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15/11/1956 | CJUE | N°10/55

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Lagrange présentées le 15 novembre 1956., Mlle Miranda Mirossevich contre Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier., 15/11/1956, 10/55


Conclusions de l'Avocat général

M. MAURICE LAGRANGE

SOMMAIRE

Pages
  I — Conclusions de la Requête


  II — Compétence ...

Conclusions de l'Avocat général

M. MAURICE LAGRANGE

SOMMAIRE

Pages
  I — Conclusions de la Requête
  II — Compétence
  III — Recevabilité
  Expiration des délais
  Acquiescement
  IV — Examen au fond
  Conclusions principales
  Conclusions subsidaires
  — Irrégularité du stage
  — Détournement de pouvoir
  V — Conséquences de la solution proposé
  En droit
  En fait
  VI — Observations finales
  VII — Conclusions

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

Nous nous abstiendrons dans cette affaire de commencer par un exposé des faits, non seulement parce que ceux-ci ont été largement exposés devant vous, et de plus, parfaitement résumés dans le rapport de M. le Juge-rapporteur, mais encore parce que le litige porte pour une grande part sur les faits eux-mêmes et qu'un exposé liminaire obligerait déjà à prendre parti sur d'importants éléments du procès.

I — CONCLUSIONS DE LA REQUÊTE

Bornons-nous à rappeler tout d'abord quelles sont les conclusions de la requérante. Nous nous référerons, à cet égard, aux «conclusions écrites définitives» déposées le 16 août 1956, conformément à l'article 45 du Règlement de la Cour, à la suite des mesures d'instruction ordonnées, et qui ne font que préciser, sans les altérer ni les étendre, les conclusions de la requête.

Elles tendent, à titre principal, à faire déclarer que Mademoiselle Mirossevich a été engagée de façon permanente et définitive le 9 décembre 1952 comme interprète-traductrice auprès du service linguistique (ancienne catégorie II) au traitement annuel de 300000 Frs. B., plus l'indemnité de résidence; — en conséquence, à faire «déclarer nulle la communication du 8 janvier 1953, relative à une prétendue période d'essai, parce qu'entachée d'excès de pouvoir sous forme de détournement de pouvoir pour
travestissement des faits ou tout au moins pour erreur de fait» ;

— et à faire «reconnaître à Mlle Mirossevich son droit à la reconstitution de sa carrière et à un rappel de traitement égal à la différence entre ce qu'elle a perçu et ce qui lui était dû en vertu du “status” correspondant (avec les intérêts légaux)».

A titre subsidiaire, les conclusions tendent à faire déclarer «que Mlle Mirossevich a été régulièrement engagée à l'essai le 9 décembre 1952 comme interprète-traductrice» aux mêmes conditions;

— que le stage n'a été fait que partiellement et insuffisamment, mais qu'il a été terminé avec résultat favorable après des services ultérieurs en matière linguistique;

— en conséquence, déclarer nulle la communication du 8 janvier 1953, relative à un stage incomplet et insuffisant parce qu'entachée de travestissement des faits, etc … (suivent les mêmes conclusions que précédemment sur la reconstitution de la carrière et le rappel du traitement).

La requérante conclut enfin à ce que «en tout cas soit déclaré nul le pseudo-contrat du 12 octobre 1953», pour vice de consentement, dol, etc …

— à l'allocation d'une compensation «juste» pour préjudice moral, et à la mise des frais et dépens à la charge de la Haute Autorité.

Comme vous le voyez, Messieurs, ces conclusions se placent exclusivement sur le terrain contractuel. On ne vous demande pas de prononcer l'annulation de décisions administratives, mais d'en reconnaître la nullité au regard des engagements pris envers la requérante, de définir la portée exacte de ces engagements et d'en sanctionner la violation tant par la reconnaissance du droit à une «reconstitution de carrière» que par l'allocation d'indemnités pécuniaires.

II — COMPÉTENCE

Cette position du litige nous paraît suffisante pour fonder votre compétence en l'espèce sur la base de l'article 42 du Traité, aux termes duquel «la Cour est compétente pour statuer en vertu d'une clause compromissoire contenue dans un contrat de droit public ou de droit privé passé par la Communauté ou pour son compte». Nous pensons que, de ce que la requérante appelle le «pseudo-contrat» du 12 octobre 1953, sur lequel figure sa signature, il est au moins une clause dont elle reconnaît la valeur,
c'est la suivante: «les litiges d'ordre individuel auxquels pourrait donner lieu l'application des dispositions de la présente lettre d'engagement ou des règlements et décisions concernant le personnel sont portés devant la Cour de Justice». Ce contrat rétroagit à la date du 9 décembre 1952, c'est-à-dire à la date à laquelle l'intéressée est entrée effectivement au service de la Haute Autorité. Que l'on considère, comme la requérante, qu'elle a été engagée ce jour-là, et même à titre définitif,
comme interprète-traductrice, ou que, tout à l'opposé, on admette, avec la Haute Autorité, que, le 9 décembre 1952, Mlle Mirossevich. a seulement été admise «à l'essai», il est certain qu'il y a là un litige relatif à la nature et à la portée d'un lien contractuel unissant la requérante à la Haute Autorité, l'existence même d'un tel lien étant incontestable; par suite, la réalité d'une clause compromissoire donnant compétence à la Cour à ce sujet ne peut être niée. Elle ne l'est, d'ailleurs, par
aucune des parties.

III — RECEVABILITÉ

La position du litige étant ainsi définie au regard de la compétence, nous devons examiner les questions de recevabilité.

a) La Haute Autorité oppose tout d'abord une fin de non recevoir tirée de l'expiration des délais. Elle prétend que la requête ayant été formée plus d'un mois après la notification de la décision du 8 janvier 1953 n'est pas recevable. Elle ajoute qu'il en est ainsi même si l'on admet, comme le fait le Conseil d'Etat français notamment, que la présentation d'un recours hiérarchique ou d'un recours gracieux a pour effet de prolonger le délai légal de recours. En effet, cette prolongation ne joue que
si le recours hiérarchique ou gracieux a été lui-même formé dans le délai légal. Or ce n'est pas le cas en l'espèce, la réclamation de Mlle Mirossevich devant la Commission administrative ayant été formée bien plus d'un mois après la notification de la décision du 8 janvier 1953.

