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19/05/1961 | CJUE | N°2

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Lagrange présentées le 19 mai 1961., Niederrheinische Bergwerks - Aktiengesellschaft et Unternehmensverband des Aachener Steinkohlenbergbaues contre Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier., 19/05/1961, 2


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. MAURICE LAGRANGE

19 mai 1961

SOMMAIRE

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  I — Les thèses en présence


  II — Recevabili...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. MAURICE LAGRANGE

19 mai 1961

SOMMAIRE

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  I — Les thèses en présence
  II — Recevabilité
  III — Fond

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

Ce premier litige relatif à l'application de l'article 37 pose des questions fort délicates concernant aussi bien les conditions de recevabilité des recours fondés sur cette disposition que l'étendue des pouvoirs qu'elle attribue à la Haùte Autorité, et nécessite, à ce double titre, une interprétation exhaustive du texte, compte tenu de sa place dans le système d'ensemble élaboré par le traité.

Les deux points de vue — recevabilité et fond — présentent d'ailleurs certains aspects connexes, et il convient de se féliciter de ce que la Cour ait joint au fond l'exception d'irrecevabilité, soulevée par la défenderesse sous la forme d'une «demande de décision préjudicielle».

I — Les thèses en présence

Rappelons d'abord les deux thèses en présence:

1 En ce qui concerne la recevabilité

a) Les requérantes soutiennent à titre principal que la recevabilité de leurs recours est justifiée sur la seule base de l'article 37. Cet article, en effet, a un caractère autonome et les règles relatives à la qualification exigée pour introduire le recours qu'il prévoit en son troisième alinéa doivent être déduites de la seule exégèse de ce texte, sans qu'il y ait lieu de se référer à l'article 33. Or, s'il est vrai que seul l'État membre qui s'estime victime, du fait d'une action ou d'un défaut
d'action de la Haute Autorité, d'une menace de troubles fondamentaux et persistants, a qualité pour saisir la Cour en cas de décision négative de la Haute Autorité, c'est-à-dire dans le cas où celle-ci refuse de reconnaître l'existence de la situation définie au premier alinéa, en revanche, tout autre État membre et toute entreprise ou association justifiant d'un intérêt légitime doit être en droit d'attaquer, comme contraire au traité, la décision positive prise par la Haute Autorité, et cela
par tous moyens adéquats dans le cadre de la compétence de pleine juridiction attribuée à la Cour en ce domaine.

Subsidiairement, en admettant que l'article 37, alinéa 3, ne constitue qu'un complément de l'article 33, un recours contre une décision, même générale, prise au titre de l'article 37 pourrait néanmoins être fondé sur les quatre moyens de l'article 33, alinéa 1, en raison de l'extension de compétence dont jouit la Cour. Les requérantes estiment, d'ailleurs, que la décision attaquée est une décision individuelle dans toutes ses dispositions attaquées par les recours, c'est-à-dire aussi bien
l'article 1er , qui reconnaît l'existence des troubles, que les articles 3 et 5 qui établissent les contingents d'importation. Au surplus, la décision devrait-elle être considérée comme générale, elle serait entachée de détournement de pouvoir à l'égard des requérantes.

Plus subsidiairement enfin, si l'on admet que les entreprises ne peuvent se prévaloir que de l'article 33, sans référence à l'article 37, les mêmes thèses quant au caractère individuel de la décision et au fait qu'elle concerne les requérantes sont reprises, sur la base cette fois du seul article 33. Et, à cet égard, les requérantes insistent sur le caractère inique que présenterait, selon elles, la thèse refusant toute protection juridique à tout autre que l'État qui se prétend victime des
troubles.

b) La Haute Autorité est d'accord avec les requérantes sur un point de leurs thèses principales, à savoir l'autonomie de l'article 37 par rapport à l'article 33. Mais elle en tire la conséquence que seul l'État victime des troubles a qualité pour intenter un recours au titre du troisième alinéa de l'article 37. Tout au moins, le droit de recours, dans une matière constitutionnelle comme celle-là, ne pourrait être reconnu aux personnes privées.

Subsidiairement, en admettant que l'article 33 puisse être considéré comme applicable, soit concurremment avec l'article 37, soit isolément, la Haute Autorité refuse de reconnaître un caractère individuel à la décision attaquée, aussi bien en son article 1er qu'en ses articles 3 et 5. Aucun «détournement de pouvoir à l'égard» des requérantes n'est d'autre part établi.

2 Au fond, la critique des recours porte essentiellement sur trois points:

a) Les requérantes contestent l'existence ou la perspective d'une menace de troubles fondamentaux et persistants dans l'économie belge;

b) Elles contestent que la situation soit due à une action ou à un défaut d'action de la Haute Autorité;

c) Elles estiment que les mesures prises par la décision attaquée, au titre du deuxième alinéa de l'article 37, ne l'ont pas été «dans les conditions prévues au présent traité», mais au contraire en violation de ces conditions.

II — Recevabilité

Comme les parties le reconnaissent, les différentes questions de recevabilité litigieuses ne peuvent être résolues sans que soit clairement dégagée la nature du recours de l'article 37, et la détermination de la nature du recours est elle-même inséparable d'une vue aussi claire que possible de l'objet de la disposition en cause.

Cette disposition ne peut être dissociée de l'article 2, alinéa 2, où il est dit que:

«La Communauté doit réaliser l'établissement progressif de conditions assurant par elles-mêmes la répartition la plus rationnelle de la production au niveau de productivité le plus élevé, tout en sauvegardant la continuité de l'emploi et en évitant de provoquer, dans les économies des États membres, des troubles fondamentaux et persistants.»

