Répertorié : Churchill Falls (Labrador) Corp. c. Hydro-Québec
Traduction française officielle : Motifs du juge Rowe
Coram : La juge en chef McLachlin* et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe
Motifs de jugement (par. 1 à 139) : Le juge Gascon (avec l’accord des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Côté et Brown)
Motifs dissidents (par. 140 à 190) : Le juge Rowe
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
* La juge en chef McLachlin n’a pas participé au jugement.
No du greffe : 37238.
2017 : 5 décembre; 2018 : 2 novembre.
Présents : La juge en chef McLachlin* et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe.
en appel de la cour d’appel du Québec
Arrêt (le juge Rowe est dissident) : Le pourvoi est rejeté.
Les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown : Au regard de la nature du contrat et des obligations de bonne foi et d’équité, Hydro-Québec n’avait pas l’obligation de renégocier le contrat lorsque celui-ci s’est révélé être pour elle une source inattendue de profits substantiels. En droit civil québécois, il n’existe aucun fondement légal étayant la demande de Churchill Falls. La Cour ne peut ni modifier le contenu du contrat, ni obliger les parties à en renégocier certaines modalités, ni imposer un partage des bénéfices différent de celui qu’il prévoit.
L’interprétation et la qualification du contrat en l’espèce sont des questions mixtes de fait et de droit. Puisqu’elles portent sur un ensemble particulier de circonstances qui n’est pas susceptible de présenter d’intérêt à titre de précédent, l’interprétation et la qualification du contrat par le juge d’instance ne peuvent être renversées qu’en cas d’erreur manifeste et déterminante. Aucune erreur qui justifierait de renverser les conclusions de fait du juge d’instance sur le paradigme du contrat, sur sa qualification et sur son interprétation ne se dégage.
Le contrat intervenu ne peut être qualifié de contrat de coentreprise ou de contrat relationnel. Le contrat de coentreprise prend forme lorsque des entreprises choisissent de s’associer et de collaborer à la réalisation d’un projet, en investissant chacune des ressources et en partageant les profits du projet. En l’espèce, la preuve ne révèle pas de volonté des parties de former une société ou d’intention d’assumer ensemble la responsabilité financière ou logistique du projet au‑delà de la simple collaboration nécessaire à l’exécution de leurs prestations respectives. Les caractéristiques généralement associées au contrat de coentreprise sont donc absentes de la relation entre les parties. Quant au contrat relationnel, il établit les normes d’une coopération étroite que les parties souhaitent maintenir à long terme et met l’accent sur la relation entre les parties ainsi que leur capacité à s’entendre et à collaborer. Il définit de manière très peu détaillée leurs prestations respectives. Par conséquent, il exige une collaboration somme toute plus active que le contrat transactionnel. Le contrat entre les parties prévoit une série de prestations déterminées et détaillées plutôt qu’une coordination économique flexible. La participation de chacune des parties est clairement quantifiée et définie, aucune prestation importante ne restant à définir. Cela témoigne de l’intention des parties que le projet se déroule suivant la lettre du contrat, et non en fonction de leur capacité à s’entendre et à collaborer au jour le jour pour combler d’éventuelles lacunes contractuelles. La longue durée du contrat et son caractère interdépendant n’indiquent pas en soi que le contrat est relationnel.
Le contrat ne contient pas de clauses implicites qui imposeraient à Hydro‑Québec un devoir de collaboration et de renégociation des prix convenus. Aux termes de l’art. 1434 du Code civil du Québec, des obligations implicites peuvent découler de la nature d’un contrat lorsqu’elles s’inscrivent dans son économie générale et semblent nécessaires pour que le contrat soit cohérent. Cependant, de telles clauses implicites ne doivent pas simplement ajouter au contrat d’autres obligations susceptibles de l’enrichir; elles doivent combler une lacune. En l’espèce, l’économie du contrat ne comporte aucune lacune ou faille exigeant de lire dans celui-ci une obligation implicite de collaboration et de renégociation des prix convenus pour le rendre cohérent. Rien n’indique que les prestations des parties seraient incompréhensibles, sans fondement ou sans effet utile en l’absence d’obligation implicite incombant à Hydro‑Québec de collaborer avec Churchill Falls au-delà des exigences ordinaires de la bonne foi ou de redistribuer des profits inattendus.