Cette fin de non recevoir doit être écartée. Elle doit l'être pour une raison bien simple, c'est qu'aucune disposition ni du contrat ni du Traité ni d'aucun des Protocoles, des annexes ou de la Convention n'institue un délai de rigueur à l'encontre des fonctionnaires ou agents qui entendent saisir la Cour d'un litige relatif à leurs rapports avec l'une des institutions de la Communauté. La Haute Autorité invoque l'article 33 du Traité et l'article 39 du Statut. Or l'article 33 ne concerne que les
recours en annulation formés contre les décisions de la Haute Autorité par les Etats membres, le Conseil, les entreprises et les associations d'entreprises. Quant à l'article 39 du Statut, il déclare le délai d'un mois de l'article 33 applicable aux «recours prévus par les articles 36 et 37 du Traité»: il s'agit ici des recours en matière de sanctions pécuniaires, qui concernent les entreprises, et de ceux relatifs aux troubles fondamentaux et persistants qui concernent les Etats. Il est évident
qu'un délai de déchéance tel que celui de l'article 33 ne peut être appliqué par simple voie d'analogie. Si d'ailleurs un tel délai existait, la question se poserait de savoir si un fonctionnaire contractuel, qui, comme la demoiselle Mirossevich, ne demande pas l'annulation de certaines décisions administratives, ne pourrait pas néanmoins se prévaloir de l'illégalité de ces décisions alors même qu'il ne les aurait pas attaquées dans le délai. Mais, encore une fois, le délai n'existe pas. Il n'y a
même pas de délai de prescription pour l'action, la clause compromissoire n'en comportant point.

Sans doute y a-t-il là une grave lacune, étant donné que le caractère autonome du droit du Traité interdit évidemment l'application de dispositions générales empruntées aux législations nationales: il appartiendra au Règlement que la Cour doit établir en exécution de l'article 58 du Statut du personnel de combler cette lacune.

b) Plus délicate est la seconde fin de non recevoir, tirée de l'acquiescement.

La Haute Autorité soutient que le comportement de Mlle Mirossevich à la suite de la décision du 8 janvier 1953 implique «acquiescement» à cette mesure, entraînant l'irrecevabilité de tout recours ultérieurement formé contre ladite mesure, aussi bien sur le terrain gracieux que sur le terrain contentieux. Elle invoque, à cet égard la jurisprudence et la doctrine italienne et allemande. Elle reconnaît que la jurisprudence française est «hésitante» (la vérité, c'est que la théorie de l'acquiescement
n'est pas admise en France en matière de recours pour excès de pouvoir), mais elle ajoute qu'il faut voir là la contrepartie de l'existence de délais de rigueur car, on peut soutenir alors que la seule forme de «l'acquiescement» consiste dans le fait de laisser passer les délais sans introduire de recours.

En droit, cette analyse nous paraît juste. Il est certain que l'absence de délai, que nous venons de constater dans l'état actuel du droit positif de la Communauté, enlève une grande partie de son poids à la théorie qui nie la possibilité de l'acquiescement dans les rapports juridiques entre un fonctionnaire et son administration: si l'agent peut à toute époque contester la validité des actes administratifs intervenus à son égard, il faut bien admettre que, de son côté, l'administration est en
droit d'invoquer les circonstances d'où résulterait la preuve d'une acceptation par l'intéressé de ces actes et sa renonciation implicite à user de son droit à agir en justice à leur encontre. Ceci devrait même être admis plus aisément lorsque, comme dans la présente affaire, le lien est de nature contractuelle.

Toutefois, il convient de ne pas oublier que, même s'il a à sa base un contrat, le lien qui unit le fonctionnaire à l'administration est d'une nature spéciale: on considère, en général, qu'il s'agit d'un «contrat de droit public» (cette expression se trouve in terminis dans l'article 42 du Traité). Ceci veut dire que l'administration conserve certaines prérogatives de droit public à l'égard de ses agents, même contractuels, dès lors qu'ils participent au fonctionnement du service public. Nous ne
voudrions pas nous livrer à des développements théoriques sur cette question très délicate, même en droit interne (voir, par exemple, en droit français, un très bon résumé de la question: Duez et Debeyre, droit administratif, 1952, p. 744), et qui l'est certainement encore bien davantage en droit comparé. Mais nous retenons simplement cette observation de bon sens, c'est que le fonctionnaire public, qu'il soit contractuel ou non, est soumis à des sujections spéciales vis-à-vis de
l'administration. Il est tenu d'obéir, sauf à réclamer ensuite, selon la vieille formule valable pour les civils comme pour les militaires (nous laissons de côté, bien entendu, la question de l'obéissance à des ordres contraires à la loi pénale ou aux principes fondamentaux de la morale et du droit). En d'autres termes, et d'une manière plus familière encore, l'État n'est pas un patron comme les autres: la partie n'est pas égale …

D'où il suit qu'à notre avis, il faut être extrêmement circonspect pour tirer du comportement d'un fonctionnaire, même contractuel, un «aquiescement» à certaines mesures du seul fait qu'il s'est abstenu de protester ou de «faire des réserves», comme le font les personnes privés soucieuses de la défense de leurs intérêts.

Dans cette perspective, quelle valeur convient-il d'attribuer aux divers «comportements» invoqués par la Haute Autorité comme preuve d'un acquiescement à la décision du 8 janvier 1953?

Cette valeur est inégale. Nous pensons qu'on ne peut pas retenir à cet égard les diverses affectations que l'intéressée a reçues au cours de l'année 1953: pool des dactylographes, bibliothèque, etc … La Haute Autorité reconnaît elle-même (duplique p. 12 de la traduction française) qu'«on avait promis à Mademoiselle Mirossevich d'améliorer sa position». Il est certain que des efforts en ce sens ont été faits, et on ne saurait en faire grief à la Haute Autorité, mais il est non moins certain que la
requérante n'a cessé de rechercher elle-même une telle amélioration en gardant l'espoir de retrouver la situation qu'elle avait au début; en tout cas, on ne peut voir dans le fait d'avoir accepté les mutations de service successives dont elle a été l'objet un acquiescement à la mesure du 8 janvier emportant renonciation implicite à contester la régularité de cette mesure.

En revanche, il est permis d'avoir des doutes sérieux au sujet du contrat du 12 octobre 1953. Ce jour-là, en effet, mademoiselle Mirossevich a signé une «lettre d'engagement» pour la période s'étendant du 9 décembre 1952 (qui est la date à laquelle elle avait pris son service à la Haute Autorité comme interprète-traductrice) au 8 décembre 1953. Cette lettre comporte affectation «jusqu'à nouvel ordre à la division du personnel, du budget et des services généraux, service documentation et
archives», et ajoute: «Pendant cette période, vous bénéficiez d'un traitement annuel de 2200 unités de compte de l'Union européenne des Payements ainsi que d'une indemnité de résidence égale à 25 % de ce traitement». Etant donné le caractère rétroactif de ce contrat, ne doit-on pas considérer que l'acceptation par l'intéressée des conditions qu'il contenait, notamment du traitement, emportait renonciation à toute revendication relative à la situation pécuniaire pour la période envisagée? Nous
reconnaissons qu'on peut très raisonnablement le soutenir.