L'établissement «de conditions assurant par elles-mêmes la répartition la plus rationnelle de la production au niveau de productivité le plus élevé» est la règle fondamentale du marché commun du charbon et de l'acier tel qu'il est conçu par le traité. Il est inutile d'insister sur ce point, mis en lumière par les auteurs et toujours retenu par votre jurisprudence; qu'il suffise de nous référer par exemple aux arrêts 19-58 et 3 à 18, 25 et 26-58, gouvernement de la République fédérale, Barbara
Erzbergbau et autres, du 10 mai 1960, en matière de tarifs de soutien. Le traité a considéré que les différentes règles qu'il instituait pour promouvoir et pour maintenir «des conditions normales de concurrence» selon les termes de l'article 5, y compris, mais en cas de nécessité seulement, le pouvoir d'exercer «une action directe sur la production et le marché», devaient suffire — avec le respect des interdictions de l'article 4 considérées comme incompatibles avec le marché commun — à assurer
l'établissement et le fonctionnement de ce marché. Mais un tel résultat ne devait être obtenu que progressivement et sans bouleversements. La convention sur les dispositions transitoires a précisément pour objet (son paragraphe premier le dit expressément)

«de prévoir les mesures nécessaires à l'établissement du marché commun et à l'adaptation progressive des productions aux conditions nouvelles qui leur sont faites, tout en facilitant la disparition des déséquilibres résultant des conditions anciennes».

Et c'est ainsi, notamment, qu'en ce qui concerne le charbon le paragraphe 24 dispose que,

«au cours de la période de transition, il est reconnu que des mécanismes de sauvegarde sont nécessaires pour éviter qu'il se produise des déplacements de production précipités et dangereux».

A cet effet, la convention autorise, ou même impose, pendant la période transitoire, certaines dérogations aux règles du traité, et vous savez qu'en ce qui touche le charbon belge le paragraphe 26, no 3, permettait même d'isoler le marché belge du marché commun.

Ainsi le traité a voulu qu'en aucun cas l'application des règles du marché commun n'ait pour effet de bouleverser l'économie d'un État membre, toutes précautions étant prises pendant la période transitoire pour permettre d'éviter un tel risque. Ensuite, les disparités étant éliminées, les règles normales devaient pouvoir s'appliquer.

Toutefois, quelque confiance que les auteurs du traité aient pu avoir dans l'efficience de leur propre système, ils ont eu la sagesse d'instituer pour la période permanente ce qu'on a souvent appelé — à juste titre — une clause de sauvegarde: c'est l'article 37, qui apparaît ainsi comme l'organisation d'une procédure spéciale destinée à garantir les États membres contre le risque de voir surgir des troubles graves dans leur économie du fait même de l'application normale des règles du traité.

A cet égard, la disposition de l'article 2 sur les troubles fondamentaux et persistants, complétée par l'article 37, apparaît, au point de vue de sa force juridique, très différente des dispositions de l'article 3. Ces dernières énumèrent les divers objets que doivent chercher à atteindre les institutions de la Communauté, mais il est évident que ces objectifs ne peuvent être obtenus tous en même temps ni tous intégralement: une conciliation est indispensable. C'est ce que la Cour a déclaré dans ses
arrêts 8 à 13-57 du 21 juin 1958 sur la légalité de la fameuse décision 2-57 relative à la péréquation des ferrailles:

«Attendu que, dans la poursuite des objectifs prévus à l'article 3 du traité, la Haute Autorité doit assurer la conciliation permanente que peuvent exiger d'éventuelles contradictions entre ces objectifs considérés séparément et, lorsque pareilles conciliations s'avèrent irréalisables, accorder à tel ou tel d'entre eux la prééminence temporaire que peuvent lui paraître imposer les faits ou circonstances économiques au vu desquels, pour l'exercice de la mission que lui confie l'article 8 du traité,
elle arrête ses décisions.»

L'article 3 constitue donc un cadre général dans les limites duquel la Haute Autorité peut définir et poursuivre une politique d'action.

Il en est tout autrement de l'article 2: ici il y a une règle impérative, une limite absolue à toute action de la Communauté: celle-ci doit en toutes circonstances éviter de provoquer des troubles fondamentaux et persistants dans l'économie des États membres. Si un tel risque existe, l'établissement progressif de conditions assurant par elles-mêmes la répartition la plus rationnelle au niveau de productivité le plus élevé, c'est-à-dire, nous l'avons vu, la règle fondamentale du marché commun, doit
céder devant l'autre impératif, qui est d'éviter les troubles. Nous voyons encore une preuve de cette même idée dans ce qui est dit au paragraphe 26, no 4 in fine, de la convention: il s'agit ici de la possibilité pour la Haute Autorité d'autoriser des subventions à la charge du gouvernement belge au cas où l'intégration du marché belge du charbon ne serait pas entièrement réalisée à l'expiration de la période transitoire. Il est dit que ces subventions doivent être réduites aussi rapidement que
possible, mais «en évitant que l'importance des réductions éventuelles de production ne provoque des troubles fondamentaux dans l'économie belge».

La règle est donc claire. Mais il est évident que sa sanction juridique n'aurait pas manqué d'être extrêmement difficile à mettre en œuvre si le droit commun du traité était resté seul applicable. Ces difficultés auraient été dues non pas tant aux restrictions de l'article 33 quant au pouvoir de la Cour d'apprécier les faits et circonstances économiques — une telle appréciation étant toujours possible sous le couvert de la «violation patente» —, mais bien plutôt au fait qu'un jugement portant sur la
méconnaissance d'une telle règle n'entre pas aisément dans le cadre du contentieux de légalité que constitue le recours en annulation. Au surplus, il n'eût guère été admissible que la question pût être soulevée à l'occasion de n'importe quel recours, sans même que l'État dont le requérant aurait prétendu que son économie était menacée de troubles fondamentaux et persistants n'ait élevé quant à lui la moindre plainte à ce sujet.