La théorie de l’imprévision ne peut servir de fondement pour obliger Hydro‑Québec à renégocier le contrat. Cette théorie, une règle de droit privé reconnue dans certains ressorts de droit civil, permet d’obliger les parties à un contrat à le renégocier lorsque des événements imprévus rendent l’exécution de ses obligations excessivement onéreuse pour l’une d’entre elles. Cependant, elle ne peut être invoquée s’il est manifeste que la partie désavantagée par le changement de circonstances a accepté le risque que de tels changements surviennent, et elle s’applique uniquement lorsque la situation nouvelle rend le contrat moins avantageux pour l’une des parties — et non simplement plus avantageux pour l’autre. Elle ne s’applique pas dans les cas où les parties touchent les prestations et bénéfices que le contrat prévoit ou leur a alloués. Or, cette théorie n’est pas reconnue dans le droit civil québécois actuel. Tout développement de notions s’apparentant à l’imprévision en droit civil québécois doit tenir compte du choix du législateur de n’avoir pas fait de cette théorie une règle universelle. Au surplus, même là où elle est reconnue, la théorie de l’imprévision est assortie de conditions d’application limitées à des circonstances strictes, qui ne correspondent tout simplement pas à celles des parties en l’espèce. Ces dernières ont sciemment alloué le risque de fluctuation des prix de l’électricité à Hydro‑Québec et les changements sur le marché n’ont eu ni l’effet de faire augmenter le coût d’exécution des prestations de Churchill Falls, ni de faire diminuer la valeur des prestations qu’elle reçoit d’Hydro‑Québec. Churchill Falls a au contraire continué de recevoir précisément ce que le contrat lui a octroyé, ainsi que les bénéfices y afférents.
Les notions de bonne foi et d’équité n’imposent aucune obligation de renégociation à Hydro‑Québec. L’introduction du devoir de bonne foi dans le Code civil du Québec témoigne de la volonté du législateur de tempérer les principes de la force obligatoire des contrats et de l’autonomie de la volonté des parties. La bonne foi donne un pouvoir de création juridique large et flexible et permet aux tribunaux d’intervenir et d’imposer à des cocontractants des obligations qui s’inspirent d’une idée de justice contractuelle. Elle sert à protéger l’équilibre d’un contrat. Cependant, la bonne foi ne peut servir à contrevenir à cet équilibre et imposer un nouveau marché aux parties d’un contrat. Les tribunaux ne peuvent l’invoquer pour ordonner un partage de profits par ailleurs honnêtement gagnés. Malgré sa portée potentielle et sa capacité à faire évoluer le droit civil en raison de son application souple, la notion de bonne foi ne peut être élargie au point d’y inclure la possibilité de sanctionner une partie en l’absence de comportement déraisonnable de sa part, ou une obligation de renégociation des obligations principales d’un contrat en toutes circonstances. Le devoir de bonne foi ne prive une partie du droit de s’en remettre à la lettre du contrat que lorsque cette insistance constitue un comportement déraisonnable au regard des circonstances. Le devoir de collaboration, qui découle des exigences de la bonne foi, peut exiger d’une partie qu’elle agisse de manière proactive pour accommoder les intérêts et attentes légitimes de son partenaire contractuel. Mais le fait pour une partie de s’en tenir simplement à la lettre du contrat et de refuser de renégocier un contrat ou de partager des profits n’entraîne pas nécessairement une violation du devoir général de bonne foi. Le devoir de collaborer avec son cocontractant n’exige pas de sacrifier ses intérêts propres.
En l’espèce, Hydro‑Québec est en droit d’exiger le respect de la lettre du contrat et de l’équilibre des prestations qu’il établit, au bénéfice des parties qui se sont liées en toute connaissance de cause. Elle ne profite pas de son droit d’acheter de l’électricité à prix fixes de Churchill Falls en violation de son devoir de bonne foi. Son insistance sur le respect du contrat malgré le changement imprévu de circonstances ne constitue pas un comportement déraisonnable. De plus, Hydro‑Québec tient compte des intérêts contractuels légitimes de Churchill Falls, puisqu’elle ne l’empêche pas de profiter des avantages qui lui échoient en vertu du contrat. Aucun acte qu’elle pose ne menace de déstabiliser l’équilibre contractuel. En conséquence, Hydro‑Québec n’a pas l’obligation de collaborer avec Churchill Falls pour mitiger les effets du contrat. L’ampleur des bénéfices qu’Hydro‑Québec tire en vertu du contrat ne justifie pas de le modifier pour la priver de cet avantage.
