COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Ontario (Procureur général) c. Working Families Coalition (Canada) Inc., 2025 CSC 5
Appel entendu : 21 et 22 mai 2024
Jugement rendu : 7 mars 2025
Dossier : 40725
Entre :
Procureur général de l’Ontario
Appelant
et
Working Families Coalition (Canada) inc.,
Patrick Dillon, Peter MacDonald,
Association des enseignantes et des enseignants catholiques anglo-ontariens,
Fédération des enseignantes et des enseignants de l’élémentaire de l’Ontario,
Felipe Pareja, Fédération des enseignantes-enseignants des écoles
secondaires de l’Ontario et Leslie Wolfe
Intimés
- et -
Procureur général du Canada, procureur général du Québec,
procureur général de l’Alberta, Centre for Free Expression,
directeur général des élections de l’Ontario,
Commission internationale de juristes Canada,
Juristes canadiens pour le droit international de la personne,
British Columbia Civil Liberties Association,
Advocates for the Rule of Law, Democracy Watch,
Fédération canadienne des contribuables,
Association canadienne des libertés civiles et
David Asper Centre for Constitutional Rights
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau
Motifs de jugement :
(par. 1 à 67)
La juge Karakatsanis (avec l’accord des juges Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin)
Motifs conjoints dissidents :
(par. 68 à 178)
Le juge en chef Wagner et la juge Moreau
Motifs conjoints dissidents :
(par. 179 à 272)
Les juges Côté et Rowe
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
Procureur général de l’Ontario Appelant
c.
Working Families Coalition (Canada) Inc.,
Patrick Dillon, Peter MacDonald,
Association des enseignantes et
des enseignants catholiques anglo-ontariens,
Fédération des enseignantes et des enseignants
de l’élémentaire de l’Ontario, Felipe Pareja,
Fédération des enseignantes-enseignants
des écoles secondaires de l’Ontario et
Leslie Wolfe Intimés
et
Procureur général du Canada,
procureur général du Québec,
procureur général de l’Alberta,
Centre for Free Expression,
directeur général des élections de l’Ontario,
Commission internationale de juristes Canada,
Juristes canadiens pour le droit international de la personne,
British Columbia Civil Liberties Association,
Advocates for the Rule of Law,
Democracy Watch,
Fédération canadienne des contribuables,
Association canadienne des libertés civiles et
David Asper Centre for Constitutional Rights Intervenants
Répertorié : Ontario (Procureur général) c. Working Families Coalition (Canada) Inc.
2025 CSC 5
No du greffe : 40725.
2024 : 21, 22 mai; 2025 : 7 mars.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droit de vote — Élections provinciales — Publicité politique de tiers — Plafonds de dépenses — Plafond imposé par une loi provinciale aux dépenses de publicité politique de tiers durant l’année précédant la période électorale — Le plafond de dépenses porte-t-il atteinte au droit de vote? — Si oui, l’atteinte est-elle justifiable? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 3 — Loi sur le financement des élections, L.R.O. 1990, c. E. 7, art. 37.10.1(2).
Le paragraphe 37.10.1(2) de la Loi sur le financement des élections de l’Ontario (« LFE ») limite les dépenses de publicité politique que peuvent engager les tiers au cours de l’année précédant la période d’une élection provinciale. Il limite les dépenses de tiers pour des publicités à 24 000 $ par circonscription électorale et à 600 000 $ au total pendant les 12 mois qui précèdent la période électorale. La LFE régit également la publicité politique faite par les partis politiques : l’art. 38.1 prévoit que durant la période de 6 mois qui précède immédiatement le début de la période électorale, les partis politiques peuvent dépenser au maximum 1 000 000 $. Avant cette période de 6 mois, les partis politiques ne sont soumis à aucun plafond de dépenses.
Une ordonnance déclaratoire portant que le plafond de dépenses de tiers prévu au par. 37.10.1(2) portait atteinte au droit de vote protégé par l’art. 3 de la Charte canadienne des droits et libertés a été sollicitée en Cour supérieure par une organisation de la société civile, plusieurs syndicats ainsi que des individus. Le juge saisi de la demande a conclu que la disposition contestée ne portait pas atteinte à l’art. 3 puisque la loi respectait le droit des électeurs de participer utilement au processus électoral en votant de manière éclairée. Les juges saisis de l’affaire en Cour d’appel ont, à la majorité, accueilli l’appel et conclu que le plafond de dépenses portait atteinte au droit de vote garanti par l’art. 3, parce que ce plafond n’avait pas été soigneusement adapté et que le juge saisi de la demande n’avait tiré aucune conclusion étayant sa décision selon laquelle les limites de dépenses étaient suffisantes pour mener une campagne d’information modeste. Ils ont déclaré invalide le plafond de dépenses contesté.
Arrêt (le juge en chef Wagner et les juges Côté, Rowe et Moreau sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.
Les juges Karakatsanis, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin : Le plafond de dépenses imposé aux tiers par le par. 37.10.1(2) de la LFE porte atteinte au droit de vote garanti par l’art. 3 de la Charte et il est inopérant suivant le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. À dessein, le plafond crée une disproportion absolue, ou une disproportion qui est si marquée à sa face même qu’elle permet aux partis politiques d’étouffer les voix des tiers sur des questions politiques et de les empêcher d’atteindre les citoyens durant une année entière d’activité législative. Le plafond de dépenses ne peut être sauvegardé par l’article premier de la Charte, n’étant pas justifié dans une société libre et démocratique puisque la loi ne porte pas une atteinte minimale au droit protégé par la Charte.
L’article 3 de la Charte protège constitutionnellement le droit de vote de tout citoyen et son objet est de garantir une représentation efficace des électeurs au sein du gouvernement et de leur permettre de jouer un rôle utile dans le processus électoral. Le droit de voter à des élections libres et équitables est le principal moyen pour les citoyens de participer à leur gouvernance, et il confère leur légitimité aux lois édictées par les législateurs. Le volet participation du droit de vote inclut le droit des citoyens de voter de manière éclairée. Pour cela, il est nécessaire que les citoyens puissent entendre les points de vue des tiers, des candidats et des partis politiques et d’autres renseignements de leur part. La publicité faite par des tiers aide donc les citoyens à voter de façon éclairée puisque les tiers englobent un éventail diversifié de citoyens et de groupes dont l’objectif est de fournir des renseignements à d’autres citoyens et d’attirer leur attention sur des questions importantes pour eux. Les plafonds qui restreignent, plutôt que de favoriser, l’accès à divers renseignements et perspectives peuvent compromettre le droit des citoyens de participer utilement au processus politique.
Un modèle électoral égalitaire — adopté par la Cour dans les arrêts Libman c. Québec (Procureur général), 1997 CanLII 326 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 569, et Harper c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 33, [2004] 1 R.C.S. 827 — vise à atteindre un équilibre dans le débat politique. L’article 3 n’exige pas que tous les participants au système électoral soient traités également et l’objectif légitime de veiller à ce que des règles du jeu soient équitables pour tous ceux qui désirent s’engager dans un débat politique peut permettre de fixer différentes limites pour les différents participants aux élections. Dans les arrêts Libman et Harper, l’analyse de la Cour était axée sur la menace selon laquelle les personnes les mieux nanties exercent une influence disproportionnée sur le vote, compte tenu de leur rôle dans le processus électoral. L’équilibre dans le débat politique est menacé si ce débat est dominé par un acteur en particulier, y compris les partis politiques. Si la différence de traitement des participants a un effet défavorable sur le droit des citoyens de participer de manière significative dans le processus électoral, elle porte atteinte à l’art. 3. En conséquence, un plafond de dépenses porte atteinte au droit garanti à l’art. 3 de la Charte s’il donne aux acteurs politiques ou aux tiers une voix disproportionnée dans le débat politique, compte tenu de leurs rôles dans le processus électoral, privant ainsi les électeurs d’un vaste éventail de points de vue sur les enjeux sociaux et politiques.
La question de savoir si les plafonds de dépenses peuvent donner lieu à un déséquilibre dans ce débat requiert nécessairement une analyse comparative. Bien que l’importance des partis politiques et des candidats dans notre démocratie actuelle soit une raison valable pour leur permettre une plus grande latitude dans leurs dépenses de publicité politique, elle ne répond pas à la question de savoir si un plafond de dépenses est trop restrictif et compromet le droit que confère l’art. 3 aux citoyens de voter de manière éclairée. Omettre de comparer le plafond de dépenses de tiers aux règles applicables aux partis politiques pour évaluer les effets globaux de la mesure sur les électeurs et sur leur droit à une participation utile au processus électoral constitue une erreur de droit. Les règles qui s’appliquent à différents acteurs auront une incidence sur l’équilibre du débat politique ainsi que sur l’information que reçoivent les électeurs.
En l’espèce, le plafond de dépenses contesté est susceptible de restreindre grandement l’exposition des électeurs aux différents points de vue sur les enjeux politiques qui définissent leur collectivité durant l’année qui précède la période électorale. Au cours des six premiers mois de la période préélectorale, la capacité des tiers de renseigner les citoyens est limitée de façon stricte, tandis que les partis politiques ne sont soumis à aucune restriction. Cette différence de traitement engendre une disproportion dans le débat politique. L’information offerte aux électeurs de l’Ontario durant l’année précédant une élection doit refléter les intérêts, les voix et les points de vue d’une variété de citoyens et de parties. Lorsque les partis politiques ne sont assujettis à aucune limite, restreindre la capacité des tiers d’utiliser des plateformes qui peuvent s’avérer efficaces pour joindre certains électeurs a le potentiel de saturer le débat politique et d’étouffer leur voix, ce qui nuit à la capacité des citoyens d’accéder à de l’information leur permettant de soupeser les points de vue et de se faire leur propre opinion pendant une période importante du cycle démocratique. Ainsi, à sa face même, la LFE engendre une disproportion absolue dans le débat politique général, qui prive les électeurs d’un éventail de points de vue et de perspectives sur certains enjeux au cours d’une période cruciale du cycle démocratique et nuit à leur capacité de formuler des préférences véritables. Cela compromet le droit des électeurs de voter de manière éclairée et de participer utilement au processus électoral, et porte ainsi atteinte à l’art. 3 de la Charte.
Les tribunaux qui doivent déterminer si une violation de l’art. 3 est justifiée au regard de l’article premier de la Charte sont tenus de procéder avec grand soin. En l’espèce, bien que l’objectif du plafond de dépenses de promouvoir un modèle électoral égalitaire soit un objectif urgent et réel, et que le plafond de dépenses de tiers ait un lien rationnel avec cet objectif, la province n’a pas démontré que ce plafond contesté porte le moins possible atteinte à l’art. 3. La durée d’application du plafond outrepasse largement ce qui est raisonnablement nécessaire pour protéger l’intégrité du processus électoral ou le rôle prépondérant des partis politiques dans le processus électoral.
Le juge en chef Wagner et la juge Moreau (dissidents) : Le pourvoi devrait être accueilli et la décision du juge saisi de la demande rétablie. Le plafond applicable aux dépenses de publicité politique de tiers ne porte pas atteinte au droit de participer utilement au processus électoral que garantit l’art. 3 de la Charte. Il n’a pas été établi que le plafond aura pour effet de priver chaque citoyen de la possibilité raisonnable d’introduire ses propres idées et opinions dans le débat politique ou d’être informé des faits et des idées et points de vue des autres. Bien que certaines caractéristiques du régime instaurant un plafond de dépenses méritent un examen approfondi, il n’a pas été établi, selon la prépondérance des probabilités, que ces caractéristiques compromettent le droit des citoyens de participer utilement au processus électoral.
Il est important que l’art. 3 reçoive une interprétation large et fondée sur son objet, car cela accroît la qualité et la légitimité de notre démocratie et de nos institutions publiques. L’article 3 protège implicitement un certain nombre de droits au‑delà du droit de vote et du droit de briguer les suffrages, notamment le droit à une représentation effective et le droit des citoyens de participer utilement au processus électoral. Le droit de participer utilement au processus électoral comporte deux aspects. Le premier aspect est expressif et garantit que chaque citoyen a une possibilité raisonnable d’introduire ses propres idées et opinions dans le débat politique. Le deuxième aspect est informationnel et garantit à chaque citoyen une possibilité raisonnable d’entendre les points de vue des autres et d’avoir accès à de l’information afin qu’il puisse exercer son droit de vote de manière éclairée.
Les contestations de lois qui régissent les processus démocratiques mettent souvent en cause à la fois la garantie de liberté d’expression prévue à l’al. 2b) ainsi que l’art. 3 de la Charte. Le fait que le droit de participer utilement au processus électoral comporte des aspects expressif et informationnel n’élimine pas la distinction entre l’al. 2b) et l’art. 3. Il y aura nécessairement un chevauchement entre les activités électorales protégées par les deux. Toutefois, afin de respecter la structure de base de la Charte, le contenu d’un droit ne doit pas être transposé dans un autre, ni être utilisé pour modifier la portée d’un autre droit. La portée des activités protégées par le droit de participer utilement au processus électoral garanti par l’art. 3 est plus étroite que la portée des activités protégées par l’al. 2b). Un demandeur peut établir qu’il y a eu violation de l’al. 2b) en prouvant que l’objet ou l’effet de l’action gouvernementale en question restreint toute activité expressive protégée. Par contraste, l’art. 3 protège l’introduction et l’échange d’idées et d’opinions dans la mesure nécessaire pour faciliter la participation utile au processus électoral. Ces deux droits peuvent jouer d’une manière inverse : une restriction des dépenses électorales peut limiter la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) mais faciliter la participation utile au processus électoral au regard de l’art. 3.
Les plafonds de dépenses applicables aux tiers font intervenir le droit de participer utilement au processus électoral parce que les tiers peuvent être des citoyens ou des entités qui agissent en tant que porte‑parole pour de nombreux citoyens durant ce processus. Le droit de participer utilement au processus électoral garanti par l’art. 3 entre en jeu lorsqu’une mesure législative régit les acteurs politiques qui constituent à la fois un véhicule et une tribune permettant aux citoyens de participer au processus électoral. Les tiers ont souvent recours à des publicités politiques pour commenter les qualités et les défauts d’un candidat ou d’un parti en particulier, pour introduire de nouvelles questions dans le débat politique et pour apporter de nouvelles perspectives sur des questions associées aux candidats et aux partis politiques. La réglementation concernant la publicité faite par les tiers pourrait donc restreindre la possibilité des citoyens d’être informés au sujet des enjeux politiques, des partis et des candidats.
Toutefois, le droit de participer utilement au processus électoral protégé par l’art. 3 ne garantit pas le droit à une participation illimitée. Lorsque l’expression est illimitée, les tiers disposant de plus de ressources peuvent accaparer le débat politique, étouffer les voix de leurs opposants et empêcher d’autres citoyens d’avoir la possibilité de s’exprimer et d’être entendus. En conséquence, l’adoption de plafonds de dépenses applicables aux tiers ne constitue pas en soi une violation de l’art. 3. Le droit de participer utilement au processus électoral exige que les citoyens ne puissent pas étouffer les voix des autres pendant ce processus. Les plafonds de dépenses de tiers peuvent donc être compatibles avec l’aspect expressif du droit de participer utilement au processus électoral et même le favoriser. Les plafonds de dépenses électorales peuvent aussi contribuer à favoriser l’aspect informationnel du droit de participer utilement au processus électoral, puisqu’ils font en sorte que les citoyens sont adéquatement informés de tous leurs choix politiques en empêchant les nantis de dominer le processus électoral au détriment des personnes possédant des ressources financières moins grandes. De cette façon, les plafonds de dépenses peuvent faire en sorte que les citoyens sont raisonnablement informés de tous les choix possibles et mieux à même de considérer les aspects adverses des enjeux électoraux. Bien que les plafonds de dépenses puissent jouer un rôle important en facilitant le droit de participer utilement au processus électoral, un plafond de dépenses trop restrictif peut violer l’art. 3 en privant les citoyens de la possibilité raisonnable d’introduire leurs propres idées et opinions dans le débat politique ou d’être informés des faits et des idées et points de vue des autres. Les plafonds de dépenses doivent donc être soigneusement adaptés, de façon que les candidats, les partis politiques et les tiers puissent communiquer leur message à l’électorat.
Le critère qui sert à déterminer si le droit de participer utilement au processus électoral a été enfreint est celui de savoir si les dispositions législatives en question avaient pour effet de priver un citoyen de la possibilité raisonnable d’introduire ses propres idées et opinions dans le débat politique ou d’être informés des faits et des idées et points de vue des autres. Ce critère s’applique à l’examen de toute violation alléguée du droit de participer utilement au processus électoral; il n’est pas propre aux plafonds de dépenses électorales et il s’applique à toute disposition législative ayant un effet sur les actes posés en dehors de la période électorale. Le droit de participer utilement au processus électoral ne se limite pas à la période électorale : il s’applique en tout temps. Pour que soit atteint l’objectif de l’art. 3, soit de faciliter le bon fonctionnement de la démocratie parlementaire canadienne, il faut que les citoyens aient, en dehors de la période électorale, la possibilité raisonnable de communiquer leurs idées et de recevoir de l’information.
Le tribunal peut tenir compte de diverses considérations lorsqu’il détermine si une loi a pour effet de priver un citoyen de la possibilité raisonnable d’introduire ses propres idées et opinions dans le débat politique ou d’être informé des faits et des idées et points de vue des autres. Dans le contexte des plafonds de dépenses, le tribunal peut prendre en considération la somme autorisée par le plafond et la portée temporelle de celui‑ci, la portée du comportement visé par le plafond et l’effet du plafond sur les différentes formes d’expression. Le tribunal peut également se demander si une mesure contestée traite les acteurs politiques différemment et, le cas échéant, si un tel traitement différentiel prive certains citoyens de la possibilité raisonnable de s’exprimer ou d’être entendus. Cependant, un traitement asymétrique ne suffit pas en soi pour établir l’existence d’une violation du droit de participer utilement au processus électoral.
En l’espèce, il n’a pas été démontré que le plafond de 600 000 $ qui s’applique à la publicité politique en période préélectorale prive les citoyens de la possibilité raisonnable d’introduire leurs propres idées et opinions dans le débat politique ou d’être informés des faits et des idées et points de vue des autres. À la lumière du dossier de preuve, le plafond de dépenses de tiers est compatible avec le droit de participer utilement au processus électoral, compte tenu de la portée de la définition de la publicité politique prévue par le régime, de l’étendue de la publicité que permet le plafond et des plafonds de dépenses de tiers comparés avec ceux des partis politiques et des candidats.
Bien que la définition de la publicité politique soit large, cette définition, en soi, n’empêche pas les citoyens, agissant à titre de tiers, d’avoir la possibilité raisonnable de transmettre de l’information politique aux citoyens. Outre les communications qui ne sont pas prises en compte dans le plafond de dépenses, les tiers peuvent mener diverses activités de publicité politique dans les limites du plafond de dépenses. Le droit de participer utilement au processus électoral garanti par l’art. 3 n’est pas synonyme de capacité des tiers de mener une campagne efficace et convaincante ou de capacité de mener une campagne médiatique susceptible de déterminer l’issue d’un scrutin.
De plus, même si la somme autorisée par le plafond et sa durée auront pour effet de limiter la mesure dans laquelle les tiers peuvent faire de la publicité télévisée, la preuve étaye la conclusion portant que le plafond ne prive pas les citoyens de la possibilité raisonnable de transmettre de l’information politique à d’autres citoyens au moyen de diverses formes de publicité peu coûteuses et efficaces, dans les limites du plafond de dépenses. De nombreuses formes de publicité politique à faible coût demeurent à la disposition des tiers. Celles‑ci s’ajoutent aux formes de communication politique qui sont expressément soustraites au plafond de dépenses, comme les éditoriaux, les chroniques et les livres.
Enfin, il ne peut être inféré de la disposition en tant que telle que l’asymétrie entre les partis politiques et les tiers fera en sorte que le plafond de dépenses contesté privera certains citoyens de la possibilité raisonnable de participer utilement au processus électoral. La question n’est pas de savoir si cette asymétrie existe, mais plutôt si elle étouffe les voix de certains citoyens. En l’espèce, le dossier de preuve soumis au juge saisi de la demande ne démontrait pas que la LFE permettrait aux voix des partis politiques d’étouffer celles des tiers au cours des 12 à 6 mois précédant la période électorale.
Les juges Côté et Rowe (dissidents) : Le pourvoi devrait être accueilli et la décision du juge saisi de la demande devrait être rétablie. Le plafond de dépenses prévu par la LFE ne viole pas l’art. 3 de la Charte.
L’article 3 est fondamental pour la démocratie canadienne. Le fait que le droit de vote garanti par la Charte soit soustrait à l’application de la disposition de dérogation démontre son importance et sa primauté. Par conséquent, l’art. 3 doit demeurer distinct de la portée de l’al. 2b), qui vise à protéger la liberté d’expression. Il serait contraire à la structure de la Charte de permettre que l’art. 3 serve de voie détournée pour isoler une expression qui ferait autrement l’objet de la dérogation législative. Ce point est particulièrement pertinent dans la présente affaire étant donné que le législateur ontarien a invoqué l’art. 33 de la Charte pour faire en sorte que la disposition législative puisse s’appliquer malgré la liberté d’expression figurant à l’al. 2b) de la Charte.
Il y a désaccord avec l’approche adoptée par les juges majoritaires qui, essentiellement, présupposent à tort que l’art. 3 protège le débat politique et étend les droits d’expression aux acteurs politiques, y compris les tiers. Il s’agit aussi d’un point de désaccord avec le juge en chef Wagner et la juge Moreau quant à la question de savoir si l’art. 3 comporte une composante expressive. Il y a toutefois accord avec le résultat auquel arrivent le juge en chef Wagner et la juge Moreau : la disposition législative contestée ne viole pas l’art. 3. Il y a aussi accord pour l’essentiel avec eux quant au fait que la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte devrait être analytiquement distincte du droit garanti par l’art. 3, que le droit de participer utilement au processus électoral protégé par l’art. 3 est engagé dans le présent pourvoi et que l’asymétrie entre les tiers et les partis politiques est importante, mais non déterminante, pour la présente affaire.
L’article 3 a deux objets principaux : il garantit le droit à une représentation effective et il protège le droit des citoyens de participer utilement au processus électoral. La jurisprudence qui a mené à la formulation de ces objets met l’accent sur l’existence d’un aspect informationnel. À tout le moins, l’aspect informationnel nécessite que le citoyen soit en mesure de soupeser les forces et les faiblesses des candidats politiques, des partis politiques et des positions de principe ayant un effet sur le choix électoral du citoyen.
Au cœur de l’examen mené par les juges majoritaires se trouve la question de savoir si le plafond imposé crée une disproportion dans le débat politique. Cette analyse comparative devrait être rejetée. Dans le contexte de l’analyse fondée sur l’art. 3, la question n’est pas de savoir si le plafond de dépenses crée un déséquilibre dans le débat politique, mais plutôt celle de savoir si le plafond porte atteinte à la capacité de l’électeur de participer utilement au processus électoral. L’analyse doit, d’abord et avant tout, être centrée sur l’électeur. L’analyse des juges majoritaires confond davantage le lien qui existe entre l’al. 2b) et l’art. 3 en élevant implicitement les tiers au rang de titulaires de droits. Cela est erroné. Les tiers doivent être adéquatement conceptualisés comme des groupes d’intérêt qui cherchent à contribuer au débat politique et à l’influencer. L’article 3 ne protège pas les parties qui cherchent à être entendues. Il établit plutôt un droit de participation qui s’étend aux citoyens et à leur droit d’exercer un vote éclairé. Les citoyens sont les titulaires exclusifs des droits visés à l’art. 3.
Il n’y a rien non plus dans la jurisprudence qui appuie l’existence d’une composante expressive à l’art. 3. L’article 3 ne garantit pas le droit des tiers de diffuser de l’information ou de s’exprimer. Ces activités sont des formes d’expression, qui relèvent dûment de l’al. 2b). Reconnaître une telle composante brouillerait les lignes entre l’al. 2b) et l’art. 3. En outre, cela fournirait dans les faits un moyen de contourner l’art. 33 de la Charte, puisque les parties pourraient présenter une contestation fondée sur l’art. 3 à l’encontre des dispositions législatives qui feraient par ailleurs l’objet de la dérogation. Non seulement cela va à l’encontre du choix clair du législateur de s’appuyer sur l’art. 33, mais cela ébranlerait également la structure de base de la Charte.
La conclusion des juges majoritaires est sans rapport avec les conclusions du juge saisi de la demande puisque ceux‑ci se fondent sur le texte de la disposition législative elle‑même pour conclure qu’il y a disproportion absolue. Il n’y a pas de formulation claire du degré de la différence de traitement nécessaire pour provoquer une violation de l’art. 3. L’omission d’établir une norme uniforme est préoccupante et augmente le risque de résultats ad hoc. De plus, l’art. 3 ne nécessite pas un équilibre dans le discours politique. Le traitement asymétrique des acteurs politiques est permis parce qu’il assure l’égalité des chances et empêche qu’une voix utilise la richesse pour enterrer les autres. Il s’agit d’une partie nécessaire, et même saine, de la démocratie canadienne. Le traitement asymétrique entre les acteurs politiques est aussi compatible avec la jurisprudence, qui reconnaît que les dépenses de tiers devraient être régulées plus strictement que celles des acteurs principaux du processus politique. Par conséquent, la simple existence d’un traitement asymétrique ne suffit pas pour qu’il y ait violation de l’art. 3. Le traitement doit plutôt avoir un effet défavorable sur le droit de l’électeur de jouer un rôle significatif dans le processus électoral.
Il y a accord avec le cadre proposé par le juge en chef Wagner et la juge Moreau qui sert à déterminer s’il y a eu violation du droit de participer utilement au processus électoral garanti par l’art. 3. Toutefois, la portée des facteurs doit être limitée de sorte que ceux‑ci soient dûment axés sur l’aspect informationnel. En plus des quatre facteurs pertinents relevés par le juge en chef Wagner et la juge Moreau, un autre facteur complète l’analyse — la totalité de l’information à laquelle ont accès les citoyens.
Jurisprudence
Citée par la juge Karakatsanis
Arrêts appliqués : Harper c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 33, [2004] 1 R.C.S. 827; Figueroa c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 37, [2003] 1 R.C.S. 912; Libman c. Québec (Procureur général), 1997 CanLII 326 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 569; R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), 1995 CanLII 64 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 199; arrêt examiné : Renvoi : Circ. électorales provinciales (Sask.), 1991 CanLII 61 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 158; arrêts mentionnés : Reference re Alberta Statutes, 1938 CanLII 1 (SCC), [1938] R.C.S. 100; Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), 2002 CSC 68, [2002] 3 R.C.S. 519; Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3; Dixon c. B.C. (A.G.), 1989 CanLII 248 (BC SC), [1989] 4 W.W.R. 393; Working Families Ontario c. Ontario, 2021 ONSC 4076, 155 O.R. (3d) 546; Haig c. Canada, 1993 CanLII 58 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 995; Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), 1998 CanLII 829 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 877; R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754; Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567; Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, 1991 CanLII 68 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 211.
Citée par le juge en chef Wagner et la juge Moreau (dissidents)
Harper c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 33, [2004] 1 R.C.S. 827; Citizens United c. Federal Election Commission, 130 S. Ct. 876 (2010); Working Families Ontario c. Ontario, 2021 ONSC 4076, 155 O.R. (3d) 546; R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), 2002 CSC 68, [2002] 3 R.C.S. 519; Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3; Renvoi : Circ. électorales provinciales (Sask.), 1991 CanLII 61 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 158; Haig c. Canada, 1993 CanLII 58 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 995; Figueroa c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 37, [2003] 1 R.C.S. 912; Libman c. Québec (Procureur général), 1997 CanLII 326 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 569; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), 1998 CanLII 829 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 877; Ford c. Québec (Procureur général), 1988 CanLII 19 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 712; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), 1989 CanLII 20 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1326; Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34, [2021] 2 R.C.S. 845; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), 1989 CanLII 87 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 927.
Citée par les juges Côté et Rowe (dissidents)
Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34, [2021] 2 R.C.S. 845; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), 1998 CanLII 829 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 877; Harper c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 33, [2004] 1 R.C.S. 827; Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572; Libman c. Québec (Procureur général), 1997 CanLII 326 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 569; Renvoi : Circ. électorales provinciales (Sask.), 1991 CanLII 61 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 158; Haig c. Canada, 1993 CanLII 58 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 995; Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), 1996 CanLII 163 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 876; Figueroa c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 37, [2003] 1 R.C.S. 912; Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3; R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Bryan, 2007 CSC 12, [2007] 1 R.C.S. 527; R. c. Keegstra, 1990 CanLII 24 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 697.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2, 3, 4, 5, 7 à 15, 33.
Election Finances and Contributions Disclosure Act, R.S.A. 2000, c. E‑2, art. 44.1(1)(d), 44.11(1)(a)(i).
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1).
Loi de 2016 modifiant des lois en ce qui concerne le financement électoral, L.O. 2016, c. 22.
Loi de 2021 sur la protection des élections en Ontario, L.O. 2021, c. 5.
Loi de 2021 visant à protéger les élections et à défendre la démocratie, L.O. 2021, c. 31.
Loi électorale, L.R.O. 1990, c. E.6, art. 9, 9.1.
Loi électorale du Canada, L.C. 2000, c. 9, art. 2 « publicité électorale », « publicité partisane », 349.1, 350.
Loi sur le financement des élections, C.P.L.M., c. E27, art. 83(2).
Loi sur le financement des élections, L.R.O. 1990, c. E.7, art. 1 « publicité politique », « tiers », 37.0.1, 37.10.1, 37.10.2, 37.12, 37.13, 38.1, 45.1, 46.0.1, 46.0.2, 47, 48.