Néanmoins, pour notre part, nous inclinons à ne pas l'admettre. En effet, il résulte de l'instruction que, à cette époque, comme avant et comme après d'ailleurs, Mlle Mirossevich n'était pas satisfaite de sa situation. Cela résulte de divers témoignages et, notamment de celui de M. Balladore-Pallieri, directeur des services administratifs de la Haute Autorité, entendu comme témoin à l'enquête. «Elle (Mlle Mirossevich) a signé le contrat lorque j'étais déjà directeur, a-t-il déclaré à l'audience
du 15 mai 1956 (p. 31 du procès-verbal). J'ai insisté moi-même à cet effet. A ce moment, elle m'a dit encore qu'on lui avait fait des promesses d'une place supérieure.» Donc, il paraît bien établi que la requérante, encore à ce moment, n'avait pas perdu l'espoir de retrouver une situation supérieure. Sans doute, n'en résulte-t-il nullement la preuve qu'une promesse lui aurait été faite à cet égard: qu'eût d'ailleurs valu une telle promesse et qui aurait eu qualité pour la faire? Il n'en résulte
pas davantage la preuve d'un dol ou d'une violence quelconques entachant le contrat de nullité, comme on le prétend. Mais nous pensons que ces circonstances suffisent à empêcher de voir dans la signature de ce contrat (qui était le premier contrat écrit et avait pour objet essentiel de régulariser la situation administrative de l'intéressée) un acquiescement à la mesure du 8 janvier 1953 emportant renonciation à tout recours destiné à mettre en cause la légalité de cette mesure.

IV — EXAMEN AU FOND

Nous en arrivons à l'examen du fond, c'est-à-dire, essentiellement de la légalité de la décision du 8 janvier 1953.

Conclusions principales

La première question, qui a trait aux conclusions principales de la requête, est celle de savoir dans quelles conditions Mlle Mirossevich est entrée au service de la Haute Autorité le 9 décembre 1952. A-t-elle, comme elle le prétend, été engagée ce jour-là à titre définitif comme interprète-traductrice, auquel cas la décision du 8 janvier serait évidemment illégale? Ou n'a-t-elle été admise qu'à l'essai, comme le soutient la Haute Autorité, ou encore comme stagiaire, la durée du stage étant d'un
mois (thèse subsidiaire de la Haute Autorité)?

Une nomination à titre définitif apparaîtrait, du moins pour de telles fonctions, comme tout à fait inhabituelle. M. Decombis, secrétaire de la division du personnel de la Haute Autorité, affirme, dans une déclaration du 9 août 1955, versée au dossier, que «durant la période de mise en route de la Haute Autorité, les convocations de collaborateurs et les conditions de collaboration étaient généralement fixées oralement. Pour les collaborateurs du service linguistique, ajoute-t-il, une des
conventions orales était un stage d'essai de un mois». Le dossier contient une déclaration analogue de M. Kohnstamm, secrétaire de la Haute Autorité, chargé à l'époque des affaires du personnel. Il faudrait donc que des preuves contraires soient apportées à cet égard. Or il n'en est rien: aucun engagement n'a été pris à cet effet par le gouvernement italien; l'eût-il été d'ailleurs qu'il n'aurait pas lié la Haute Autorité, mais aurait seulement entraîné une responsabilité de ce gouvernement
vis-à-vis de l'intéressée. L'appel à la théorie de la gestion d'affaires, qui a été évoqué à la barre, nous paraît bien osé. Du côté de la Haute Autorité, aucune preuve n'a été apportée non plus. Voici, d'ailleurs, comment la requérante elle-même expose le cas dans sa réclamation à la Commission administrative: «le 9 décembre, un diplomate de la légation d'Italie me présente au réviseur de l'équipe italienne du service linguistique de la Haute Autorité: je fus engagée pour le stage prévu et je fus
mise au travail en qualité de traductrice». Un peu plus loin, se plaignant de n'avoir pas été avertie avant d'être l'objet de la mesure incriminée, elle ajoute: «à ce point de vue, il semble qu'on ne saurait faire de distinction entre les agents ayant déjà signé leur contrat et ceux accomplissant leur période d'essai». Donc, le 10 février 1955, date de cette réclamation à la Commission administrative, la requérante ne songeait pas encore à contester avoir été engagée à titre de stagiaire ou pour une
période d'essai: elle le reconnaissait même expressément.

Quant à savoir précisément s'il s'agit d'un stage ou d'une période d'essai, nous n'apercevons guère l'intérêt juridique ou pratique de la distinction, s'agissant d'un agent contractuel. Nous pensons que la notion de stage est plus exacte juridiquement et correspond davantage à la réalité: c'est d'ailleurs l'expression de stage qui figure à trois reprises dans l'avis de la Commission administrative rendu sur la réclamation de l'intéressée. On y lit notamment que «la Haute Autorité n'est plus liée par
la première proposition d'engagement faite à Mlle Mirossevich, puisque les résultats de son stage se sont révélés insuffisants». Donc, dans l'esprit de la Haute Autorité elle-même, l'entrée en service de la requérante était le résultat d'une «proposition d'engagement», subordonnée de sa part aux résultats favorables d'un stage à accomplir. Par son entrée effective et immédiate en service (attestée notamment par le fait d'avoir signé, le jour même, une feuille concernant la conservation du secret),
la demoiselle Mirossevich doit être considérée comme ayant accepté cette proposition d'engagement, et le contrat, quoique verbal, s'est trouvé de la sorte conclu. Quant à la formule employée dans la lettre du 8 janvier 1953 («vos capacités ne répondant pas aux besoins du service, il est impossible d'envisager de vous offrir un contrat d'emploi en qualité de traductrice») elle ne signifie pas qu'aucune proposition verbale d'engagement comportant un stage n'ait été faite un mois auparavant.

Conclusions subsidiaires

Nous devons maintenant examiner les conclusions subsidiaires, qui sont fondées sur les vices dont serait entaché le motif de la décision du 8 janvier 1953, à savoir: «vos capacités ne répondent pas aux besoins du service».

A cet égard, l'argumentation du recours est double: on soutient d'une part, que le stage s'est déroulé dans des conditions irrégulières et, d'autre part, que la décision est entachée de détournement de pouvoir.

Irrégularité du stage. La requérante n'aurait pas été mise à même de faire la preuve de ses aptitudes. On ne lui aurait donné en un mois que trois traductions à faire, qui portaient sur des textes courants et ne comportaient pas la mise en oeuvre de connaissances linguistiques particulières dans le domaine juridique, économique ou technique: il était impossible à l'administration de la juger sur une aussi sommaire expérience.