C'est pourquoi une procédure spéciale a été instituée qui attribue une compétence particulière à la Cour.

Quelle est la nature exacte de cette compétence et du recours destiné à le mettre en œuvre?

Si l'on cherche des analogies dans les droits nationaux et dans le traité lui-même, qui s'est inspiré de ces droits nationaux, on peut dire que le recours de l'article 37 tient à la fois du contentieux de l'annulation et du contentieux de pleine juridiction.

Il tient du contentieux de l'annulation quant à sa contexture, puisqu'il tend à obtenir l'annulation d'une décision de la Haute Autorité et que le dispositif de l'arrêt ne peut être qu'un rejet ou une annulation.

Mais il tient aussi — et dans le fond bien davantage — du contentieux de pleine juridiction. En effet, ce dernier se reconnaît traditionnellement à deux critères, concernant l'un les pouvoirs du juge, qui ne sont pas seulement des pouvoirs d'annulation mais de réformation et au besoin d'injonction ou de condamnation, l'autre l'objet du litige, qui porte sur des droits subjectifs et non sur la légalité objective d'un acte administratif. Ce dernier critère acquiert, vous le savez, une importance
particulière en Italie et en Belgique, où il sert de fondement, du moins en règle générale, au partage de compétence entre la juridiction administrative et la juridiction de droit commun: distinction entre les droits subjectifs et les intérêts légitimes.

Or, s'il est vrai que, dans le cas de l'article 37, la Cour ne peut qu'annuler la décision de la Haute Autorité, il n'en demeure pas moins qu'il lui appartient, au moins dans les motifs, de déterminer «le cadre», c'est-à-dire la ligne générale et les limites des mesures que la Haute Autorité devra prendre pour mettre fin à la situation troublée, ce qui déborde nettement les pouvoirs habituels du juge de la légalité: ceci résulte des termes du dernier alinéa de l'article 37. D'autre part, la
protection assurée à l'État victime et que lui seul est en droit de réclamer (art. 37, al. 1) est sans doute plus proche d'un droit subjectif que d'une règle de légalité objective dont tout intéressé pourrait réclamer le respect.

La vérité est que le contentieux administratif est ici dépassé et que, comme la défense l'a fort justement observé à la barre, nous nous trouvons bien plutôt dans une sphère constitutionnelle de nature fédérale. L'article 37, en effet, permet de suspendre l'application normale du traité au profit d'un État membre dont les intérêts économiques essentiels entrent en conflit avec ceux de la Communauté. Un arbitrage apparaît alors nécessaire et il est confié à la Cour. C'est ce que dit le rapport de la
délégation française (p. 42):

«Dans ce cas très spécial, le rôle de la Cour apparaît essentiellement comme devant être celui d'un arbitre entre les intérêts du marché commun, qui ont pu être parfaitement défendus par la Haute Autorité dans une stricte application des dispositions du traité, et les intérêts économiques fondamentaux d'un des États membres»,

et c'est pourquoi tous pouvoirs d'appréciation lui sont alors confiés. Toutefois, comme l'explique encore le même rapport,

«le cadre normal de la procédure n'a pas été modifié: la Haute Autorité, mieux placée en raison de sa compétence technique et du cadre de ses responsabilités habituelles, doit d'abord être saisie et, abandonnant alors le strict point de vue de la défense du marché commun, décider en équité toutes les mesures propres à mettre fin à cette situation tout en sauvegardant les intérêts essentiels de la Communauté, c'est-à-dire exercer elle-même l'arbitrage nécessaire».

Ensuite, contre sa décision, positive ou négative, le recours est ouvert devant la Cour, appelée à exercer ainsi «le rôle suprême dans cet arbitrage».

Ces commentaires font bien comprendre que le recours en annulation n'est ici utilisé que comme un procédé technique destiné à mettre la Haute Autorité dans le circuit tout en respectant au maximum l'unité de la procédure devant la Cour qui a été un souci constant des auteurs du traité. Mais, par sa nature, ce contentieux de l'article 37 est tout différent du contentieux de légalité organisé par l'article 33.

Ainsi nous nous trouvons d'accord avec la thèse principale de chacune des parties quant au caractère autonome de l'article 37, par rapport à l'article 33. Nous sommes d'accord avec elles, en conséquence, pour rechercher dans la seule exégèse de ce texte les règles concernant la qualification exigée pour introduire le recours qu'il prévoit en son troisième alinéa.

A cet égard, des distinctions doivent être faites.

1o Tout d'abord, suivant que la décision de la Haute Autorité est positive ou négative. Si elle est négative, c'est-à-dire si elle refuse de reconnaître l'existence des troubles ou le caractère de cause à effet entre l'action ou le défaut d'action de la Haute Autorité et ces troubles, nous sommes, ici encore, d'accord avec les parties pour admettre que le recours n'est ouvert qu'à l'État qui s'estime victime des troubles et dont la demande n'a pas été accueillie. Nous nous sommes déjà expliqué sur
ce point: l'article 37 est line clause de sauvegarde en faveur des États membres et chacun de ces États est seul juge de l'opportunité de réclamer l'application de cette clause. Le texte même de l'article 37, alinéa 1, le confirme, et ce qui est vrai pour la saisine de la Haute Autorité doit l'être aussi pour la saisine de la Cour si la Haute Autorité n'a pas accueilli la demande.