Loi sur les dépenses d’élection, L.C. 1973‑1974, c. 51.
Loi sur les élections et les référendums, L.T.N.‑O. 2006, c. 15, art. 264.3.
Doctrine et autres documents cités
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Benotto, Zarnett et Sossin), 2023 ONCA 139, 165 O.R. (3d) 241, 478 D.L.R. (4th) 710, 525 C.R.R. (2d) 141, [2023] O.J. No. 1010 (Lexis), 2023 CarswellOnt 2794 (WL), qui a infirmé une décision du juge Morgan, 2021 ONSC 7697, 158 O.R. (3d) 161, 500 C.R.R. (2d) 198, [2021] O.J. No. 6885 (Lexis), 2021 CarswellOnt 18447 (WL). Pourvoi rejeté, le juge en chef Wagner et les juges Côté, Rowe et Moreau sont dissidents.
Peter H. Griffin, c.r., Nina Bombier, Samantha Hale, Josh Hunter et Yashoda Ranganathan, pour l’appelant.
Paul J. J. Cavalluzzo, Adrienne Telford et Kylie Sier, pour les intimés Working Families Coalition (Canada) Inc., Patrick Dillon, Peter MacDonald et l’Association des enseignantes et des enseignants catholiques anglo‑ontariens.
Howard Goldblatt, Christine Davies, Anna Goldfinch et Erin Sobat, pour les intimés la Fédération des enseignantes et des enseignants de l’élémentaire de l’Ontario et Felipe Pareja.
Susan Ursel, Kristen Allen et Emily Home, pour les intimées la Fédération des enseignantes‑enseignants des écoles secondaires de l’Ontario et Leslie Wolfe.
Michelle Kellam et François Joyal, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
François Hénault et Caroline Renaud, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Ryan L. Martin et Leah M. McDaniel, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Jamie Cameron, Laura M. Wagner, Alicia Krausewitz et Christopher D. Bredt, pour l’intervenant Centre for Free Expression.
Stephen Aylward et Olivia Eng, pour l’intervenant le directeur général des élections de l’Ontario.
Marion Sandilands et Mohammed Elshafie, pour l’intervenante la Commission internationale de juristes Canada.
Mae J. Nam, Laura R. Johnson, Nabila N. Khan et Vibhu Sharma, pour l’intervenant Juristes canadiens pour le droit international de la personne.
Greg J. Allen, Alex Mok et Mia Stewart, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.
Connor Bildfell et Lindsay Frame, pour l’intervenant Advocates for the Rule of Law.
Crawford Smith et William Maidment, pour l’intervenante Democracy Watch.
Devin Drover, pour l’intervenante la Fédération canadienne des contribuables.
W. David Rankin et Graham Buitenhuis, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Debbie Boswell, pour l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights.
Version française du jugement des juges Karakatsanis, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin rendu par
La juge Karakatsanis —
I. Aperçu
[1] Le présent pourvoi porte sur le droit de vote, qui est au cœur de notre démocratie constitutionnelle. Le Canada a été fondé en tant que démocratie (Reference re Alberta Statutes, 1938 CanLII 1 (SCC), [1938] R.C.S. 100, p. 145‑146, le juge Cannon), et la Charte canadienne des droits et libertés consacre constitutionnellement le droit de tous les citoyens de participer aux élections. L’article 3 de la Charte dispose que tout citoyen a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales.
[2] La Cour reconnaît depuis longtemps que la protection conférée par l’art. 3 doit être interprétée de façon large et s’étendre aux conditions dans lesquelles le droit de vote est exercé officiellement (Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), 2002 CSC 68, [2002] 3 R.C.S. 519, par. 11; Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3, par. 25 et 27). Le droit de vote ne s’entend pas que [traduction] « du simple droit de déposer son bulletin de vote dans l’urne » (Dixon c. B.C. (A.G.), 1989 CanLII 248 (BC SC), [1989] 4 W.W.R. 393 (C.S. C.‑B.), la juge en chef McLachlin, p. 403). Il est exercé dans un cadre regroupant différentes institutions et différents acteurs, notamment les élections régulières et les séances des assemblées législatives garanties par les art. 4 et 5 de la Charte, les partis politiques, les candidats, pendant les campagnes, les circonscriptions électorales, les lois qui régissent les conditions pour voter, et plus encore (Y. Dawood, « Electoral fairness and the law of democracy : A structural rights approach to judicial review » (2012), 62 U.T.L.J. 499, p. 519; P. Thibault, « Les droits démocratiques (articles 3 à 5) », dans E. Mendes et S. Beaulac, dir., Charte canadienne des droits et libertés (5e éd. 2013), 563, p. 564 et suiv.).
[3] Le présent pourvoi requiert que la Cour examine la question de savoir si le plafond applicable aux dépenses de publicité politique de tiers au cours de l’année précédant la période électorale, qui est prévu au par. 37.10.1(2) de la Loi sur le financement des élections, L.R.O. 1990, c. E.7 (LFE), porte atteinte à l’art. 3 de la Charte.
[4] Selon la définition large du terme « tiers » énoncée à l’art. 1 de la LFE, un tiers s’entend d’une personne ou entité, à l’exception d’un candidat inscrit, d’une association de circonscription inscrite ou d’un parti inscrit. La définition englobe un éventail diversifié de citoyens et de groupes dont l’objectif est de fournir des renseignements à d’autres citoyens et d’attirer leur attention sur des questions importantes pour eux. La publicité politique faite par des tiers permet aux électeurs d’obtenir différents points de vue sur les candidats, les partis politiques et les questions d’intérêt public importantes. Les renseignements ainsi obtenus permettent aux électeurs de cerner les perspectives d’autres membres de leur collectivité et de faire la lumière sur les principaux enjeux électoraux. Comme la Cour l’a reconnu, la publicité faite par des tiers apporte de nouveaux points de vue dans le débat politique (Harper c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 33, [2004] 1 R.C.S. 827, par. 55). Elle peut donner une voix à des groupes vulnérables ou sous‑représentés. Elle peut aider les électeurs à évaluer leurs options ou à cerner les questions importantes absentes du débat politique et à forcer les candidats et les partis politiques à y répondre. La publicité faite par des tiers aide donc les citoyens à voter de façon éclairée (Harper, par. 55).
[5] Le plafond de dépenses contesté limite les dépenses de publicité politique que peuvent engager les tiers au cours de l’année précédant la période des élections provinciales (la période préélectorale). La période électorale commence au moment de la prise du décret de convocation des électeurs, un mois avant le jour du scrutin. Les tiers peuvent dépenser jusqu’à 600 000 $ en publicité au cours de l’ensemble de la période préélectorale (LFE, al. 37.10.1(2)b)). En revanche, les partis politiques inscrits peuvent dépenser jusqu’à 1 000 000 $ en publicité; cette limite s’applique seulement durant la période de six mois précédant la période électorale (art. 38.1). Au cours des six premiers mois de la période préélectorale, les partis politiques ne sont soumis à aucun plafond de dépenses en matière de publicité politique.
[6] Le juge saisi de la demande s’est fondé sur la preuve d’expert selon laquelle tant un plafond de dépenses de tiers applicable pendant 6 mois qu’un plafond applicable pendant 12 mois favoriseraient l’équité électorale pour conclure que la disposition contestée ne portait pas atteinte à l’art. 3 de la Charte. Il a jugé que les tiers pouvaient faire de la publicité tout en respectant le plafond de dépenses et que des annonces télévisées coûteuses ne contribuaient pas aux débats sur les politiques. Le juge saisi de la demande a donc conclu que la loi respectait le droit des électeurs de participer utilement au processus électoral en votant de manière éclairée.
[7] En tout respect, je ne partage pas son avis. Un examen de l’étendue de la publicité à faible coût à laquelle les tiers peuvent encore avoir recours ne permet pas de cerner les effets plus larges du plafond de dépenses qui, à dessein, crée une disproportion absolue, ou une disproportion qui est si marquée à sa face même qu’elle permet aux partis politiques d’étouffer les voix des tiers sur des questions politiques et de les empêcher d’atteindre les citoyens durant une année entière d’activité législative.
[8] L’interprétation par notre Cour de l’art. 3 a été « guid[ée] par l’idéal d’une “société libre et démocratique” qui fonde la Charte » (Renvoi : Circ. électorales provinciales (Sask.), 1991 CanLII 61 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 158 (Renvoi relatif à la Saskatchewan), p. 181; Figueroa c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 37, [2003] 1 R.C.S. 912, par. 26‑27). Afin d’interpréter l’étendue de la protection conférée par l’art. 3, la Cour a mis l’accent sur la participation ouverte et volontaire à la vie démocratique, le respect des intérêts divers d’un large éventail de citoyens, l’égalité et l’équité dans le débat politique, et l’importance de la participation des citoyens à la vie politique pour la confiance du public dans nos lois et institutions (Renvoi relatif à la Saskatchewan, p. 181‑182 et 188; Figueroa, par. 27‑30; Harper, par. 70 et 72).
[9] Ainsi, notre Cour a conclu que l’objet de l’art. 3 est de garantir une représentation efficace des électeurs au sein du gouvernement et de leur permettre de jouer un rôle utile dans le processus électoral. Une mesure législative qui porte atteinte à la capacité des citoyens de participer utilement au processus électoral porte atteinte au droit de vote; une participation utile exige que les citoyens puissent voter de manière éclairée (Harper, par. 71 et 73). Un vote éclairé est essentiel au maintien d’un système électoral sain et au bon fonctionnement d’une démocratie.
[10] Un modèle électoral égalitaire — adopté par notre Cour dans les arrêts Libman c. Québec (Procureur général), 1997 CanLII 326 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 569, et Harper — vise à atteindre un équilibre dans le débat politique, de sorte qu’aucun participant au système électoral ne puisse avoir une influence indue. Ces participants comprennent les candidats, les partis politiques et les tiers (Harper, par. 87). La question de savoir si les plafonds de dépenses peuvent donner lieu à un déséquilibre dans ce débat requiert une analyse comparative. Étant donné le caractère compétitif du processus électoral, les capacités respectives des différents acteurs d’y participer équitablement sont interreliées et sont influencées par la façon dont tous les acteurs sont réglementés (Figueroa, par. 49). En principe, les plafonds de dépenses peuvent niveler les chances et empêcher que la richesse soit mobilisée dans le but d’étouffer d’autres voix (Harper, par. 72). Cependant, les plafonds qui restreignent, plutôt que de favoriser, l’accès à divers renseignements et perspectives peuvent compromettre le droit des citoyens de participer utilement au processus politique (Harper, par. 74).
[11] La jurisprudence de la Cour énonce clairement que l’art. 3 n’exige pas que tous les participants au système électoral soient traités également. Il y a toutefois atteinte au droit protégé par l’art. 3 si les plafonds de dépenses confèrent à quelque acteur politique ou tiers que ce soit un poids disproportionné dans le débat politique compte tenu de son rôle dans le processus électoral, privant ainsi les électeurs d’un vaste éventail de points de vue et de perspectives sur des questions sociales et politiques.
[12] En l’espèce, la question n’est pas de savoir si la preuve établit que les tiers peuvent encore fournir des renseignements au public. Il s’agit plutôt de déterminer si une loi qui, à sa face même, restreint les dépenses de tiers pendant une période critique du cycle démocratique, tout en n’imposant aucune restriction aux partis politiques durant la moitié de cette période, porte atteinte au droit des électeurs de voter d’une manière éclairée qui reflète leur point de vue. Le juge saisi de la demande a commis une erreur de droit en omettant d’examiner les différences qualitatives qui permettent aux partis politiques d’étouffer les voix des tiers.
[13] À mon avis, le plafond de dépenses porte atteinte à l’art. 3 de la Charte. Il s’applique à la publicité politique axée sur des enjeux donnés, et ce, pendant plus du quart de la durée de vie normale d’une législature, période au cours de laquelle les droits des citoyens garantis par l’art. 3 sont mis en cause et le gouvernement participe à l’élaboration de politiques et de lois. Le plafond de dépenses est susceptible de restreindre grandement l’exposition des électeurs aux différents points de vue sur les enjeux politiques qui définissent leur collectivité durant l’année qui précède la période électorale. Au cours de cette période, la législature tiendra une séance, comme elle doit le faire selon l’art. 5 de la Charte, débattra de politiques et influencera le programme électoral. Au cours des six premiers mois de la période préélectorale, la capacité des tiers de renseigner les citoyens est limitée de façon stricte, tandis que les partis politiques ne sont soumis à aucune restriction. Cette différence de traitement engendre une disproportion dans le débat politique. En outre, cette disproportion persiste tout au long du second semestre de la période préélectorale : en effet, si les tiers donnent leur point de vue pendant les six premiers mois de la période préélectorale, ils pourraient ne pas être en mesure de communiquer de l’information utile à une date plus rapprochée du scrutin. Par conséquent, les dispositions législatives engendrent, à leur face même, une disproportion absolue dans le débat politique général, qui prive les électeurs d’un éventail de points de vue et de perspectives sur certains enjeux au cours d’une période cruciale du cycle démocratique. Cela compromet le droit des électeurs de voter de manière éclairée et de participer utilement au processus électoral.
[14] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
II. Contexte
[15] Le présent pourvoi est formé par le procureur général de l’Ontario (PGO).
[16] L’ensemble des intimés est composé d’une organisation de la société civile et de plusieurs syndicats qui visent à promouvoir les intérêts de milliers de citoyens en Ontario. Ces intimés conçoivent souvent des publicités politiques afin d’informer et de mobiliser le public autour de certaines questions. Ils cherchent à encourager les citoyens à voter en attirant leur attention sur certains enjeux juridiques et politiques. La Working Families Coalition est une organisation de la société civile à but non lucratif qui vise à attirer l’attention des électeurs sur les lois et les politiques affectant la vie des travailleurs. L’Association des enseignantes et des enseignants catholiques anglo‑ontariens, la Fédération des enseignantes et des enseignants de l’élémentaire de l’Ontario, et la Fédération des enseignantes‑enseignants des écoles secondaires de l’Ontario sont des syndicats qui représentent les enseignants et enseignantes de l’Ontario et visent à informer le public sur des enjeux importants pour les élèves, les enseignants et le système d’éducation. Les intimés désignés sont des électeurs qui travaillent au sein des organisations intimées.
[17] Le plafond de dépenses de publicité politique qui est contesté a d’abord été édicté en 2017; il faisait partie de réformes plus vastes du financement électoral. Il a été établi à 600 000 $ pour les tiers, pour les 6 mois qui précèdent le décret de convocation des électeurs. L’Assemblée législative provinciale a modifié la LFE en 2021 (Loi de 2021 sur la protection des élections en Ontario, L.O. 2021, c. 5). Parmi les modifications, la période préélectorale a été prolongée à 12 mois, tandis que le plafond de 600 000 $ demeurait le même. Le paragraphe 37.10.1(2) limite les dépenses de tiers pour des publicités politiques à 24 000 $ par circonscription électorale et à 600 000 $ au total (indexés sur l’inflation) pendant les 12 mois qui précèdent la période électorale.
[18] La définition de « publicité politique » n’a pas changé depuis 2017. Ce terme est défini au par. 1(1) de la LFE :
« publicité politique » Publicité diffusée par les médias imprimés, électroniques ou autres, y compris la radiodiffusion, pour favoriser un parti inscrit ou son chef ou l’élection d’un candidat inscrit, ou pour s’y opposer, y compris la publicité qui prend position sur une question pouvant raisonnablement être considérée comme étroitement associée à un parti inscrit ou à son chef ou à un candidat inscrit. Le terme « annonce politique » a un sens correspondant.
Cette définition contient aussi une énumération d’exemples de communications qui sont exclues, telles que les éditoriaux et les discours ou la diffusion par un particulier de ses opinions politiques sur Internet. De plus, l’art. 37.0.1 dresse une liste non exhaustive de facteurs que le directeur général des élections de l’Ontario doit examiner pour déterminer si une annonce est de nature politique.
[19] La LFE régit également la publicité politique faite par les partis politiques. Dans la période de six mois qui précède immédiatement le début de la période électorale, ceux‑ci peuvent dépenser au maximum 1 000 000 $ (art. 38.1). Avant cette période, ils ne sont soumis à aucun plafond de dépenses.
[20] Conjointement au plafond de dépenses, la LFE comprend des dispositions anticollusion qui interdisent aux tiers d’esquiver les plafonds en agissant en collusion avec d’autres (voir les par. 37.10.1(3) et (4)). Le régime contient aussi des dispositions sur l’attribution selon lesquelles toute contribution qu’un tiers fait à un autre tiers à des fins de publicité politique est réputée faire partie des dépenses du tiers contributeur (par. 37.10.1(3,1)). La LFE prévoit des exigences strictes en matière de production de rapports (art. 37.10.2, 37.12 et 37.13). Par exemple, le tiers doit déclarer dans un rapport provisoire toute somme dépensée ou engagée pour de la publicité politique chaque fois que le total de ses dépenses augmente d’au moins 1 000 $ et, chaque fois qu’il atteint le plafond de dépenses applicable, le tiers doit le déclarer dans un autre rapport (par. 37.10.2(1)). Le directeur général des élections peut prendre une ordonnance enjoignant aux personnes ou aux organisations de payer une pénalité administrative pour contravention à ces dispositions de la LFE (art. 45,1, 46.0.2, 47 et 48).
[21] Dans une instance antérieure, le juge de première instance a déclaré que le plafond de dépenses prévu au par. 37.10.1(2) portait atteinte à l’al. 2b) de la Charte et que cette atteinte ne pouvait être justifiée au regard de l’article premier (Working Families Ontario c. Ontario, 2021 ONSC 4076, 155 O.R. (3d) 546). L’Assemblée législative a adopté un nouveau plafond de dépenses dans une nouvelle loi qui invoquait la disposition de dérogation de l’art. 33 (Loi de 2021 visant à protéger les élections et à défendre la démocratie, L.O. 2021, c. 31). Ni l’al. 2b) ni l’art. 33 ne sont invoqués devant la Cour. La présente demande vise à contester le plafond de dépenses en invoquant uniquement l’art. 3 de la Charte.
III. Historique judiciaire
A. Cour supérieure de justice de l’Ontario, 2021 ONSC 7697, 158 O.R. (3d) 161 (le juge Morgan)
[22] Le juge saisi de la demande a conclu que le plafond de dépenses faites par des tiers fixé par l’Ontario ne porte pas atteinte à l’art. 3 de la Charte. Selon lui, diverses formes de médias tels que les blogues, les publicités dans la presse écrite et les médias sociaux offrent aux tiers des canaux efficaces et économiques pour informer les électeurs. Il a reconnu que, compte tenu du plafond, les tiers peuvent très peu recourir à la publicité télévisée, mais il a considéré que des exemples de publicités diffusées sur ce média étaient des caricatures [traduction] « hyperboliques » et non des « énoncés de politiques » (par. 87). Le juge saisi de la demande a décidé qu’une politique imposant un plafond de dépenses est [traduction] « le résultat d’un choix parmi un éventail d’options ayant le même objectif » et a conclu que la preuve d’expert suggérait que tant une période de restriction de 6 mois que de 12 mois favoriserait des élections égalitaires (par. 109). Il a conclu qu’il n’y avait pas d’atteinte à l’art. 3, estimant que [traduction] « [l]a conception de la loi » était « suffisamment réfléchie pour être appropriée » (par. 112).
B. Cour d’appel de l’Ontario, 2023 ONCA 139, 165 O.R. (3d) 241 (les juges Zarnett et Sossin, la juge Benotto, dissidente)
[23] Les juges de la Cour d’appel Zarnett et Sossin rédigeant pour la majorité ont accueilli l’appel et conclu que le plafond de dépenses portait atteinte au droit de vote garanti par l’art. 3. Ils ont tiré de l’arrêt Harper deux [traduction] « indicateurs » pour déterminer s’il y a eu atteinte au droit d’un électeur de participer utilement au processus électoral : la question de savoir si les limites sont soigneusement adaptées et celle de savoir si elles permettent une campagne d’information modeste (par. 86). Selon eux, le juge saisi de la demande a commis une erreur en concluant que le plafond de dépenses était soigneusement adapté et il n’a tiré aucune conclusion étayant sa décision selon laquelle les limites de dépenses étaient suffisantes pour mener une campagne d’information modeste. Ils ont déclaré invalide le plafond de dépenses contesté et ont suspendu l’effet de la déclaration d’invalidité pendant un an.
[24] La juge Benotto était dissidente. Elle aurait rejeté l’appel. Elle a conclu que le juge saisi de la demande a identifié le bon critère juridique et n’a pas commis d’erreur dans son application. En désaccord avec les juges majoritaires, elle a estimé qu’il n’y avait aucun indicateur du droit de participer utilement aux élections, et a conclu que l’exigence que les limites soient soigneusement adaptées importait de manière inadéquate l’analyse de justification dans celle fondée sur l’art. 3.
IV. Analyse
[25] Dans le présent pourvoi, nous sommes appelés à déterminer si le plafond de dépenses de tiers prescrit par la LFE porte atteinte à l’art. 3 de la Charte et, dans l’affirmative, si l’atteinte constitue une limite raisonnable justifiable au regard de l’article premier.
[26] Je commencerai par examiner la portée de l’art. 3, avant de déterminer si le plafond de dépenses contesté porte atteinte au droit de vote en créant une disproportion dans le débat politique, nuisant par le fait même à la capacité des citoyens de participer utilement au processus électoral. Comme je conclus que c’est ce que fait la loi à sa face même, je me pencherai ensuite sur l’argument du PGO selon lequel le plafond de dépenses est justifié dans le cadre d’une société libre et démocratique. Je conclus que les dispositions de la LFE ne portent pas qu’une atteinte minimale au droit et ne peuvent se justifier au regard de l’article premier de la Charte.
A. Le cadre juridique
[27] L’article 3 de la Charte est fondamental pour notre démocratie et la primauté du droit (Sauvé, par. 9; Frank, par. 44). La Cour l’a décrit comme étant « synonyme » de démocratie, un principe qui sous‑tend notre Constitution et notre forme de gouvernement (Haig c. Canada, 1993 CanLII 58 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 995, p. 1031, citant le Renvoi relatif à la Saskatchewan, p. 165, le juge Cory, dissident, mais non sur ce point; voir aussi le Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217 (Renvoi relatif à la sécession), par. 61‑69). Une interprétation généreuse du droit de vote reflète son importance pour la santé et la qualité de la démocratie canadienne (Frank, par. 27). Dans l’arrêt Figueroa, la Cour a expliqué que « pour mieux comprendre l’art. 3, [. . .] l’interprétation qu’il convient de donner de cette disposition est celle qui favorise le respect des valeurs et principes propres à un État libre et démocratique, notamment le respect de la diversité des croyances et des opinions » (par. 27; voir aussi Haig, p. 1031).
[28] La Cour a défini la portée de la protection conférée par l’art. 3 de manière qu’il assure la libre participation des citoyens au processus électoral. L’article 3 « possède une valeur intrinsèque indépendamment de son effet sur le résultat concret des élections » puisqu’il s’agit du « principal moyen permettant au citoyen ordinaire de participer au débat public qui précède l’établissement de la politique sociale » (Figueroa, par. 29). Le droit de voter à des élections libres et équitables est le principal moyen pour les citoyens de participer à leur gouvernance. Il confère leur légitimité aux lois édictées par les législateurs en tant que « mandataires des citoyens » et il est fondamentalement lié à la participation des Canadiens et des Canadiennes à une politique d’autonomie gouvernementale (Sauvé, par. 31; voir aussi par. 33; Figueroa, par. 30; Frank, par. 27; Renvoi relatif à la sécession, par. 63‑67).
[29] La Cour a confirmé à maintes reprises que l’objet de l’art. 3 est de promouvoir et d’assurer une représentation efficace (Renvoi relatif à la Saskatchewan; Haig; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), 1998 CanLII 829 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 877; Figueroa; Harper). Dans le Renvoi relatif à la Saskatchewan, la juge McLachlin a énoncé le rôle général de l’individu dans une démocratie représentative : « Chaque citoyen a le droit d’être représenté au sein du gouvernement. La représentation suppose la possibilité pour les électeurs d’avoir voix aux délibérations du gouvernement aussi bien que leur droit d’attirer l’attention de leur député sur leurs griefs et leurs préoccupations . . . » (p. 183 (soulignement omis)). Dans sa jurisprudence, notre Cour a donc reconnu que les éléments institutionnels et individuels de la démocratie sous‑tendent le sens de l’art. 3 — c’est‑à‑dire, à la fois, « le mode de fonctionnement d’un gouvernement représentatif et responsable et le droit des citoyens de participer au processus politique en tant qu’électeurs » (Renvoi relatif à la sécession, par. 65, citant le Renvoi relatif à la Saskatchewan).
[30] Dans les arrêts Haig, Figueroa et Harper, la Cour a confirmé la nature participative du droit de vote. La juge L’Heureux‑Dubé, dans Haig, a précisé que l’objet de l’art. 3 est d’accorder aux citoyens « le droit de jouer un rôle important dans l’élection de députés qui, eux, sont chargés de prendre des décisions qui seront consacrées dans des lois dont ils auront à rendre compte auprès de leurs électeurs » (p. 1031; voir aussi Figueroa, par. 25). L’aspect participatif de l’art. 3 « f[ait] en sorte que tout citoyen a la possibilité d’exprimer une opinion sur l’élaboration de la politique sociale et le fonctionnement des institutions publiques » (Figueroa, par. 29). Ainsi, l’art. 3 garantit à tout citoyen la capacité de participer à la vie politique du pays en s’exposant et en participant au débat sur les politiques et les enjeux qui le touchent (Figueroa, par. 28‑30; Harper, par. 70).
[31] Le principe de la participation utile a également fait surface dans l’arrêt Harper, où la Cour a confirmé qu’il inclut le droit des citoyens de voter de manière éclairée — c’est‑à‑dire le droit « d’être “raisonnablement informés de tous les choix possibles” » (par. 71, citant Libman, par. 47). Or, pour cela, il est nécessaire que les citoyens puissent entendre les points de vue des tiers, des candidats et des partis politiques et d’autres renseignements de leur part (Harper, par. 71‑72). Même avant l’adoption de la Charte, la Cour avait reconnu que la véritable démocratie exige que les citoyens aient accès à de l’information, notamment de [traduction] « sources indépendantes du gouvernement », pour participer à la gouvernance du pays (Reference re Alberta Statutes, p. 146).
[32] L’article 3 garantit à tout citoyen le droit d’exercer son droit de vote « d’une manière reflétant exactement ses préférences » (Figueroa, par. 54). Pour ce faire, il doit avoir accès à l’information de manière à « être en mesure de comparer les forces et les faiblesses relatives du programme de chacun des partis » (Figueroa, par. 54; voir aussi Harper, par. 71). Pour que tout citoyen ait la possibilité réelle de prendre part au gouvernement en exerçant son droit de vote, il faut qu’il y ait un équilibre dans le débat politique de façon à ce que les électeurs puissent se forger un point de vue éclairé (Harper, par. 72‑73; Libman, par. 49‑50). Dans les arrêts Libman et Harper, la Cour a examiné les plafonds de dépenses de publicité politique et approuvé l’objectif d’équité électorale reflété dans le modèle électoral égalitaire. Elle a en outre souligné la menace que représentent les personnes mieux nanties et les groupes qui tirent avantage de leur richesse pour monopoliser ou dominer le débat électoral (Libman, par. 47; Harper, par. 62‑63). L’égalité et l’équité en matière électorale sont essentielles à l’exercice utile du droit de vote et favorisent la confiance du public envers le système électoral (Figueroa, par. 51; Harper, par. 63; Libman, par. 47). Le modèle électoral égalitaire vise donc à « mettre en équilibre les droits et privilèges des divers participants au processus électoral : candidats, partis politiques, tiers et électeurs », afin que ces derniers soient mieux informés (Harper, par. 87; voir aussi les par. 62 et 72).
[33] Comme la Cour l’a reconnu dans l’arrêt Figueroa, l’équité électorale « n’est pas synonyme d’égalité formelle » (par. 51). L’objectif légitime de veiller à ce que des règles du jeu soient équitables pour tous ceux qui désirent s’engager dans un débat politique peut permettre de fixer différentes limites pour les différents participants aux élections. De telles limites « permet[tent] aux électeurs d’être mieux informés; aucune voix n’est étouffée par une autre » (Harper, par. 62).
[34] Dans les arrêts Libman et Harper l’analyse de la Cour était axée sur la menace selon laquelle les personnes les mieux nanties exercent une influence disproportionnée sur le vote, compte tenu de leur rôle dans le processus électoral (Harper, par. 61 et 72‑73; Libman, par. 41 et 49‑50). La Cour a reconnu que les dépenses des indépendants pouvaient être plus strictement limitées que celles des candidats ou partis politiques (Harper, par. 61; Libman, par. 50). Comme notre Cour l’a reconnu dans l’arrêt Harper, « [l]es tiers [. . .] sont des participants importants et influents dans le processus électoral » (par. 63). Toutefois, comme elle l’a relevé dans l’arrêt Libman, par. 50 :
. . . ce sont les candidats, candidates ou partis politiques qui se font élire. La limite financière permise aux indépendants doit donc être plus basse que celle imposée aux candidats, candidates ou partis politiques. Autrement, en raison de leur nombre, l’influence de leurs dépenses sur un des candidats, candidates ou partis politiques au détriment des autres pourrait être démesurée.