Vous savez comment la Haute Autorité répond à cette argumentation: elle insiste tout d'abord avec force sur le caractère discrétionnaire de l'appréciation à laquelle elle s'est livrée. En second lieu, elle reconnaît, en fait, que l'intéressée ne s'est vu confier, pendant tout son mois de stage, que 3 ou au plus 4 traductions, portant toutes sur des textes courants; mais, ajoute-t-elle, ces textes, bien que faciles, n'ont pas été traduits d'une manière satisfaisante par l'intéressée: il était donc
inutile de lui en donner de plus importants et de plus difficiles. Et, à l'appui de cette observation, la Haute Autorité, entendant faire la preuve (à laquelle elle déclare cependant n'être pas tenue) de l'inaptitude évidente de la requérante produit l'une des traductions ainsi faites, les autres n'ayant pu être retrouvées.

Le problème doit donc être examiné en droit et en fait.

En droit, il nous paraît se poser d'une manière assez simple si l'on reconnaît qu'il présente un double aspect:

1o la question de l'aptitude de l'intéressée à remplir ses fonctions. Cette question est, à n'en pas douter, une de celles qui relèvent, au premier chef, de l'appréciation discrétionnaire de l'administration: il nous paraît inutile d'insister sur ce point, qui est évident.

2o la question de savoir si l'intéressée a été mise à même de faire la preuve de ses aptitudes pendant la durée prévue à cet effet. Ici, au contraire, un contrôle du juge peut et doit être exercé, car il s'agit de vérifier si le stage a été régulièrement effectué, et même s'il a eu lieu. Le Conseil d'État italien admet en pareil cas l'existence d'un contrôle de légalité (par exemple, décision du 5 février 1951, citée dans la réplique). L'accomplissement du stage est prévu par le contrat, dont il
constitue l'un des éléments. Sans doute est-il stipulé d'abord dans l'intérêt de l'administration qui, avant de s'engager définitivement, désire légitimement s'assurer des capacités de l'intéressé; mais il l'est aussi au profit de celui-ci qui a «vocation» à obtenir son engagement définitif et ne peut se voir priver arbitrairement de cet avantage s'il a satisfait aux obligations qui lui sont imposées. Si donc, il venait à être établi que, pendant la durée prévue et du fait de l'administration,
l'intéressé n'a pas été mis à même de faire la preuve de ses aptitudes, sans qu'aucun reproche ne puisse lui être adressé à cet égard (par exemple, et pour prendre une hypothèse extrême, si on ne lui avait confié aucun travail d'aucune sorte), il y aurait lieu de reconnaître que l'administration a méconnu ses obligations contractuelles et ne pourrait alors se fonder, pour refuser l'engagement définitif, sur le défaut ou l'insuffisance des capacités de l'intéressé eu égard aux besoins du service.

En fait, la première question est donc de savoir si le seul fait de n'avoir confié à la demoiselle Mirossevich, pendant tout son mois de stage, que trois ou quatre traductions doit faire considérer le stage comme n'ayant pas été régulièrement accompli.

Notons d'abord qu'il semble bien qu'il n'y ait eu que trois traductions: c'est ce que prétend la requérante, et c'est ce qui résulte du registre qui a été produit. Il n'est pas contesté, d'autre part, que ces traductions étaient de peu d'importance, tant par la longueur que par la difficulté.

Nous estimons, Messieurs, qu'il y a là, non pas une preuve, mais une sérieuse présomption à l'appui de la thèse selon laquelle l'intéressée n'aurait pas été mise à même de montrer ses aptitudes, et, par suite, le stage n'aurait pas été régulièrement accompli: faire quelques heures de travail en un mois, ce n'est pas — a priori — accomplir un mois de stage. On a dit, il est vrai, que le nombre des traductions demandées au service linguistique pendant le mois de décembre 1952, n'avait pas été
considérable. Nous avons eu la curiosité de consulter le registre du service versé au dossier, et nous avons vu que la moyenne du nombre de pages traduites, pendant la période s'étendant du 9 décembre 1952 au 8 janvier 1953, s'établit à un peu plus de 100 par traducteur (à 95 pour l'équipe italienne).

Nous croyons donc que la contre-preuve offerte par la Haute Autorité n'est nullement surabondante ou superflue: elle est, à notre sens, nécessaire.

Cette contre-preuve consiste — vous le savez — à établir, par la production d'une des trois traductions, l'insuffisance manifeste de la requérante à remplir ses fonctions, eu égard aux exigences du service.

Dans ces conditions, il était nécessaire: 1o de prendre parti sur l'authenticité du document, qui a été contestée par la requérante, du moins en ce que, selon elle, le document n'aurait pas été établi par elle: l'intéressée se serait bornée à apporter quelques corrections de sa main et à titre d'exercice sur un brouillon dactylographié établi par une autre personne (qu'elle ne nomme d'ailleurs pas); 2o pour le cas où les allégations de la requérante à ce sujet ne seraient pas reconnues exactes, de
confier à un expert le soin de déterminer la qualité de la traduction, seul moyen régulier susceptible de mettre le juge en état de vérifier la valeur de la preuve contraire proposée par la Haute Autorité. Cela apparaissait d'autant plus indispensable que, parmi les cinq erreurs signalées par la Haute Autorité comme tout particulièrement inexcusables dans ce travail, figurait la traduction du mot français «néerlandais» par le mot «neerlandese» qui, affirme la défenderesse (duplique p. 34), «n'existe
pas en italien» et aurait du être traduit par«olandese». Or, ayant eu la curiosité d'ouvrir un dictionnaire, quelle ne fut pas notre surprise d'y trouver le mot «neerlandese» ! L'expertise s'imposait donc, et nous savons gré à la deuxième chambre, chargée de l'instruction, d'avoir consenti à l'ordonner.

a) En ce qui concerne ce qu'on a appelé, à tort, la «contestation d'authenticité», vous savez que la requérante, dans le dernier état de ses conclusions, a déclaré renoncer à cette contestation et considérer comme «juridiquement vraies» les trois traductions qui lui sont attribuées (dont celle qui est en cause). Elle a, en conséquence, déclaré accepter l'expertise «de manière à en déduire l'absence de capacité linguistique et technique du réviseur Verderame pour prononcer un jugement sur la
traductrice Mlle Mirossevich». Or, Messieurs, il ne s'agit pas ici des capacités du réviseur, mais de celles de la traductrice, qui doivent être appréciées en elles-mêmes. D'autre part, la requérante, avant d'en arriver à cette conclusion, se livre à de longs développements et émet diverses hypothèses d'où résulte qu'elle n'accepte pas comme établie en fait la thèse de la Haute Autorité, pour laquelle il s'agit bien d'une traduction réellement demandée à l'intéressée dans l'exécution et pour les
besoins du service, faite par elle et remise par elle. Il faut donc prendre parti à ce sujet.