2o Beaucoup plus délicate, en revanche, est la question de savoir à qui le recours est ouvert dans le cas d'une décision positive, et c'est ici que les parties ne sont plus d'accord. A cet égard, une nouvelle distinction doit être faite, selon que le litige porte sur la reconnaissance de la situation décrite à l'alinéa premier, c'est-à-dire l'existence des troubles et le lien de causalité entre ces troubles et une action ou un défaut d'action de la Haute Autorité, ou qu'il porte sur les mesures
décidées par la Haute Autorité pour mettre fin à la situation.

a) Dans le premier cas, nous estimons que le droit de recours appartient à tous les États de la Communauté, et non pas seulement à l'État victime des troubles, mais non aux entreprises ou à leurs associations. Il s'agit, nous l'avons vu, d'un arbitrage entre les intérêts économiques fondamentaux d'un État membre et les intérêts essentiels de la Communauté. Or, nous pensons que chaque État membre a qualité pour défendre les intérêts généraux de la Communauté qu'il a contribué à créer et dont il
fait partie en vertu de l'article 1er du traité. Rappelons qu'aucune condition particulière, pas même la justification d'un intérêt, n'est exigée des États membres pour le recours en annulation de l'article 33: toute décision quelconque de la Haute Autorité peut être attaquée par eux sur ce terrain. Il serait vraiment étrange de leur refuser le droit de recours contre une décision qui risque de mettre en péril «les intérêts essentiels de la Communauté», intérêts dont certains peuvent
d'ailleurs se confondre avec leurs intérêts propres. Bien entendu, le même droit devrait être reconnu au Conseil.

En revanche, il ne nous paraît pas possible que les entreprises et associations soient admises à défendre ces «intérêts essentiels de la Communauté», dans un litige d'une telle nature, qui se place au niveau des rapports constitutionnels entre les États et la Communauté. Il est très naturel que les entreprises de l'État membre victime des troubles ne soient pas en droit de substituer leur propre jugement à celui du gouvernement de leur pays quant à l'existence de troubles fondamentaux dans
l'économie nationale ou à l'opportunité de s'en prévaloir pour demander l'application de la clause de sauvegarde. Mais on ne comprendrait pas alors que d'autres entreprises exerçant leur activité dans le même pays ou dans d'autres pays de la Communauté soient en droit de prendre fait et cause pour la Communauté si aucun État n'a estimé devoir le faire. N'est-il pas d'ailleurs anormal, sinon même, nous le disons franchement, quelque peu choquant, de voir une entreprise privée se faire juge de
l'existence de troubles affectant l'économie générale d'un État étranger, du degré de gravité de ces troubles et de leurs causes? D'autre part, la suspension de l'application normale du traité en ce qui concerne les règles du marché commun ne peut avoir le caractère d'une violation des «droits fondamentaux» de la personne, tels qu'ils sont protégés, par exemple, par la Constitution fédérale: vis-à-vis des entreprises, cette suspension se traduit par certaines mesures relevant de
l'interventionnisme économique, comme il peut s'en produire dans tout pays. C'est seulement à l'égard des États que la question revêt un caractère constitutionnel.

C'est pourquoi un tel litige ne pourrait, en tout cas, être débattu sans que l'État victime soit mis en cause, car c'est lui le véritable défendeur. La procédure de l'article 37 ne peut être engagée que par lui et, dans ce cas très spécial, la Haute Autorité, bien que n'étant pas une juridiction, prend, en fait, dans une certaine mesure, la place d'un juge de première instance. Sans doute, notre règlement de procédure ne prévoit pas expressément une telle mise en cause d'office, mais les
principes généraux sembleraient l'exiger, surtout devant une juridiction gouvernée comme la nôtre par une procédure inquisitoriale. Ce serait le seul moyen, au cas où l'on ferait droit au recours, d'éviter une tierce opposition dont la recevabilité ne ferait pas de doute, ce qui obligerait à recommencer le procès: conséquence d'autant plus grave qu'en attendant l'arrêt de la Cour serait exécutoire et que, par suite, les mesures éventuellement déjà prises ou en cours pour faire cesser les
troubles seraient annulées ou modifiées, des troubles d'origine judiciaire venant ainsi s'ajouter aux troubles d'origine économique…

b) Examinons maintenant le second cas du recours contre une décision positive, c'est-à-dire le recours dirigé contre les mesures décidées pour mettre fin à la situation.

Si l'on envisage l'objet de ces mesures, aux fins de l'article 37, la solution ne peut qu'être la même: les mesures à prendre doivent être de nature à mettre fin à la situation tout en sauvegardant les intérêts essentiels de la Communauté. Il s'agit donc de l'exercice même du pouvoir d'arbitrage institué à l'article 37, ce qui exige une appréciation comparée des intérêts en opposition et un jugement de valeur sur les mesures de toute nature susceptibles d'aboutir à une solution équitable du
conflit. Une telle appréciation échappe, tout autant que la première, au contentieux de légalité et, d'autre part, pour les raisons que nous venons de développer, seuls les autres États membres sont qualifiés pour défendre les intérêts de la Communauté dans un tel conflit.

Une difficulté cependant demeure, de beaucoup la plus épineuse de cette affaire, difficulté qui tient à l'incise «dans les conditions prévues au présent traité», figurant à l'article 37, alinéa 2. On peut se demander, en effet, s'il n'y a pas là une limitation précise à l'exercice du pouvoir d'arbitrage crée par l'article 37, limitation ayant la valeur d'une règle de droit dont la violation serait susceptible de faire l'objet d'un recours en annulation sur la base de l'article 33. D''une part, un
contentieux de légalité apparaîtrait alors possible du fait de l'existence de la règle de droit et, d'autre part, on pourrait admettre plus aisément sur ce point le droit de recours des entreprises dans la mesure où celles-ci sont autorisées par le traité à critiquer les décisions illégales qui leur font grief.