Bien que les tiers puissent se concentrer sur certains enjeux précis, les citoyens s’attendent des partis politiques qu’ils se prononcent sur de nombreuses questions importantes qui se soulèvent devant l’assemblée législative et dans le débat public. Corrélativement, le gouvernement peut décider d’assujettir les individus à un plafond plus bas que celui des organisations ayant une vaste base, compte tenu de leurs rôles différents dans le processus politique. Les électeurs doivent être en mesure d’entendre les points de vue des tiers, des candidats et des partis politiques et d’autres renseignements de leur part (Harper, par. 71‑72).
[35] L’équilibre dans le débat politique est menacé si ce débat est dominé par un acteur en particulier, y compris les partis politiques (Libman, par. 47‑52; Harper, par. 72). Dans l’arrêt Harper, il a été conclu que les plafonds de dépenses trop contraignants pouvaient nuire à la capacité des électeurs d’entendre divers points de vue et compromettre la capacité des citoyens de voter de façon éclairée (par. 73). Pour qu’ils puissent participer utilement, les électeurs doivent être en mesure « d’entendre et de soupeser de nombreux points de vue » (par. 87). Si la différence de traitement des participants a un effet défavorable sur le droit des citoyens de participer de manière significative dans le processus électoral, elle porte atteinte à l’art. 3 (Figueroa, par. 51).
[36] Au terme de cette revue de notre jurisprudence, je conclus que le plafond de dépenses porte atteinte au droit garanti à l’art. 3 de la Charte s’il donne aux acteurs politiques ou aux tiers une voix disproportionnée dans le débat politique, compte tenu de leurs rôles dans le processus électoral, privant ainsi les électeurs d’un vaste éventail de points de vue sur les enjeux sociaux et politiques. Un tel manque de proportionnalité dans le débat politique porte atteinte au droit des électeurs d’être « raisonnablement informés de tous les choix possibles » (Harper, par. 71, citant Libman, par. 47). Cette analyse est nécessairement comparative, et doit prendre en compte tous les acteurs. Aucun d’entre eux ne devrait être en position d’exercer une influence indue sur le débat politique, étouffant ainsi les autres voix.
[37] Pour évaluer l’impact potentiel du plafond, il doit être examiné dans son contexte législatif, y compris par rapport à tout plafond imposé à d’autres participants au processus électoral. Le présent pourvoi nous oblige donc à examiner le droit de voter de manière éclairée dans le contexte des restrictions en matière d’information au cours d’une année entière du cycle de vie d’une législature, soit l’année précédant une élection à date fixe.
[38] Les protections conférées par l’art. 3 entrent en jeu lors de la période préélectorale. Le moment et la durée des restrictions en matière d’information sont des facteurs importants depuis l’arrêt Harper, car les élections à date fixe ont rendu les restrictions des dépenses préélectorales plus courantes. Différents intérêts peuvent être pertinents au cours de la période préélectorale, durant laquelle les droits des citoyens garantis par l’art. 3 demeurent en cause et l’assemblée législative siège et élabore des politiques gouvernementales. Le débat politique sur ces questions est essentiel à la démocratie. Les plafonds de dépenses préélectorales soulèvent donc différentes préoccupations qui n’étaient pas en jeu à l’époque des arrêts Harper ou Libman.
[39] De plus, quel que soit le contenu ou la perspective de la publicité politique, dans sa jurisprudence, la Cour a insisté sur le fait que les électeurs doivent être en mesure « d’entendre et de soupeser de nombreux points de vue » et de soupeser les forces et les faiblesses relatives de chaque candidat, parti politique ainsi que les thèmes qui leur sont associés afin d’exercer un choix éclairé (Harper, par. 87; voir aussi par. 71; Figueroa, par. 63).
[40] Les tiers sont variés et peuvent comprendre des organisations de la société civile, des groupes autochtones, des groupes religieux, des syndicats, des individus ayant une cause à cœur ainsi que des entités représentant des intérêts commerciaux. Ils peuvent apporter différents points de vue sur une question associée à un parti politique ou introduire de nouvelles questions dans le débat. Les organisations qui ont la confiance des citoyens ou qui reflètent leurs préférences peuvent aider les électeurs à cerner les questions qui leur importent ou à diffuser leurs points de vue dans le débat politique, comme le font les partis politiques (Figueroa, par. 40). Ils peuvent aussi remettre en question la vision du monde des citoyens et leur présenter de nouveaux points de vue qu’ils n’auraient pas envisagés autrement. Ils peuvent représenter les voix des plus vulnérables, des moins bien nantis et des dissidents, qu’un « système démocratique de gouvernement est tenu de prendre en considération » (Renvoi relatif à la sécession, par. 68). Ils peuvent également représenter des groupes d’intérêt puissants qui ont beaucoup de ressources.
[41] Ultimement, les répercussions plus vastes du plafond de dépenses contesté sur le débat politique et les participations citoyennes variées au cours de l’année précédant une période électorale sont donc très pertinentes pour établir sa constitutionnalité. Les tribunaux doivent protéger les citoyens d’opinions et d’origines diverses contre toute atteinte à leur droit de participer à des élections équitables en favorisant l’objet de l’art. 3 dans la société hétérogène canadienne.
B. Le plafond de dépenses porte atteinte au droit garanti par l’art. 3 de la Charte
[42] Le juge saisi de la demande s’est expressément abstenu de comparer les plafonds de dépenses imposés respectivement aux partis politiques et aux tiers, au motif que les partis politiques sont les [traduction] « principaux vecteurs pour informer le public de ses choix électoraux » (par. 66). En tout respect, bien que l’importance des partis politiques et des candidats dans notre démocratie actuelle soit une raison valable pour leur permettre une plus grande latitude dans leurs dépenses de publicité politique, elle ne répond pas à la question de savoir si un plafond de dépenses est trop restrictif et compromet le droit que confère l’art. 3 aux citoyens de voter de manière éclairée (Harper, par. 73).
[43] Le juge saisi de la demande a commis une erreur de droit en omettant de comparer le plafond de dépenses de tiers aux règles applicables aux partis politiques pour évaluer les effets globaux de la mesure sur les électeurs et sur leur droit à une participation utile au processus électoral. L’examen doit viser à déterminer si le plafond crée un déséquilibre dans le débat politique. Bien que, dans certaines causes, cette question dépende de la preuve, la loi contestée dans le présent appel crée un déséquilibre absolu à sa face même.
[44] Comme la Cour l’a mentionné dans l’arrêt Figueroa, étant donné le caractère compétitif des élections, les restrictions imposées aux acteurs politiques dans le processus électoral sont intimement liées. Les règles qui s’appliquent à différents acteurs auront une incidence sur l’équilibre du débat politique ainsi que sur l’information que reçoivent les électeurs (par. 49; voir aussi Harper, par. 72). Le juge saisi de la demande a omis de tenir compte du fait que la nature de la restriction imposée aux tiers, compte tenu de l’absence de restriction pour les partis politiques, signifie que la LFE permet à ces derniers, à dessein, de saturer le débat ou d’étouffer la voix des tiers pendant une période critique du cycle démocratique. Cette erreur de droit mine sa conclusion selon laquelle le plafond de dépenses ne porte pas atteinte à l’art. 3 de la Charte.
[45] La loi contestée en l’espèce fixe le plafond de dépenses politiques que peuvent engager les tiers à 600 000 $ pendant l’année préélectorale (al. 37.10.1(2)b) de la LFE). Or, les partis politiques ne sont pas assujettis à un plafond de dépenses pendant les six premiers mois de cette période et peuvent dépenser beaucoup plus (jusqu’à 1 000 000 $) pendant les six autres mois (art. 38.1).
[46] La LFE crée intentionnellement une importante disparité qualitative entre ce que peuvent faire les partis politiques et les tiers, ce qui entraîne une disproportion dans le débat politique. Les tiers sont strictement limités dans leur capacité d’informer les citoyens tandis que les partis politiques ne font l’objet d’aucune restriction au cours des six premiers mois de la période préélectorale et peuvent dépenser des sommes considérablement plus élevées au cours des six mois précédant la période électorale. À sa face même, la disposition permet aux partis politiques de saturer le débat ou d’étouffer la voix des tiers au cours des six premiers mois de la période préélectorale.
[47] L’incidence de cette disparité est accentuée par l’étendue de la publicité visée par la restriction au cours d’une longue période d’activité législative. Envisagée sous cet angle, la LFE permet intentionnellement aux partis politiques d’étouffer la voix des tiers sur certains enjeux au cours d’une période importante du cycle démocratique. Cela diffère qualitativement de la comparaison des différents montants de dépenses permis durant la période électorale. Je m’explique.
[48] La définition du terme « publicité politique » contenue dans la LFE ratisse large. Le PGO et un intervenant, le directeur général des élections de l’Ontario, sont tous deux d’avis que la définition de la LFE ne vise que la publicité [traduction] « axée sur l’élection » (m.a., par. 102; m. interv., par. 19‑20). Or, la portée de la publicité politique réglementée par la LFE englobe beaucoup de publicité axée sur des enjeux. Si l’annonce « [peut] raisonnablement être considérée comme étroitement associée à un parti inscrit ou à son chef ou à un candidat inscrit », elle est visée par la définition (par. 1(1)). Compte tenu du large éventail d’enjeux sur lesquels les partis peuvent faire campagne et font campagne, cela pourrait comprendre n’importe quelle publicité portant sur des enjeux liés à l’éducation, à la justice, aux Autochtones, à la santé, à l’environnement ou à l’économie. Rien n’exige que la publicité mentionne explicitement l’élection, mais c’est un facteur que le directeur général des élections peut examiner (al. 37.0.1c)). Comme l’explique candidement ce dernier, la définition englobe la publicité indirecte ou la publicité qui est implicitement liée à une élection (m. interv., par. 18‑19 et 22).
[49] La loi définit quelle publicité électorale est restreinte, et celle‑ci comprend les annonces indirectes contenant une prise de position sur des enjeux associés à un parti, à son chef ou à un candidat. Bien que le directeur général des élections actuel puisse appliquer la disposition d’une manière donnée, la constitutionnalité du plafond de dépenses doit être déterminée par un examen de la disposition en tant que telle. Le pouvoir discrétionnaire d’un fonctionnaire d’appliquer ou non une disposition législative ne peut pas rendre constitutionnelle une disposition autrement inconstitutionnelle (R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754, par. 74).
[50] Cette restriction visant la publicité axée sur des enjeux qui est imposée aux tiers au cours de la première moitié de la période préélectorale, tandis que les partis politiques, eux, ne sont assujettis à aucun plafond, a également de possibles effets à l’approche d’une élection. En effet, si un enjeu d’intérêt public se soulève un an ou plusieurs mois avant une élection, et qu’il est (ou peut devenir) étroitement associé à un parti politique, les tiers doivent décider s’ils utilisent une partie de leur plafond de dépenses pour communiquer leur point de vue aux citoyens ou s’ils s’abstiennent de faire de la publicité. Ils pourraient choisir de le conserver, au cas où d’autres questions importantes se soulèveraient au cours de l’année, ou pour s’assurer qu’ils peuvent faire de la publicité au cours de la période précédant immédiatement l’élection. Les citoyens pourraient être privés d’information concernant des enjeux d’intérêt public, à la fois pendant que l’Assemblée législative siège et durant la période précédant l’élection. La LFE place ainsi les tiers devant un choix qui n’en est pas un, tout en permettant aux partis politiques de dépenser de façon illimitée dans les six premiers mois de la période préélectorale pour faire de la publicité portant sur une vaste gamme de questions en recourant au média de leur choix.
[51] De plus, la différence de traitement doit être examinée à la lumière de la durée même de la période réglementée, soit un quart de la durée habituelle d’une législature en Ontario. Notre Cour ne s’est pas encore penchée sur les plafonds de dépenses au cours de la période préélectorale.
[52] Par contraste avec ce qui est le cas au cours de la période électorale durant laquelle tous les acteurs politiques sont concentrés sur l’élection imminente, l’art. 5 de la Charte exige que la législature siège au moins à une reprise durant la période préélectorale. Le gouvernement continue donc d’élaborer des politiques et d’adopter des lois. Dans les mois précédant une élection, le [traduction] « budget électoral » du gouvernement met en lumière ses priorités en matière de politiques (affidavit de Marc Mayrand, reproduit au dossier des pièces, vol. XIII, p. 5277). Les tiers jouent aussi un rôle important dans le processus d’information des citoyens au cours de cette période; ils façonnent le débat politique et mettent en lumière certains enjeux pendant que les partis politiques préparent leurs plateformes électorales en réponse aux préoccupations des électeurs.
[53] Le raisonnement suivi dans les arrêts Harper et Libman afin d’expliquer pourquoi un débat politique équilibré est nécessaire à une participation utile au processus électoral s’applique donc à la période préélectorale (voir, p. ex., P. Vallée, Droit électoral québécois : repères et enjeux contemporains (2023), p. 282‑284). Toutefois, l’importance de la participation citoyenne prend une tournure différente durant la période d’un an de débat public sur des enjeux politiques qui précède l’élection. Dans l’arrêt Figueroa, le juge Iacobucci a fait remarquer que ce débat fait en sorte « non seulement que les décideurs disposent d’une vaste gamme de solutions, mais également que la politique sociale tient compte des besoins et des intérêts d’un large éventail de citoyens » (par. 28). Ce contexte préélectoral amplifie les préoccupations quant à la restriction de la capacité des tiers de se prononcer sur des enjeux de politiques d’intérêt général et à partir d’un éventail de points de vue durant une partie importante du cycle démocratique. Comme l’a souligné l’ancien directeur général des élections du Canada Marc Mayrand, le plafond de dépenses pourrait soustraire le gouvernement aux critiques et aux débats publics (affidavit de Marc Mayrand, p. 5277).
[54] Par conséquent, au cours de la période préélectorale, le plafond de dépenses imposé aux tiers par la LFE ouvre la voie à une disproportion dans le débat politique concernant d’importants enjeux en matière de politiques d’intérêt général pendant que siège l’Assemblée législative. Par contraste, dans le cadre de la Loi électorale du Canada, L.C. 2000, c. 9, la publicité réglementée faite par des tiers durant la période préélectorale exclut expressément celle axée sur des enjeux; en effet, les plafonds de dépenses ne s’appliquent qu’à la « publicité partisane » explicite, qui est un terme défini (art. 2 et 349.1). Durant le mois de la période électorale, les plafonds de dépenses s’appliquent à la « publicité électorale », qui comprend les annonces contenant « une prise de position sur une question à laquelle est associé un parti enregistré ou un candidat » (art. 2 et 350).
[55] En résumé, l’information offerte aux électeurs de l’Ontario durant l’année précédant une élection doit refléter les intérêts, les voix et les points de vue d’une variété de citoyens et de parties. La participation utile au processus électoral suppose un vote éclairé, car c’est seulement en ayant accès à l’information que les citoyens peuvent voter d’une manière qui reflète exactement leurs préférences (Figueroa, par. 54). Pour évaluer la valeur respective de chaque parti et candidat ainsi que de leurs positions sur les questions du jour, il est essentiel que le débat politique soit équilibré ou proportionnel de manière à ce que les citoyens soient informés des divers points de vue (Harper, par. 71‑72). La publicité politique est un élément important du processus électoral. Lorsque les partis politiques ne sont assujettis à aucune limite, restreindre la capacité des tiers d’utiliser des plateformes qui peuvent s’avérer efficaces pour joindre certains électeurs a le potentiel de saturer le débat politique et d’étouffer leur voix. Cela nuit à la capacité des citoyens d’accéder à de l’information leur permettant de soupeser les points de vue et de se faire leur propre opinion pendant une période importante du cycle démocratique. Les préférences des citoyens qui votent constituent le fondement des politiques gouvernementales adaptées et de la légitimité des lois adoptées par le gouvernement élu. À sa face même, la LFE engendre une disproportion absolue au chapitre de l’information offerte aux citoyens au cours d’une période clé, ce qui nuit à leur capacité de formuler des préférences véritables et porte atteinte à l’art. 3 de la Charte.
[56] Étant donné cette conclusion, il n’est pas nécessaire de déterminer si les dispositions relatives à la lutte contre la collusion et à la production de rapports détaillés, ou la durée même des restrictions, portent également atteinte au droit de vote. Il n’est pas non plus nécessaire de savoir si le plafond est conforme à la composante expressive de l’art. 3.
[57] J’ajoute ceci. Il se pourrait que dans une différente affaire, la preuve puisse aider le tribunal à déterminer si les plafonds de dépenses permettent à un acteur d’exercer une influence indue sur le débat politique. En l’espèce, un examen de l’étendue de la publicité à faible coût que les tiers peuvent encore produire, comme celui qu’a effectué le juge saisi de la demande et que nous enjoint à adopter le PGO, n’est pas pertinent, compte tenu de la disproportion absolue engendrée par la LFE, à sa face même.
[58] Les conclusions de fait en l’espèce démontrent qu’un tiers qui souhaite recourir à de la publicité télévisée efficace ne pourrait pas le faire ou serait contraint d’utiliser la majeure partie du montant de dépenses permis pour une courte campagne (affidavit de Stephen Freeman, reproduit au cahier d’appel, vol. III, p. 2459‑2461). Dans le cadre de l’analyse comparative requise au regard de l’art. 3, la capacité des partis politiques de diffuser des annonces télévisées pendant que les tiers n’en ont pas le droit exacerbe le déséquilibre. Notre Cour a affirmé que les tiers sont des participants importants dans le processus électoral (Harper, par. 63). Leurs points de vue doivent être en mesure d’atteindre les électeurs sans être étouffés par les partis politiques.
C. L’atteinte portée par la loi n’est pas justifiée au regard de l’article premier
[59] Le PGO fait valoir que toute atteinte à l’art. 3 est justifiée au regard de l’article premier de la Charte. Le PGO part du principe que le plafond de dépenses imposé aux tiers renforce la protection conférée par l’art. 3 et qu’il faut faire preuve de retenue à l’égard de l’Assemblée législative qui met en balance des intérêts divergents dans la conception d’un système électoral. Le PGO soutient que la loi favorise l’équité électorale et nivelle correctement les règles du jeu. Les intimés soutiennent que la loi n’établit pas un équilibre raisonnable en ce qui concerne la promotion du droit de vote.
[60] La constitutionnalité des restrictions aux droits garantis par la Charte est déterminée selon l’arrêt R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103 : La restriction du droit a‑t‑elle un lien rationnel avec un objectif urgent et réel? La restriction porte‑t‑elle atteinte le moins possible au droit? Les avantages de la restriction l’emportent‑ils sur ses effets préjudiciables? Les tribunaux qui doivent déterminer si une violation de l’art. 3 est justifiée au regard de l’article premier de la Charte sont tenus de procéder avec « grand soin » pour ce faire (Figueroa, par. 60). À mon avis, le PGO n’a pas démontré que le plafond de dépenses contesté porte le moins possible atteinte à l’art. 3.
[61] Le PGO fait valoir que l’objectif du plafond de dépenses est de promouvoir un modèle électoral égalitaire. Un tel objectif est urgent et réel. Le plafond de dépenses de tiers a par ailleurs un lien rationnel avec cet objectif.
[62] Toutefois, même si l’on accepte que cet objectif soit urgent et réel, les arguments du PGO ne satisfont pas au critère de l’atteinte minimale. La durée d’application du plafond outrepasse largement ce qui est raisonnablement nécessaire pour protéger l’intégrité du processus électoral ou le rôle prépondérant des partis politiques dans le processus électoral.
[63] Dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), 1995 CanLII 64 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 199, la juge McLachlin a expliqué l’application du critère de l’atteinte minimale. Elle a conclu que le gouvernement doit démontrer que la mesure porte le moins possible atteinte au droit en question pour réaliser l’objectif législatif (p. 342). Il faut faire preuve d’une certaine déférence envers le législateur — si la loi fait partie des solutions raisonnables, le tribunal n’insistera pas sur l’atteinte la plus minime qui soit concevable. Notre Cour a reconnu que, dans la sphère politique, lorsque le législateur doit concilier des intérêts divergents dans le choix d’une politique parmi plusieurs qui peuvent être acceptables, les tribunaux doivent faire preuve de retenue à l’égard de son choix (Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567, par. 53). Le PGO affirme que les choix en matière de politiques du législateur commandent la retenue et que le fait de limiter la publicité des tiers pendant les 12 mois de la période préélectorale est raisonnable compte tenu de la prépondérance des partis politiques. Le PGO invoque également des éléments de preuve selon lesquels les tiers ont fait de la publicité avant la période préélectorale de six mois lors de l’élection de 2018 (avant l’entrée en vigueur du plafond élargi).
[64] Par ailleurs, les tribunaux doivent examiner de plus près le choix du législateur dans les cas où les droits au cœur de notre démocratie sont en jeu. Le droit garanti par l’art. 3 fait partie de ces droits (Renvoi relatif à la Saskatchewan; Sauvé). Je suis d’accord avec les intimés qu’il existe des mesures « nettement supérieur[es] aux mesures utilisées à l’heure actuelle » (Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, 1991 CanLII 68 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 211, p. 296, la juge Wilson). Le juge saisi de la demande a accepté les avis d’expert — y compris de l’ancien directeur général des élections du Canada — selon lesquels l’imposition de restrictions préélectorales pendant une période de six mois à l’égard de la publicité politique de tiers serait efficace pour réaliser l’objectif déclaré du gouvernement (par. 109). À l’échelle nationale et fédérale, les plafonds de dépenses sont beaucoup moins restrictifs. Aucune autre administration au Canada ne réglemente la publicité axée sur des enjeux électoraux par des tiers pour une période de plus de cinq mois, et de nombreuses administrations ne réglementent pas les dépenses de tiers durant la période préélectorale. La publicité axée sur des enjeux électoraux est seulement restreinte durant la période électorale fédérale. Le plafond de dépenses contesté ne satisfait pas au critère de l’atteinte minimale.
[65] Comme je conclus que le plafond de dépenses contesté ne satisfait pas au critère de l’atteinte minimale, il n’est pas nécessaire que je me penche sur le dernier critère de l’arrêt Oakes, qui porte sur la proportionnalité générale entre les effets préjudiciables et les effets bénéfiques de la loi.
V. Conclusion et dispositif
[66] Le paragraphe 37.10.1(2) de la LFE porte atteinte au droit de vote garanti par l’art. 3 de la Charte et ne peut être justifié dans le cadre d’une société libre et démocratique. Je suis d’avis de confirmer la déclaration de la Cour d’appel selon laquelle le par. 37.10.1(2) est inopérant en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.
[67] Les intimés demandent que leurs dépens leur soient adjugés. Le PGO suggère qu’il ne s’agit pas d’un cas où il serait judicieux d’adjuger des dépens. Selon moi, rien ne justifie de s’écarter de la pratique habituelle de la Cour selon laquelle les dépens suivent l’issue de la cause. En conséquence, je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.
Version française des motifs du juge en chef Wagner et de la juge Moreau rendus par
Le juge en chef et la juge Moreau —
I. Aperçu
[68] Le droit de vote est au cœur d’une société libre et démocratique. Ce droit est protégé par l’art. 3 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui garantit aux citoyens non seulement le droit de voter, mais aussi le droit de participer utilement au processus électoral. Un tel droit fait en sorte que chaque citoyen a une possibilité raisonnable d’introduire ses propres idées et opinions dans le débat politique et d’être informé des faits et des idées et points de vue des autres.
[69] Le présent pourvoi porte sur la question de savoir si le plafond établi par la législature ontarienne à l’égard des dépenses de publicité politique de tiers, pendant la période préélectorale, porte atteinte de façon injustifiée au droit de participer utilement au processus électoral. Le plafond de dépenses contesté, qui est énoncé au par. 37.10.1(2) de la Loi sur le financement des élections, L.R.O. 1990, c. E.7 (« LFE »), est fixé à 600 000 $ (indexés sur l’inflation) pour la publicité politique de tiers au cours de la période de 12 mois qui précède l’émission du décret de convocation des électeurs.
[70] Les intimés sont un groupe formé d’une organisation de la société civile, d’associations d’intérêt particulier, de syndicats et de citoyens. Ils soutiennent que le plafond de dépenses porte atteinte au droit de participer utilement au processus électoral, car il restreint trop la diffusion de renseignements politiques aux citoyens au moyen de la publicité. L’appelant, le procureur général de l’Ontario, soutient que le plafond cadre avec le droit de participer utilement au processus électoral parce qu’il favorise l’équité électorale en empêchant les voix de ceux qui disposent de plus de financement d’étouffer celles des autres au cours de la période préélectorale.
[71] Le juge saisi de la demande a conclu que le plafond applicable aux dépenses de tiers ne porte pas atteinte au droit de participer utilement au processus électoral. Selon lui, le plafond empêche les personnes disposant de plus de ressources de dominer le débat politique sans trop restreindre la diffusion de renseignements pertinents aux électeurs. La Cour d’appel a infirmé cette décision. Les juges majoritaires ont conclu que le juge saisi de la demande avait commis une erreur dans sa compréhension et son application du cadre d’analyse qu’il convient d’utiliser pour l’appréciation du droit de participer utilement au processus électoral. La juge dissidente aurait confirmé la décision du juge saisi de la demande, concluant qu’il n’y avait aucune erreur susceptible de contrôle dans son approche et dans ses conclusions.
[72] À la lumière du dossier de preuve dont nous disposons et des conclusions du juge saisi de la demande, nous concluons que le plafond applicable aux dépenses publicitaires de tiers ne porte pas atteinte au droit de participer utilement au processus électoral que garantit l’art. 3 de la Charte. Pour dire les choses simplement, les intimés n’ont pas établi que le plafond aura pour effet de priver chaque citoyen de la possibilité raisonnable d’introduire ses propres idées et opinions dans le débat politique ou d’être informé des faits et des idées et points de vue des autres. Nous ne voyons aucune erreur donnant ouverture à révision dans les conclusions du juge saisi de la demande, lesquelles étaient fondées sur son examen du volumineux dossier de preuve dont il disposait. Bien que certaines caractéristiques du régime instaurant un plafond de dépenses méritent un examen approfondi, les intimés n’ont pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que ces caractéristiques compromettent le droit des citoyens de participer utilement au processus électoral. En conséquence, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la décision du juge saisi de la demande.
II. Contexte législatif
A. Contexte de l’adoption de la loi
[73] Les tiers jouent un rôle de plus en plus important dans le processus électoral. Lors de l’élection fédérale de 2021, 105 tiers se sont enregistrés auprès d’Élections Canada et, lors de celle de 2019, il y en a eu 154, ce qui représente le nombre le plus élevé de tiers enregistrés pour une élection à ce jour (Base de données des tiers (en ligne); voir aussi D. J. Bourgeois et J. Spindler, avec S. B. Campbell, Election Law in Canada (2e éd. 2021), c. 5). En Ontario, les élections générales ont suivi une tendance similaire. Alors qu’Élections Ontario n’a enregistré que 17 tiers lors de l’élection générale de 2007, 63 tiers ont été enregistrés lors de celle de 2022 (Tiers annonceurs : Élections générales 2007 — Le 10 octobre 2007 (en ligne), et Tiers annonceurs : Élection générale provinciale de 2022 (en ligne)).
[74] Un tiers est une personne ou une entité, à l’exception d’un candidat inscrit, d’une association de circonscription inscrite ou d’un parti inscrit, qui exerce des activités de publicité politique (voir LFE, par. 1(1), dont nous traitons davantage plus loin). Les tiers peuvent être indirectement affiliés à des partis politiques ou n’avoir aucune affiliation, et [traduction] « peuvent comprendre des sociétés, des syndicats, des groupes ou des personnes qui représentent les intérêts de groupes particuliers de la société ou qui bénéficient d’un important appui et dont les membres sont des personnes ou d’autres organisations » (Bourgeois et Spindler, p. 105). Les tiers peuvent tenter d’influencer le résultat d’un scrutin en mettant de l’avant les forces et les faiblesses perçues des candidats ou des partis politiques, apporter des informations et perspectives nouvelles dans le débat sur une ou plusieurs idées associées à un candidat ou à un parti politique et introduire dans le débat politique une nouvelle question à laquelle les candidats et les partis politiques peuvent être forcés de répondre (Harper c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 33, [2004] 1 R.C.S. 827, par. 55).
[75] Pendant une bonne partie de l’histoire électorale du Canada, les activités politiques des tiers ne faisaient pas l’objet d’une réglementation financière (Bourgeois et Spindler, p. 127‑128). En 1974, le Parlement a adopté la Loi sur les dépenses d’élection, L.C. 1973‑1974, c. 51, qui établissait pour la première fois une réglementation substantielle visant à encadrer les dépenses de tiers dans le cadre d’élections fédérales (voir Élections Canada, L’histoire du vote au Canada (3e éd. 2021), p. 173; A. Geddis, « Liberté, Égalité, Argent : Third Party Election Spending and the Charter » (2004), 424 Alta. L. Rev. 429, p. 439). Depuis, de nombreuses provinces et les Territoires du Nord‑Ouest ont adopté leurs propres plafonds de dépenses de tiers.
[76] L’approche relative à l’équité électorale en droit canadien contraste fortement avec celle qui a cours aux États‑Unis, où la promotion de l’égalité de participation au processus électoral a été considérée par la jurisprudence relative au Premier amendement comme n’étant pas un intérêt impérieux pouvant justifier l’imposition de restrictions aux dépenses électorales de tiers (voir Citizens United c. Federal Election Commission, 130 S. Ct. 876 (2010)). En conséquence, il ne reste que peu de restrictions aux dépenses électorales de tiers aux États‑Unis. De nombreux experts craignent que ce modèle, que notre Cour a qualifié d’approche « libertaire » à l’égard des dépenses électorales, permette aux tiers disposant de plus de financement de dominer le processus électoral « au détriment des personnes possédant des ressources financières moins grandes » (Harper, par. 62; voir aussi Bourgeois et Spindler, p. 39‑40; C. Feasby, « Libman v. Quebec (A.G.) and the Administration of the Process of Democracy under the Charter : The Emerging Egalitarian Model » (1999), 44 R.D. McGill 5; F. Fletcher, Free and fair elections : regulations that ensure a « fair go », 20 juin 2007 (en ligne)).