C'est d'ailleurs facile: les pièces produites par la Haute Autorité établissent, d'une manière irréfutable et, en quelque sorte, matérielle, que le document en cause constitue bien la traduction, faite en italien par Mlle Mirossevich, et révisée par le réviseur M. Verderame, d'un texte original français, traduction qui avait été demandée dans les trois autres langues de la Communauté au service linguistique et confiée par ce service, en ce qui concerne l'italien, à la requérante. L'enquête par
témoins ne pouvait évidemment infirmer, et n'a pas infirmé, les constatations résultant à cet égard des documents produits.

b) Nous en arrivons maintenant à la qualité de la traduction, appréciée par l'expert, M. Bedarida, professeur à la Sorbonne.

Rappelons que l'ordonnance de la deuxième chambre ordonnant l'expertise était ainsi conçue: «Il sera procédé à une expertise à l'effet de déterminer, indépendamment des corrections faites par le réviseur, la qualité de la traduction résultant du document No 10 annexé au mémoire en duplique produit dans l'affaire susvisée, compte tenu du délai de deux heures imparti au service linguistique pour remettre la traduction ainsi que de la nature de la tâche incombant normalement à un traducteur et qui
consiste à serrer d'aussi près que possible le texte original». Rappelons également que l'expert, en vertu d'une disposition spéciale de la même ordonnance, a reçu une copie du document comprenant les corrections faites à la main par la requérante, «à l'exclusion de toutes autres», c'est-à-dire à l'exclusion de celles qui avaient été faites par le réviseur, dont l'expert n'a donc pas eu connaissance.

Messieurs, l'expert s'est exactement acquitté de sa mission dans les termes où elle lui avait été ainsi confiée.

Il a relevé un certain nombre de fautes ou d'erreurs, de valeur inégale. La plus grave, à son sens, concerne la phrase suivante: «Dès que l'expérience des faits aura démontré ce qu'elle doit être, nous informerons nos abonnés de la cadence à laquelle paraîtra le Journal officiel de la Communauté.» La traductrice n'a pas vu que le pronom «elle» se rapporte au mot «cadence», bien que celui-ci soit placé après.

L'expert a encore relevé, notamment, les fautes suivantes:

1o «Dès que l'expérience des faits aura démontré …» (phrase déjà citée) a été traduit par des termes signifiant «après que l'expérience des faits, etc. …» ;

2o (Toujours dans la même phrase): le mot cadence est traduit par un mot signifiant «terme» («termine»);

3o «Souscrit» (en parlant d'abonnement) est traduit par «firmato» qui veut dire «signé»; le mot propre est «sottoscritto». Ici, nous devons citer le commentaire de l'expert: «Le choix de “firmato” dit-il, apparaît d'autant plus curieux qu'ailleurs la même traductrice manifeste un vif souci de la pureté de la langue italienne. On peut lui faire un mérite, par exemple, d'avoir, pour rendre le terme d'“experts”, recouru à “periti”, plus traditionnel qu'esperti adopté comme substantif à une date
récente et sous l'influence du français ou de l'anglais.»

4o «Règlements» est traduit par «norme» au lieu de «regolamenti»: ce dernier terme, dit l'expert, est à la fois plus concret et plus administratif que «norme». Nous devons dire que les explications auxquelles se livre la requérante à ce sujet dans un de ses mémoires, explications qui ont peut-être une certaine pertinence en ce qui concerne la critique de l'original, ne nous ont pas convaincu au sujet de la traduction.

5o «Autrement dit», dans le sens de «c'est-à-dire», a été traduit par «nominati altrimenti», au lieu de «cioè a dire» ou plus simplement «cioè». Il s'agissait d'indiquer le contenu d'une des trois parties du Journal officiel et la phrase à traduire était: «Textes, purement juridiques, autrement dit, décisions, règlements, etc …»

6o «Première manifestation d'unité européenne» traduit par «première manifestation d'une unité européenne».

7o La phrase «de prendre chaque jour plus de réalité» est traduite «di essere ogni giorno più aggiornata» : or ce mot signifie «mettre à jour» ou «ajourner».

8o Enfin, une ligne entière a été omise.

Après avoir ainsi analysé les fautes commises, voici ce qu'ajoute l'expert: «A ces observations de détail, il convient d'ajouter des considérations d'ensemble.

D'une part, les fautes les plus graves se situent vers la fin de la traduction. Elle peuvent être dues au fait que la traductrice s'est trouvée pressée par le temps. A cet égard, il importerait de préciser le point suivant. Dans les deux heures qui lui étaient accordées, pour son travail, cette traductrice devait-elle aussi dactylographier son texte italien? Si oui, il serait juste de déduire le temps de la transcription de la durée totale de l'épreuve. Et cette transcription pourrait, dans une
certaine mesure, expliquer l'omission, précédemment signalée, d'une ligne du texte original.

D'autre part, si le service de la traduction de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier comprend un ou plusieurs réviseurs, on est amené à considérer que l'auteur de la traduction litigieuse pouvait se croire tenu seulement à l'exécution matérielle et comme mécanique d'un travail que d'autres étaient appelés, par la suite et avec un loisir plus large, à compléter, corriger et perfectionner.

Dans l'un et l'autre cas, je verrais là des éléments de nature à diminuer la responsabilité de la traductrice et la portée des imperfections du travail que j'ai été appelé à examiner et juger.»

Sur le deuxième point, l'expert nous paraît aller un peu trop loin: l'existence du réviseur ne dispense pas le traducteur de sa propre responsabilité quant à l'exactitude de la traduction. Autrement dit, dans toute la mesure où les fautes relevées par l'expert portent sur le sens du texte, et non sur l'élégance ou le style, aucune «atténuation de responsabilité» du fait de la présence d'un réviseur ne peut être admise.

Quant à la première observation, elle touche à un point important, qui est celui de savoir si le temps dont a effectivement disposé la requérante était suffisant. Quel a été ce temps? Il est évidemment difficile de le déterminer exactement. Ce que nous savons, d'après les indications précises du registre, c'est que le document à traduire a été remis au service linguistique à 11 h. et que la traduction devait être rendue à 13 h. Nous savons aussi qu'elle ne l'a été qu'à 13 h. 30, soit avec 1/2
heure de retard. Mais nous savons encore que les traductions néerlandaise et allemande du même document, qui, elles aussi, devaient être remises à la même heure, ne l'ont été respectivement qu'a 14 h. et 14 h. 30. Si l'on tient compte de ce que le délai devait être employé à 5 opérations (établissement du brouillon par la traductrice, dactylographie dudit brouillon, correction de la dactylographie par la traductrice, révision par le réviseur et dactylographie du texte révisé), le délai imparti
pour un document de 2 pages, même de difficulté moyenne, était probablement un peu court. Il est possible que le réviseur italien, plus respectueux de l'horaire que ses collègues allemand et néerlandais, se soit emparé du texte avant que la traductrice ait fini de le revoir — ce qui expliquerait, comme l'a remarqué l'expert, que les fautes les plus graves se rencontrent à la deuxième page, où l'on ne trouve qu'une seule correction de la main de la requérante.