Ceci pose le problème délicat, bien connu en droit interne, de l'interférence de voies de droit différentes et, plus spécialement en droit administratif, de la mesure dans laquelle le recours en annulation peut être utilisé dans une matière qui relève du contentieux de pleine juridiction. C'est ainsi qu'en droit français la jurisprudence fait une distinction en matière de contrats administratifs (contrats de concession de services publics par exemple) entre le concessionnaire, cocontractant, qui
ne peut se prévaloir des stipulations de son contrat à l'encontre de la puissance publique que devant le juge de ce contrat, et les usagers du service, lesquels, au contraire, sont admis à attaquer par la voie du recours en annulation une décision administrative refusant de faire application à leur profit d'une clause du contrat (Conseil d'État, syndicat des propriétaires et contribuables du quartier Croix de Seguey-Tivoli à Bordeaux, 21 décembre 1906, Rec., p. 961, avec les conclusions de M.
Romieu).

En ce qui concerne l'article 37, cette question de l'interférence du recours en annulation de l'article 33 a été évoquée à plusieurs reprises par divers auteurs (on y a fait allusion tant dans la procédure écrite qu'à la barre), mais sans arguments bien convaincants ni dans un sens ni dans l'autre.

A notre avis, tout dépend de l'interprétation à donner au membre de phrase «dans les conditions prévues au présent traité». Si l'on admet que ce texte doit être interprété à la lettre, il s'ensuit, comme nous venons de le voir, qu'un contentieux de légalité pourrait être envisagé dans le cadre de l'article 33 au profit des «tiers», c'est-à-dire des entreprises touchées par les mesures. Si, au contraire, l'interprétation devait être plus souple et telle que l'application de la disposition en cause
se relie plus ou moins étroitement à l'appréciation d'ensemble à laquelle la Haute Autorité et la Cour doivent se livrer pour exercer leur rôle d'arbitrage, alors il n'y aurait plus de place pour un contentieux d'annulation «isolé».

Nous pensons, pour notre part, que l'interprétation littérale ne peut raisonnablement être consacrée en l'occurrence. En effet, nous l'avons vu, la clause de sauvegarde prévue à l'article 37 a pour objet de faire plier temporairement les règles normales du marché commun pour éviter l'apparition de troubles graves dans l'économie d'un État membre et permettre la disparition aussi rapide que possible des menaces de troubles. Il est évident que si certaines atteintes ne peuvent être apportées à
l'application des règles du traité qui définissent le marché, c'est-à-dire essentiellement à l'article 2, alinéa 2, et à l'article 4, la clause de sauvegarde de l'article 37 perd tout sens. En particulier, l'établissement provisoire de contingents d'importation ou d'exportation peut apparaître indispensable. Il va de soi que, si l'application normale du traité, avec tout l'arsenal de mesures qu'il permet, suffisait à éviter le risque des troubles, ces dispositions devraient tout simplement être
appliquées et, si elles ne l'étaient pas, l'État intéressé n'aurait qu'à mettre en mouvement la procédure ad hoc, à savoir celle de l'article 35. Sans doute, il y aurait encore les limitations de l'article 33 quant aux pouvoirs d'appréciation de la Cour; mais, dans une circonstance telle que le risque de troubles graves dans l'économie d'un État membre, elles pèseraient sans doute fort peu. On ne peut imaginer, en tout cas, que les auteurs du traité aient pu songer à bâtir un édifice aussi
imposant que celui de l'article 37 pour boucher une aussi modeste fissure: ce serait vraiment la montagne accouchant d'une souris.

Nous pensons donc que, à l'article 37, l'expression «dans les conditions prévues au présent traité» doit être entendue en ce sens que les mesures à prendre devront respecter dans toute la mesure compatible avec leur objet les règles du traité, c'est-à-dire par exemple utiliser les mécanismes qui y sont prévus dans les formes prévues, éviter les discriminations à l'intérieur du cadre des mesures prises, etc.

Mais, nous a-t-on dit, le traité contient une clause de révision, l'article 95, alinéas 3 et 4; il prévoit une procédure permettant de créer un nouveau pouvoir (art. 95, al. 1). Or, dans ces deux cas, il faut un avis conforme du Conseil à l'unanimité; même dans un cas plus modeste, l'article 58 sur la déclaration de l'état de crise, il faut encore l'avis conforme du Conseil. De plus, dans toutes ces hypothèses, on ne peut jamais porter atteinte aux dispositions fondamentales des articles
liminaires, 2, 3 et 4. Comment admettre que l'article 37 autorise, moyennant une simple consultation du Conseil, à passer outre aux interdictions de l'article 4?

La réponse est facile: d'une part, dans le cas de l'article 95, , il s'agit de modifier ou d'aménager, à titre définitif, les règles de fonctionnement du marché commun. Ici, au contraire, il s'agit de suspendre, mais à titre provisoire, ces règles, ce qui est tout différent. D'autre part, il est évident que l'exigence d'un avis conforme du Conseil, même à la majorité simple (pondérée, d'ailleurs, comme chacun sait), aurait privé de toute garantie l'État qui vient à se plaindre de troubles dans
son économie et qui peut très bien se trouver en conflit avec la majorité des autres États.

Le problème n'en demeure pas moins très délicat, car on se trouve ici, ce n'est que trop évident, en présence d'un conflit entre la lettre du texte et son objet et, si vous croyiez devoir vous en tenir à une interprétation littérale, il serait, comme nous venons de le voir, assez difficile de justifier l'exclusion de tout contentieux de légalité sur la base de l'article 33. Le principe de l'autonomie de l'article 37 devrait sans doute subir une exception sur le point qui nous occupe actuellement,
c'est-à-dire celui de savoir si les mesures prises sont conformes aux dispositions du traité.

Quant à nous, pour toutes les raisons déjà exposées, nous sommes d'avis que l'effort d'interprétation doit être fait.