[77] Jusqu’à tout récemment, la plupart des plafonds applicables aux dépenses de tiers dans les lois fédérales et provinciales ne s’appliquaient qu’à la « période électorale », soit de l’émission du décret jusqu’à la date de l’élection. Toutefois, depuis l’instauration des élections à date fixe au fédéral et au provincial, les tiers peuvent commencer à faire de la publicité électorale avant la période électorale (c.‑à‑d., au cours de la « période préélectorale »). Le Parlement et les législatures de l’Alberta, du Manitoba et des Territoires du Nord‑Ouest ont donc imposé des plafonds applicables aux dépenses de tiers de façon à réglementer cette augmentation de la publicité relative aux élections durant la période préélectorale (voir la Loi électorale du Canada, L.C. 2000, c. 9, par. 349.1(1); Election Finances and Contributions Disclosure Act, R.S.A. 2000, c. E‑2, sous‑al. 44.11(1)(a)(i); Loi sur le financement des élections, C.P.L.M., c. E27, par. 83(2)); Loi sur les élections et les référendums, L.T.N.‑O. 2006, c. 15, art. 264.3).
[78] C’est dans ce contexte historique que la loi ontarienne contestée dans le présent pourvoi a été adoptée. En Ontario, les élections sont tenues tous les quatre ans, le premier jeudi de juin; le décret de convocation des électeurs est émis un mois avant cette date (Loi électorale, L.R.O. 1990, c. E.6, art. 9 et 9.1). Bien que les élections à date fixe aient été instaurées en 2005 en Ontario, les plafonds de dépenses électorales de tiers n’ont été adoptés qu’au début de 2017. Cette loi et les modifications subséquentes à la LFE ont donné lieu à deux contestations constitutionnelles consécutives, lesquelles ont été instruites par le même juge. Bien que le présent pourvoi ne porte que sur la deuxième contestation découlant des modifications les plus récentes apportées en juin 2021, un aperçu des lois antérieures et de la première contestation fournit le contexte nécessaire à la compréhension des questions que le présent pourvoi soulève.
B. Historique législatif
(1) Modification de janvier 2017 à la LFE (projet de loi 2)
[79] En janvier 2017, le gouvernement ontarien a modifié la LFE en mettant en œuvre le projet de loi 2, la Loi de 2016 modifiant des lois en ce qui concerne le financement électoral, L.O. 2016, c. 22. Cette loi imposait entre autres, parmi les dispositions relatives aux élections, un plafond de 600 000 $ pour les dépenses de publicité politique de tiers au cours de la période de six mois précédant l’émission du décret nécessaire à la tenue d’une élection à date fixe. Certains intimés ont contesté la constitutionnalité des restrictions relatives à la publicité politique de tiers, estimant qu’elles portaient atteinte à la liberté d’expression et à la liberté d’association garanties par les al. 2b) et d) de la Charte.
(2) Modification d’avril 2021 à la LFE (projet de loi 254)
[80] En avril 2021, avant l’instruction de la contestation, l’Ontario a adopté le projet de loi 254, la Loi de 2021 sur la protection des élections en Ontario, L.O. 2021, c. 5. Cette loi faisait passer de 6 mois à 12 mois la période au cours de laquelle le plafond de dépenses de publicité politique de tiers s’applique avant l’émission du décret nécessaire à la tenue d’une élection à date fixe.
(3) Working Families Ontario c. Ontario, 2021 ONSC 4076, 155 O.R. (3d) 546 (« Working Families 1 »)
[81] Les intimés ont contesté la prolongation de la période d’application du plafond de dépenses de tiers, au motif que cela porte atteinte aux droits garantis par les al. 2b) et d) de la Charte.
[82] Le 8 juin 2021, le juge saisi de la demande a statué sur ces contestations dans la décision Working Families 1. Le procureur général de l’Ontario a concédé que le plafond de dépenses auquel les tiers étaient soumis pendant la période préélectorale violait l’al. 2b). Le juge saisi de la demande a conclu que la violation n’était pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte, puisque l’Ontario ne pouvait pas justifier la prolongation faisant passer de 6 mois à 12 mois la période d’application du plafond. La preuve du gouvernement indiquait qu’un plafond de 6 mois pourrait permettre d’atteindre son objectif d’équité électorale. En conséquence, le juge saisi de la demande a conclu que le plafond ne portait pas le moins possible atteinte à la liberté d’expression des tiers qui font de la publicité électorale et que les effets préjudiciables du plafond n’étaient pas proportionnels à ses effets bénéfiques. Il a déclaré le plafond de dépenses de tiers inconstitutionnel et inopérant.
(4) Modification de juin 2021 à la LFE (projet de loi 307)
[83] Moins d’une semaine après le prononcé de la décision du juge saisi de la demande, le 14 juin 2021, l’Ontario a adopté le projet de loi 307, la Loi de 2021 visant à protéger les élections et à défendre la démocratie, L.O. 2021, c. 31 (« LPÉDD »). Dans ce projet de loi, l’Ontario invoquait l’art. 33 de la Charte afin que le plafond de dépenses de tiers prévu par la LFE puisse s’appliquer malgré les art. 2 et 7 à 15 de la Charte. Les dispositions modifiées de la LFE étaient identiques à celles qui avaient été déclarées inopérantes dans la décision Working Families 1, à l’exception de l’ajout de la disposition de dérogation.
(5) Working Families Coalition (Canada) Inc. c. Ontario (Attorney General), 2021 ONSC 7697, 158 O.R. (3d) 161, et 2023 ONCA 139, 165 O.R. (3d) 241 (« Working Families 2 »)
[84] En juillet 2021, les intimés ont contesté le plafond de dépenses au motif qu’il portait atteinte au droit de vote garanti par l’art. 3 de la Charte, lequel n’est pas assujetti à la disposition de dérogation. Ils ont également contesté le recours du législateur ontarien à la disposition de dérogation. Le juge saisi de la demande et la Cour d’appel ont jugé que le recours par le législateur à cette disposition était constitutionnellement valide. Les intimés n’ont pas soulevé la question devant notre Cour.
C. Le régime contesté de la LFE instaurant un plafond de dépenses de tiers
[85] Les modifications introduites par la LPÉDD font partie d’un vaste régime établi par la LFE qui instaure un plafond de dépenses de publicité politique de tiers. Ce régime comprend des dispositions concernant le plafond de dépenses pendant les périodes préélectorale et électorale, la définition de tiers et de publicité politique, l’interdiction du recours à des stratégies d’esquive du plafond de dépenses, les exigences en matière de rapports sur les dépenses, et des infractions et des pénalités administratives.
(1) Le plafond de dépenses prescrit par l’art. 37.10.1
[86] Sous le régime modifié de la LFE, les dépenses de publicité politique de tiers sont assujetties à un plafond de 600 000 $ (indexé sur l’inflation) pendant la période de 12 mois qui précède l’émission du décret de convocation des électeurs (al. 37.10.1(2)b)). Par ailleurs, les tiers ne peuvent pas dépenser plus de 24 000 $ dans une circonscription électorale donnée au cours de cette période de 12 mois (al. 37.10.1(2)a)).
[87] Pendant la période électorale (de l’émission du décret jusqu’au jour du scrutin), les tiers sont soumis à un plafond de 100 000 $ relativement aux dépenses de publicité politique (également indexé sur l’inflation) et à un plafond de 4 000 $ dans une circonscription donnée (par. 37.10.1(1)).
[88] Comme l’ont souligné les juridictions inférieures, le plafond de dépenses applicable pendant la période préélectorale de 12 mois est au cœur de la contestation des intimés. Comme nous l’avons déjà mentionné, même si le plafond antérieur prévu par la LFE était du même montant (600 000 $), il ne s’appliquait que pendant les six mois précédant l’émission du décret de convocation des électeurs. En revanche, les partis politiques inscrits sont assujettis à un plafond de dépenses de publicité politique de 1 000 000 $ pour la période de six mois qui précède l’émission du décret de convocation des électeurs (art. 38.1).
(2) Définition de tiers et de publicité politique (par. 1(1) et art. 37.0.1)
[89] Les termes « tiers » et « publicité politique » sont définis au par. 1(1) de la LFE. Un « tiers » est une « [p]ersonne ou entité, à l’exception d’un candidat inscrit, d’une association de circonscription inscrite ou d’un parti inscrit ».
[90] La « publicité politique » s’entend de toute publicité diffusée sur quelque support que ce soit, pour « favoriser un parti inscrit ou son chef ou l’élection d’un candidat inscrit, ou pour s’y opposer » (par. 1(1) de la LFE), et comprend « la publicité qui prend position sur une question pouvant raisonnablement être considérée comme étroitement associée à un parti inscrit ou à son chef ou à un candidat inscrit ». En sont toutefois exclus :
a) la diffusion au public d’éditoriaux, de débats, de discours, d’entrevues, de chroniques, de lettres, de commentaires ou de nouvelles;
b) la promotion ou la distribution d’un ouvrage, pour une valeur non inférieure à sa valeur commerciale, s’il était prévu qu’il soit mis à la disposition du public qu’il y ait ou non une élection;
c) la communication, sous quelque forme que ce soit, par une personne, un groupe, une personne morale ou un syndicat, directement à ses membres, employés ou actionnaires, selon le cas;
d) la diffusion par un particulier, sur une base non commerciale, de ses opinions politiques sur Internet;
e) les appels téléphoniques visant uniquement à inciter des électeurs à voter.
[91] L’article 37.0.1, une liste non exhaustive de facteurs que le directeur général des élections doit examiner pour déterminer si une annonce est une « annonce politique », vient compléter cette définition :
a) s’il est raisonnable de conclure que la publicité était prévue précisément pour coïncider avec la période mentionnée à l’article 37.10.1;
b) si la mise en forme ou l’image de marque utilisée dans l’annonce est semblable à celle utilisée par un parti politique inscrit ou un candidat inscrit ou utilisée dans son matériel électoral;
c) si la publicité mentionne l’élection, le jour de l’élection, le jour du scrutin ou des termes semblables;
d) si l’annonce mentionne, directement ou indirectement, un parti politique inscrit ou un candidat inscrit;
e) s’il y a une augmentation importante du volume normal de publicité que fait la personne, l’organisation ou l’entité;
f) si la publicité en question paraît habituellement pendant la même période de l’année;
g) si la publicité correspond à celle qu’a déjà faite la personne, l’organisation ou l’entité;
h) si la publicité se situe dans les paramètres normaux de promotion d’une activité ou d’un programme précis;
i) si le contenu de l’annonce est semblable à celui de la publicité politique d’un parti, d’une association de circonscription, d’un candidat à l’investiture, d’un candidat ou d’un candidat à la direction d’un parti inscrits aux termes de la présente loi.
[92] Le directeur général des élections est un fonctionnaire indépendant de l’Assemblée législative de l’Ontario qui dirige les élections provinciales conformément à la Loi électorale et à la LFE. Il contrôle notamment les participants au processus électoral, y compris les partis politiques et les tiers, et veille à la conformité au régime de financement des élections de l’Ontario.
(3) Interdictions d’esquiver le plafond ou d’agir en collusion (par. 37.10.1(3) et (3.1))
[93] Le paragraphe 37.10.1(3) de la LFE interdit aux tiers d’esquiver ou de tenter d’esquiver le plafond de dépenses, notamment :
a) en agissant en collusion avec un autre tiers de sorte que la valeur totale de leurs dépenses de publicité politique dépasse les plafonds applicables;
b) en se scindant en plusieurs tiers;
c) en agissant en collusion, y compris en partageant des renseignements, avec un parti inscrit, une association de circonscription inscrite, un candidat inscrit, un candidat à la direction inscrit ou un candidat à l’investiture inscrit, ou avec leurs mandataires ou employés, afin d’esquiver les plafonds;
d) en partageant le même fournisseur avec un ou plusieurs tiers qui ont en commun la défense d’intérêts, une cause ou un but;
e) en partageant un même groupe de donateurs politiques, avec un ou plusieurs tiers qui ont en commun la défense d’intérêts, une cause ou un but;
f) en partageant des renseignements avec un ou plusieurs tiers qui ont en commun la défense d’intérêts, une cause ou un but;
g) en utilisant des fonds d’origine étrangère avant l’émission d’un décret de convocation des électeurs.
[94] La LFE interdit également aux tiers d’agir en collusion pour esquiver le plafond, en prévoyant que « [t]oute contribution qu’un tiers fait à un autre tiers à des fins de publicité politique est réputée faire partie des dépenses du tiers contributeur » (par. 37.10.1(3.1)).
(4) Exigences en matière de rapports provisoires (art. 37.10.2)
[95] Conformément à l’art. 37.10.2 de la LFE, les tiers sont tenus de déposer des rapports provisoires auprès du directeur général des élections chaque fois que leurs dépenses de publicité politique augmentent de 1 000 $ et lorsqu’elles atteignent le plafond applicable. Le directeur général des élections est tenu de publier ces rapports en ligne.
(5) Pénalités administratives et infractions (art. 45.1, 46.0.1‑46.0.2 et 47‑48)
[96] Les tiers sont passibles de pénalités et susceptibles d’être reconnus coupables d’infractions s’ils excèdent le plafond de dépenses ou contreviennent à d’autres dispositions, comme le prévoient les art. 45.1, 46.0.1‑46.0.2 et 47‑48 de la LFE. Par exemple, le directeur général des élections peut ordonner à un tiers de payer une pénalité administrative s’il a contrevenu à certaines dispositions de la LFE, y compris celles relatives au plafond de dépenses et à l’exigence en matière de rapports provisoires. Les tiers qui excèdent le plafond de dépenses sont également passibles d’une amende d’au plus le quintuple du montant du dépassement du plafond applicable. Le tiers qui contrevient sciemment à l’une des dispositions de la LFE est coupable d’une infraction et passible, sur déclaration de culpabilité, d’une amende d’au plus 5 000 $. La personne morale ou le syndicat qui agit de la sorte est passible d’une amende d’au plus 50 000 $, sur déclaration de culpabilité.
III. Historique judiciaire — Working Families 2
A. Cour supérieure de justice de l’Ontario, 2021 ONSC 7697, 158 O.R. (3d) 161
[97] Le juge saisi de la demande a conclu que le plafond de dépenses de publicité politique de tiers au cours de la période préélectorale prévu par la LFE ne contrevient pas à l’art. 3 de la Charte. Après avoir examiné la disposition contestée, il a expliqué que les plafonds de dépenses applicables aux tiers pouvaient contribuer à ce que les citoyens disposent des mêmes renseignements, ce qui est nécessaire pour assurer une participation utile au processus électoral. De tels plafonds peuvent servir à empêcher ceux qui disposent des ressources les plus considérables de dominer le débat politique précédant une élection. Le juge saisi de la demande a toutefois noté que les plafonds de dépenses peuvent porter atteinte à l’aspect informationnel du droit de participer utilement au processus électoral s’ils sont trop restrictifs.
[98] Avant de passer à l’analyse de la question de savoir si la disposition contestée contrevient à l’art. 3, le juge saisi de la demande a souligné que sa décision dans l’affaire Working Families 1 ne portait pas sur cette question. Dans cette décision, il a conclu que la disposition porte atteinte de manière injustifiée à la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte. Dans le cadre de son analyse fondée sur l’article premier dans l’affaire Working Families 1, il avait accepté la preuve selon laquelle tant un plafond de dépenses d’une durée de 6 mois qu’un plafond d’une durée de 12 mois auraient été des moyens raisonnables d’atteindre l’objectif de la disposition. Il a donc conclu que le plafond de 12 mois ne représentait pas une atteinte minimale aux droits garantis. En l’espèce, le juge saisi de la demande a expliqué que, bien qu’il s’appuyait sur certaines de ses conclusions tirées dans la décision Working Families 1, les droits visés à l’al. 2b) et à l’art. 3 sont distincts et nécessitent des analyses distinctes.
[99] Dans son analyse fondée sur l’art. 3, le juge saisi de la demande a pris en compte la preuve volumineuse soumise par les parties, laquelle comprenait des milliers de pages d’affidavits souscrits par des experts en matière d’élections, de publicité politique et de communication, et de disponibilité de l’information pour les citoyens. Se fondant sur ces éléments de preuve, il a conclu que le plafond de dépenses permet aux tiers d’avoir recours à de nombreuses formes de publicité à faible coût, notamment dans les médias imprimés ou électroniques et dans les médias sociaux. Le juge saisi de la demande a conclu que la disposition touche surtout la capacité des intimés à faire de la publicité à la télévision, qui est la forme de publicité la plus coûteuse. Toutefois, il a conclu que les publicités télévisées déposées en preuve n’avaient pas une grande valeur informative et que la disposition était neutre sur le plan du contenu et imposait des plafonds égaux aux tiers dans l’ensemble du spectre politique.
[100] Compte tenu de l’ensemble de la preuve, le juge saisi de la demande a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré que le plafond de dépenses empêche les citoyens de participer utilement au processus électoral. Bien qu’il reconnaisse que les publicités télévisées coûteuses sont l’une des formes les plus persuasives de publicité politique, il a fait remarquer qu’une participation utile n’exige pas que les tiers soient en mesure de lancer des campagnes publicitaires susceptibles d’influencer le résultat d’une élection. En outre, la preuve indiquait que l’ancien plafond d’une durée de 6 mois ainsi que celui d’une durée de 12 mois étaient tous deux compatibles avec la promotion d’une participation citoyenne égalitaire. Le juge a mentionné à cet égard qu’il n’existe pas de [traduction] « normes mathématiques » permettant de déterminer de quelle façon on peut favoriser des élections équitables et justes (par. 111). En conséquence, même si la période de 12 mois n’était peut‑être pas [traduction] « parfaitement ajustée ni au goût de tout le monde », elle était néanmoins « suffisamment réfléchie pour être appropriée cette fois‑ci » (par. 112). Il a conclu que la disposition contestée ne porte pas atteinte au droit de participer utilement au processus électoral.
B. Cour d’appel de l’Ontario, 2023 ONCA 139, 165 O.R. (3d) 241
[101] Dans une décision partagée, la Cour d’appel de l’Ontario a infirmé la décision du juge saisi de la demande. Les juges majoritaires (les juges Zarnett et Sossin) ont statué que celui‑ci n’avait pas appliqué le bon critère pour déterminer si les plafonds de dépenses portent atteinte au droit de participer utilement au processus électoral garanti par l’art. 3. S’appuyant sur une application correcte du critère, ils ont conclu que le plafond contesté contrevient de façon injustifiée à l’art. 3. La juge dissidente (la juge Benotto) n’a pas souscrit à la formulation du critère des juges majoritaires et aurait plutôt confirmé la décision du juge saisi de la demande.
[102] Les juges majoritaires ont estimé que, dans l’arrêt Harper, notre Cour a établi une norme constitutionnelle ainsi que deux indicateurs servant à déterminer si des dispositions législatives portent atteinte à l’aspect informationnel du droit de participer utilement au processus électoral. La norme constitutionnelle exige que les restrictions visant les dépenses ne limitent pas l’information d’une façon qui compromet le droit des citoyens de participer utilement au processus politique et d’être représentés de façon effective. Selon les juges majoritaires, les deux indicateurs servant à déterminer si cette norme a été violée sont : 1) si les plafonds sont [traduction] « soigneusement adaptés » et 2) si ceux‑ci permettent aux tiers de mener une « campagne d’information modeste » (par. 15, 87 et 93).
[103] Selon les juges majoritaires, le juge saisi de la demande a commis une erreur parce que son analyse ne montrait pas comment l’un ou l’autre des indicateurs étaient satisfaits. Ces erreurs étaient liées au fait qu’il n’avait pas mis l’accent sur la prolongation de la période de restriction, passée de 6 mois à 12 mois. Il ressort de la preuve d’expert et des conclusions de fait tirées par le juge saisi de la demande, dans la décision Working Families 1, qu’un plafond d’une durée de six mois était suffisant pour atteindre l’équité électorale et empêcher les personnes disposant de plus de ressources de dominer le débat politique. En conséquence, un plafond d’une durée deux fois plus longue ne pourrait pas être considéré comme étant soigneusement adapté. Qui plus est, selon les juges majoritaires, les conclusions tirées par le juge saisi de la demande n’indiquaient pas comment il était possible de mener une campagne d’information modeste à l’intérieur de la période de 12 mois.
[104] Les juges majoritaires ont conclu que le plafond de dépenses violait l’art. 3 et ne pouvait pas être sauvegardé par application de l’article premier. Le gouvernement n’a avancé aucun argument pour démontrer que la violation était justifiée au regard de l’article premier d’après le test énoncé dans l’arrêt R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103. De toute façon, la violation n’aurait pas satisfait aux volets de l’atteinte minimale et de la proportionnalité du test énoncé dans l’arrêt Oakes. En conséquence, les juges majoritaires ont déclaré le plafond de dépenses invalide. Ils ont suspendu l’effet de la déclaration d’invalidité pendant 12 mois afin de permettre au gouvernement de mettre au point des mesures législatives conformes à la Charte.
[105] La juge dissidente aurait maintenu la décision du juge saisi de la demande. À son avis, l’arrêt Harper n’établit pas « l’adaptation soignée » en tant qu’indicateur. Le fait de considérer cette notion comme un indicateur assimile indûment l’analyse requise pour déterminer s’il y a eu violation de l’art. 3 à l’analyse requise pour déterminer s’il y a justification au regard de l’article premier. Un indicateur d’« adaptation soignée » s’intéresse aux raisons pour lesquelles le gouvernement impose un plafond de dépenses et, de fait, transfère à celui‑ci le fardeau de justifier le plafond de dépenses à l’étape où l’on doit déterminer s’il y a atteinte au droit. En outre, les juges majoritaires ont commis une erreur en statuant que le juge saisi de la demande n’avait pas conclu que le plafond de dépenses permettait aux tiers de mener une « campagne d’information modeste ». Lus dans leur ensemble, les motifs de celui‑ci montrent clairement qu’il était convaincu que les tiers pouvaient mener une campagne d’information modeste respectant le plafond prévu par la LFE. En conséquence, selon la juge dissidente, le juge saisi de la demande a correctement appliqué l’arrêt Harper et a tiré les conclusions de fait que la preuve lui permettait de tirer. C’est pourquoi elle aurait confirmé la conclusion de celui‑ci selon laquelle l’art. 3 n’a pas été violé.
IV. Question en litige
[106] Le présent pourvoi soulève la question de savoir si le plafond de dépenses de publicité politique imposé aux tiers par le par. 37.10.1(2) de la LFE viole de façon injustifiée l’art. 3 de la Charte.
[107] Pour trancher cette question, il faut préciser le cadre d’analyse applicable au droit de participer utilement au processus électoral garanti par l’art. 3 et déterminer si le juge saisi de la demande ou la Cour d’appel ont commis une erreur dans l’interprétation ou l’application de ce cadre d’analyse.
V. Principes de droit
A. Norme de contrôle
[108] Les questions constitutionnelles consistant à décider si la disposition contestée viole l’art. 3 de la Charte et, le cas échéant, si une telle violation est justifiée au regard de l’article premier, sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 8).
[109] Comme nous l’expliquerons, l’analyse visant à déterminer si les plafonds de dépenses de tiers portent atteinte au droit de participer utilement au processus électoral garanti par l’art. 3 repose nécessairement sur le contexte et les faits propres à l’affaire. Les conclusions de fait et les conclusions mixtes de fait et de droit tirées par le juge saisi de la demande sont assujetties à la norme de l’erreur manifeste et déterminante (Housen, par. 10 et 26‑37). Cette norme déférente s’applique également aux conclusions qu’il a tirées sur des faits sociaux ou législatifs (Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 48; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, par. 109).
B. La portée de l’art. 3
[110] Le droit de vote est un droit politique fondamental et une caractéristique essentielle de la démocratie canadienne (Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), 2002 CSC 68, [2002] 3 R.C.S. 519, par. 1; Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3, par. 1). Il est garanti par l’art. 3 de la Charte, qui dispose que « [t]out citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales. »
[111] L’importance privilégiée que revêt le droit de vote ressort de l’emploi, à l’art. 3, de « termes généraux et absolus » et du fait que ce droit échappe à l’application de la disposition de dérogation de la Charte (Sauvé, par. 11; Frank, par. 25). Pour ces raisons, notre Cour a souligné qu’il est particulièrement important que l’art. 3 reçoive une interprétation large et fondée sur son objet, et que toute atteinte alléguée fasse l’objet d’un examen attentif (Sauvé, par. 11; Frank, par. 25; voir aussi P. W. Hogg et W. K. Wright, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 45). Une interprétation large de l’art. 3 accroît la qualité et la légitimité de notre démocratie et de nos institutions publiques (Frank, par. 27).
[112] L’objet de l’art. 3, tout comme celui des art. 4 et 5 qui garantissent d’autres droits démocratiques, est [traduction] « d’assurer le bon fonctionnement de la démocratie parlementaire canadienne » (R. J. Sharpe et K. Roach, The Charter of Rights and Freedoms (7e éd. 2021), p. 231). Pour donner effet à cet objet, la Cour a, au fil du temps, reconnu que l’art. 3 protège implicitement un certain nombre de droits au-delà du droit de vote et du droit de briguer les suffrages. Par exemple, dans le cadre de l’évaluation de la constitutionnalité des circonscriptions électorales, la Cour a conclu que l’art. 3 protège le droit à une « représentation effective » (Renvoi : Circ. électorales provinciales (Sask.), 1991 CanLII 61 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 158 (« Renvoi concernant la Saskatchewan »), p. 183). Reconnaissant que la participation civique est la pierre angulaire d’une démocratie en santé, la Cour a également conclu que l’art. 3 protège le droit des citoyens de participer utilement au processus électoral (Haig c. Canada, 1993 CanLII 58 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 995, p. 1031; Figueroa c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 37, [2003] 1 R.C.S. 912, par. 25‑28; Harper, par. 70).
C. Le droit de participer utilement au processus électoral
(1) Le contenu substantiel du droit de participer utilement au processus électoral
[113] Le droit de participer utilement au processus électoral vise à préserver le large débat politique, et de faire ainsi bénéficier les citoyens d’une vaste gamme d’idées et d’opinions (Figueroa, par. 28). En conséquence, ce droit garantit plus que le simple droit d’élire des députés (Harper, par. 70). La participation utile au processus électoral possède une valeur intrinsèque indépendamment de son effet sur le résultat des élections (Figueroa, par. 29).
[114] La Cour a déjà reconnu que le droit de participer utilement au processus électoral comporte deux aspects. Le premier est expressif. Comme l’a écrit la juge McLachlin (plus tard juge en chef) dans le Renvoi concernant la Saskatchewan, l’art. 3 évoque le « droit [des électeurs] d’attirer l’attention de leur député sur leurs griefs et leurs préoccupations » (p. 183). Dans l’arrêt Figueroa, le juge Iacobucci a statué que l’art. 3 garantit que « tout citoyen a la possibilité d’exprimer une opinion sur l’élaboration de la politique sociale et le fonctionnement des institutions publiques » (par. 29). Dans l’arrêt Harper, le juge Bastarache a mentionné que la participation utile des citoyens contribue à « l’expression d’un plus large éventail de croyances et d’opinions et enrichit le débat politique, rehaussant par le fait même la qualité de la démocratie au Canada » (par. 70). Bref, l’aspect expressif du droit de participer utilement au processus électoral garantit que chaque citoyen a une possibilité raisonnable d’introduire ses propres idées et opinions dans le débat politique.
[115] Le deuxième aspect est informationnel. Le droit de participer utilement au processus électoral protégé par l’art. 3 garantit à chaque citoyen une possibilité raisonnable d’entendre les points de vue des autres et d’avoir accès à de l’information afin qu’il puisse exercer son droit de vote de manière éclairée (Harper, par. 71). Chaque citoyen doit être à même de soupeser les forces et les faiblesses relatives de chaque candidat et de chaque parti politique, et doit également être en mesure de considérer les aspects adverses des thèmes associés à certains candidats et à certains partis politiques (ibid.).
[116] L’aspect expressif et l’aspect informationnel du droit de participer utilement au processus électoral sont interreliés. Dès lors qu’un citoyen est privé d’une possibilité raisonnable de « présenter à la population [ses] idées et [ses] opinions », le droit des autres citoyens de voter de façon éclairée est également miné (Figueroa, par. 54). Il en est ainsi parce que chaque citoyen doit avoir accès à de l’information et aux opinions des autres citoyens afin de pouvoir exercer son droit de vote « d’une manière qui reflète exactement ses préférences véritables » (par. 57).
(2) Le lien entre le droit de participer utilement au processus électoral et la liberté d’expression
[117] Le fait que le droit de participer utilement au processus électoral comporte des aspects expressif et informationnel n’élimine pas la distinction entre l’al. 2b) et l’art. 3 de la Charte. Les contestations de lois qui régissent les processus démocratiques mettent souvent en cause à la fois l’al. 2b) et l’art. 3. Comme nous l’avons mentionné, la disposition législative en cause dans le présent pourvoi a d’abord été contestée puis jugée invalide sur le fondement de l’al. 2b). Par le passé, notamment dans les arrêts Harper et Haig, la Cour s’est demandé si la disposition contrevient à la fois à l’al. 2b) et à l’art. 3. Dans d’autres arrêts, comme Libman c. Québec (Procureur général), 1997 CanLII 326 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 569, et Figueroa, la Cour a considéré le droit protégé par l’une de ces dispositions comme étant pertinent pour l’analyse de l’autre (voir Libman, par. 54; Figueroa, par. 28). Dans l’arrêt Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), 1998 CanLII 829 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 877, le juge Gonthier, dissident, mais non sur ce point, a mentionné « qu’un des objectifs qui sous‑tendent la liberté d’expression est la possibilité pour les électeurs de faire des choix éclairés » (Thomson Newspapers Co., par. 26 (souligné dans l’original)).