Cela dit, il nous faut maintenant répondre à la question: le document produit par la défenderesse, dûment éclairé par l'expertise, est-il de nature à révéler, par lui-même, de la part de Mlle Mirossevich une inaptitude aux fonctions de traductrice à la Haute Autorité, telle que cette dernière a pu s'abstenir de lui confier d'autres travaux plus difficiles sans méconnaître ses obligations relatives au stage? Messieurs, si l'on fait état de la nature et des exigences du service qu'il s'agissait
alors d'assurer, tant nu regard de l'exactitude que de la rapidité, dans cette période fiévreuse d'organisation où la Haute Autorité, tenue par les délais stricts du Traité, devait à la fois s'organiser et établir le marché commun, nous reconnaissons qu'on peut être tenté de répondre par l'affirmative à cette question. Néanmoins, compte tenu de ce que nous venons de dire, nous ne pensons pas qu'un jugement négatif puisse être fondé sur cette seule et unique épreuve; nous estimons que le stage n'a
pas été accompli dans des conditions régulières.

Il nous reste à examiner, à toutes fins utiles, le moyen de détournement de pouvoir: la décision du 8 janvier 1953, évinçant Mlle Mirossevich du service linguistique aurait eu pour véritable motif le désir du réviseur de la faire remplacer par un ami, dont la Haute Autorité à même cru devoir nous donner le nom: il s'agit de M. Delli Paoli, qui a été effectivement engagé au service linguistique de la Haute Autorité immédiatement après le départ de la requérante.

Nous abordons ici un côté particulièrement déplaisant de cette affaire: nous nous expliquerons sans passion, mais sans équivoque.

Nous écarterons tout d'abord du débat une controverse qui s'est élevée entre les parties sur la présence de M. Delli Paoli à Luxembourg au mois de décembre 1952: d'après la requérante, il serait venu à ce moment pour essayer de trouver un emploi à la Communauté. N'ayant pas réussi à se faire engager à la Cour de Justice, il se serait retourné du côté de la Haute Autorité et c'est pour lui faire une place que son ami M. Verderame, aurait provoqué le refus de titularisation de la requérante. La
Haute Autorité nie le fait même du voyage de M. Delli Paoli en décembre à Luxembourg, et elle a même offert de produire son passeport «où figurent, dit-elle, les cachets de la douane avec les dates du passage de la frontière à Thionville» (en janvier 1953 et non en décembre 1952).

Messieurs, outre qu'une telle production ne prouverait rien (car il est bien connu qu'à cette époque, le cachet de la police était très souvent omis pour les italiens pénétrant au Grand-Duché), le fait est sans importance, car on ne voit pas en quoi il établirait la collusion prétendue: celle-ci aurait pu avoir lieu tout aussi bien. que l'intéressé fût à Rome ou à Luxembourg au mois de décembre. C'est pourquoi, d'ailleurs, la deuxième chambre, a refusé d'étendre l'enquête à ce point.

Cela dit, les faits suivants sont établis:

1o Le fait, (nous l'avons déjà dit) de la simultanéité du départ de la requérante du service linguistique et de l'arrivée à ce même service de M. Delli Paoli;

2o Le fait que les deux décisions ont été prises sur la proposition de M. Verderame, réviseur de l'équipe italienne;

3o Le fait que le chef du service, le Dr. Thomik, ne connaissant pas suffisamment l'italien, a fait confiance au réviseur dans les deux cas, c'est-à-dire aussi bien au sujet de l'inaptitude de l'une que de l'aptitude de l'autre;

4o Le fait que M. Delli Paoli a été engagé pour remplacer Mlle Mirossevich. La haute Autorité le nie dans sa réplique (trad. française p. 25); du moins prétend-elle qu'il n'était pas nécessaire d'enlever son poste à Mlle Mirossevich pour nommer M. Delli Paoli. C'est parfaitement exact en droit, car il n'y avait pas d'effectifs et il n'était point besoin d'une vacance d'emploi pour permettre le recrutement d'un nouvel agent. Mais, en fait, il s'agissait bien d'un remplacement. Cela résulte des
propres déclarations du Dr. Thomik, chef de service, à l'enquête (procès-verbal de l'audience du 15 mai 1956, page 26 de la traduction française), et que voici:

«question posée par le Président:

Y a-t-il des faits ou circonstances indiquant — ou pouvant indiquer — que la requérante aurait été éloignée de son poste parce que le réviseur de l'équipe italienne voulait la remplacer par un ami?»

Réponse du témoin:

«Quand il est apparu que la requérante ne répondait pas aux exigences voulues, je me suis demandé qui pourrait la remplacer. Cependant, je ne connaissais aucun traducteur de langue maternelle italienne et je me suis adressé à M. Verderame en lui demandant s'il connaissait quelqu'un. Pour autant que je m'en souvienne, M. Verderame n'avait pas prononcé auparavant le nom de M. Delli Paoli.»

Sur question du juge-rapporteur:

«Je n'avais pas de traducteur italien en réserve».

5o Enfin, dernier point, la requérante affirme que son successeur ne justifiait pas des qualifications de traducteur. Voici comment elle s'exprime dans la procédure écrite, à trois reprises:

a) Requête, p. 3: «… d'autre part, Mlle Mirossevich (qui connaît quatre langues), vit engager à sa place l'ami du réviseur, bien qu'il ne soit même pas traducteur qualifié (mais déclaré officiellement traducteur de français et d'anglais). Ayant obtenu son contrat d'emploi sans aucun examen, le nouvel arrivé a été muté ensuite en qualité de chef d'un service nouvellement créé (le service des conférences)».

b) Réplique (trad. française p. 36) : «Qu'aurait-il fait (il s'agit de M. Thomik), s'il avait su, en signant la lettre d'engagement de M. Delli Paoli en qualité de traducteur de français et d'anglais en italien, que ce dernier, le fait est notoire, connaissait alors très médiocrement le français et que, par dessus le marché, il ne connaissait pas du tout l'anglais?».

c) Conclusions définitives, trad. française, p. 12: «Les connaissances linguistiques de M. Delli Paoli étaient notoirement très réduites, à tel point qu'il était obligé de se faire aider par un collègue et qu'il fut transféré — dès que M. Balladore assuma la direction du personnel — dans un autre service».

Telles sont les allégations de la requérante sur ce point. Elles ne sont pas contestées par la Haute Autorité.

En cet état, le détournement de pouvoir doit-il être considéré comme établi?