Peut-être, au surplus, est-il possible de prendre en considération un argument supplémentaire avancé par la Haute Autorité à l'appui d'une interprétation «souple» de l'incise «dans les conditions prévues au présent traité»: le texte allemand, en effet, traduit ces termes par «im Rahmen dieses Vertrages», c'est-à-dire littéralement «dans le cadre de ce traité», alors que pour d'autres dispositions (art. 4, 5 et 8), où se retrouve la même expression «dans les conditions prévues au présent traité»,
celle-ci a été traduite autrement et, d'ailleurs, d'une manière chaque fois différente. La traduction allemande introduit donc dans chaque cas des nuances très intéressantes variant suivant la nature ou l'objet du texte considéré. Or, il est évident que, pour ce qui est de l'article 37, la formule «dans le cadre de ce traité», disons «du présent traité», correspond exactement à la seule interprétation qui nous semble raisonnable et que, pour ce motif, nous avons défendue. Cet argument n'a
évidemment qu'une faible portée juridique, puisque le texte français fait seul foi, mais peut-être peut-on lui reconnaître une certaine valeur indicative quant aux intentions des auteurs du traité à l'époque même où celui-ci était approuvé.

Si l'on admet l'interprétation «souple», nous pensons qu'alors il n'y a plus de place, sur ce point non plus, pour un contentieux spécial de légalité au titre de l'article 33. En effet, l'observation des conditions du traité devient essentiellement fonction de la nature et de l'objet des mesures prises ainsi que de leur nécessité aux fins de la disposition en cause, c'est-à-dire d'obtenir, dans le plus court délai, la disparition de la menace de troubles tout en sauvegardant les intérêts
essentiels de la Communauté. La limite assignée à l'action de la Haute Autorité du chef de la disposition en cause n'a plus le caractère d'une condition de légalité objective, mais entre dans l'appréciation subjective d'ensemble à laquelle doivent se livrer la Haute Autorité et éventuellement la Cour, appréciation dont elle constitue l'un des éléments.

En définitive, nous estimons que les recours ne sont recevables ni sur la base de l'article 33, parce qu'il n'y a pas place en l'espèce pour un contentieux de légalité, ni sur la base de l'article 37, parcs que les recours n'émanent pas d'un des États membres ou du Conseil.

Si toutefois vous ne partagiez pas cet avis, notamment en ce qui concerne les conclusions tendant à l'annulation des «mesures prises» (articles 3 et 5 de la décision attaquée) en tant que ces conclusions sont fondées sur la violation des «conditions prévues au présent traité», il vous faudrait alors examiner si et dans quelle mesure les requêtes remplissent les conditions de recevabilité exigées par l'article 33. La décision attaquée pourrait-elle être considérée comme une «décision individuelle
concernant» les requérantes?

En appliquant votre jurisprudence, particulièrement libérale en la matière (arrêts 7 et 9-54, Groupement des industries sidérurgiques luxembourgeoises, 23 avril 1956, Recueil, II, p. 87; 18-57, Nold, 20 mars 1959, Recueil. V, p. 112; 24 et 34-58, Chambre syndicale de la sidérurgie de l'est de la France et autres, 15 juillet 1960, Recueil, VI, p. 598; 30-59, De Gezamenlijke Steenkolenmijnen in Limburg, 23 février 1961, Recueil, VII, p. 34), peut-être seriez-vous conduits à reconnaître à la
décision attaquée, qui est adressée au seul gouvernement belge, un caractère individuel et à admettre que cette décision «concerne» les requérantes du fait qu'elle les intéresse.

Néanmoins, un certain doute pourrait être permis. En effet, dans l'espèce, il s'agit d'un acte qui établit les conditions d'une réglementation générale, valable pour la Belgique, établissant un régime de contingents d'importation et d'exportation, avec fixation de tonnages maxima. C'est le type même de l'acte général et impersonnel. Sans doute, la décision n'a pas d'effet direct vis-à-vis des administrés: mais elle oblige le gouvernement belge à prendre des mesures d'exécution qui sont
elles-mêmes, bien qu'au second degré, des mesures de caractère réglementaire. La situation est donc bien différente de celle de l'arrêt Nold, notamment, où les décisions attaquées avaient (avez-vous déclaré) «autorisé, sous certaines conditions et limitations, ces réglementations et ce contrat (il s'agissait de réglementations commerciales et d'un contrat d'association établis par les comptoirs de vente des charbonnages de la Ruhr) et se sont ainsi prononcées sur la validité juridique de
décisions concrètes prises par des entreprises bien individualisées». Dans la présente affaire, on se trouve dans un cas très analogue à celui qui se produirait dans le cadre interne si une loi intervenait pour fixer les grandes lignes et les règles essentielles d'un régime de contingentements, en renvoyant à des règlements le soin de fixer les détails d'application. Admettre le recours direct des personnes privées contre un acte qui, dans un État, relèverait normalement du pouvoir législatif et
considérer ce même acte, lorsqu'il intervient dans le cadre communautaire, comme une décision individuelle concernant une entreprise déterminée est bien de nature, nous l'avons dit, à justifier légitimement au moins certains doutes.

Quant à l'existence d'un «détournement de pouvoir à l'égard» des requérantes, question qui se poserait si la décision était considérée comme générale, nous l'examinerons dans un instant à propos du fond, puisque, d'après votre jurisprudence, il s'agit toujours d'une question de fond, la recevabilité résultant du seul fait que le moyen est soulevé (arrêt 3-54, Assider, Recueil, I, p. 138).

III — Fond

Ce n'est également qu'à titre subsidiaire, et très brièvement, que nous examinerons le fond.

1 En ce qui concerne l'existence d'une situation comportant la menace de troubles fondamentaux et persistants dans l'économie belge, les requérantes contestent que cette économie souffre d'une perturbation présentant le degré d'intensité exigé par l'article 37, alinéa 1. Elles soutiennent qu'il n'y a pas lieu de supposer qu'une certaine régression ultérieure de la vente du charbon belge, telle qu'elle se manifeste également dans tous les autres pays de la Communauté producteurs de charbon,
entraînerait dés troubles de ce genre.