[118] Il y aura nécessairement un chevauchement entre les activités électorales protégées à la fois par l’al. 2b) et par l’art. 3 de la Charte. L’expression politique représente « un aspect fondamental de la garantie de liberté d’expression » (Harper, par. 66). La Cour a également reconnu que l’al. 2b) protège les destinataires de l’expression (voir Ford c. Québec (Procureur général), 1988 CanLII 19 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 712, p. 767). Par extension, l’al. 2b) protège le droit « d’être informé de ce qui se rapporte aux institutions publiques » (Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), 1989 CanLII 20 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1339‑1440). La Cour a souligné que, malgré ce chevauchement, « l’al. 2b) et l’art. 3 visent des droits distincts auxquels il faut donner des sens indépendants » (Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34, [2021] 2 R.C.S. 845, par. 45; voir aussi Thomson Newspapers Co., par. 79‑80; Harper, par. 67).
[119] Afin de respecter la structure de base de la Charte, le contenu d’un droit ne doit pas être transposé dans un autre, ni être utilisé pour modifier la portée d’un autre droit. Il existe deux différences importantes entre l’al. 2b) et le droit de participer utilement au processus électoral garanti par l’art. 3. Premièrement, l’art. 3 ne s’applique qu’aux citoyens canadiens, tandis que l’al. 2b) s’applique à « chacun ». Deuxièmement, la portée des activités protégées par le droit de participer utilement au processus électoral garanti par l’art. 3 est plus étroite que la portée des activités protégées par l’al. 2b). Par exemple, un demandeur peut établir qu’il y a eu violation de l’al. 2b) en prouvant que l’objet ou l’effet de l’action gouvernementale en question restreint toute activité expressive protégée (Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), 1989 CanLII 87 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 969‑972). Par contraste, l’art. 3 protège l’introduction et l’échange d’idées et d’opinions dans la mesure nécessaire pour faciliter la participation utile au processus électoral. Comme nous le verrons plus loin, ces deux droits peuvent jouer d’une manière inverse : une restriction des dépenses électorales peut limiter la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) mais faciliter la participation utile au processus électoral au regard de l’art. 3 (voir Harper, par. 72).
(3) Le lien entre le droit de participer utilement au processus électoral et les plafonds de dépenses applicables aux tiers
[120] Les plafonds de dépenses applicables aux tiers font intervenir le droit de participer utilement au processus électoral parce que les tiers peuvent être des citoyens ou des entités qui agissent en tant que porte‑parole pour de nombreux citoyens durant ce processus. La Cour a déjà conclu que le droit de participer utilement au processus électoral garanti par l’art. 3 entre en jeu lorsqu’une mesure législative régit les acteurs politiques qui constituent à la fois « un véhicule et une tribune » permettant aux citoyens de participer au processus électoral (Figueroa, par. 39). Par exemple, dans l’arrêt Figueroa, la Cour a confirmé qu’une mesure législative qui désavantage les petits partis politiques fait intervenir le droit de participer utilement au processus électoral parce que les partis politiques ont un rôle participatif pour les citoyens dans ce processus (voir les par. 39‑46). De même, dans l’arrêt Harper, la Cour a reconnu que la réglementation à l’égard des tiers fait intervenir ce droit parce que ceux‑ci sont « des participants importants et influents dans le processus électoral » (par. 63).
[121] Les plafonds de dépenses applicables aux tiers mettent en jeu les aspects expressif et informationnel du droit de participer utilement au processus électoral. Les tiers ont souvent recours à des publicités politiques pour commenter les qualités et les défauts d’un candidat ou d’un parti en particulier, pour introduire de nouvelles questions dans le débat politique et pour apporter de nouvelles perspectives sur des questions associées aux candidats et aux partis politiques (voir Harper, par. 55; voir aussi Libman, par. 49). La réglementation concernant la publicité faite par les tiers pourrait donc restreindre la possibilité des citoyens d’être informés au sujet des enjeux politiques, des partis et des candidats.
[122] Toutefois, le droit de participer utilement au processus électoral protégé par l’art. 3 ne garantit pas le droit à une « participation illimitée » (Harper, par. 72). Lorsque l’expression est illimitée, les tiers disposant de plus de ressources peuvent accaparer le débat politique, étouffer les voix de leurs opposants et empêcher d’autres citoyens d’avoir la possibilité de s’exprimer et d’être entendus (par. 72; Libman, par. 47; Figueroa, par. 49). En conséquence, l’adoption de plafonds de dépenses applicables aux tiers ne constitue pas en soi une violation de l’art. 3.
[123] De fait, la Cour a reconnu que le droit de participer utilement au processus électoral exige que les citoyens ne puissent pas étouffer les voix des autres pendant ce processus (Figueroa, par. 49; Harper, par. 72). Les plafonds de dépenses de tiers peuvent donc être compatibles avec l’aspect expressif du droit de participer utilement au processus électoral et même le favoriser. De tels plafonds indiquent souvent l’engagement du législateur à adopter un modèle égalitaire de financement électoral qui « repose sur l’idée que chacun doit avoir une chance égale de participer au processus électoral » (Harper, par. 62; voir aussi Sharpe et Roach, p. 245). En l’absence de plafonds de dépenses ou de mesures visant à « donner une voix à ceux qui ne pourraient autrement se faire entendre », il serait « possible aux mieux nantis ou à un certain nombre de personnes ou de groupes mettant leurs ressources en commun et agissant de concert de dominer le débat politique » (Harper, par. 62 et 72; voir aussi Libman, par. 47, citant la Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis, Pour une démocratie électorale renouvelée : Rapport final (1991), vol. 1, p. 335‑336 (« Commission Lortie »)). De cette manière, les plafonds de dépenses de tiers peuvent promouvoir l’égalité [traduction] « délibérative » ou « discursive » dans le processus électoral (C. Feasby, « Issue Advocacy and Third Parties in the United Kingdom and Canada » (2003), 48 R.D. McGill 11, p. 17‑18; Y. Dawood, « Democracy and the Right to Vote : Rethinking Democratic Rights under the Charter » (2013), 51 Osgoode Hall L.J. 251, p. 288).
[124] Les plafonds de dépenses électorales peuvent aussi contribuer à favoriser l’aspect informationnel du droit de participer utilement au processus électoral, puisqu’ils font en sorte que les citoyens sont adéquatement informés de tous leurs choix politiques en empêchant les nantis de dominer le processus électoral au détriment des personnes possédant des ressources financières moins grandes (Harper, par. 62; voir aussi Y. Dawood, « Equal Participation and Campaign Finance : Comparative Perspectives », dans E. D. Mazo et T. K. Kuhner, dir., Democracy by the People : Reforming Campaign Finance in America (2018), 426, p. 434‑437). De cette façon, les plafonds de dépenses peuvent faire en sorte que les citoyens sont raisonnablement informés de tous les choix possibles et mieux à même de considérer les aspects adverses des enjeux électoraux (voir Dawood (2018), p. 434‑437). La Cour a confirmé la constitutionnalité des plafonds de dépenses qui favorisent l’égalité de participation au processus électoral sans restreindre indûment l’information à laquelle les citoyens ont accès (voir Harper, par. 73‑74).
[125] Cela dit, bien que les plafonds de dépenses puissent jouer un rôle important en facilitant le droit de participer utilement au processus électoral, un plafond de dépenses trop restrictif peut violer l’art. 3 en privant les citoyens de la possibilité raisonnable d’introduire leurs propres idées et opinions dans le débat politique ou d’être informés des faits et des idées et points de vue des autres. Les plafonds de dépenses doivent donc « être soigneusement adapté[s], de façon que les candidats, les partis politiques et les tiers puissent communiquer leur message à l’électorat » (Harper, par. 73).
D. Le cadre d’analyse servant à déterminer s’il y a violation du droit de participer utilement au processus électoral
(1) Aperçu
[126] Les parties présentent des conceptions opposées du cadre d’analyse servant à déterminer s’il y a violation du droit de participer utilement au processus électoral. Les arguments présentés par chacune d’elles découlent en partie des différents cadres d’analyse utilisés par le juge saisi de la demande et la Cour d’appel. L’appelant rejette les indicateurs établis par la Cour d’appel, soit « l’adaptation soignée » et la « campagne d’information modeste » et soutient que la question essentielle devrait être celle de savoir si les citoyens se sont vus privés du droit de participer utilement à une élection. À l’inverse, les intimés affirment que les indicateurs établis par la Cour d’appel, bien qu’il ne s’agisse pas d’exigences autonomes, sont des outils utiles pour établir si le droit de participer utilement au processus électoral a été enfreint. Le présent pourvoi donne à la Cour l’occasion de préciser le cadre d’analyse approprié servant à déterminer s’il y a eu violation du droit de participer utilement au processus électoral protégé par l’art. 3.
[127] Dans les arrêts Figueroa et Harper, la Cour s’est demandé si les dispositions législatives contestées portaient atteinte au droit de participer utilement au processus électoral garanti par l’art. 3. Dans ces affaires, la Cour a examiné si les dispositions législatives en question avaient pour effet de priver un citoyen de la possibilité raisonnable d’introduire ses propres idées et opinions dans le débat politique ou d’être informé des faits et des idées et points de vue des autres (voir Figueroa, par. 52; Harper, par. 72; voir aussi Libman, par. 47). C’est ce critère qui sert à déterminer si le droit de participer utilement au processus électoral a été enfreint.
[128] Dans l’arrêt Figueroa, la Cour a évalué la constitutionnalité de dispositions législatives fédérales qui obligeaient les partis politiques à présenter des candidats dans au moins 50 circonscriptions électorales afin d’obtenir et de maintenir leur enregistrement. Les partis politiques enregistrés bénéficiaient notamment de la faculté de délivrer des reçus fiscaux pour les dons recueillis en dehors des périodes électorales, de la faculté pour leurs candidats de remettre à leur parti les fonds non dépensés pendant la campagne électorale et du droit de ceux‑ci d’inscrire leur appartenance politique sur les bulletins de vote. La question était de savoir si le fait de refuser ces avantages aux petits partis politiques violait le droit de participer utilement au processus électoral. La Cour a conclu que les aspects expressif et informationnel de ce droit avaient été violés.
[129] L’aspect expressif a été enfreint parce que le critère des 50 candidats réduisait la capacité des citoyens qui appuient des petits partis à « influencer la politique sociale en introduisant leurs idées et leurs opinions dans le débat public » (Figueroa, par. 58). Dans un contexte politique où les grands partis les mieux nantis sont plus susceptibles d’accaparer le débat public, une disposition législative qui accroît cet avantage augmente le risque que les voix des partis plus petits soient « étouff[ées] » et qu’ils se voient privés de « la possibilité raisonnable de s’exprimer et d’être entendus » (par. 52; voir aussi le par. 51). Par extension, l’aspect informationnel a été enfreint parce que le critère des 50 candidats réduisait la possibilité pour les autres citoyens de recevoir des « informations susceptibles d’influencer la manière dont ils exerceront leur droit de vote » (par. 54).
[130] Dans l’arrêt Harper, la Cour a évalué la constitutionnalité de dispositions législatives fédérales qui imposaient des plafonds de dépenses aux tiers pendant la période électorale. Pour déterminer si les plafonds respectaient le droit de participer utilement au processus électoral garanti par l’art. 3, la Cour s’est demandé si l’aspect informationnel avait été violé (par. 71). Lorsqu’il a conclu qu’il n’y avait pas de violation de l’art. 3, le juge Bastarache a renvoyé à la conclusion du juge de première instance selon laquelle les plafonds permettaient que des [traduction] « campagnes d’information modestes à l’échelle nationale » et des « campagnes d’information raisonnables à l’échelle de la circonscription » soient menées (par. 74). En conséquence, les dispositions législatives ne privaient pas les tiers de la possibilité raisonnable de s’exprimer et d’être entendus (par. 72). La capacité des citoyens de « soupeser les forces et les faiblesses relatives » des candidats et des partis politiques, en plus de la capacité de considérer les « aspects adverses des thèmes » associés aux candidats et aux partis, étaient préservées (par. 71).
[131] À notre avis, le critère utilisé dans les arrêts Figueroa et Harper s’applique à l’examen de toute violation alléguée du droit de participer utilement au processus électoral. Comme l’indique clairement l’arrêt Figueroa, ce critère n’est pas propre aux plafonds de dépenses électorales, et il s’applique à toute disposition législative ayant un effet sur les actes posés en dehors de la période électorale.
[132] Le droit de participer utilement au processus électoral ne se limite pas à la période électorale : il s’applique en tout temps (voir, p. ex., J. Cameron, « The Text and the Ballot Box : Section 3, Section 33, and the Right to Cast an Informed Vote », dans P. L. Biro, dir., The Notwithstanding Clause and the Canadian Charter : Rights, Reforms, and Controversies (2024), 381, p. 389 et 393). Pour que soit atteint l’objectif de l’art. 3, soit de faciliter le bon fonctionnement de la démocratie parlementaire canadienne, il faut que les citoyens aient, en dehors de la période électorale, la possibilité raisonnable de communiquer leurs idées et de recevoir de l’information. En dehors d’une telle période, les citoyens doivent être en mesure d’évaluer les réalisations des partis et des candidats et d’être informés des différents points de vue sur des enjeux politiques. La participation continue du public fait en sorte que les élus et les candidats potentiels peuvent demeurer sensibles aux besoins et aux intérêts changeants des citoyens. De plus, une telle participation permet aux citoyens d’avoir, au bout d’un certain temps, une opinion éclairée quant à l’option électorale qui correspond le mieux à leurs préoccupations et convictions; ils peuvent ensuite utiliser leur vote pour obliger les acteurs politiques à rendre des comptes (voir Cameron, p. 393). En bref, le droit de participer utilement au processus électoral n’a pas de limites temporelles inhérentes.
(2) Considérations pertinentes
[133] Le tribunal peut tenir compte de diverses considérations lorsqu’il détermine si une loi a pour effet de priver un citoyen de la possibilité raisonnable d’introduire ses propres idées et opinions dans le débat politique ou d’être informé des faits et des idées et points de vue des autres. Dans le contexte des plafonds de dépenses, le tribunal peut prendre en considération la somme autorisée par le plafond et la portée temporelle de celui‑ci, la portée du comportement visé par le plafond et l’effet du plafond sur les différentes formes d’expression. Le tribunal peut également se demander si une mesure contestée traite les acteurs politiques différemment et, le cas échéant, si un tel traitement différentiel prive certains citoyens de la possibilité raisonnable de s’exprimer ou d’être entendus. Cependant, un traitement asymétrique ne suffit pas en soi pour établir l’existence d’une violation du droit de participer utilement au processus électoral (Figueroa, par. 51).
[134] Lorsque la mesure contestée est un plafond de dépenses, la somme autorisée par celui‑ci et sa portée temporelle seront généralement des facteurs importants à prendre en compte dans l’analyse. Un cadre d’analyse trop permissif pourrait permettre à ceux qui disposent des ressources financières les plus considérables de dominer le débat et d’étouffer les voix des autres, ce qui empêcherait les citoyens d’avoir la possibilité raisonnable de communiquer leurs points de vue et d’être pleinement informés du paysage électoral (voir Harper, par. 62). Parallèlement, une limite trop restrictive peut priver les citoyens de la possibilité raisonnable de contribuer au débat politique et de recevoir l’information adéquate (voir le par. 73).
[135] La portée du comportement visé par la mesure contestée est un autre facteur qui sera souvent pertinent pour l’analyse. Par exemple, si une mesure porte sur la publicité politique, l’étendue de la définition de « publicité politique » sera pertinente pour évaluer si les citoyens ont une possibilité raisonnable de contribuer au débat politique. Une mesure qui englobe une quantité considérable de moyens d’expression politique peut avoir un effet important sur la capacité des citoyens à communiquer des idées et à voter de manière éclairée. De plus, il est possible que la définition de « publicité politique » soit tellement ambiguë que, bien qu’elle ne soit pas imprécise au point d’être inconstitutionnelle, elle a un effet paralysant sur la capacité des citoyens de participer de façon significative au processus électoral. D’autres mécanismes établis par le régime qui limitent ou réduisent la capacité des tiers à diffuser de l’information, comme les mesures qui empêchent d’esquiver les plafonds ou les exigences en matière de production de rapports, peuvent aussi être pertinents.
[136] L’effet de la mesure contestée sur différentes formes de médias et de publicité peut également être pertinent pour l’analyse d’une violation alléguée de l’art. 3. Certains types de publicité peuvent avoir une portée plus large (voir, p. ex., Élections Ontario, Une approche équilibrée de l’administration des élections : Rapport annuel 2014‑2015 (en ligne), p. 35). D’autres peuvent être moins susceptibles d’atteindre certains groupes démographiques. Par exemple, un plafond de dépenses faisant en sorte que les tiers ne peuvent mener que des campagnes dans les médias sociaux pourrait avoir un effet disproportionné sur l’information accessible aux citoyens qui ont tendance à se fier à des médias plus traditionnels (voir, p. ex., l’affidavit de Patrick Dillon produit en réponse, reproduit au dossier des pièces, vol. I, p. 243; l’affidavit de Stephen Freeman, reproduit au dossier des pièces, vol. V, p. 1660‑1663; le contre‑interrogatoire de Tamara Small, reproduit au dossier des pièces, vol. XXXII, p. 14457; l’affidavit de Stephen Freeman produit en réponse, reproduit au dossier des pièces, vol. VI, plus précisément les p. 2130 et 2138; voir aussi l’affidavit de Marshall Jarvis, reproduit au dossier des pièces, vol. IV, p. 1395; l’affidavit de Kerri Ferguson, reproduit au dossier des pièces, vol. XIV, p. 5791).
[137] Un traitement asymétrique des différents acteurs politiques peut également être un facteur pertinent. Le droit de participer utilement au processus électoral garantit que chaque citoyen a la possibilité raisonnable d’introduire ses propres idées et opinions dans le débat politique et d’être informé des faits et des idées et points de vue des autres. Une mesure qui limite certains acteurs politiques plus que d’autres peut contrevenir à cette garantie en donnant à certains citoyens la possibilité de dominer le débat. Un tel déséquilibre pourrait se manifester de plusieurs manières, notamment par des dispositions qui établissent différents plafonds de dépenses pour différents acteurs ou, comme il ressort de l’arrêt Figueroa, qui n’accordent qu’à certains partis politiques l’accès à certains avantages.
[138] Soyons clairs : la question n’est pas de savoir si le législateur a mis en place un traitement asymétrique des différents acteurs, ni si la mesure a un effet disproportionné sur certains acteurs (voir Figueroa, par. 51). Il s’agit plutôt de savoir si le déséquilibre a pour résultat de priver les citoyens de la possibilité raisonnable d’introduire leurs propres idées et opinions dans le débat politique ou de les empêcher d’être informés des faits et des idées et points de vue des autres. Cette analyse est contextuelle et doit tenir compte du fait que les différents acteurs jouent différents rôles dans le processus électoral.
[139] Par exemple, notre Cour a mentionné « [qu’il] est [. . .] important de limiter plus strictement les dépenses des indépendants que celles des candidats, candidates ou partis politiques » (Libman, par. 50). Les dépenses de tiers présentent un risque particulièrement élevé de priver les autres citoyens de la possibilité raisonnable de communiquer leurs points de vue et d’être informés des faits et des idées et points de vue des autres, car « [o]n ne peut en effet présumer qu’un même nombre d’individus ou de groupes disposera de moyens financiers équivalents pour favoriser chacun des candidats, candidates ou partis politiques, ou pour promouvoir les différentes prises de position sur un même enjeu qui sera, en bout de ligne, associé à l’un de ces candidats, candidates ou partis politiques » (ibid.). Si des limites plus strictes ne sont pas imposées aux tiers, « en raison de leur nombre, l’influence de[s] dépenses [des indépendants] sur un des candidats, candidates ou partis politiques au détriment des autres pourrait être démesurée » (ibid.). En outre, contrairement aux partis politiques, les tiers n’ont pas à rendre de comptes directement aux citoyens dans le cadre du processus électoral. En fin de compte, « [b]ien que [la] voix [des tiers] soit importante, ce sont les candidats, candidates ou partis politiques qui se font élire » (ibid.).
[140] En bref, le critère élaboré dans les arrêts Figueroa et Harper permet de déterminer si une mesure porte atteinte au droit de participer utilement au processus électoral. La question est de savoir si la mesure contestée a pour effet de priver les citoyens de la possibilité raisonnable d’introduire leurs propres idées et opinions dans le débat politique ou d’être informés des faits et des idées et points de vue des autres. Ce critère souple s’applique aux mesures qui ont un effet sur les activités exercées en dehors de la période électorale et ne se limite pas aux plafonds de dépenses. Toutefois, lorsqu’il applique ce critère aux plafonds de dépenses, le tribunal peut tenir compte de la somme autorisée par le plafond et de sa portée temporelle, de la portée du comportement visé par celui‑ci, de son effet sur les différentes formes d’expression et du traitement asymétrique des différents acteurs.
(3) Les erreurs commises par la Cour d’appel
[141] Nous sommes d’avis que la Cour d’appel a commis une erreur en considérant que l’arrêt Harper établissait deux indicateurs servant à déterminer s’il y a violation de l’aspect informationnel du droit de participer utilement au processus électoral. Comme nous allons maintenant l’expliquer, l’arrêt Harper n’a pas introduit en tant qu’indicateurs « l’adaptation soignée » et la capacité d’un tiers à mener une « campagne d’information modeste ». Nous sommes d’accord avec la juge dissidente pour dire que la conception des juges majoritaires de « l’adaptation soignée » amalgame incorrectement l’analyse fondée sur l’art. 3 à celle fondée sur l’article premier. Même si des éléments des deux indicateurs, dûment interprétés, peuvent être pertinents pour évaluer une violation alléguée du droit de participer utilement au processus électoral, il faut avant tout déterminer si le demandeur a démontré, selon la prépondérance des probabilités, que la mesure contestée a eu pour effet de priver un citoyen de la possibilité raisonnable d’introduire ses propres idées et opinions dans le débat politique ou d’être informé des faits et des idées et points de vue des autres.
[142] La notion « d’adaptation soignée » ne ressort pas de l’arrêt Harper en tant qu’indicateur. Le juge Bastarache a utilisé cette expression pour expliquer que, bien que les plafonds de dépenses puissent être nécessaires pour atteindre l’égalité dans le débat politique, ils doivent « être soigneusement adapté[s], de façon que les candidats, les partis politiques et les tiers puissent communiquer leur message à l’électorat » (par. 73). Dans ce contexte, les mots « soigneusement adapté » indiquent simplement que les plafonds de dépenses violeront l’aspect informationnel de l’art. 3 s’ils restreignent l’information au‑delà d’un certain point. Naturellement, si le gouvernement n’adapte pas la disposition législative pour éviter ce résultat, il y a un risque que les plafonds restreignent l’information au point de compromettre la capacité des citoyens à voter de manière éclairée. L’emploi du mot « adapté » ne doit cependant pas diriger l’attention ailleurs que sur la question de savoir si les plafonds compromettent réellement cette capacité. Ces mots ne sauraient imposer une forme particulière d’analyse ni être interprétés comme une invitation à évaluer les raisons du gouvernement justifiant les dispositions législatives contestées. L’analyse que le juge Bastarache a faite de la violation alléguée dans l’arrêt Harper confirme cette approche : il s’est concentré sur la portée des campagnes de publicité qui pouvaient réellement être effectuées dans le respect des plafonds de dépenses, plutôt que sur l’« adaptation » dont il a fait l’objet (voir le par. 74).
[143] Par ailleurs, l’interprétation que font les juges majoritaires de la Cour d’appel de « l’adaptation soignée », en étant axée sur les [traduction] « raisons » ou la « justification » du gouvernement qui sous‑tend le montant autorisé par les plafonds et leur durée, soulève à tort des préoccupations en matière de justification au regard de l’article premier dans l’analyse visant à déterminer s’il y a atteinte (par. 87). Le maintien de cette distinction entre l’analyse visant à déterminer s’il y a atteinte et celle visant à déterminer si une telle atteinte est justifiée « s’impose, en partie, parce que le fardeau de la preuve est attribué différemment : celui qui revendique un droit garanti par la Charte a le fardeau d’établir qu’il y a eu atteinte à ce droit, mais il appartient à l’État de justifier l’atteinte » (Frank, par. 42). Autrement dit, ce sont des « processus distincts impliquant des fardeaux de preuve différents » (Sauvé, par. 10).
[144] La Cour a souligné que le droit de jouer un rôle « significatif » dans le processus électoral garanti par l’art. 3 n’est pas assujetti à la prise en compte d’intérêts collectifs opposés (Figueroa, par. 33). Cela demeure vrai même si nous avons établi la teneur implicite du droit en fonction d’énoncés restrictifs comme le droit à une participation « utile », qui donne à chaque citoyen la possibilité « raisonnable » d’exprimer ses opinions et d’être informé (par. 35). Plutôt que d’introduire une prise en compte d’intérêts collectifs, de tels termes reflètent simplement la reconnaissance que la portée de l’art. 3 n’est pas illimitée (par. 36).
[145] L’analyse de « l’adaptation soignée » par les juges majoritaires de la Cour d’appel illustre de quelle façon cet indicateur peut susciter la confusion entre l’analyse visant à déterminer s’il y a atteinte et celle visant à déterminer si l’atteinte est justifiée. Les juges majoritaires ont reproché au juge saisi de la demande de ne pas avoir accordé suffisamment d’attention aux conclusions qu’il avait tirées dans la décision Working Families 1. Dans cette décision, lors de son analyse fondée sur l’article premier, le juge saisi de la demande avait conclu qu’une restriction de 600 000 $ pendant six mois convenait pour assurer l’égalité électorale. De l’avis des juges majoritaires, les demandeurs étaient en droit de s’appuyer sur cette conclusion et sur l’absence de justification ou d’explication concernant la prolongation de la période de restriction à 12 mois.
[146] Cette approche traite l’absence de justification ou d’explication à l’égard des modifications apportées aux dispositions législatives comme un facteur qui tend à démontrer l’existence d’une violation de l’art. 3. Dans les faits, elle impose au gouvernement le fardeau de justifier les modifications afin de réfuter la violation. De plus, contrairement à l’étape de l’atteinte minimale du test de l’arrêt Oakes, l’aspect informationnel de l’art. 3 ne se prête pas à une analyse visant à déterminer s’il existe des solutions moins restrictives. L’analyse doit plutôt rester centrée sur la question de savoir si la mesure contestée prive les citoyens de la possibilité raisonnable d’exprimer leurs opinions et d’avoir accès à l’information dont ils ont besoin pour participer utilement au processus politique.
[147] Quant à la capacité de mener une « campagne d’information modeste », l’arrêt Harper n’a pas introduit ce facteur à titre de norme juridique. Le juge Bastarache a plutôt utilisé cette formule pour faire référence à une conclusion de fait précise de la décision de première instance, qu’il a invoquée à l’appui de sa conclusion selon laquelle les plafonds de dépenses ne contrevenaient pas à l’art. 3 (par. 74). La question de savoir si les tiers peuvent mener une campagne d’information modeste peut être un facteur important dans le cadre de l’analyse fondée sur l’art. 3 en ce qu’elle met en lumière la mesure dans laquelle les citoyens peuvent s’exprimer et recevoir de l’information d’autrui. Or, ce facteur ne peut servir d’indicateur pour déterminer si une mesure contestée viole le droit de participer utilement au processus électoral en toutes circonstances.
VI. Application
[148] Gardant à l’esprit ce cadre d’analyse, nous allons maintenant déterminer si le plafond de dépenses de tiers prévu par le par. 37.10.1(2) de la LFE viole le droit de participer utilement au processus électoral. Il incombe aux intimés de démontrer que le plafond de 600 000 $ qui s’applique à la publicité politique en période préélectorale prive les citoyens de la possibilité raisonnable d’introduire leurs propres idées et opinions dans le débat politique ou d’être informés des faits et des idées et points de vue des autres.
[149] Pour les motifs qui suivent, nous concluons que les intimés ne se sont pas acquittés de ce fardeau. En tenant compte de la portée de la définition de la publicité politique prévue par le régime et de l’étendue de la publicité que permet le plafond, et en comparant les plafonds de dépenses de tiers avec ceux des partis politiques et des candidats, nous concluons, à la lumière du dossier de preuve, que le plafond de dépenses de tiers est compatible avec le droit de participer utilement au processus électoral.
A. La définition de publicité politique
[150] L’appelant soutient que la définition de publicité politique établie par le régime instaurant un plafond de dépenses électorales se limite dûment aux activités axées sur les élections et qu’elle se prête à une application uniforme. À cet égard, l’appelant souscrit aux observations de l’intervenant le directeur général des élections de l’Ontario concernant la portée de la publicité politique aux termes de la LFE. Les intimés soutiennent qu’une partie du problème concernant le plafond de dépenses de tiers est que la définition de la publicité politique établie par le régime est vague. Plus précisément, ils affirment que, parce qu’il est difficile de savoir si une question sera susceptible d’être « étroitement associée » à un parti, à son chef ou à un candidat pendant la période préélectorale, le plafond aura un effet paralysant sur la capacité des tiers à transmettre l’information électorale importante aux citoyens.