Nous pensons, Messieurs, que le rapprochement des cinq éléments de fait que nous venons de relever constitue un très sérieux commencement de preuve à l'appui du détournement de pouvoir. Mais nous pensons aussi que la preuve elle-même n'est pas faite.

En effet; il ne s'agit pas ici de juger la légalité de la nomination de M. Delli Paoli: il s'agit de juger le régularité de l'éviction de Mlle Mirossevich.

Sans doute est-il possible que la véritable raison, le mobile déterminant de l'éviction ait été le désir de remplacer la requérante par un ami du réviseur; mais ce n'est pas certain. Autrement dit, le fait que le réviseur ait profilé du départ de Mlle Mirossevich pour proposer la nomination d'un de ses amis ne prouve pas que le. motif réel de l'éviction ait été le désir de favoriser cette nomination: un tel comportement ne peut être présumé de la part d'un fonctionnaire, et il n'existe en l'espèce
aucune raison de le faire.

Néanmoins, Messieurs, une remarque s'impose. Nous avons fait allusion tout à l'heure aux exigences particulières du service à l'époque, et c'est là une considération sur laquelle on a insisté à l'enquête. Or, on ne peut pas ne pas constater que l'attitude de l'Administration a révélé qu'elle avait, en fait, à cette même époque une conception quelque peu «élastique» de ces exigences du service. C'est pourquoi les faits que nous venons de rappeler nous paraissent constituer un motif de plus pour
exercer un contrôle objectif strict sur la régularité du stage.

Nous vous proposons donc, en définitive, de dire que le stage de Mlle Mirossevich n'a pas été régulièrement accompli.

V — CONSÉQUENCES DE LA SOLUTION PROPOSÉE

Messieurs, au cas où vous seriez d'accord avec votre avocat général sur cette solution, il vous faudrait en tirer les conséquences.

Ceci pose quelques problèmes délicats, en droit et en fait.

En droit

En droit, nous sommes, rappelons-le, sur le terrain contractuel, mais il s'agit d'un contrat de droit public. Dans la théorie générale des contrats, en droit civil, le principe est que la violation par une des parties de ses obligations n'entraîne pas la résolution de plein droit du contrat, mais permet à l'autre partie d'exiger l'exécution du contrat si cette exécution est possible (en France, art. 1184 du code civil). Nous croyons que cette règle existe dans tous nos pays.

Mais il n'en est pas de même partout en ce qui concerne les contrats de travail (toujours en droit privé).

C'est ainsi qu'en France, lorsqu'il s'agit des conflits individuels de travail, la jurisprudence a toujours refusé d'admettre la réintégration du salarié évincé à tort: la rupture abusive du contrat se résoud exclusivement en dommages-intérêts. Cette jurisprudence est d'ailleurs critiquée (ex. Durand, Traité de droit du Travail, 1950, T. II, p. 903). En revanche, pour les conflits collectifs du travail, les juridictions arbitrales appelées à résoudre ces conflits ont usé de leurs pouvoirs pour
ordonner la réintégration. «Il n'en a été autrement, dit M. Durand, que pour les membres du personnel de direction, étroitement associés à l'exercice des prérogatives patronales, et pour lesquels le maintien dans l'établissement n'est plus possible, une fois disparue une confiance nécessaire».

En Allemagne, la règle générale des contrats, qui permet à chaque partie de forcer l'autre à l'exécution de ses obligations, est en principe applicable aux contrats de travail: le salarié licencié peut exiger son réemploi en vertu d'un jugement qui déclare que le licenciement était abusif et qu'en conséquence le contrat d'emploi n'a pas été résilié. Cependant le salarié et l'employeur peuvent faire valoir qu'il leur est moralement impossible, le premier de reprendre son travail, le second de
continuer avec le salarié une collaboration utile pour l'entreprise. Ce n'est que lorsque de tels motifs sont invoqués et admis par le tribunal que ce dernier prononce la résiliation du contrat de travail en dépit du licenciement abusif et condamne l'employeur au versement d'une indemnité.

En Italie, le droit commun des contrats est tout à fait analogue au droit français: l'article 1453 du Code civil italien pose, à quelques nuances près, la même règle que l'article 1184 du Code civil français. Quant au contrat de travail, il est soumis à des règles très spéciales, dont l'une permet à un collège arbitral (compétent en cas de licenciement disciplinaire) de maintenir le contrat malgré la volonté contraire de l'employeur au cas où le licenciement est injustifié (Mazzoni et Grechi, droit
du travail, Bologne, 1951, p. 207).

Aux Pays-Bas, la situation est la même qu'en France.

Passons maintenant au droit public. Nous ne voyons pas de raison, ici, de ne pas appliquer la théorie générale des contrats, c'est-à-dire de permettre à chaque partie, en principe du moins, d'exiger l'exécution de l'obligation contractée par l'autre, dès lors que cette exécution ne se heurte pas à une impossibilité, juridique ou matérielle. Bien, au contraire; en effet, ce droit n'est que la transposition, en matière contractuelle, du droit à réintégration qui est la conséquence normale de
l'annulation pour les fonctionnaires statutaires: ce que permet la loi, base du statut, le contrat, qui est la loi des parties, doit le permettre aussi. «En principe», avons-nous dit toutefois; en effet, nous serions assez tenté d'admettre une exception pour certains emplois, soit très élevés dans la hiérarchie, soit impliquant une collaboration directe avec l'autorité supérieure: on retrouve ici l'élément de «confiance nécessaire» qui a inspiré la jurisprudence en matière d'arbitrage en France,
comme nous l'avons vu. Notons que c'est d'ailleurs souvent pour faciliter la rupture éventuelle du lien et éviter le maintien d'une collaboration qui peut se révéler impossible que les administrations ont recours, pour pourvoir de tels emplois, au procédé du contrat.

En fait

Si nous passons maintenant à l'application, il va de soi qu'on ne se trouve pas en l'espèce dans un de ces cas auxquels nous venons de faire allusion. La solution consiste donc, après avoir reconnu l'irrégularité du stage et, par suite, de la décision qui y a mis fin, à ordonner que le contrat verbal conclu le 9 décembre 1952 entre la Haute Autorité et Mlle Mirossevich reçoive maintenant exécution. par l'accomplissement d'un stage d'un mois au service linguistique. Bien entendu à l'issue de ce
stage, et quelqu'en soit le résultat, la situation de la requérante devra être examinée et réglée au regard du récent statut en conformité de ses dispositions.

