Conclusions de l'avocat général
M. MAURICE LAGRANGE
17 décembre 1959
Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
La société requérante, Société métallurgique de Knutange, produit de la fonte dans neuf hauts fourneaux (50 à 100000 tonnes par mois) et de l'acier Thomas (50 à 100000 tonnes par mois) dans six convertisseurs. Elle fabrique également des profilés lourds et des aciers marchands. Mais, au lieu de se servir de la ferraille récupérée (ces «chutes propres» dont on nous a souvent parlé) dans une aciérie Martin ou électrique, comme il arrive souvent, elle préfère la vendre. Il s'agit, en effet, ainsi
qu'elle le dit elle-même dans sa lettre du 3 mars 1959, de ferraille lourde «très recherchée».
La société doit, néanmoins, utiliser de la ferraille légère pour enrichir les lits de fusion de ses hauts fourneaux et, celle-là, elle doit l'acheter. Toutefois, les ventes l'emportent d'ordinaire sur les achats, si bien que si la société a été imposée à la contribution de péréquation des ferrailles importées au taux de base, elle ne l'a pas été, jusqu'au premier trimestre 1958, au taux complémentaire qui ne s'applique, vous le savez, qu'à l'excédent de consommation en ferraille d'achat sur la
consommation de référence en ferraille d'achat.
Pourquoi un tel excédent pendant le trimestre en cause? On vous l'a expliqué: c'est en raison de la nécessité de travaux de réfection d'un haut fourneau, travaux qui, dès l'arrêt de ce haut fourneau, se sont révélés plus importants qu'il n'avait semblé tout d'abord, la durée d'immobilisation de l'appareil ayant été de six mois environ au lieu de six semaines. La société a dû, pour ne pas ralentir sa production, procéder pendant ce trimestre à des achats de ferraille plus importants que les achats
habituels, si bien que son bilan est devenu négatif et qu'une imposition à la contribution au taux complémentaire en est résultée.
La société attaque devant vous la décision de la Haute Autorité refusant de l'exonérer de ladite contribution.
Deux recours, vous vous le rappelez, ont été formés à ce sujet: le premier (15-59) dirigé contre ce que la requérante a cru être une décision de la Haute Autorité, signée d'un fonctionnaire de cette institution; le deuxième (29-59) dirigé contre un acte ayant, quant à lui, incontestablement le caractère d'une décision de la Haute Autorité, en date du 22 avril 1959.
En ce qui concerne le premier recours, la Haute Autorité a conclu à son rejet comme non recevable, parce que, selon elle, il n'y avait pas, en l'occurrence, de décision. Toutefois, la Cour ayant ordonné la jonction des deux recours, la Haute Autorité renonce à son exception d'irrecevabilité et se déclare «prête à supporter le supplément de frais de procédure inhérent à la double action en justice».
Messieurs, la rigueur des principes et le caractère d'ordre public de certaines règles relatives à l'introduction des recours en annulation, parmi lesquelles figure certainement la nécessité d'une décision préalable, devraient conduire à ne pas tenir compte de ces conclusions de la Haute Autorité. Faut-il, dès lors, rejeter comme non recevable le premier recours? Une autre solution, pensons-nous, doit être envisagée, qui consiste à considérer qu'il existe bien une décision, mais qu'elle est nulle
comme émanant d'un fonctionnaire ne justifiant d'aucune qualité pour la prendre au nom de la Haute Autorité. Nous pensons que cette deuxième solution est juridiquement plus correcte, et elle permet de justifier la mise des dépens à la charge de la défenderesse.
Sur le fond, que nous examinons sur le deuxième recours, nos explications seront très brèves.
La requérante ne critique pas, en elle-même, la décision attaquée qui refuse de l'exonérer de la contribution au taux complémentaire pour le premier trimestre 1958. Elle ne critique pas non plus le montant du calcul de cette contribution, qui ne serait d'ailleurs pas encore définitivement arrêté. Elle ne conteste pas, enfin, que le principe de son imposition est bien conforme à la décision 2-57 qui sert de base à cette imposition; mais elle prétend, par exception d'illégalité, que la décision 2-57
aurait méconnu certains principes généraux et certaines dispositions du traité en établissant des règles différentes pour la détermination de la consommation de référence et la détermination de la consommation servant de base à la contribution au taux complémentaire. La «consommation de référence en ferraille d'achat» de chaque entreprise, qui sert de base au calcul de la consommation excédentaire d'après l'article 5 de la décision 2-57, est, en effet, aux termes de l'article 6, «la moitié de la
consommation de ferraille d'achat au cours d'une période de six mois calendaires comprise dans sept mois consécutifs, choisie par l'entreprise entre le 1er janvier 1953 et le 31 janvier 1957». C'est donc, ramenée à trois mois, une consommation moyenne, alors que la consommation en ferraille d'achat qui doit lui être comparée est une consommation effective, celle qui est relevée pendant ce qu'on appelle la «période de décompte», laquelle est de trois mois. Donc, les périodes de comparaison sont bien
de même durée (trois mois pour chacune d'elles), mais des consommations comparées, l'une est effective, tandis que l'autre est fictive. Il peut arriver, dès lors, qu'une entreprise se trouve, comme en l'espèce, imposée pour un trimestre à la contribution au taux complémentaire alors que sa consommation effective en ferraille d'achat pendant six mois comprenant ce trimestre n'a pas dépassé — ou même est restée inférieure — à la consommation de référence.