[151] La définition de publicité politique limite la portée des communications visées par le plafond de dépenses de tiers de deux façons importantes : par la forme et par le contenu. Tout d’abord, la définition de publicité politique prévue par la LFE n’inclut pas toutes les formes de communication faite aux citoyens par des tiers. Le paragraphe 1(1) exclut explicitement de nombreuses formes de communication du champ d’application du plafond de dépenses, notamment les éditoriaux, les chroniques, les lettres, les discours, les débats, les nouvelles, les commentaires, les communications directes d’une personne, d’un groupe, d’une personne morale ou d’un syndicat à ses membres, employés ou actionnaires, et les opinions exprimées en ligne sur une base non commerciale. Ces exceptions permettent aux tiers de transmettre de l’information aux citoyens au moyen de nombreuses formes de communication, notamment pour tenter d’influencer le résultat de l’élection, qui ne sont pas visées par le plafond de dépenses.
[152] Deuxièmement, la portée de la publicité politique sous le régime de la LFE est également limitée en ce qui concerne le contenu des communications de tiers qu’elle englobe. Aux termes du par. 1(1), seule la publicité qui est diffusée pour « favoriser un parti inscrit ou son chef ou l’élection d’un candidat inscrit, ou pour s’y opposer » est visée par le plafond, ce qui comprend la publicité « qui prend position sur une question pouvant raisonnablement être considérée comme étroitement associée à un parti inscrit ou à son chef ou à un candidat inscrit ». Les tiers peuvent donc dépenser des sommes illimitées en publicité sur des questions qui ne sont pas étroitement associées à un candidat, à un parti ou à un chef de parti. Soulignons que cette définition est semblable à celles qui se trouvent dans d’autres régimes de financement électoral des tiers, comme la définition de « publicité électorale » figurant au par. 2(1) de la Loi électorale du Canada, ou à l’al. 44.1(1)(d) de la loi albertaine intitulée Election Finances and Contributions Disclosure Act. Dans l’arrêt Harper, la Cour a jugé que la définition de publicité électorale se trouvant dans une version antérieure de la Loi électorale du Canada, qui est formulée de manière semblable à celle de la LFE, « [b]ien qu’ayant une large portée, [. . .] n’est pas imprécise au point d’être inconstitutionnelle » (par. 89). En effet, une définition large de la publicité politique peut être considérée comme une caractéristique d’un régime instaurant un plafond de dépenses électorales bien conçu, car elle réduit les « fausse[s] campagne[s] d’enjeux » (« sham issue advocacy »), c’est‑à‑dire la publicité électorale à peine voilée (voir Feasby (2003), p. 13‑14).
[153] Après avoir soigneusement examiné le dossier de preuve, nous ne voyons aucune raison de modifier la décision du juge saisi de la demande rejetant la position des intimés, selon laquelle la définition de publicité politique aurait un effet paralysant sur la possibilité des citoyens de s’exprimer et d’être entendus au cours de la période préélectorale. Bien que nous acceptions que le fait qu’une question soit étroitement associée à un candidat ou à un parti ne puisse dans certains cas se cristalliser qu’à l’approche de la période électorale, il s’agit d’un facteur que le directeur général des élections prendrait en compte pour évaluer si une communication donnée, au moment de sa diffusion, entre dans le champ d’application de la définition (m. interv., par. 22, citant Élections Ontario, Guide du directeur des finances des tiers 2021 (2021), p. 31‑32). En outre, comme l’a mentionné un expert, la cristallisation tardive des positions des candidats et des partis est à l’avantage des tiers, en ce sens qu’elle permet à ceux‑ci de faire de la publicité sur ces questions jusqu’à une date plus rapprochée de la période électorale sans se heurter au plafond de dépenses (affidavit de Jean‑Pierre Kingsley, reproduit au dossier des pièces, vol. XXIX, p. 8209). En conséquence, nous convenons que la définition [traduction] « n’est pas large au point où elle ne peut être interprétée de façon prévisible, ou incertaine au point où même le directeur général des élections ne sera pas en mesure de l’appliquer correctement » (motifs du juge saisi de la demande, par. 74).
[154] De même, le juge saisi de la demande pouvait conclure que les tiers peuvent tout de même se livrer à diverses activités électorales significatives qui ne sont pas prises en compte dans le plafond de dépenses de publicité politique. Cette conclusion était étayée par le témoignage de Jean‑Pierre Kingsley, un ancien directeur général des élections du Canada, qui a dressé une liste de ces activités axées sur les enjeux (affidavit de Jean‑Pierre Kingsley, p. 8205‑8206). Bien que nous reconnaissions que d’autres témoins ont exprimé des doutes quant à leur capacité à prédire de quelle façon la définition serait appliquée, le juge saisi de la demande était en droit d’accepter d’autres éléments de preuve selon lesquels la définition permet aux tiers d’avoir recours à de multiples avenues afin de porter efficacement à l’attention de l’électorat des questions et de l’information pertinentes sans que cela n’engage l’application du plafond (voir, p. ex., les p. 8207 et 8209).
[155] En résumé, même si nous garderons à l’esprit cette définition large de la publicité politique lors de notre examen d’autres aspects du régime instaurant un plafond de dépenses, nous rejetons l’argument des intimés selon lequel cette définition, en soi, empêche les citoyens, agissant à titre de tiers, d’avoir la possibilité raisonnable de transmettre de l’information politique aux citoyens.
B. L’étendue de la publicité politique permise
[156] Les intimés soutiennent que le plafond de dépenses de 600 000 $ applicable pour une période de 12 mois ne donne pas la possibilité raisonnable aux tiers de communiquer leurs points de vue et aux citoyens d’en être informés. L’appelant soutient que la Cour devrait accepter la conclusion du juge saisi de la demande selon laquelle, bien qu’il n’y ait pas de durée ni de montant parfait pour les plafonds de dépenses de publicité politique de tiers, le plafond prévu par la LFE n’empêche pas les tiers de communiquer de l’information aux citoyens de façon suffisante.
[157] À notre avis, outre les communications qui ne sont pas prises en compte dans le plafond de dépenses, les tiers peuvent mener diverses activités de publicité politique dans les limites du plafond de dépenses. Les conclusions de fait du juge saisi de la demande étayaient sa conclusion selon laquelle la LFE ne prive pas certains citoyens de la possibilité raisonnable de diffuser de l’information politique au cours de la période préélectorale sans dépasser le plafond de 600 000 $.
[158] Le juge saisi de la demande a conclu que la publicité télévisée, qui est le support publicitaire le plus coûteux, est la principale forme de publicité touchée par le plafond de dépenses. Il a reconnu que le plafond de dépenses réduit la capacité des tiers à faire de la publicité télévisée et a mentionné que, selon Stephen Freeman, un expert en communication, une [traduction] « campagne publicitaire de deux semaines ayant “un minimum d’efficacité” » menée sur diverses plateformes, y compris la télévision, coûterait au moins 1,2 million de dollars (par. 44‑46 et 78; affidavit de Stephen Freeman, p. 1672).
[159] Le juge saisi de la demande a toutefois mentionné à juste titre que le droit de participer utilement au processus électoral garanti par l’art. 3 n’est pas synonyme de capacité des tiers de mener une « campagne efficace et convaincante » ou de « capacité de mener une campagne médiatique susceptible de déterminer l’issue d’un scrutin » (Harper, par. 74). Comme c’était le cas dans l’affaire Harper, le plafond de dépenses de 600 000 $ applicable à la période préélectorale en l’espèce semble, selon la preuve présentée, « suffisamment élev[é] pour [. . .] permettre [aux tiers] de recourir à des formes de publicité peu coûteuses » (par. 115). Bien que la publicité télévisée soit l’un des outils les plus efficaces pour influencer les citoyens, l’analyse fondée sur l’art. 3 doit rester axée sur la question de savoir si les citoyens ont la possibilité raisonnable d’exprimer leurs points de vue et d’être informés des faits et des idées et points de vue des autres.
[160] Le juge saisi de la demande a conclu que les éléments de preuve indiquaient que la publicité télévisée avait un effet modéré sur la capacité des électeurs à comprendre leurs options politiques et à faire un choix éclairé parmi celles‑ci. Il a examiné attentivement les publicités télévisées que les intimés ont produites en preuve et a jugé qu’elles avaient un faible contenu informatif (par. 82 et 85‑86). Selon lui, ces publicités ne représentent pas un [traduction] « énoncé de politiques » et ne « transmett[ent] [pas] [d’]information détaillée » (par. 83 et 87). Le juge a conclu que, même si ce type de publicité polémique [traduction] « constitue assurément une liberté d’expression légitime », il n’informe pas utilement les électeurs (par. 87). Faisant une analogie entre ces publicités et les dessins humoristiques politiques publiés dans la section éditoriale d’un journal, il a affirmé que le fait de les éliminer [traduction] « porterait gravement atteinte à la liberté d’expression, mais l’on ne saurait dire que cela priverait les lecteurs de l’information nécessaire pour être renseignés puisque l’ensemble de l’information écrite demeurerait intacte » (ibid.).
[161] Le dossier de preuve appuie également les conclusions du juge saisi de la demande. Comme l’a affirmé la professeure Tamara Small, [traduction] « très peu » de tiers faisaient de la publicité surtout télévisuelle en Ontario avant l’imposition des plafonds de dépenses (affidavit de Tamara Small, reproduit au dossier des pièces, vol. XXIV, p. 10476‑10477). Cette preuve indique que l’effet sur la publicité télévisuelle du plafond contesté ne touche qu’un petit nombre de tiers en Ontario. De même, elle renforce l’argument de l’appelant selon lequel le plafond de dépenses fait en sorte que les tiers disposant de plus de financement n’étouffent pas les voix des tiers qui ont moins de ressources.
[162] La mesure dans laquelle le juge saisi de la demande a conclu que le plafond de dépenses réduit la publicité télévisée n’atteint pas, à notre avis, le point où celui‑ci constitue une violation de l’art. 3. Abstraction faite du commentaire du juge sur la valeur informative des publicités télévisées dans le dossier de preuve, l’idée centrale de ses conclusions était que les citoyens n’avaient pas été privés de la possibilité raisonnable de s’exprimer ou d’être entendus, car ils avaient accès à d’autres plateformes de médias pour échanger des idées et des opinions. En conséquence, le fait qu’ils ne puissent pas faire de la publicité télévisée ne contrevenait pas à l’aspect expressif ni à l’aspect informationnel de l’art. 3.
[163] Le juge saisi de la demande a conclu que de nombreuses formes de publicité politique à faible coût demeurent à la disposition des tiers. Celles‑ci s’ajoutent aux formes de communication politique énumérées au par. 1(1) qui sont expressément soustraites au plafond de dépenses, comme les éditoriaux, les chroniques et les livres. Après avoir examiné les témoignages des experts en publicité et en communication, le juge a constaté que l’environnement multimédia d’aujourd’hui permet diverses formes de publicité qui sont suffisamment peu coûteuses pour que le plafond de dépenses soit respecté. Il a précisé ce qui suit :
[traduction] Les blogues, la publicité dans les médias imprimés, les lettres d’opinion, les communiqués de presse, les entrevues, les annonces à la radio, les envois massifs (par courrier électronique ou par la poste), les gazouillis, les publications sur Facebook et autres diffusions dans les médias sociaux peuvent tous être réalisés sans grandes dépenses et aisément dans le respect des plafonds de dépenses fixés par la LFE. Il n’est pas réaliste de dire que la loi vise à faire « taire » un certain point de vue ou un débat électoral dans l’environnement multimédia d’aujourd’hui. Ces différents choix médiatiques sont tous « très efficaces » [. . .] pour rejoindre le public et l’informer sur les questions électorales. [par. 77]
[164] Les dépositions de plusieurs témoins des intimés ont démontré comment la publicité politique pouvait être faite et diffusée dans le respect des limites du plafond de dépenses (voir, p. ex., l’affidavit de Peter Macdonald, reproduit au dossier des pièces, vol. III, p. 945‑946; l’affidavit de Patrick Dillon produit en réponse, p. 240‑242). Le juge saisi de la demande devait seulement conclure que les citoyens avaient la possibilité raisonnable d’exprimer leurs idées et d’en informer les électeurs. Eu égard aux éléments de preuve présentés par les intimés, le juge saisi de la demande n’a pas commis d’erreur donnant ouverture à révision lorsqu’il a conclu que la LFE n’empêche pas les « campagnes d’information modestes », ce qui constitue selon la Cour dans l’arrêt Harper un seuil de possibilité conforme à la Constitution (par. 74).
[165] Le juge Bastarache a mentionné dans l’arrêt Harper que « les tiers tendent à se concentrer sur une seule question et qu’ils peuvent ainsi atteindre leur objectif à moindre coût » (par. 116). Cette observation cadre avec la conclusion du juge saisi de la demande selon laquelle le plafond prescrit par la LFE permet aux tiers d’utiliser efficacement les autres moyens publicitaires énumérés plus tôt, au par. 82, afin de cibler les questions précises qui les interpellent. Par ailleurs, le plafond de dépenses permet le recours à divers supports de publicité, à la fois traditionnels et en ligne. Dans ce contexte, compte tenu de la preuve qui nous est soumise, les intimés n’ont pas démontré que les tiers ne seront pas en mesure d’atteindre certains groupes démographiques.
[166] En résumé, même si la somme autorisée par le plafond et sa durée auront pour effet de limiter la mesure dans laquelle les tiers peuvent faire de la publicité télévisée, la preuve étaye la conclusion portant que le plafond ne prive pas les citoyens de la possibilité raisonnable de transmettre de l’information politique à d’autres citoyens au moyen de diverses formes de publicité peu coûteuses et efficaces, dans les limites du plafond de dépenses.
[167] Compte tenu de cette conclusion, nous rejetons également la thèse des intimés qui soutiennent que les règles interdisant la coordination ou les exigences en matière de rapports et d’inscription contribuent à priver les tiers de la possibilité raisonnable de s’exprimer et d’être entendus. À notre avis, le par. 37.10.1(3), qui empêche les tiers d’esquiver le plafond de dépenses en agissant en collusion, en se scindant en plusieurs entités coordonnées, ou encore, en agissant en collusion ou en partageant des renseignements avec des partis politiques ou entre eux, fait en sorte que les tiers et les partis politiques disposant de plus de financement ne puissent pas prendre toute la place au détriment de plus petits participants. Ces restrictions ne limitent pas le droit de participer utilement au processus électoral, mais lui donnent plutôt effet. De même, la preuve ne permet pas d’affirmer que les exigences en matière de rapports provisoires applicables aux tiers, énoncées à l’art. 37.10.2, pèsent sur ceux‑ci au point de les priver dans les faits de la possibilité raisonnable de contribuer au débat politique.
[168] Nous reconnaissons également que de nombreux tiers n’ont pas atteint le plafond de dépenses lors des cycles électoraux précédents. Comme l’a souligné la juge Benotto, dissidente en Cour d’appel (au par. 177), c’est pour cette raison que Jean‑Pierre Kingsley s’est dit d’avis que les tiers sont encore en mesure de participer utilement au processus électoral même lorsqu’ils sont assujettis à une période réglementée de 12 mois. Nous rejetons la thèse des intimés selon laquelle la preuve que les dépenses ont été inférieures à celles permises démontre nécessairement que la LFE a des effets attentatoires sur les droits garantis par la Charte. Nous sommes plutôt d’avis que l’imposition aux tiers de ce plafond de dépenses fait en sorte que les tiers disposant de plus de financement n’étouffent pas les voix de ceux qui disposent de moins de financement. Cela réduit en partie l’asymétrie entre les tiers comme les lois sur le financement électoral visent à le faire.
C. L’asymétrie entre les tiers et les partis politiques
[169] Le juge saisi de la demande n’a pas tenu compte de l’effet du plafond de dépenses contesté en ce qui concerne le traitement asymétrique des tiers et des partis politiques dans la LFE. Pour les motifs qui suivent, nous sommes d’avis que cette omission n’a pas miné sa conclusion selon laquelle le par. 37.10.1(2) de la LFE ne contrevient pas à l’art. 3 de la Charte. Contrairement à nos collègues, nous n’inférerions pas de la disposition en tant que telle que cette asymétrie fera en sorte que le plafond de dépenses contesté privera certains citoyens de la possibilité raisonnable de participer utilement au processus électoral.
[170] La principale différence entre le traitement des tiers et celui des partis politiques pendant la période préélectorale sous le régime de la LFE est que les premiers sont assujettis à un plafond de dépenses de 600 000 $ pendant les 12 mois qui précèdent l’émission du décret (al. 37.10.1(2)b)), alors que les seconds sont assujettis à un plafond de 1 000 000 $ pour une période de seulement 6 mois précédant l’émission du décret (art. 38.1). Cette asymétrie se manifeste de deux manières connexes. Tout d’abord, de 12 à 6 mois avant l’émission du décret, les partis politiques peuvent dépenser une somme illimitée, alors que les tiers doivent respecter le plafond de 600 000 $. Ensuite, dans les six mois précédant l’émission du décret, les tiers devront respecter un plafond plus restrictif que les partis politiques. De plus, si les tiers dépensent une partie de la somme autorisée de 600 000 $ au cours des 12 à 6 mois précédant l’émission du décret, ils auront autant d’argent de moins à dépenser au cours des 6 mois précédant la période électorale. En conséquence, concrètement, la différence entre le montant que les tiers peuvent dépenser et celui que les partis politiques peuvent dépenser au cours des six mois précédant la période électorale peut être de plus de 400 000 $.
[171] La question n’est pas de savoir si cette asymétrie existe, mais plutôt si elle nuit à la possibilité des citoyens de participer utilement au processus politique. Comme l’a expliqué la Cour dans l’arrêt Figueroa, un traitement asymétrique en soi ne suffit pas pour établir l’existence d’une violation du droit de participer utilement au processus électoral (par. 51). En d’autres mots, les intimés doivent démontrer que l’asymétrie entre les tiers et les partis politiques étouffe les voix de certains citoyens, de sorte qu’ils n’ont pas la possibilité raisonnable d’introduire leurs propres idées et opinions dans le débat politique ou d’être informés des faits et des idées et points de vue des autres (Harper, par. 71).
[172] Les intimés ne se sont pas acquittés de leur fardeau. Rappelons que la Cour a mentionné « [qu’i]l est [. . .] important de limiter plus strictement les dépenses des indépendants que celles des candidats, candidates ou partis politiques » (Libman, par. 50). En raison de la « primauté des partis » dans le processus électoral, les partis politiques et les candidats doivent avoir la possibilité de faire entendre leurs voix clairement (Commission Lortie, p. 11‑14, 217 et 236‑237). Si des limites plus strictes ne sont pas imposées aux tiers, « en raison de leur nombre, l’influence [des] dépenses sur un des candidats, candidates ou partis politiques au détriment des autres pourrait être démesurée » (Libman, par. 50). Autrement dit, il peut être nécessaire d’imposer des limites plus strictes aux tiers afin que les citoyens qui veulent communiquer leurs points de vue par l’intermédiaire de partis politiques et ceux qui veulent être informés de ces points de vue ne soient pas privés de la possibilité raisonnable de le faire.
[173] La Cour a poursuivi dans Libman en expliquant que « [l]a limitation des dépenses indépendantes est primordiale pour préserver l’équilibre des moyens financiers mis à la disposition des candidats, des candidates et des partis politiques et ainsi assurer le caractère juste et équitable des élections » (par. 52). Par extension, l’asymétrie entre la durée de l’assujettissement aux restrictions de dépenses qui s’applique aux tiers et celle qui s’applique aux partis politiques peut contribuer à promouvoir l’équité électorale et « l’équilibre dans la diffusion des options [électorales] » (par. 54). Il n’y a atteinte au droit de participer utilement au processus électoral que si un citoyen peut démontrer que l’asymétrie en cause l’a privé d’une possibilité raisonnable de s’exprimer et d’être entendu.
[174] Bien que certains tiers fassent de la publicité politique plus de six mois avant l’émission du décret, les conclusions de fait du juge saisi de la demande confirment qu’une grande partie de la publicité électorale se fait dans les environs de l’émission du décret et pendant la période électorale (par. 53). Par exemple, le juge saisi de la demande a invoqué le témoignage d’expert livré par la professeure Andrea Lawlor, qui a affirmé que [traduction] « bien que des tiers tentent parfois de faire de la publicité électorale plus de six mois avant l’émission du décret de convocation des électeurs, la publicité relative aux élections se concentre généralement autour de la période électorale » (par. 49). Par ailleurs, le juge saisi de la demande a accepté les dépositions de deux témoins experts des intimés, qui ont confirmé que l’essentiel de leurs activités relatives aux élections se concentre autour de l’émission du décret et pendant la période électorale (par. 51).
[175] De plus, le juge saisi de la demande a conclu que, même dans les cas où les tiers font de la publicité au cours de la période de 12 à 6 mois, ceux‑ci sont tout de même en mesure de mener des campagnes d’information modestes, ce qui étaye notre conclusion que les intimés n’ont pas démontré que l’asymétrie dans la LFE étouffe certaines voix. Le dossier de preuve soumis au juge saisi de la demande en l’espèce ne démontrait pas que la capacité des citoyens à s’exprimer et à recevoir de l’information d’autrui était suffisamment réduite par le fait que les partis politiques peuvent dépenser en publicité une quantité illimitée des fonds dont ils disposent jusqu’à la période de six mois qui précède l’émission du décret.
[176] À la lumière de ces conclusions, les intimés n’ont pas démontré que la LFE permettrait aux voix des partis politiques d’étouffer celles des tiers au cours des 12 à 6 mois précédant la période électorale. Pour la même raison, ils n’ont pas démontré que les tiers devront dépenser une part si importante du montant autorisé de 600 000 $ au cours des 12 à 6 mois précédant la période électorale qu’au cours des 6 mois précédant l’émission du décret, ils n’auront pas de possibilité raisonnable de faire entendre leur voix à l’encontre des campagnes publicitaires des partis politiques.
D. Résumé
[177] En résumé, sur la base des conclusions de fait du juge saisi de la demande, les intimés n’ont pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que la LFE enfreint le droit de participer utilement au processus électoral. Une analyse de la portée des publicités visées par la LFE, de la quantité d’information que les tiers peuvent diffuser sans dépasser le plafond de 600 000 $ et de l’asymétrie des règles s’appliquant aux tiers et aux partis politiques démontre que la mesure contestée ne prive pas les citoyens de la possibilité raisonnable d’introduire leurs propres idées et opinions dans le débat politique ou d’être informés des faits et des idées et points de vue des autres.
VII. Conclusion
[178] À notre avis, le plafond de dépenses de publicité politique que le par. 37.10.1(2) de la LFE impose aux tiers ne contrevient pas à l’art. 3 de la Charte. En conséquence, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler le jugement de la Cour d’appel et de rétablir le jugement du juge saisi de la demande.
Version française des motifs des juges Côté et Rowe rendus par
Les juges Côté et Rowe —
I. Introduction
[179] La liberté d’expression est protégée par l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Le droit de vote est énoncé à l’art. 3. Les juges majoritaires affirment que ces deux droits ne sont pas distincts, et que l’art. 3 englobe l’al. 2b). Nous sommes en désaccord.
[180] L’alinéa 2b) et l’art. 3 visent des droits distincts ayant des sens indépendants (Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34, [2021] 2 R.C.S. 845, par. 45; voir aussi Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), 1998 CanLII 829 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 877, par. 79‑80; Harper c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 33, [2004] 1 R.C.S. 827, par. 67). On ne saurait trop insister sur l’importance de cette distinction entre ces deux droits garantis par la Charte. Alors que l’al. 2b) peut faire l’objet d’une dérogation en application de l’art. 33 de la Charte (la disposition de dérogation), ce n’est pas le cas de l’art. 3; cette distinction établit clairement l’art. 3 comme l’un des « éléments centraux de notre démocratie constitutionnelle » (Thomson Newspapers Co., par. 79; voir aussi R. J. Sharpe et K. Roach, The Charter of Rights and Freedoms (7e éd. 2021), p. 231).
[181] Il serait contraire à la structure de la Charte de permettre que l’art. 3 serve de voie détournée pour isoler une expression qui ferait autrement l’objet de la dérogation législative. Ce point est particulièrement pertinent dans la présente affaire étant donné que le législateur ontarien a invoqué l’art. 33 de la Charte pour faire en sorte que la disposition législative puisse s’appliquer malgré la liberté d’expression figurant à l’al. 2b) de la Charte (Loi de 2021 visant à protéger les élections et à défendre la démocratie, L.O. 2021, c. 31). Le fait d’importer une composante expressive dans l’art. 3 non seulement n’est pas appuyé par la jurisprudence de notre Cour, mais est aussi contraire au choix législatif clair du législateur.
[182] La question centrale dans le présent pourvoi est de savoir si la disposition législative ontarienne qui impose un plafond de dépenses aux tiers pendant la période préélectorale porte atteinte de manière injustifiée au droit de vote des citoyens, garanti par l’art. 3 de la Charte. Les juges majoritaires concluent que tel est le cas. Le juge en chef et la juge Moreau sont d’avis contraire. Nous répondons par la négative à la question.
[183] Avec égards, nous sommes en désaccord avec l’approche adoptée par les juges majoritaires. Essentiellement, leur « analyse comparative » (par. 58) entre les plafonds de dépenses s’appliquant aux tiers et ceux s’appliquant aux partis politiques repose sur une caractérisation erronée de l’objet de l’art. 3. En axant l’examen sur la question de savoir « si le plafond crée un déséquilibre dans le débat politique » (par. 43), les juges majoritaires présupposent que l’art. 3 protège le débat politique et étend les droits d’expression aux acteurs politiques dans notre société. À notre avis et avec égards, cela est inexact. Comme nous l’expliquons ci‑après, l’art. 3 de la Charte garantit un droit qui est centré sur l’électeur. Il protège la capacité des citoyens d’être informés pour faire un choix électoral. Il ne nécessite pas — contrairement à ce que disent les juges majoritaires — un « équilibre dans le débat politique » (par. 32), et il ne contient pas non plus de « composante expressive » (par. 56). La protection du débat politique relève plutôt de la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte — une disposition qui ne s’applique pas dans le présent pourvoi, à la lumière du choix clair du législateur ontarien d’invoquer l’art. 33.
[184] De plus, il ressort de l’analyse comparative des juges majoritaires qu’un traitement asymétrique dans l’imposition des plafonds de dépenses entre les tiers et les partis politiques suffit, en soi, pour qu’il y ait violation de l’art. 3. À notre avis, ce raisonnement ne peut être retenu. Le simple fait que les tiers soient traités différemment des partis politiques ne peut être déterminant quant à l’analyse fondée sur l’art. 3. Il faut s’attacher à la question de savoir si les plafonds ont un impact négatif sur la capacité des électeurs de voter de façon éclairée. Les juges majoritaires n’en ont pas fait la démonstration.
[185] Enfin, les motifs des juges majoritaires n’abordent pas les conclusions factuelles tirées par le juge saisi de la demande. Même s’ils ont conclu que la disposition législative contestée crée une « disproportion absolue » entre les tiers et les partis politiques, les juges majoritaires n’expliquent pas de quelle façon une telle disproportion survient (par. 55). Ils tirent plutôt cette conclusion en regardant simplement la disposition législative. Cette façon de faire est problématique. Pour reprendre les termes du juge LeBel dans l’arrêt Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572, par. 73, les critères et cadres d’analyse juridiques ne doivent pas être créés « sur le coup ».
[186] Nous sommes plutôt d’accord avec le résultat auquel arrivent nos collègues le juge en chef et la juge Moreau : la disposition législative contestée ne viole pas l’art. 3. Nous sommes aussi d’accord pour l’essentiel avec le juge en chef et la juge Moreau quant à ce qui suit : la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte devrait être analytiquement distincte du droit garanti par l’art. 3; le droit de participer utilement au processus électoral protégé par l’art. 3 est engagé dans le présent pourvoi; la Cour d’appel a commis une erreur; et l’asymétrie entre les tiers et les partis politiques est importante, mais non déterminante, pour l’analyse dans la présente affaire. Nous faisons également nôtres les considérations pertinentes que le juge en chef et la juge Moreau avancent pour déterminer s’il y a eu violation de l’art. 3, sous réserve de commentaires supplémentaires.
[187] Là où nous divergeons respectueusement d’opinion avec le juge en chef et la juge Moreau, c’est sur la question de savoir si l’art. 3 comporte une composante expressive. Comme les juges majoritaires, ils affirment qu’une telle composante existe; selon nous, elle n’existe pas. À notre avis, le présent pourvoi requiert que notre Cour décide s’il y a eu atteinte ou non à l’aspect informationnel du droit de vote. En d’autres termes, la disposition législative empêche‑t‑elle un électeur d’obtenir suffisamment de renseignements pour exercer un choix électoral de manière éclairée? Nous concluons que ce n’est pas le cas. Le présent pourvoi devrait être accueilli.
II. La notion de tiers
[188] Vu l’aspect central du rôle des tiers dans le présent pourvoi, nous commençons notre analyse par un bref examen de la notion appropriée de « tiers ».
[189] Les juges majoritaires décrivent les tiers de la façon suivante, au par. 40 :
Les tiers sont variés et peuvent comprendre des organisations de la société civile, des groupes autochtones, des groupes religieux, des syndicats, des individus ayant une cause à cœur ainsi que des entités représentant des intérêts commerciaux. Ils peuvent apporter différents points de vue sur une question associée à un parti politique ou introduire de nouvelles questions dans le débat. Les organisations qui ont la confiance des citoyens ou qui reflètent leurs préférences peuvent aider les électeurs à cerner les questions qui leur importent ou à diffuser leurs points de vue dans le débat politique, comme le font les partis politiques (Figueroa [c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 37, [2003] 1 R.C.S. 912], par. 40). Ils peuvent aussi remettre en question la vision du monde des citoyens et leur présenter de nouveaux points de vue qu’ils n’auraient pas envisagés autrement. Ils peuvent représenter les voix des plus vulnérables, des moins bien nantis et des dissidents, qu’un « système démocratique de gouvernement est tenu de prendre en considération » (Renvoi relatif à la sécession [du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217], par. 68). Ils peuvent également représenter des groupes d’intérêt puissants qui ont beaucoup de ressources.