La requérante dans l'affaire 3-60 fournit des chiffres tendant à démontrer cette thèse. Elle affirme, notamment, qu'en septembre 1959 les mineurs existant en Belgique ne représentaient que 3,5 % de tous les salariés. Étant donné que la Belgique connaît le plein emploi, les mineurs libérés devraient pouvoir être employés sans difficultés dans les autres secteurs de l'économie belge. La requérante souligne en outre l'accroissement de la production industrielle en Belgique, du volume des
exportations, des dépôts bancaires, des comptes d'épargne, de la demande de produits des industries belges. Elle estime que la part de l'industrie minière dans le produit brut national est de 4 % et conteste le chiffre de 12 % dont la Haute Autorité fait état dans les considérants de la décision attaquée.

La Haute Autorité répond à cette argumentation en soulignant tout d'abord que les auteurs du traité eux-mêmes ont reconnu qu'il existe une étroite corrélation entre l'activité de l'industrie minière et l'ensemble de l'économie belge, comme il ressort du paragraphe 26 de la convention relative aux dispositions transitoires, n os 1 et 4. De ces dispositions la Haute Autorité déduit que, d'après les auteurs du traité, la production charbonnière belge ne devait pas avoir à supporter une réduction
charbonnière supérieure à 900.000 tonnes par an, car une réduction plus forte était vraisemblablement de nature à porter sérieusement atteinte à l'ensemble de l'économie belge. Or, cette production a subi une diminution de 7 millions de tonnes en l'espace de trois années. La Haute Autorité conteste qu'en 1959 la Belgique connût le plein emploi. Elle présente un tableau statistique d'où il ressort que le pourcentage des chômeurs par rapport au nombre de personnes occupées était passé de 3,25 % en
1957 à 5,05 % en 1958 et à 5,55 % en 1959. Dans les charbonnages, le nombre des chômeurs était de 1.132 en 1957, 9.706 en 1958 et 20.571 en 1959. En même temps, les ventes de charbon continuaient à diminuer et les stocks à augmenter. La Haute Autorité fait enfin observer que non seulement le Conseil de ministres, mais également l'Assemblée parlementaire ont partagé son avis quant à l'appréciation de la situation charbonnière en Belgique et de ses incidences sur l'ensemble de l'économie belge.

Messieurs, ces explications, jointes à la documentation figurant au dossier, nous paraissent pertinentes. Ajoutons seulement que l'importance de l'industrie charbonnière dans l'économie régionale est telle que les troubles graves que ne manquerait pas d'entraîner l'application intégrale des règles du marché commun dans les régions les plus sensibles constituerait sans nul doute un élément de trouble affectant l'ensemble de l'économie du pays.

2 Lien de causalité entre les troubles et une action ou un défaut d'action de la Haute Autorité

Vous connaissez la thèse des requérantes: la situation de troubles, en admettant qu'elle existe, n'est pas due à une action de la Haute Autorité, c'est-à-dire à une action entreprise dans le cadre du traité, ce que personne d'ailleurs ne prétend. Elle n'est pas due non plus à un défaut d'action de sa part. En effet, pour qu'il en fût ainsi, il eût fallu qu'une possibilité d'agir existât. Sans doute, la Haute Autorité fait-elle état de l'impossibilité où elle s'est trouvée d'établir un régime de
quotas de production au titre de l'article 58 en raison du refus d'avis conforme opposé par le Conseil de ministres en 1959, mais l'article 37 ne peut être utilisé pour passer outre à un tel refus. Il n'y a pas de lien de causalité entre l'inaction à laquelle la Haute Autorité a été contrainte de ce chef et la situation particulière de troubles dans l'économie belge.

Messieurs, sur ce dernier point, les requérantes ont raison. La Haute Autorité est persuadée que l'établissement de quotas en 1958 aurait résolu le problème spécifique belge en même temps que le problème général de la crise charbonnière dans la Communauté. Mais le Conseil de ministres a été d'un avis contraire: il est réputé avoir eu raison, et il est certain que la Haute Autorité ne pourrait utiliser la procédure de l'article 37 pour faire face à une situation relevant de l'article 58: il y aurait
là un détournement de procédure, c'est-à-dire un détournement de pouvoir, caractérisé, et nous pensons qu'il est fort imprudent de la part de la défenderesse d'invoquer l'échec qu'elle a subi en 1959 pour justifier en droit son action ultérieure au titre de l'article 37.

Mais la vérité est que l'article 37 a un autre objet que l'article 58, à savoir parer à la menace de troubles graves dans l'économie d'un État membre, tandis que l'article 58 est destiné à faire face à une situation de crise dans l'ensemble de la Communauté et concernant l'un des produits du traité.

Le vrai problème est de savoir ce qu'il faut entendre par «une action ou un défaut d'action de la Haute Autorité», au sens de l'article 37.

Nous pensons que ce problème ne peut être éclairci qu'en rapprochant l'article 37 de l'article 2, alinéa 2, dont il est, nous l'avons vu en commençant, destiné à assurer l'application. L'hypothèse envisagée est celle où le jeu normal du marché commun, tel qu'il a été voulu et organisé par le traité, entraîne des troubles dans l'économie d'un des États membres. Donc la véritable cause des troubles est le marché commun lui-même, c'est-à-dire l'intégration réalisée par le traité. Si l'article 37 parle
d'une action ou d'un défaut d'action de la Haute Autorité, cela signifie que la Haute Autorité, qui est «chargée d'assurer la réalisation des objets fixés par le présent traité dans les conditions prévues par celui-ci» (art. 8), c'est-à-dire en premier lieu le fonctionnement régulier du marché commun, ne se trouve pas en état d'éviter que ce fonctionnement régulier ne provoque des menaces de troubles dans l'économie d'un État, et cela en raison soit d'une «action», soit d'une «abstention» qui lui
sont imposées par l'application normale du traité.