Il reste la question de la réparation du préjudice pour le passé. A cet égard, nous ne pensons pas qu'il y ait lieu d'ordonner une «reconstitution de carrière» comme on vous le demande. En effet, une telle reconstitution, de caractère rétroactif, n'a une base juridique, à notre avis, que pour des fonctionnaires statutaires qui obtiennent l'annulation d'une décision de révocation ou de licenciement: c'est la conséquence de l'effet rétroactif de la décision d'annulation elle-même, et de la fiction
juridique, en vertu de laquelle l'intéressé est réputé n'avoir jamais quitté son emploi. C'est là que se trouve la différence essentielle entre la situation statutaire et la situation contractuelle: le contrat, sans doute, n'a jamais cessé d'exister, mais les obligations qu'il comporte, et qui par hypothèse, n'ont pas été exécutées, doivent l'être actuellement: l'exécution d'une obligation ne peut être rétroactive. Par ailleurs, le contrat ne conférait pas un droit à une carrière, ni à la stabilité
de l'emploi, mais une simple vocation (arrêt Kergall). Enfin, en tout état de cause, le droit à une reconstitution de carrière, même pour un fonctionnaire à statut, ne prendrait naissance que par la titularisation, c'est-à-dire après l'accomplissement du stage prévu, qui devrait donc d'abord être accompli régulièrement et donner un résultat favorable. En ce qui concerne le droit à un rappel de traitement, que la requérante invoque aussi, un tel droit n'existe pas davantage, pour les mêmes raisons,
et aussi pour une raison supplémentaire, (valable celle-là, pour tous les fonctionnaires, même à statut) ; c'est l'absence de «service fait».

Il ne peut donc s'agir que d'une indemnité correspondant au préjudice subi.

Quel peut être le montant d'une telle indemnité?

Elle est, évidemment, difficile à évaluer. Nous pensons qu'elle doit l'être indépendamment des résultats du stage futur, que nous ne pouvons attendre: il s'agit d'ailleurs de la réparation du préjudice passé.

Nous ne croyons pouvoir mieux faire, à cet égard, que nous en remettre, Messieurs, à votre sagesse, comme notre collègue Roemer dans l'affaire Kergall, où un gros élément d'incertitude se présentait aussi. Nous nous bornerons aux deux remarques suivantes concernant l'attitude de la requérante et celle de l'administration.

L'administration, qui aurait pu se séparer de la requérante, s'est efforcée de lui trouver d'autres emplois compatibles avec ses aptitudes, et cette recherche a été poursuivie avec persévérance. Sans doute peut-on imaginer que ce n'est pas uniquement par philantropie qu'elle a agi ainsi, mais aussi parce qu'elle se rendait compte de ce qu'avaient eu de déplaisant les circonstances dans lesquelles s'était produit le remplacement de l'intéressée au service linguistique. Néanmoins, il nous semble y
avoir là un élément de nature à atténuer dans une certaine mesure la faute et, par suite, la responsabilité de l'administration.

Quant à la requérante, il ne semble pas qu'elle ait fait un gros effort pour essayer de retrouver une meilleure situation à la Haute Autorité dans la mesure où la possibilité lui en était offerte. Elle a notamment refusé son affectation à la division du Travail avec les perspectives d'amélioration que, vraisemblablement, cette affectation comportait et qui n'était pourtant nullement incompatible avec sa réclamation devant la Commission administrative. «Aide-toi, dit le proverbe, le ciel t'aidera».
Messieurs, il vous appartiendra d'apprécier si, et dans quelle mesure, ce comportement de l'intéressée est susceptible de venir, lui aussi, en atténuation de la responsabilité de l'administration.

VI — OBSERVATIONS FINALES

Nous vous demandons la permission, avant d'en terminer, de dire quelques mots qui sortent du domaine juridique et contentieux.

A la fin de la dernière audience, l'honorable avocat de la requérante a rappelé la situation matérielle et surtout morale de sa cliente et prononcé des paroles qui nous ont ému. De son côté, le représentant de la Haute Autorité a déclaré, en substance, que, si l'on s'écartait du terrain juridique, il n'avait, quant à lui, plus rien à dire, sinon accepter d'avance la perte de son procès.

Il avait parfaitement raison, en effet, sur le terrain du procès. Mais maintenant il va s'agir d'exécuter votre arrêt. Si, comme nous le souhaitons très vivement, vous en venez à consacrer une solution dont l'intérêt essentiel est de remettre les parties en l'état où elles se trouvaient à l'origine, nous voudrions que cette seconde expérience se déroule en toute loyauté, avec un oubli complet de part et d'autre de tout ce qui a pu contribuer à envenimer l'affaire. Et ici, nous savons que nous ne
faisons pas appel en vain aux représentants qualifiés de la Haute Autorité. Ceux-ci, — ils l'ont déjà prouvé — sont parfaitement conscients du véritable rôle d'une administration publique, qui, bien loin d'être une machine aveugle, se doit, plus que tout autre patron, d'avoir une action juste et non pas seulement juridique, honnête et non pas seulement légale, humaine enfin et non pas seulement sociale. Telle est la rançon de l'autorité qui lui est légitimement confiée et qui — à vrai dire —
n'existe réellement qu'à ce prix.

Nous voudrions également que, de son côté, la requérante fasse effort pour se débarrasser d'un certain esprit de persécution dont elle paraît quelque peu victime — mais nous savons qu'elle a bien des excuses à cet égard — et que, confiante dans la sagesse et l'impartialité de ses chefs, elle accepte sans arrière-pensée les résultats du nouveau stage, dussent-ils, par malheur, être défavorables.

VII — CONCLUSIONS

Nous concluons:

— à ce que la décision du 8 janvier 1953 soit déclarée nulle, ainsi que la décision de la Commission administrative qui l'a confirmée;

— à ce que le contrat verbal du 9 décembre 1952 reçoive exécution par l'accomplissement par Mlle Mirossevich d'un stage d'un mois au service linguistique de la Haute Autorité comme traductrice, stage à l'expiration duquel, et quels qu'en soient les résultats, la situation de la requérante devra être réglée au regard des dispositions en vigueur du Statut du personnel de la Communauté;

— à ce qu'il soit alloué à Mlle Mirossevich une indemnité en réparation du préjudice subi par elle du fait du retard apporté par la Haute Autorité dans l'exécution des obligations contractées à son égard, indemnité pour le montant de laquelle nous nous en remettons à la sagesse de la Cour;

— au rejet de toutes autres conclusions de la requête;

— et à ce que les dépens soient mis à la charge de la Haute Autorité, à l'exception de ceux qui sont afférents à la procédure en contestation d'authenticité, qui seront supportés par Mlle Mirossevich.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 10/55
Date de la décision : 15/11/1956
Type de recours : Recours de fonctionnaires - fondé, Recours en responsabilité - non fondé

Analyses

Statut des fonctionnaires et régime des autres agents


Parties
Demandeurs : Mlle Miranda Mirossevich
Défendeurs : Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier.

Composition du Tribunal
Avocat général : Lagrange
Rapporteur ?: Serrarens

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1956:9

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