Messieurs, nous ne voyons pas en quoi ces considérations peuvent être de nature à démontrer l'existence d'une illégalité de la décision 2-57.
La détermination de la période de référence et celle de la période de décompte répondent en effet à des objectifs différents. Pour ce qui est de la période de référence, il s'agit de trouver, par un procédé équitable, mais nécessairement arbitraire, quelle a été, avant l'institution du nouveau système destiné à favoriser les économies de ferraille, la consommation moyenne de l'entreprise en ferraille d'achat. La Haute Autorité aurait pu déterminer elle-même la période de référence, suivant des
critères objectifs; elle a préféré un système laissant à cet égard le choix aux entreprises, mais, bien évidemment, il fallait alors que cette liberté fût compensée par l'étalement sur une certaine durée de la période choisie, afin de parvenir à une moyenne, d'où le choix d'une période de six mois. Il en est autrement pour la période dite de décompte: ici l'objectif est d'inciter les entreprises aux économies de ferraille; il faut donc que la période soit assez courte pour ne pas permettre, dans une
mesure excessive, la compensation entre les époques de grande consommation et les époques de ralentissement, mais suffisamment longue, cependant, pour compenser certaines pointes, et aussi ne pas alourdir les obligations comptables des entreprises. Une durée de trois mois a paru raisonnable à cet égard et, bien entendu, la consommation moyenne de référence, calculée sur six mois, devait alors être divisée par deux.
Il n'est même pas nécessaire de faire remarquer, comme le fait la Haute Autorité, les avantages accordés aux entreprises aussi bien pour le choix de leur période de référence que pour la détermination du montant de la consommation de référence, montant dont on ne déduit pas la ferraille vendue ou cédée (avantage dont la société requérante profite tout particulièrement et qui résulte de l'article 4, paragraphe 1, in fine, de la décision 2-57). En effet, les règles établies par la décision 2-57, aussi
bien pour la détermination de la consommation de référence que pour la fixation de la période de décompte, l'ont été, comme l'a fort bien rappelé à la barre le représentant de la Haute Autorité, en vertu de ce qu'il est convenu d'appeler son «pouvoir discrétionnaire».
A cet égard, il faut dissiper une équivoque: pouvoir discrétionnaire ne signifie pas pouvoir arbitraire. La Haute Autorité doit respecter le traité et les principes généraux du droit, notamment lorsqu'elle édicte des règlements et use à cet égard d'un pouvoir normatif. Mais elle jouit alors d'une marge d'appréciation dans des limites que vous avez déjà eu l'occasion de tracer dans d'importants arrêts. En la circonstance, il s'agit simplement des règles d'assiette de la contribution: des règles de ce
genre présentent nécessairement, dans une certaine mesure, un caractère forfaitaire et leur application peut être tantôt favorable au contribuable, tantôt défavorable, sur tel ou tel point particulier. Ce qu'il faut, c'est que ces conséquences ne révèlent pas l'existence d'un vice juridique. Nous ne l'apercevons pas en l'espèce.
Il est donc inutile, à notre avis, de rechercher si la société requérante n'aurait pas pu profiter de tel ou tel avantage ou possibilité offerts par la décision 2-57 pour échapper au paiement de toute contribution au taux complémentaire pendant le premier semestre de 1958, par exemple en demandant une dérogation au titre de l'article 7 ou en diminuant sa production de fonte pendant le trimestre en cause. Tout cela est sans rapport avec la légalité de la décision 2-57, seule question en litige.
Nous devons répondre à un dernier argument, qui n'a été présenté qu'à la barre. Il est tiré de l'article 9 de la décision 2-57 relatif aux remises sur la contribution au taux complémentaire accordées à chaque entreprise, notamment en cas de réduction de la mise au mille«par rapport, dit le texte, à celle de sa période de référence». La comparaison, en ce cas, devrait donc se faire sur l'ensemble des six mois de référence. Messieurs, nous ne voyons pas la portée de l'argument: il va de soi que la
mise au mille de référence se calcule sur six mois, comme la consommation elle-même de référence: c'est par rapport à cette référence que la remise sera accordée, si le pourcentage obtenu pendant la période de décompte est inférieur. Il n'est pas nécessaire, ici, de diviser par deux, puisqu'il s'agit d'un pourcentage et non d'un tonnage.
Nous concluons :
— sur le recours 15-59, à l'annulation de la décision attaquée et à ce que la Haute Autorité supporte les dépens;
— sur le recours 29-59, au rejet de la requête et à ce que les dépens soient supportés par la Société métallurgique de Knutange.