[190] Cela contraste vivement avec la description donnée par notre Cour dans l’arrêt Harper, où le juge Bastarache, au nom des juges majoritaires, a écrit ce qui suit au par. 55 :
De nombreux groupes et organisations participent au processus électoral en tant que tiers. Ils agissent à ce titre pour trois raisons. Premièrement, les tiers peuvent tenter d’influencer le résultat du scrutin en commentant les qualités et les défauts d’un candidat ou d’un parti politique. À cet égard, l’influence des tiers est plus grande dans les circonscriptions électorales [traduction] « où le siège est chaudement contesté », c’est‑à‑dire celles où le député sortant ne bénéficie pas d’une avance appréciable. Deuxièmement, les tiers peuvent apporter un autre point de vue ou une nouvelle dimension dans le débat sur une ou plusieurs idées associées à un candidat ou à un parti politique. Bien que les tiers soient de véritables participants au processus électoral, leur rôle et l’étendue de leur participation ne sauraient — tout comme dans le cas des candidats et des partis politiques — avoir un caractère illimité. Troisièmement, les tiers peuvent introduire une question dans le débat politique et, dans certains cas, forcer les candidats et les partis politiques à y répondre.
[191] Dans cette optique, il est juste de décrire les tiers comme des « groupes d’intérêt » qui tentent d’influencer les élections et d’avoir un effet sur le débat politique en faveur de la question pour laquelle ils militent. Bien que nous reconnaissions que les tiers sont « des participants importants et influents » dans le processus électoral (Harper, par. 63), nous sommes d’accord avec le juge en chef et la juge Moreau lorsqu’ils concluent que les partis politiques et les candidats ont la « primauté » dans le processus électoral et, par conséquent, « les partis politiques et les candidats doivent avoir la possibilité de faire entendre leurs voix clairement » (par. 172). Cela est en accord avec le fait que nous considérons les tiers comme des groupes d’intérêt, plus détachés du processus politique que les partis politiques et les candidats, et donc assujettis à des plafonds plus stricts (Libman c. Québec (Procureur général), 1997 CanLII 326 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 569, par. 50). Il faut donc veiller à ce qu’il y ait égalité des chances afin que les groupes d’intérêt les plus influents et mieux nantis n’étouffent pas les voix de ceux qui sont plus petits et moins influents. À cet égard, les plafonds servent à protéger les voix les plus vulnérables et les moins nanties ainsi que les voix dissidentes. Nous en disons plus à cet égard ci‑après.
III. L’objet de l’art. 3
[192] Les juges majoritaires sont d’avis que l’examen fondé sur l’art. 3 doit viser à déterminer « si le plafond crée un déséquilibre dans le débat politique » (par. 43). Afin d’expliquer pourquoi nous sommes en désaccord avec cette approche, nous devons d’abord examiner l’objet qui sous‑tend l’art. 3 de la Charte.
[193] L’article 3 de la Charte est libellé ainsi :
3 Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales.
[194] Comme l’ont correctement expliqué le juge en chef et la juge Moreau dans leurs motifs, la Cour a reconnu que l’art. 3 va au‑delà du droit de voter et de celui de briguer les suffrages, qui ressortent du texte de la disposition elle‑même (par. 112). Au fil du temps, l’art. 3 a été interprété comme ayant deux objets principaux : il garantit le droit à une représentation effective et il protège le droit des citoyens de participer utilement au processus électoral (voir Renvoi : Circ. électorales provinciales (Sask.), 1991 CanLII 61 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 158 (« Renvoi concernant la Saskatchewan »), p. 183 et 188; Haig c. Canada, 1993 CanLII 58 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 995, p. 1031; Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), 1996 CanLII 163 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 876, par. 23‑24; Thomson Newspapers Co., par. 82; Figueroa c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 37, [2003] 1 R.C.S. 912, par. 25 et 29; Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3, par. 26; Harper, par. 70‑71).
[195] Dans les sections qui suivent, nous passons en revue la jurisprudence qui a mené à la formulation de ces objets afin de démontrer que l’accent est mis sur l’existence d’un aspect informationnel — et qu’il n’y a pas de composante expressive dans l’art. 3.
A. Droit à une représentation effective et droit à une participation utile
[196] En commençant par le Renvoi concernant la Saskatchewan, la Cour a reconnu que l’art. 3 protège le droit à une « représentation effective » (p. 183). L’appel dans cette affaire portait sur une contestation des délimitations électorales provinciales qui accordaient plus de sièges par citoyen aux circonscriptions rurales qu’aux circonscriptions urbaines. Au nom des juges majoritaires, la juge McLachlin (plus tard juge en chef) a adopté une interprétation « téléologique large » de ce qui est visé à l’art. 3 (p. 179‑180, renvoyant à R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344). La principale question soulevée était de savoir « dans quelle mesure, s’il en est, le droit de vote consacré par la Charte permet‑il de s’écarter de la règle “une personne, une voix?” » (p. 182). La juge McLachlin a répondu à cette question, en partie, en concluant que le droit garanti à l’art. 3 ne repose pas uniquement sur l’égalité du pouvoir électoral, mais plutôt sur le droit à une « représentation effective » (p. 183) :
Je conclus que l’objet du droit de vote garanti à l’art. 3 de la Charte n’est pas l’égalité du pouvoir électoral en soi mais le droit à une « représentation effective ». Notre démocratie est une démocratie représentative. Chaque citoyen a le droit d’être représenté au sein du gouvernement. [Souligné dans l’original.]
[197] À de nombreuses reprises, notre Cour a réaffirmé qu’un des objets de l’art. 3 est d’assurer la représentation effective (voir Haig; Harvey; Thomson Newspapers Co.; Figueroa, par. 21; Harper, par. 68).
[198] Toutefois, le droit à une représentation effective ne se limite pas au « droit d’être représenté effectivement au Parlement » (Harper, par. 69; voir aussi Figueroa, par. 25). En fait, dans l’arrêt Haig, notre Cour a reconnu le droit à une représentation effective, mais a aussi conclu que l’art. 3 avait pour objet d’accorder aux citoyens le « droit de jouer un rôle important dans l’élection de députés » :
L’article 3 de la Charte a donc pour objet d’accorder à tous les citoyens canadiens le droit de jouer un rôle important dans l’élection de députés qui, eux, sont chargés de prendre des décisions qui seront consacrées dans des lois dont ils auront à rendre compte auprès de leurs électeurs. (p. 1031) [Nous soulignons; p. 1031.]
[199] À la suite de l’arrêt Haig, notre Cour a continué à donner des indications sur l’objet de l’art. 3. En particulier, elle a mis de plus en plus l’accent sur la capacité des citoyens d’être informés pendant le processus électoral. Dans l’arrêt Libman, la Cour a conclu que les restrictions aux dépenses dans le cadre d’un référendum violaient l’al. 2b) de la Charte. Lorsqu’elle a examiné s’il y avait un lien rationnel entre les plafonds de dépenses et l’objectif de la loi en litige, la Cour a expliqué que « [l]es élections n’ont de caractère juste et équitable que si tous les citoyens et citoyennes sont raisonnablement informés de tous les choix possibles » (par. 47 (nous soulignons)). En outre, les plafonds de dépenses étaient réputés « nécessaire[s] pour garantir le droit des électeurs et des électrices d’être adéquatement informés de toutes les positions politiques proposées par les candidats ou candidates et par les différents partis politiques » (par. 47 (nous soulignons)).
[200] Dans l’arrêt Thomson Newspapers Co., qui concernait une contestation fondée sur l’al. 2b) et l’art. 3 visant une disposition de la Loi électorale du Canada, L.R.C. 1985, c. E‑2, la Cour a jugé que « pour qu’il y ait violation du droit de vote, la limitation de l’information doit compromettre la garantie d’une représentation effective » (par. 82 (nous soulignons)). Toutefois, la question de savoir en quoi consiste « l’aspect informationnel » de l’art. 3 n’a pas été tranchée (par. 82), car la Cour a conclu que les dispositions contestées violaient l’al. 2b) (par. 84).
[201] L’arrêt Figueroa portait sur la contestation d’une disposition de la Loi électorale du Canada qui exige que les partis politiques présentent des candidats dans au moins 50 circonscriptions électorales pour pouvoir bénéficier de certains avantages, y compris le droit d’émettre des reçus fiscaux et celui de remettre au parti les fonds non dépensés pendant la campagne électorale. En concluant que les dispositions en cause contrevenaient à l’art. 3, notre Cour a adopté une interprétation téléologique du droit garanti par la Charte. Le juge Iacobucci, au nom des juges majoritaires, a confirmé que l’objet de l’art. 3 comprenait tant le droit de chaque citoyen de voter pour un député que le droit de jouer un rôle important dans le processus électoral (par. 25). De plus, le juge Iacobucci a expliqué que les droits protégés par l’art. 3 sont des « droits de participation » — c’est‑à‑dire que l’art. 3 ne fait pas « état de la composition du Parlement ou de l’assemblée législative au terme de l’élection, mais uniquement du droit de tout citoyen à un certain degré de participation au processus électoral » (par. 26). Selon lui, le fait d’énoncer l’objet de l’art. 3 en fonction du droit de tout citoyen de jouer un rôle significatif dans le processus électoral protège davantage contre les « interprétations trop restrictives » du droit garanti par cet article (par. 26).
[202] En résumé, dans l’arrêt Figueroa, la Cour a confirmé l’importance de l’art. 3 pour la démocratie canadienne (par. 30). Comme l’a écrit le juge Iacobucci au par. 30, « [d]ans notre système démocratique, [. . .] tout citoyen doit avoir la possibilité réelle de prendre part au gouvernement du pays en participant à l’élection de représentants. » En l’absence de l’art. 3, lequel promeut et protège « le droit de tout citoyen de jouer un rôle significatif dans la vie politique du pays », notre système ne serait « pas véritablement démocratique » (par. 30). À notre avis, bien que l’arrêt Figueroa fournisse des indications importantes sur les objets et le sens de l’art. 3, il ne reconnaît pas l’existence d’une composante expressive à l’art. 3. Si le juge Iacobucci avait souhaité le faire, il l’aurait fait. Nous revenons sur ce point plus loin dans ces motifs.
B. L’aspect informationnel de l’art. 3
[203] Dans l’arrêt Harper, le juge Bastarache, au nom des juges majoritaires, a appliqué en grande partie la jurisprudence résumée ci‑dessus dans le contexte des plafonds de dépenses électorales de tiers. Le pourvoi portait sur une contestation fondée sur les al. 2b) et d) et sur l’art. 3 visant les dispositions de la Loi électorale du Canada qui limitaient les dépenses de publicité électorale de tiers pendant la période électorale à 3 000 $ dans une circonscription électorale donnée, et à 150 000 $ à l’échelle nationale.
[204] Le juge Bastarache voulait « concilier le droit que reconnaît à chacun l’art. 3 de participer utilement aux élections et le droit à la liberté d’expression que garantit l’al. 2b) » (Harper, par. 50). Il a réaffirmé que le droit à une « représentation effective » est solidement établi dans la jurisprudence de notre Cour portant sur l’art. 3, lequel observe‑t‑il comprend le « droit de jouer un rôle important dans l’élection des députés » (par. 69 (soulignement omis)). Ce droit, à son tour, implique un droit de « participer utilement » au processus électoral (par. 70).
[205] Après avoir établi l’objet de l’art. 3, le juge Bastarache a expliqué que le pourvoi mettait en cause « l’aspect informationnel du droit de chacun de participer utilement au processus électoral » (Harper, par. 71 (nous soulignons)). L’existence de cet aspect découle du fait que le droit de participer utilement au processus électoral comporte également le droit des citoyens « d’être “raisonnablement informés de tous les choix possibles” » quant aux candidats et aux partis politiques auxquels ils pourraient donner leur vote (par. 71 (nous soulignons), citant Libman, par. 47). De même, le citoyen doit également être en mesure de considérer les points de vue adverses sur les questions politiques (par. 71).
[206] À la lumière des motifs de notre Cour dans l’arrêt Harper, il est évident que l’art. 3 contient un aspect informationnel, et que l’art. 3 est examiné du point de vue du citoyen en tant que destinataire de l’information afin que celui‑ci puisse exercer son droit de participer utilement au processus électoral. À tout le moins, l’aspect informationnel nécessite que le citoyen soit en mesure de soupeser les forces et les faiblesses des candidats et des partis politiques et des positions de principe ayant un effet sur les choix électoraux des citoyens (par. 71). Cet aspect joue un rôle crucial dans la manière dont nous abordons les faits dans le présent pourvoi.
C. Le modèle égalitaire de financement électoral
[207] Ayant énoncé l’objet de l’art. 3, nous décrivons comment l’al. 2b) et l’art. 3 interagissent de manière appropriée. Cependant, premièrement, nous faisons le point sur le contexte qui sert de toile de fond à l’examen des plafonds de dépenses électorales : le modèle égalitaire de financement électoral.
[208] Dans leurs motifs, les juges majoritaires affirment que « [d]ans les arrêts Libman et Harper, la Cour a examiné les plafonds de dépenses de publicité politique et approuvé l’objectif d’équité électorale reflété dans le modèle électoral égalitaire. Elle a en outre souligné la menace que représentent les personnes mieux nanties et les groupes qui tirent avantage de leur richesse pour monopoliser ou dominer le débat électoral » (par. 32). Ils expliquent aussi que le modèle électoral égalitaire « vise donc à “mettre en équilibre les droits et privilèges des divers participants au processus électoral : candidats, partis politiques, tiers et électeurs”, afin que ces derniers soient mieux informés » (par. 32; voir aussi Harper, par. 62, 72 et 87).
[209] Bien que nous ne contestions pas la description des juges majoritaires concernant l’objectif d’égalité des chances du modèle, selon nous, le juge en chef et la juge Moreau qualifient le modèle à juste titre et de manière plus précise de « modèle égalitaire de financement électoral » (par. 123). Ce modèle de régulation financière des élections découle des recommandations du rapport de 1991 de la Commission Lortie (Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis, Pour une démocratie électorale renouvelée : rapport final (1991)) qui ont par la suite été adoptées par le Parlement et certains législateurs provinciaux. La Cour a fait observer que le modèle égalitaire de financement électoral est compatible avec notre « conception [. . .] de l’équité électorale » (Harper, par. 62, voir aussi le par. 63).
[210] Il est important de noter que l’adoption d’un modèle égalitaire de financement électoral est un choix législatif. Le législateur ontarien a fait ce choix lorsqu’il a décidé d’imposer des plafonds de dépenses de publicité aux tiers et aux partis politiques pendant la période préélectorale. Dans ce contexte, les tribunaux doivent « naturellement faire preuve de déférence » envers le Parlement et les législateurs provinciaux lorsqu’il est question de « choix nuancés » quant au modèle « applicable [. . .] et à sa mise en œuvre » (Frank, par. 44, citant R. c. Bryan, 2007 CSC 12, [2007] 1 R.C.S. 527, par. 9). La Charte « ne précise aucunement le type de système électoral dans le cadre duquel doit être exercé le droit de voter ou de briguer les suffrages des électeurs » (Figueroa, par. 37). Par conséquent, l’objet de l’art. 3 ne permet pas aux tribunaux d’imposer au Parlement ou aux législateurs provinciaux la structure générale du système électoral ou de facettes de celui‑ci, comme les plafonds de dépenses électorales. Le rôle approprié de notre Cour est plutôt de veiller à ce que le droit de chaque citoyen de jouer un rôle utile dans le processus électoral — quel que soit ce processus — soit maintenu.
IV. L’article 3 n’est pas une « analyse comparative »
[211] Ayant établi l’objet de l’art. 3, nous exposons maintenant les raisons pour lesquelles nous sommes en désaccord avec l’approche adoptée par les juges majoritaires dans le présent pourvoi.
[212] Au cœur de l’examen mené par les juges majoritaires se trouve la question de savoir « si le plafond crée un déséquilibre dans le débat politique » (par. 43). Les juges majoritaires expliquent que l’analyse est « nécessairement comparative, et doit prendre en compte tous les acteurs », y compris les tiers et les partis politiques (par. 36 (en italique dans l’original)). Les juges majoritaires concluent ensuite que la disposition législative contestée est inconstitutionnelle « à sa face même » parce qu’elle crée un « déséquilibre absolu » dans le discours politique (par. 43). Plus précisément, la nature du plafond de dépenses imposé aux tiers lors de la période préélectorale de 12 mois, comparativement au plafond de dépenses imposé aux partis politiques pendant seulement la moitié de cette période, signifie que la disposition « permet à ces derniers, à dessein, de saturer le débat ou d’étouffer la voix des tiers pendant une période critique du cycle démocratique » (par. 44).
[213] Avec égards, nous rejetons l’analyse comparative des juges majoritaires. Comme nous l’expliquons ci‑après, la base de notre désaccord avec les juges majoritaires repose sur les moyens opposés que nous adoptons pour conceptualiser le lien entre l’al. 2b) et l’art. 3 de la Charte.
A. L’alinéa 2b) ne peut pas être importé dans l’art. 3
[214] Notre Cour a maintes fois souligné que l’al. 2b) et l’art. 3 visent des droits distincts ayant des sens indépendants (Toronto (Cité), par. 45; voir aussi Thomson Newspapers Co., par. 79‑80; Harper, par. 67). Pourtant, dans le cadre de leur examen, les juges majoritaires importent les protections de l’al. 2b) dans le champ d’application de l’art. 3. Leur analyse comparative met l’accent sur la capacité de « tous les acteurs » de participer au débat politique (par. 36 (italique omis)). Selon eux, aucun acteur ne devrait être en mesure d’étouffer les autres voix. Et aucun acteur ne devrait être en position « d’exercer une influence indue » sur le débat politique (par. 36). Par conséquent, si un acteur avait une « voix disproportionnée » dans le débat politique, il y aurait atteinte au droit garanti par l’art. 3 (par. 36).
[215] Avec égards, nous estimons que les préoccupations des juges majoritaires sur la nature du débat politique, et sur ses acteurs, relèvent effectivement de l’al. 2b). Elles ne sont pas du ressort de l’art. 3.
(1) L’alinéa 2b) protège l’expression politique, l’art. 3 ne la protège pas
[216] À l’évidence, si la présente contestation avait été fondée sur l’al. 2b) de la Charte — comme elle l’était initialement devant les juridictions inférieures, avant le recours à la disposition de dérogation — l’effet de la disposition contestée sur le débat politique au cours de la période préélectorale de 12 mois aurait été pertinent. En effet, la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) est vaste. Notre Cour a statué que, « [à] moins que l’expression ne soit communiquée d’une manière qui exclut la protection, telle la violence, la Cour reconnaît que toute activité ou communication qui transmet ou tente de transmettre un message est comprise dans la garantie de l’al. 2b) de la Charte canadienne » (Thomson Newspapers Co., par. 81, citant Libman, par. 31). En particulier, l’expression politique est un aspect central des droits protégés par l’al. 2b) (voir Thomson Newspapers Co., par. 92; Bryan, par. 26; R. c. Keegstra, 1990 CanLII 24 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 697, p. 763‑764). Comme une grande partie de la publicité électorale de tiers « constitue une forme d’expression politique », elle représente de ce fait « un aspect fondamental de la garantie de liberté d’expression » (Harper, par. 66).
[217] Toutefois, il convient de répéter que l’al. 2b) n’est pas en cause dans la présente affaire, puisque le législateur ontarien a expressément recouru à la disposition de dérogation. La présente contestation est plutôt fondée sur l’art. 3 — qui n’est pas, contrairement à l’opinion des juges majoritaires, axé sur l’effet de la disposition contestée sur la nature du débat politique. Au contraire, selon notre lecture de la jurisprudence, l’art. 3 est plutôt centré sur la question de savoir s’il y a une « limitation de l’information » qui compromet « la garantie d’une représentation effective » (Thomson Newspapers Co., par. 82). En tant que tels, les plafonds de dépenses de tiers doivent être examinés en fonction de l’effet ultime qu’ils ont sur la capacité du citoyen de « participer utilement au processus électoral », ce qui inclut le droit de « voter de manière éclairée » (Harper, par. 71; voir aussi Figueroa, par. 30; Haig, p. 1031; Libman, par. 47). Le citoyen doit être en mesure de « considérer, le cas échéant, les aspects adverses des thèmes associés à certains candidats et à certains partis politiques » (Harper, par. 71).
[218] En d’autres termes, contrairement à l’al. 2b), le débat politique n’est pas considéré dans l’abstrait au regard de l’art. 3. Au contraire, considéré dans l’optique de l’art. 3, le débat politique est un moyen servant à informer les électeurs quant à leur choix électoral. Par conséquent, dans le contexte de l’analyse fondée sur l’art. 3, la question n’est pas de savoir si le plafond de dépenses crée un déséquilibre dans le débat politique, mais plutôt celle de savoir si le plafond porte atteinte à la capacité de l’électeur de participer utilement au processus électoral.
[219] C’est ainsi que nous voyons le cadre approprié de l’analyse sous l’art. 3. Fait intéressant, il est énoncé de manière semblable par les juges majoritaires au par. 35 de leurs motifs :
Pour qu’ils puissent participer utilement, les électeurs doivent être en mesure « d’entendre et de soupeser de nombreux points de vue » ([Harper,] par. 87). Si la différence de traitement des participants a un effet défavorable sur le droit des citoyens de participer de manière significative dans le processus électoral, elle porte atteinte à l’art. 3 (Figueroa, par. 51). [Nous soulignons.]
[220] Malgré cette reconnaissance, toutefois, les juges majoritaires omettent de lui donner effet en tant que fondement qui sous‑tend leurs motifs. Leur analyse s’attarde plutôt à la question de savoir si la disposition contestée donne aux partis politiques ou aux tiers « une voix disproportionnée dans le débat politique » (par. 36). L’effet de la disposition contestée sur l’électeur — qui devrait être au cœur de l’analyse fondée sur l’art. 3 — est réduit à une pensée après‑coup. Pour cette raison, à notre avis, l’analyse des juges majoritaires importe à tort dans l’art. 3 les protections offertes par l’al. 2b).
(2) Les tiers ne sont pas titulaires des droits visés à l’art. 3
[221] Les juges majoritaires confondent davantage le lien qui existe entre l’al. 2b) et l’art. 3 en élevant implicitement les tiers au rang de titulaires des droits visés à l’art. 3. Soulignons qu’au par. 40 de leurs motifs, les juges majoritaires offrent une description des tiers, décrivant les types de groupes comprenant des tiers, les activités auxquelles ils se livrent et le rôle bénéfique que jouent les tiers dans le processus politique. De plus, au par. 34, les juges majoritaires renvoient à la déclaration faite par la Cour dans l’arrêt Harper, où le juge Bastarache a reconnu que les « tiers [. . .] sont des participants importants et influents dans le processus électoral » (par. 63). Les juges majoritaires semblent y voir un appui à leur position selon laquelle les points de vue des tiers « doivent être en mesure d’atteindre les électeurs sans être étouffés par les partis politiques » (par. 58). Et, à une autre étape de leur analyse, les juges majoritaires semblent suggérer que les tiers peuvent être assimilés à des citoyens dans le contexte de l’art. 3 (par. 41) :
Ultimement, les répercussions plus vastes du plafond de dépenses contesté sur le débat politique et les participations citoyennes variées au cours de l’année précédant une période électorale sont donc très pertinentes pour établir sa constitutionnalité. Les tribunaux doivent protéger les citoyens d’opinions et d’origines diverses contre toute atteinte à leur droit de participer à des élections équitables en favorisant l’objet de l’art. 3 dans la société hétérogène canadienne. [Nous soulignons.]
[222] Avec égards, ces propositions sont erronées. Comme nous l’avons expliqué au début des présents motifs, les tiers doivent être adéquatement conceptualisés comme des « groupes d’intérêt » qui cherchent à contribuer au débat politique et à l’influencer. En gardant ce concept à l’esprit, il devient évident que les tiers ne sont pas titulaires des droits garantis par l’art. 3. Contrairement à l’al. 2b), l’art. 3 ne protège pas les parties qui cherchent à être entendues. L’art. 3 établit plutôt un droit de participation qui s’étend aux citoyens et à leur droit d’exercer un vote éclairé. Par conséquent, les citoyens sont les titulaires exclusifs des droits visés à l’art. 3.
[223] Sur ce point, nous renvoyons aux affirmations de notre Cour dans l’arrêt Harper. Au paragraphe 71, le juge Bastarache a expressément énoncé que l’aspect informationnel a trait à « chacun », au « citoyen » ou à des « électeurs » :
Le présent pourvoi met en cause l’aspect informationnel du droit de chacun de participer utilement au processus électoral. Ce droit comporte pour le citoyen celui de voter de manière éclairée. Pour ce faire, le citoyen doit être à même de soupeser les forces et les faiblesses relatives de chaque candidat et de chaque parti politique. Il doit également être en mesure de considérer, le cas échéant, les aspects adverses des thèmes associés à certains candidats et à certains partis politiques. Bref, les électeurs ont le droit d’être « raisonnablement informés de tous les choix possibles » : Libman, par. 47. [Nous soulignons.]
[224] En effectuant cette analyse centrée sur l’électeur, le juge Bastarache a présenté celui‑ci comme étant le destinataire de l’information. Il a présenté les tiers, les candidats et les partis politiques comme les fournisseurs, ou les communicateurs, de l’information aux électeurs (Harper, par. 72‑73) :
Pour que les électeurs puissent entendre tous les points de vue, il ne faut pas que les tiers, les candidats et les partis politiques soient autorisés à diffuser une quantité illimitée d’information. . .
Le plafonnement des dépenses doit cependant être soigneusement adapté, de façon que les candidats, les partis politiques et les tiers puissent communiquer leur message à l’électorat. [Nous soulignons.]
[225] À notre avis, la formulation adoptée par la Cour dans l’arrêt Harper s’accorde à juste titre avec l’objet du droit de vote, lequel est un droit individuel. L’article 3 protège le droit des électeurs en tant que destinataires de l’information. Il ne protège pas le droit des tiers de diffuser de l’information. Malgré la contribution bénéfique des tiers au processus politique canadien, ceux‑ci ne peuvent être élevés au rang de titulaires des droits garantis par l’art. 3. Cela ferait indûment passer le focus de l’art. 3 à la disparité entre les tiers et les partis politiques, plutôt qu’il soit orienté sur l’électeur. En revanche, comme l’a conclu notre Cour dans l’arrêt Harper, la capacité des tiers de s’exprimer est adéquatement protégée par l’al. 2b) (par. 66).
[226] Dans leurs motifs, le juge en chef et la juge Moreau semblent avoir une conception semblable à celle des juges majoritaires concernant les tiers. Ils affirment que les citoyens peuvent être assimilés aux tiers dans le cadre de l’analyse fondée sur l’art. 3 « parce que les tiers peuvent être des citoyens ou des entités qui agissent en tant que porte‑parole pour de nombreux citoyens durant ce processus » (par. 120).
[227] Avec égards, nous sommes d’avis de rejeter cette large définition. Pour être clairs, nous ne contestons pas que les tiers sont constitués de citoyens. Toutefois, lorsqu’ils agissent en tant que tiers, ces citoyens n’agissent pas en tant que destinataires de l’information pour l’application de l’art. 3. Ils agissent plutôt en tant qu’entité qui prend des mesures pour fournir de l’information, ou de concert avec une telle entité. Comme l’a affirmé notre Cour dans l’arrêt Harper, les tiers ont généralement trois objectifs : tenter d’influencer le résultat du scrutin en commentant les qualités et les défauts d’un candidat ou d’un parti politique; apporter une nouvelle dimension dans le débat électoral; ou introduire une question dans le débat politique (par. 55). Ce sont toutes des formes d’expression — lesquelles sont dûment protégées par l’al. 2b), et non par l’art. 3.
[228] Le fait de se demander si les tiers — au nom de « citoyens » — ont une « possibilité raisonnable d’introduire leurs propres idées et opinions dans le débat politique » (motifs du juge en chef Wagner et de la juge Moreau, par. 125, 138, 140, 148, 171 et 177; voir aussi par. 68, 72, 114, 127, 133, 137 et 141) assimile erronément les tiers à des « citoyens », et dénature la question qui sous‑tend le présent pourvoi : Les entités tierces bien nanties devraient‑elles être en mesure de dominer le marché des idées aux dépens d’acteurs politiques disposant de moindres ressources, au détriment ultime des citoyens électeurs? Autrement dit, les tierces parties fortunées empêcheront‑elles les citoyens ordinaires de voter de manière éclairée? À notre avis, la démarcation entre un citoyen en tant que destinataire de l’information et un tiers en tant que fournisseur de l’information est fondamentale lorsqu’il s’agit de déterminer s’il y a eu atteinte à l’aspect informationnel de l’art. 3. L’analyse doit, d’abord et avant tout, être centrée sur l’électeur.