Quant à l’équité, elle ne peut être invoquée pour appuyer les réparations recherchées car elle servirait alors à introduire indirectement dans le droit québécois, de manière universelle, soit la lésion, soit l’imprévision. Reconnaître que le changement dans les circonstances des parties à un contrat justifie à tout coup la renégociation de celui-ci au nom de l’équité heurterait violemment l’intention législative à l’effet contraire. L’équité n’est pas malléable au point de la détacher de la volonté des parties et de leur intention commune. Aucun élément de la relation entre Churchill Falls et Hydro‑Québec ne justifie une telle intervention dans les circonstances du présent litige. Il n’y aucune inégalité ni vulnérabilité dans la relation. Les deux parties au contrat étaient aguerries et ont longuement négocié les clauses du contrat.
Les réparations demandées ne peuvent être accordées. Il n’existe aucun fondement légal qui permettrait à un juge d’imposer à Hydro‑Québec un nouveau marché auquel elle n’aurait pas consenti. Permettre la modification d’un contrat par un juge à la demande d’une seule partie heurterait fortement les principes de la force obligatoire du contrat et de la liberté contractuelle qui sous-tendent le droit civil québécois. À tout événement, le recours de Churchill Falls est prescrit. La situation en l’espèce ne constitue pas un manquement à un devoir continu ni une faute continue qui seraient imprescriptibles. Au contraire, le droit d’action qui est visé par Churchill Falls est né lors de la survenance des faits qui y donnent ouverture. Le dernier événement à avoir perturbé le marché de l’électricité remonte au plus tard en 1997. C’est à ce moment que le droit d’action de Churchill Falls a pris naissance, et il est par conséquent prescrit depuis la fin de l’année 2000 au plus tard.
Le juge Rowe (dissident) : Qualifié adéquatement, le contrat qui lie Churchill Falls et Hydro‑Québec est un contrat de nature relationnelle et les deux parties sont assujetties à une obligation de collaboration. Hydro‑Québec a manqué à cette obligation. En conséquence, le pourvoi devrait être accueilli.
La qualification d’un contrat a pour objet de rattacher le contrat litigieux à une catégorie juridique donnée, de façon à ce que les parties se voient imposer les effets juridiques correspondant à la nature véritable de leur entente. Cette démarche a pour but de cerner l’objectif fondamental du contrat et de catégoriser le contrat en fonction des éléments qui définissent sa nature. La démarche de qualification est une question de droit, à moins qu’il soit nécessaire de considérer des éléments de preuve extrinsèques au contrat pour dégager l’intention véritable des parties. Dans le présent cas, le juge de première instance n’a pas énoncé la nécessité de considérer des éléments extrinsèques au contrat pour établir la nature de l’obligation fondamentale découlant de celui‑ci. Par conséquent, la qualification demeure — en l’espèce — une question de droit, susceptible de révision selon la norme de la décision correcte.
Les contrats relationnels requièrent habituellement des exécutions successives, dans le cadre desquelles les parties doivent s’acquitter d’obligations sur une base continue. Cette catégorie de contrats ne se limite pas aux seuls contrats où certaines obligations doivent être définies par les parties à une date ultérieure. La présence d’obligations non définies ne constitue pas une condition nécessaire à l’existence d’un contrat relationnel, mais représente plutôt un indicateur parmi d’autres, notamment la durée du contrat, ainsi que la création d’une relation économique continue plutôt que d’une opération isolée. Dans le présent cas, le contrat en litige n’est pas un simple contrat de vente. Il établit une relation de collaboration entre les parties et constitue le cadre d’une relation d’interdépendance à long terme. Cette conclusion est étayée par le langage utilisé dans le contrat. Premièrement, l’accord indique clairement que les deux parties estimaient que le projet requérait une interaction et une collaboration continues entre elles. Deuxièmement, les parties se sont engagées à s’entraider pendant l’exécution du contrat afin qu’il soit mené à bien. Troisièmement, les parties ont explicitement envisagé qu’il leur serait nécessaire de se consulter et de procéder conjointement à des décisions, discussions et révisions. Lorsque l’on examine le cadre général des droits et obligations des parties, la véritable nature de l’accord devient apparente : il s’agit d’un contrat relationnel.