Peu importe, dès lors, que le comportement de la Haute Autorité résulte de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire ou d'une impossibilité légale d'agir. On peut même dire que, dans le premier cas, c'est-à-dire lorsqu'une possibilité légale existe, elle est tenue d'en user pour faire cesser les troubles alors même que tel ne serait pas l'intérêt de l'ensemble du marché commun: nous l'avons déjà vu, s'il n'y avait que cette hypothèse, l'article 37 serait peu utile. Le cas vraiment intéressant, où la
clause de sauvegarde est appelée à jouer tout son rôle, est celui où la Haute Autorité ne trouve pas dans l'application des règles du marché commun telles qu'elles sont fixées par le traité le moyen d'éviter la menace de troubles, c'est-à-dire l'hypothèse où il est nécessaire de suspendre provisoirement certaines de ces règles gouvernant le marché. Tel est bien le cas de l'espèce.

3 Violation de l'article 37, alinéa 2, en tant que les mesures prises par la décision attaquée ne l'ont pas été «dans les conditions prévues au présent traité».

Nous pensons nous être suffisamment expliqué sur ce point à propos de la recevabilité. Il est certain que si, contrairement à nos propositions, vous admettiez l'interprétation étroite du texte, les articles 3 et 5 de la décision attaquée devraient être regardés comme illégaux, puisque les mesures de contingentement édictées à ces articles sont contraires à l'article 4 du traité, lequel interdit «toutes restrictions quantitatives à la circulation des produits».

Si, en revanche, vous adoptez notre interprétation, nous ne pensons pas qu'il y ait lieu de retenir l'argument dans le cadre de l'appréciation d'ensemble à laquelle il convient alors de se livrer. En effet, l'isolement partiel et temporaire du marché belge du charbon apparaît indispensable pour permettre de réaliser sans troubles graves le programme d'assainissement qui doit permettre dans les délais les plus rapides le retour au droit commun du traité. Le délai n'a été fixé qu'à un an. Il a été,
il est vrai, prolongé par la suite, mais par une décision qui n'a pas été contestée. D'autre part, toutes les mesures édictées notamment aux articles 6 à 11 de la décision attaquée prouvent que la Haute Autorité est demeurée «dans le cadre» du traité et en a observé les conditions dans toute la mesure où la nécessité de mettre fin à la menace de troubles ne s'y opposait pas. Elle a, à notre avis, correctement exercé la fonction d'arbitrage qui lui était dévolue par l'article 37 et nous ne trouvons
dans les éléments de la cause aucun motif de nature à justifier une appréciation différente de la sienne.

Nous ne nous sommes expliqué jusqu'ici que sur les moyens de légalité. Mais les requérantes invoquent aussi l'incompétence, la violation des formes substantielles et le détournement de pouvoir.

En ce qui concerne l'incompétence, nous n'apercevons pas comment ce moyen se distingue du moyen de violation du traité. La Haute Autorité n'a fait qu'exercer la compétence qui lui est attribuée par l'article 37.

En ce qui concerne la violation des formes substantielles, la décision attaquée serait entachée d'insuffisance de motifs, aussi bien en ce qui concerne l'existence des troubles que la fixation des contingents globaux et du contingent allemand.

Il suffit de lire les «considérants» de la décision pour se convaincre du contraire. En ce qui touche l'existence des troubles, les motifs sont clairement indiqués. En ce qui concerne la nécessité de fixer des contingents, il en est de même. Quant à la justification des chiffres choisis, la Haute Autorité se réfère à des études faites en commun par elle-même et le gouvernement belge, ce qui nous paraît une motivation suffisante à cet égard. Suivant votre jurisprudence constante, il ne faut pas
confondre les exigences formelles de la motivation et la justification du bien-fondé de la décision. Les exigences formelles sont d'autant moins strictes que la Cour a un pouvoir plus large de contrôle: or, en l'espèce, ce pouvoir est illimité.

En ce qui concerne le détournement de pouvoir, le seul argument sérieux est celui qui est tiré de ce que la Haute Autorité aurait recouru à la procédure de l'article 37 uniquement en vue d'échapper à celle de l'article 58 qui n'avait pu aboutir. Nous nous sommes déjà expliqué sur ce point.

Enfin, les requérantes présentent des conclusions subsidiaires tendant à ce qu'il plaise à la Cour a déclarer que la décision attaquée, dit l'une des requêtes, «les dispositions attaquées», dit l'autre, o est ou sont entachées d'un vice entraînant la responsabilité de la Communauté.

Les très brefs développements consacrés par Tes recours à la question montrent qu'on ne peut considérer ces conclusions comme introduisant une action en indemnité pour faute sur la base de l'article 40 du traité. Il n'est d'ailleurs fait référence qu'à l'article 34, alinéa 1; mais, à cet égard, les conclusions sont évidemment prématurées. Elles ne sont, au surplus, étayées d'aucune justification.

Nous concluons:

— au rejet des requêtes comme non recevables,

— et à ce que les dépens soient supportés par les requérantes.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 2
Date de la décision : 19/05/1961
Type de recours : Recours en annulation - irrecevable

Analyses

Combustibles - charbon au sens large

Matières CECA


Parties
Demandeurs : Niederrheinische Bergwerks - Aktiengesellschaft et Unternehmensverband des Aachener Steinkohlenbergbaues
Défendeurs : Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier.

Composition du Tribunal
Avocat général : Lagrange
Rapporteur ?: Catalano

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1961:9

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