(3) L’article 3 ne comporte pas d’« aspect expressif »
[229] Les juges majoritaires, dans leurs motifs, reconnaissent l’existence d’une composante expressive à l’art. 3, mais concluent qu’il n’est pas nécessaire de déterminer s’il y a eu atteinte en l’espèce (par. 56). Cela est problématique à deux égards. D’abord, il n’y a rien dans la jurisprudence qui appuie clairement ou adéquatement l’existence d’une composante expressive à l’art. 3. Ensuite, malgré qu’ils affirment qu’il est inutile d’aborder cette question, il est clair que la logique sous‑jacente des juges majoritaires est axée sur le débat politique et sur la capacité des tiers à être entendus.
[230] Le juge en chef et la juge Moreau, dans leurs motifs, affirment aussi qu’une composante expressive existe à l’art. 3, et qu’il s’agit d’une considération active dans le présent pourvoi (par. 114) :
La Cour a déjà reconnu que le droit de participer utilement au processus électoral comporte deux aspects. Le premier est expressif. Comme l’a écrit la juge McLachlin (plus tard juge en chef) dans le Renvoi concernant la Saskatchewan, l’art. 3 évoque le « droit [des électeurs] d’attirer l’attention de leur député sur leurs griefs et leurs préoccupations » (p. 183). Dans l’arrêt Figueroa, le juge Iacobucci a statué que l’art. 3 garantit que « tout citoyen a la possibilité d’exprimer une opinion sur l’élaboration de la politique sociale et le fonctionnement des institutions publiques » (par. 29). Dans l’arrêt Harper, le juge Bastarache a mentionné que la participation utile des citoyens contribue à « l’expression d’un plus large éventail de croyances et d’opinions et enrichit le débat politique, rehaussant par le fait même la qualité de la démocratie au Canada » (par. 70). Bref, l’aspect expressif du droit de participer utilement au processus électoral garantit que chaque citoyen a une possibilité raisonnable d’introduire ses propres idées et opinions dans le débat politique. [Nous soulignons.]
[231] Ni l’objet de l’art. 3 ni la jurisprudence de notre Cour n’appuie la conclusion que l’art. 3 comporte une composante expressive. La déclaration de la Cour dans l’arrêt Harper est instructive. Dans cette affaire, l’intimé a fait valoir que le plafond de dépenses de tiers en question contrevenait au droit de vote au motif que l’art. 3 garantit le droit de débattre ou de s’exprimer sans entrave et sans limite. En réponse à cet argument, le juge Bastarache a conclu ce qui suit, au par. 67 :
Dans les faits, l’intimé assimile l’exercice de la liberté d’expression au droit de participer utilement au processus électoral. En toute déférence, cette thèse ne saurait être retenue. Le droit à la liberté d’expression et le droit de vote sont des droits distincts; voir Thomson Newspapers, précité, par. 80. [Nous soulignons.]
[232] De plus, les renvois aux arrêts Renvoi concernant la Saskatchewan, Figueroa et Harper que font le juge en chef et la juge Moreau afin d’établir l’existence d’une composante expressive sont, avec égards, malavisés.
[233] Pour commencer, nos collègues, le juge en chef et la juge Moreau, citent un extrait du Renvoi concernant la Saskatchewan où, selon eux, la juge McLachlin déclare qu’il y a un aspect expressif à l’art. 3. Nous sommes d’avis que la juge McLachlin ne parlait pas du droit des citoyens — ou des tiers, d’ailleurs — de s’exprimer au moyen de la contribution d’idées ou de la publicité pendant une élection ou relativement à une élection. Elle jugeait plutôt la mesure dans laquelle la parité des électeurs a une incidence sur la capacité des citoyens électeurs d’avoir une voix égale pour choisir les représentants élus, et pour ensuite les obliger à rendre compte de leurs actes. Ce faisant, elle parlait de la nature de notre démocratie représentative, et a conclu ce qui suit :
Chaque citoyen a le droit d’être représenté au sein du gouvernement. La représentation suppose la possibilité pour les électeurs d’avoir voix aux délibérations du gouvernement aussi bien que leur droit d’attirer l’attention de leur député sur leurs griefs et leurs préoccupations . . . [Souligné dans l’original; p. 183.]
[234] Cet énoncé reconnaît que les électeurs peuvent échanger avec les candidats à une charge publique et avec le candidat élu qui occupera ces fonctions. À notre avis, il s’agit d’une reconnaissance fondée sur le bon sens, et non du développement d’une composante expressive de l’art. 3 de la façon dont le décrivent nos collègues.
[235] De même, l’arrêt Figueroa ne prévoit pas l’existence d’un aspect expressif. Le juge en chef et la juge Moreau, au par. 114, citent le juge Iacobucci qui affirme que « tout citoyen a la possibilité d’exprimer une opinion sur l’élaboration de la politique sociale et le fonctionnement des institutions publiques » (par. 29). Toutefois, lorsque cette affirmation est lue dans le contexte de la décision, il est clair que le juge Iacobucci faisait référence à la phrase précédente :
Le droit de briguer les suffrages des électeurs offre à tout citoyen la possibilité de présenter certaines idées et opinions et d’offrir à l’électorat une option politique viable. Le droit de vote permet à tout citoyen de manifester son appui à l’égard des idées et opinions auxquelles souscrit un candidat donné. [Nous soulignons; par. 29.]
[236] À notre avis, le juge Iacobucci ne fait aucun commentaire sur un droit d’expression, que ce soit implicitement ou explicitement. Il suggère plutôt que ceux qui briguent les suffrages ont la capacité de présenter des idées à l’électorat, et le citoyen électeur peut échanger avec le(s) candidat(s) et finalement s’exprimer en votant pour le candidat qui correspond le plus à ses opinions.
[237] En ce qui concerne l’arrêt Harper, nous avons déjà exposé plus tôt l’affirmation explicite du juge Bastarache selon laquelle il n’y a pas de composante expressive. De plus, pour ce qui est du par. 70, nous reconnaissons que le juge Bastarache parlait d’une plus grande participation au débat politique menant à un enrichissement de la démocratie canadienne. Nous ne remettons pas en question son affirmation, puisqu’elle renforce l’art. 3 en tant que droit de participation. Toutefois, nous nous opposons à la qualification de cette affirmation en tant que conclusion implicite selon laquelle le juge Bastarache a statué que l’art. 3 comportait une composante expressive. Le paragraphe qui suit ce commentaire au par. 70 est axé sur l’aspect informationnel seulement, et indique expressément que « [l]e droit [de participer utilement au processus électoral] comporte pour le citoyen celui de voter de manière éclairée » (par. 71). Si le juge Bastarache avait voulu inclure une mention d’une composante expressive, il l’aurait fait.
[238] En somme, l’art. 3 ne garantit pas le droit des tiers de diffuser de l’information ou de s’exprimer. Ces activités sont des formes d’expression, qui relèvent dûment de l’al. 2b).
B. Le traitement asymétrique des acteurs politiques est permis; une conclusion de « disproportion » dans le débat politique ne suffit pas pour qu’il y ait violation de l’art. 3
[239] En plus de nos préoccupations théoriques concernant l’analyse comparative des juges majoritaires, nous nous opposons également à la façon dont ils l’ont appliquée dans la présente affaire.
(1) Incohérence méthodologique
[240] Tout d’abord, nous ne souscrivons pas à la méthode employée par les juges majoritaires dans leur analyse comparative. Il est important de noter que ceux‑ci n’offrent pas de formulation claire du degré de la « différence de traitement » nécessaire pour provoquer une violation de l’art. 3 (par. 35). Ils formulent plutôt différents critères à diverses étapes dans leurs motifs.
[241] Par exemple, au par. 11, les juges majoritaires affirment que « [l]a jurisprudence de la Cour énonce clairement que l’art. 3 n’exige pas que tous les participants au système électoral soient traités également ». Plus loin, au par. 33, ils reconnaissent de façon similaire qu’une « égalité formelle » n’est pas nécessaire à l’art. 3, et que l’objectif de veiller à ce que les règles du jeu soient équitables pour tous « peut permettre de fixer différentes limites pour les différents participants aux élections ». Plus loin dans leurs motifs, ils reconnaissent que les partis politiques ont préséance pour ce qui est de la publicité électorale (par. 42) :
. . . l’importance des partis politiques et des candidats dans notre démocratie actuelle [est] une raison valable pour leur permettre une plus grande latitude dans leurs dépenses de publicité politique . . . [Nous soulignons.]
[242] Ces remarques des juges majoritaires indiquent qu’un certain degré de traitement asymétrique entre les tiers et les partis politiques est approprié au titre de l’art. 3. Toutefois, au par. 32 de leurs motifs, les juges majoritaires affirment que rien de moins que « [l]’égalité et l’équité en matière électorale » suffisent pour assurer « l’exercice utile du droit de vote ». De plus, « il est essentiel que le débat politique soit équilibré ou proportionnel de manière à ce que les citoyens soient informés des divers points de vue » (par. 55). Avec égards, nous sommes incapables de concilier ces remarques qui reflètent l’absolutisme avec les remarques antérieures qui, à bon droit, démontraient un degré de tolérance à l’égard du traitement différentiel des acteurs électoraux.
[243] L’omission des juges majoritaires d’établir une norme uniforme quant à ce qui constitue une violation de l’art. 3 sur la base de la disproportion est préoccupante. D’abord, cela suscite de l’incertitude dans la jurisprudence. Comme nous l’avons mentionné plus tôt dans les présents motifs, le juge LeBel, dans une autre affaire, a fait une mise en garde contre la création « sur le coup » de tests ou de seuils par les tribunaux (Van Breda, par. 73) car cela augmente le risque de résultats ad hoc.
[244] De plus, l’utilisation par les juges majoritaires du seuil de « disproportion » suggère également que tout degré de disproportion pourrait donner lieu à une violation. Autrement dit, selon eux, le traitement différentiel — ou asymétrique — des divers acteurs du processus électoral peut, dans certains cas, être suffisant en soi pour établir qu’il y a eu violation de l’art. 3. D’ailleurs, c’est exactement ce que les juges majoritaires concluent dans le présent pourvoi; la disposition contestée est inconstitutionnelle parce que, « à sa face même », elle crée un « déséquilibre absolu » dans le débat politique (par. 43). Comme nous allons l’expliquer, une telle approche n’est pas fondée en droit (Figueroa, par. 51).
(2) Un degré de traitement asymétrique des acteurs politiques est nécessaire sous le régime de l’art. 3
[245] Lorsque les tribunaux se penchent sur les plafonds de dépenses électorales, il est utile d’examiner de quelle façon ces plafonds ont une incidence sur un acteur précis, mais aussi de les comparer aux plafonds auxquels les autres acteurs politiques sont assujettis. Toutefois, tous les acteurs politiques ne seront pas ou ne doivent pas être traités également. Cela laisse place au « traitement asymétrique » des acteurs politiques, qui fait partie intégrante du modèle égalitaire du financement des élections. Il s’agit d’une partie nécessaire, et même saine, de la démocratie canadienne.
[246] En raison de la nature compétitive des élections, une « limitation des dépenses est nécessaire pour empêcher que les plus nantis ne s’approprient le discours électoral » (Libman, par. 47). Le traitement asymétrique entre les acteurs politiques est aussi compatible avec la jurisprudence de notre Cour, qui reconnaît que les dépenses de tiers devraient être régulées plus strictement que celles des candidats et partis politiques qui occupent la scène en tant qu’acteurs principaux du processus politique (Harper, par. 61; Libman, par. 50).
[247] Les candidats et partis politiques ont la primauté en tant qu’acteurs principaux du processus politique. Les tiers, comme nous l’avons mentionné, peuvent fournir de l’information utile et effective qui aidera les électeurs à réaliser leur droit de participer utilement au processus électoral, mais cela ne devrait pas se faire aux dépens de l’information transmise aux citoyens électeurs par ceux qui briguent les suffrages. Le fait que la loi établit une différence entre certains acteurs politiques ou qu’elle les traite différemment dans le processus électoral ne suffit pas, en soi, pour qu’il y ait violation de l’art. 3. Le traitement doit plutôt avoir un « effet défavorable » sur le droit de l’électeur « de jouer un rôle significatif dans le processus électoral » (Figueroa, par. 51).
[248] Nous notons que les juges majoritaires, dans leurs motifs, semblent reconnaître la primauté des partis politiques. Au paragraphe 42, les juges majoritaires affirment que « l’importance des partis politiques et des candidats dans notre démocratie actuelle [est] une raison valable pour leur permettre une plus grande latitude dans leurs dépenses de publicité politique ». Toutefois, malgré cette reconnaissance tacite, les juges majoritaires ne réussissent pas à démontrer pourquoi cette primauté, ou cette asymétrie, est inappropriée en l’espèce. Comme ils nous offrent une conclusion plutôt qu’un raisonnement, nous nous demandons quel est le fondement de cette conclusion au‑delà du texte écrit. Nous nous penchons sur cette question dans la section suivante.
(3) La conclusion des juges majoritaires n’aborde pas les conclusions de fait
[249] La conclusion des juges majoritaires concernant la façon dont la disposition législative contestée crée une « disproportion absolue » est sans rapport avec les conclusions du juge saisi de la demande. Nous sommes d’accord avec celui-ci lorsqu’il affirme qu’une contestation d’un plafond de dépenses devrait porter sur la question de savoir si la disposition législative [traduction] « est soigneusement calibrée avec la nécessité d’une participation large et égalitaire »; elle ne devrait pas viser à « faire en sorte que les publicités politiques puissent frapper fort » (2021 ONSC 7697, 158 O.R. (3d) 161, par. 105). Il s’agit là d’une reconnaissance indiquant qu’une cour de révision devrait porter une attention particulière à la preuve qui lui est soumise afin d’apprécier la façon dont le plafond de dépenses a une incidence sur le droit d’un électeur d’être informé, plutôt que la façon dont le plafond a une incidence sur l’acteur politique, en l’occurrence un tiers.
[250] Les juges majoritaires ne l’ont pas fait en l’espèce; ils se fondent plutôt sur le texte de la disposition législative elle‑même et affirment qu’elle crée une « disproportion absolue ». Au‑delà de la confusion que cause cette démarche sur le plan méthodologique, nous sommes d’avis, avec égards, que l’absence de prise en compte des conclusions et la preuve indiquée ci‑dessous pose problème.
[251] Si la preuve au dossier avait été dûment prise en compte, les motifs des juges majoritaires auraient pu aborder la preuve et les conclusions de fait pertinentes du juge saisi de la demande. Cela comprend la preuve produite au procès selon laquelle seul un petit nombre de tiers effectuent réellement de la publicité télévisuelle coûteuse, ce qui réduit l’incidence du plafond (affidavit de Tamara Small, reproduit au dossier des pièces, vol. XXIV, p. 10461), et la conclusion selon laquelle les publicités télévisées en tant que telles n’ajoutaient pas une grande valeur au droit des électeurs d’être informés parce qu’elles étaient expressives mais pas très informatives (décision du juge saisi de la demande, par. 87).
[252] En revanche, le juge en chef et la juge Moreau examinent l’asymétrie à la lumière des conclusions de fait et de la preuve et parviennent à une conclusion raisonnée. Ils soulignent que la primauté des partis politiques sous‑tend le traitement asymétrique puisqu’ils sont les principales organisations dans le processus électoral (par. 172). Ils soulignent en outre que « la durée de l’assujettissement aux restrictions de dépenses [. . .] peut contribuer à promouvoir l’équité électorale » (par. 173). Ils prennent également en compte les éléments de preuve et les conclusions de fait, comme la conclusion selon laquelle la plupart des tiers font de la publicité au cours des six, et non douze, mois précédant l’élection (par. 174; voir aussi la décision du juge saisi de la demande, par. 49‑51), et le fait que malgré les plafonds de dépenses, les tiers sont toujours en mesure de mener des campagnes d’information modestes (motifs du juge en chef Wagner et de la juge Moreau, par. 175). À la lumière de l’ensemble de ces facteurs, plutôt qu’à la simple lecture de la disposition législative, il est clair que le traitement asymétrique des tiers et des partis politiques est justifié en l’espèce.
C. Conclusion : « l’analyse comparative » proposée est incompatible avec l’art. 3
[253] De façon générale, l’analyse comparative des juges majoritaires déforme la portée de l’art. 3 et est fondamentalement incompatible avec ses objectifs. Le droit des tiers de s’exprimer et de contribuer au débat politique relève dûment de l’al. 2b). Le droit à une représentation effective et le droit de participer utilement au processus électoral appartiennent aux citoyens et sont garantis par l’art. 3. Alors que les allégations d’atteinte peuvent très bien se chevaucher, les droits eux‑mêmes ne se chevauchent pas — et ne le peuvent pas. Cependant, c’est exactement ce que font les juges majoritaires dans leur analyse comparative à l’égard de l’art. 3, détournant l’accent de l’incidence du plafond de dépenses sur la capacité des électeurs à voter de manière éclairée, pour le faire passer à la capacité des tiers d’être entendus dans le débat politique menant à une élection.
[254] À notre avis, l’art. 3 garantit un droit de participation qui est axé sur les électeurs. Il ne s’étend pas aux tiers, et les tiers ne devraient pas non plus être assimilés aux électeurs. Pour l’application de l’art. 3, les tiers sont les fournisseurs d’information, tandis que les électeurs sont les destinataires de l’information. Ainsi, l’analyse fondée sur l’art. 3 doit être centrée sur les électeurs. Dans le contexte des plafonds de dépenses, l’analyse doit être axée sur la question de savoir si la limitation de l’information mine la capacité des citoyens à participer utilement au processus électoral. Le traitement asymétrique des acteurs politiques est permis parce qu’il assure l’égalité des chances et empêche qu’une voix utilise la richesse pour enterrer les autres. Par conséquent, la simple existence d’un traitement asymétrique ne suffit pas pour qu’il y ait violation de l’art. 3. Dans leur analyse comparative, les juges majoritaires ne reconnaissent pas cela, et n’abordent pas les faits constatés par le juge saisi de la demande.
[255] Enfin, nous insistons sur le fait qu’il n’y a pas de composante expressive à l’art. 3. Reconnaître une telle composante brouillerait les lignes entre l’al. 2b) et l’art. 3. En outre, cela fournirait dans les faits un moyen de contourner l’art. 33 de la Charte, puisque les parties pourraient présenter une contestation fondée sur l’art. 3 à l’encontre des dispositions législatives qui feraient par ailleurs l’objet de la dérogation. Non seulement cela va à l’encontre du choix clair du législateur de s’appuyer sur l’art. 33, mais cela ébranlerait également la structure de base de la Charte. Puisque la question relative à l’art. 33 n’a pas à être tranchée en l’espèce, nous nous abstenons de faire des commentaires de fond sur sa portée réelle.
V. Déterminer s’il y a eu violation de l’aspect informationnel
[256] À la différence de l’analyse comparative des juges majoritaires, le juge en chef et la juge Moreau proposent un cadre servant à déterminer s’il y a eu violation du droit de participer utilement au processus électoral, qui s’accorde avec l’objet de l’art. 3. Nous sommes d’accord avec nos deux collègues quant aux facteurs qu’ils jugent pertinents pour trancher le présent pourvoi. Plus précisément, dans le contexte des plafonds de dépenses, nos collègues énumèrent les facteurs pertinents suivants : « . . . la somme autorisée par le plafond et la portée temporelle de celui‑ci, la portée du comportement visé par le plafond et l’effet du plafond sur les différentes formes d’expression » (par. 133). Plus loin dans leurs motifs, le juge en chef et la juge Moreau désignent le « traitement asymétrique des différents acteurs politiques » comme un autre facteur pertinent (par. 137).
[257] Bien que nous acceptions ces facteurs, à la lumière de l’analyse qui précède, nous limiterions la portée de chaque facteur de sorte qu’ils soient dûment axés sur l’aspect informationnel de l’art. 3. Nous prendrions également en considération un autre facteur pertinent pour l’analyse : la totalité de l’information disponible.
A. La somme autorisée par le plafond de dépenses et sa portée temporelle
[258] D’abord, pour ce qui est de « la somme autorisée par le plafond [de dépenses] et la portée temporelle de celui‑ci » (motifs du juge en chef Wagner et de la juge Moreau, par. 133; voir aussi le par. 134), notre Cour a reconnu que les plafonds de dépenses qui sont « trop restricti[fs] risque[nt] d’affaiblir l’aspect informationnel du droit de vote » (Harper, par. 73). Par conséquent, pour qu’il y ait violation du droit de vote, il faudrait que la somme autorisée ou la portée temporelle « restreign[e] l’information au point de compromettre le droit des citoyens de participer utilement au processus politique et d’être représentés de façon effective » (par. 73; voir aussi Figueroa, par. 36).
[259] Nous ne sommes pas en accord avec la proposition selon laquelle les tribunaux devraient tenir compte de l’effet de la somme autorisée par le plafond de dépenses et de sa portée temporelle sur la capacité des citoyens d’avoir la possibilité raisonnable de communiquer leurs points de vue et d’être pleinement informés du paysage électoral (motifs du juge en chef Wagner et de la juge Moreau, par. 134). Il en est ainsi, comme nous l’avons expliqué, parce que l’analyse devrait demeurer axée sur l’aspect informationnel de l’art. 3, plutôt que d’être transformée en un examen fondé sur la capacité des tiers ou des citoyens à s’exprimer.
B. L’étendue du comportement visé par le plafond de dépenses
[260] Nous reconnaissons que « la portée du comportement visé par le plafond » (motifs du juge en chef Wagner et de la juge Moreau, par. 133; voir aussi le par. 140) est pertinente pour déterminer s’il y a eu violation de l’art. 3. Toutefois, ce facteur ne devrait pas être axé sur « la capacité des citoyens à communiquer des idées » ou à « contribuer au débat politique » (par. 135). Les tribunaux devraient plutôt prendre en compte la façon dont le plafond de dépenses aura une incidence sur le type de campagne d’information que peuvent mener les tiers, et la façon dont il aura une incidence sur la gamme de renseignements à la disposition des électeurs. Cela fait dûment passer l’orientation de l’analyse de la capacité des citoyens à s’exprimer, à la capacité de ceux‑ci d’être suffisamment informés du paysage électoral.
[261] Prenons, par exemple, l’arrêt Harper, où notre Cour s’est fondée sur la conclusion du juge de première instance selon laquelle les tiers pouvaient mener des [traduction] « campagnes d’information modestes à l’échelle nationale » ainsi que des « campagnes d’information raisonnables à l’échelle de la circonscription », pour conclure qu’il n’y avait pas violation de l’art. 3 (par. 74). En l’absence d’autres facteurs qui influencent la quantité et le type d’information que reçoivent les électeurs, une conclusion selon laquelle les tiers sont capables de mener une campagne d’information modeste aura tendance à démontrer que les plafonds de dépenses ne privent pas les électeurs d’un accès adéquat aux points de vue des tiers. Il ressort d’une telle conclusion que chaque tiers a la capacité de communiquer assez d’information aux électeurs pour qu’ils soient suffisamment informés du paysage électoral dans son ensemble. Évidemment, l’aspect informationnel n’exige pas que les tiers aient la « capacité de mener une campagne médiatique susceptible de déterminer l’issue d’un scrutin » (par. 74). De fait, une telle capacité « ne laisserait au citoyen que peu de latitude dans le débat politique et serait préjudiciable au droit de vote » (par. 74).
C. L’effet du plafond de dépenses sur différentes formes de médias et de publicité
[262] Le juge en chef et la juge Moreau, dans leurs motifs, indiquent que « [l]’effet [du plafond de dépenses] sur différentes formes de médias et de publicité » est un facteur pertinent (par. 136; voir aussi le par. 133). Nous ne contestons pas ce facteur.
D. Le traitement asymétrique des différents acteurs
[263] Le juge en chef et la juge Moreau pointent à juste titre le traitement asymétrique des différents acteurs en tant que l’un des facteurs pertinents qu’il faut examiner pour déterminer s’il y a eu une violation de l’aspect informationnel de l’art. 3. En revanche, les juges majoritaires s’appuient exclusivement sur l’asymétrie — ou ce qu’ils appellent la « disproportion ».
[264] Comme nous l’avons vu, la simple existence d’un traitement asymétrique entre les tiers et les partis politiques ne suffit pas pour établir l’existence d’une violation de l’art. 3 (Figueroa, par. 51). Les plafonds de dépenses électorales assurent l’égalité des chances, de sorte que le droit des citoyens d’être informés n’est pas compromis par des acteurs politiques ayant plus d’argent ou de plus grandes ressources. Ils permettent une appréciation contextuelle des différents rôles de divers acteurs politiques et peuvent établir des limites justes, même à la lumière de l’asymétrie.
E. La totalité de l’information disponible
[265] En plus des quatre facteurs pertinents relevés par le juge en chef et la juge Moreau, nous ajouterions un autre facteur qui, à notre avis, complète l’analyse — la totalité de l’information à laquelle ont accès les citoyens.
[266] Les tiers ne sont qu’une source d’information pour les électeurs avant et pendant une élection. Puisque l’aspect informationnel de l’art. 3 se concentre sur la capacité des électeurs à voter de manière éclairée, l’analyse exige nécessairement la prise en compte de l’éventail complet de l’information dont disposent les électeurs. Celui‑ci comprend l’information que les électeurs reçoivent de tous les tiers combinés (plutôt que d’un seul tiers (voir, p. ex., Harper, par. 74)) et des médias.
[267] La totalité de l’information comprend aussi les renseignements auxquels les électeurs ont accès par l’entremise des partis politiques, dont, selon ce qu’a reconnu notre Cour, « les idées et les opinions de leurs membres et de leurs partisans sont effectivement débattues publiquement dans le cadre du processus électoral et présentées à l’électorat comme une solution de rechange valable » (Figueroa, par. 40). Évidemment, étant donné que les partis politiques et les tiers jouent différents rôles dans le processus électoral, le type d’information qu’ils peuvent diffuser aux électeurs variera souvent. Toutefois, lorsqu’il y a chevauchement de certains sujets, les électeurs continueront de recevoir de l’information de cette nature des partis politiques, malgré les limites qui s’appliquent à la publicité de tiers.
VI. Conclusion
[268] L’article 3 est fondamental pour la démocratie canadienne. Le fait que le droit de vote garanti par la Charte soit soustrait à l’application de la disposition de dérogation démontre son importance et sa primauté (Sharpe et Roach, p. 231). Par conséquent, l’art. 3 doit demeurer distinct de la portée de l’al. 2b), qui vise à protéger la liberté d’expression.
[269] Les juges majoritaires confondent à tort la portée des deux droits garantis par la Charte dans leur analyse en l’espèce. Ils élargissent la portée de l’art. 3 pour exiger un équilibre dans le débat politique. Toutefois, la protection du débat politique, et de ses acteurs, relève dûment de l’al. 2b). De plus, l’art. 3 de la Charte protège un droit centré sur les électeurs; ceux‑ci doivent être considérés comme des destinataires de l’information, et les tiers comme des fournisseurs de cette information. Par conséquent, l’analyse de la violation doit être axée sur la façon dont les plafonds ont un effet sur la capacité des électeurs de participer utilement au processus électoral en exerçant leur vote de manière éclairée. Une simple conclusion de traitement asymétrique entre les tiers et les partis politiques ne suffit pas pour qu’il y ait violation.
[270] L’importation d’une composante expressive à l’art. 3 n’a pas d’appui jurisprudentiel adéquat et clair. Une telle composante est également contraire au décret du législateur ontarien qui a recours à l’art. 33 de la Charte pour faire en sorte que la disposition législative contestée s’applique malgré les protections de la liberté d’expression prévues à l’al. 2b).
[271] À notre avis, compte tenu de l’objet de l’art. 3 et des facteurs pertinents relevés par le juge en chef et la juge Moreau, la disposition législative contestée ne viole pas l’art. 3.
[272] Le pourvoi devrait être accueilli. Nous sommes d’avis d’annuler la décision de la Cour d’appel et de rétablir celle du juge saisi de la demande.
Pourvoi rejeté avec dépens, le juge en chef Wagner et les juges Côté, Rowe et Moreau sont dissidents.
Procureurs de l’appelant : Lenczner Slaght, Toronto; Procureur général de l’Ontario — Direction du droit constitutionnel, Toronto.
Procureurs des intimés Working Families Coalition (Canada) Inc., Patrick Dillon, Peter MacDonald et l’Association des enseignantes et des enseignants catholiques anglo-ontariens : Cavalluzzo, Toronto.
Procureurs des intimés la Fédération des enseignantes et des enseignants de l’élémentaire de l’Ontario et Felipe Pareja : Goldblatt Partners, Toronto.
Procureurs des intimées la Fédération des enseignantes‑enseignants des écoles secondaires de l’Ontario et Leslie Wolfe : Ursel Phillips Fellows Hopkinson, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Ministère de la Justice Canada, Montréal.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Ministère de la Justice du Québec, Direction du droit constitutionnel et autochtone, Québec.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Alberta Justice — Constitutional and Aboriginal Law, Edmonton.
Procureurs de l’intervenant Centre for Free Expression : Osgoode Hall Law School, Toronto; Borden Ladner Gervais, Toronto; ADR Chambers, Toronto.
Procureurs de l’intervenant le directeur général des élections de l’Ontario : Stockwoods, Toronto.
Procureurs de l’intervenante la Commission internationale de juristes Canada : Conway Baxter Wilson, Ottawa.
Procureurs de l’intervenant Juristes canadiens pour le droit international de la personne : Ryder Wright Holmes Bryden Nam, Toronto.
Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Allen/McMillan Litigation Counsel, Vancouver.
Procureurs de l’intervenant Advocates for the Rule of Law : McCarthy Tétrault, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante Democracy Watch : Lax O’Sullivan Lisus Gottlieb, Toronto.
Procureurs de l’intervenante la Fédération canadienne des contribuables : Benson Buffet, St. John’s.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Osler, Hoskin & Harcourt, Toronto.
Procureurs de l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights : Lerners, London.
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