La qualification d’un contrat détermine les conséquences juridiques qui se rattachent à cette qualification, notamment certaines obligations implicites qui en constituent des compléments nécessaires et reflètent l’intention présumée des parties. L’inclusion d’une obligation implicite est justifiée lorsqu’une personne raisonnable, se trouvant dans les mêmes circonstances, estimerait qu’il existe un lien important et intrinsèque entre les modalités implicites et la nature du contrat. Le tribunal n’a pas à conclure qu’un contrat est ambigu, incompréhensible, ou encore sans fondement ou sans effet utile avant d’y inclure une obligation implicite. Dans le cadre de contrats relationnels, tant la bonne foi que l’équité fournissent des indications sur la façon de définir la portée et le contenu d’obligations implicites, y compris l’obligation implicite de collaboration. La bonne foi implique une attitude qui maximise, pour chacune des parties, les avantages du contrat. Dans les cas où les parties doivent travailler de concert afin de réaliser, sur une longue période, l’objet de leur accord, la nature relationnelle du contrat leur impose une obligation accrue de bonne foi. De même, l’équité constitue un moyen de remédier aux imperfections d’un contrat et de rétablir l’équilibre lorsque la répartition des fardeaux et des avantages en découlant n’est pas en adéquation avec le régime qu’on entendait établir. Bien que les tribunaux ne puissent pas modifier ou réviser des contrats, ils peuvent imposer ce qui semble équitable.
Sur la base de la nature relationnelle du contrat en litige et de l’incidence de cette nature sur les exigences relatives à la bonne foi et à l’équité, les parties avaient implicitement l’obligation de collaborer pour établir un mécanisme de répartition des profits extraordinaires. Cette obligation découle du fait qu’un déséquilibre au titre des profits de cette nature et de cette ampleur va au‑delà de ce que les parties avaient à l’esprit lorsqu’elles ont conclu l’accord. Le choix des parties de ne pas insérer de mécanisme d’ajustement du prix dans le contrat reposait sur des postulats communs relativement à la nature et à la valeur de l’énergie hydroélectrique au moment de la conclusion du contrat. Ce choix ne peut être considéré comme ayant pour effet d’exclure l’obligation de collaborer dans l’éventualité où ces postulats communs ne reflètent plus la réalité. Étant donné que le contrat ne comporte aucun mécanisme de répartition des profits excédant ceux envisagés au moment de l’entente, les parties ont l’obligation implicite de collaborer pour définir les modalités de cette répartition. Hydro‑Québec a manqué à cette obligation en refusant d’établir, par voie d’accord mutuel, une formule d’ajustement du prix à l’égard de ces profits extraordinaires. Hydro‑Québec doit donc être tenue au respect de son obligation, et il devrait lui être ordonné de collaborer avec Churchill Falls pour ce faire.
Lorsqu’une faute se poursuit dans le temps et cause des dommages persistants, la prescription recommence à courir à chaque jour. En persistant à refuser d’engager des négociations en vue d’établir un mécanisme de répartition des profits imprévus, Hydro‑Québec contrevient de façon ininterrompue à son obligation de collaborer. Puisque le droit d’action de Churchill Falls a pour assise la contravention ininterrompue, son action n’est pas prescrite. Quant à la question de la réparation, bien que les juges doivent s’abstenir d’ordonner l’exécution en nature d’obligations exigeant la participation personnelle des parties, une telle ordonnance en l’espèce ne constituerait pas une entrave injustifiée à la capacité d’agir des parties.
Jurisprudence
Citée par le juge Gascon
Distinction d’avec l’arrêt : Provigo Distribution inc. c. Supermarché A.R.G. inc., [1998] R.J.Q. 47; arrêt examiné : Uniprix inc. c. Gestion Gosselin et Bérubé inc., 2017 CSC 43, [2017] 2 R.C.S. 59; arrêts mentionnés : Newfoundland (Attorney General) c. Churchill Falls (Labrador) Corp. (1985), 56 Nfld. & P.E.I.R. 91; Terre-Neuve (Procureur général) c. Churchill Falls (Labrador) Corp., [1988] 1 R.C.S. 1085; Hydro‑Québec c. Churchill Falls (Labrador) Corp., [1988] 1 R.C.S. 1087; Renvoi relatif à la Upper Churchill Water Rights Reversion Act, [1984] 1 R.C.S. 297; Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Bhasin c. Hrynew, 2014 CSC 71, [2014] 3 R.C.S. 494; Dunkin’ Brands Canada Ltd. c. Bertico Inc., 2015 QCCA 624, 41 B.L.R. (5th) 1; Banque Nationale du Canada (Banque Canadienne Nationale) c. Soucisse, [1981] 2 R.C.S. 339; Banque de Montréal c. Kuet Leong Ng, [1989] 2 R.C.S. 429; Houle c. Banque Canadienne Nationale, [1990] 3 R.C.S. 122; Banque de Montréal c. Bail Ltée, [1992] 2 R.C.S. 554; Provenzano c. Babori, [1991] R.D.I. 450; T.L. c. Y.L., 2011 QCCA 1205; SMC Pneumatiques (Canada) ltée c. Dicsa inc., 2000 CanLII 17881, inf. par 2003 CanLII 72264; Entreprises MTY Tiki Ming inc. c. McDuff, 2008 QCCS 4898; Nagarajah c. Fotinopoulos Kalyvas, 2003 CanLII 2834.
