu'à ce dernier chef de demande, ce qui, d'après des calculs sur lesquels les parties sont d'accord, correspond à une majoration des frais de mission de 2.968 FB. A cela s'ajoute le montant des sommes dont la Haute Autorité se reconnaît débitrice, qu'elle a offert de payer dans les conclusions de son mémoire en défense, confirmées par le mémoire en duplique, et dont le calcul n'est pas contesté par le requérant, soit 12.364 FB.
Dans son mémoire en duplique, la Haute Autorité offre également de payer les intérêts à compter du jour de la demande, mais seulement jusqu'au jour de la notification du mémoire en défense au requérant. Nous pensons que cette dernière limitation n'est pas justifiée. A la date à laquelle l'offre a été faite, le procès était en cours, et, si vous suivez nos propositions, la requête sera reconnue partiellement fondée. Il nous semble que, suivant l'usage, les intérêts doivent courir jusqu'à la date
du paiement.
En ce qui concerne les dépens, nous pensons qu'il serait équitable d'en laisser la plus grande partie à la charge du requérant, un quart par exemple étant mis à la charge de la défenderesse. Seuls entrent en jeu, comme vous le savez, les dépens exposés par le requérant, s'agissant d'un litige de personnel.
Nous concluons :
— à ce qu'il soit donné acte à la Haute Autorité de son offre de payer la somme de 12.364 FB à M. Lepape;
— à ce que la Haute Autorité soit condamnée à verser en outre à M. Lepape la somme de 2.968 FB;
— à ce que ces sommes portent intérêt au profit du requérant à compter du 9 février 1963;
— au rejet du surplus des conclusions de la requête;
— et à ce que un quart des dépens exposés par le requérant soit supporté par la Haute Autorité, les frais exposés par cette dernière demeurant à sa charge conformément à l'article 70 du règlement de procédure.