Citée par le juge Rowe (dissident)
Uniprix inc. c. Gestion Gosselin et Bérubé inc., 2017 CSC 43, [2017] 2 R.C.S. 59; Montréal, Maine & Atlantique Canada Cie (Montreal, Maine & Atlantic Canada Co.) (MMA), Re, 2014 QCCA 2072, 49 R.P.R. (5th) 210; Station Mont-Tremblant c. Banville-Joncas, 2017 QCCA 939; Paquin-Charbonneau c. Société des casinos du Québec, 2017 QCCA 1728; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Renvoi relatif à la Upper Churchill Water Rights Reversion Act, [1984] 1 R.C.S. 297; Dunkin’ Brands Canada Ltd. c. Bertico Inc., 2015 QCCA 624, 41 B.L.R. (5th) 1; Banque Toronto‑Dominion c. Brunelle, 2014 QCCA 1584; Hydro‑Québec c. Construction Kiewit cie, 2014 QCCA 947; Warner Chappell Music France c. Beaulne, 2015 QCCS 1562; Société d’énergie Foster Wheeler ltée c. Montréal (Ville de), 2008 QCCS 4670; Éco-Graffiti inc. c. Francescangeli, 2016 QCCS 6242; Miller c. Syndicat des copropriétaires de « Les résidences Sébastopole centre », 1996 CanLII 4663; Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 R.C.S. 392; Gourdeau c. Letellier-de St-Just, [2002] R.J.Q. 1195; Rabin c. Syndicat des copropriétaires Somerset 2060, 2012 QCCS 4431, [2012] R.L. 548; White Birch Paper Holding Company (Arrangement relatif à), 2015 QCCS 701, autorisation d’appel refusée, 2015 QCCA 752; Laberge c. Villeneuve, 2003 CanLII 16498; Picard c. Picard, 2015 QCCS 5096.
Lois et règlements cités
Code civil du Bas-Canada, art. 1020, 1024.
Code civil du Québec, art. 6, 7, 1375, 1380, 1431, 1434, 1497, 1507, 1590, 1601, 2186 al. 1, 2199, 2251, 2253 à 2255, 2880 al. 2, 2925.
Code civil (France), art. 1195.
Loi sur l’application de la réforme du Code civil, art. 4.
Doctrine et autres documents cités
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Thibault, Morissette, St‑Pierre, Schrager et Mainville), 2016 QCCA 1229, [2016] AZ-51310795, [2016] J.Q. no 9073 (QL), 2016 CarswellQue 7084 (WL Can.), qui a confirmé la décision du juge Silcoff, 2014 QCCS 3590, [2014] AZ-51096311, [2014] J.Q. no 4813 (QL), 2014 CarswellQue 8025 (WL Can.). Pourvoi rejeté, le juge Rowe est dissident.
Douglas Mitchell, Audrey Boctor, Daphné Wermenlinger et Patrick Girard, pour l’appelante.
Pierre Bienvenu, Andres C. Garin, Sophie Melchers, Horia Bundaru et Lucie Lalonde, pour l’intimée.
Le jugement des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown a été rendu par
Le juge Gascon —
TABLE DES MATIÈRES
Paragraphe
I. Aperçu
1
II. Contexte
7
A. Naissance du projet de développement
8
B. Négociations, Lettre d’intention et Contrat d’électricité
11
C. La situation des parties suivant la conclusion du Contrat
17
III. Historique judiciaire
25
A. Cour supérieure du Québec, 2014 QCCS 3590
25
B. Cour d’appel du Québec, 2016 QCCA 1229
30
IV. Questions en litige
37
V. Analyse
40
A. La demande de renégociation du Contrat
40
(1) Le Contrat : paradigme, qualification et contenu
45
a) Le paradigme du Contrat
54
b) La qualification du Contrat
59
c) L’imprévisibilité des changements sur le marché de l’électricité
77
d) Conclusion sur l’analyse factuelle
82
(2) L’imprévision et la bonne foi
83
a) La théorie de l’imprévision
86
b) L’imprévision en droit civil québécois
93
c) La bonne foi et l’équité
102
(3) Conclusion sur la question principale
126
B. Les réparations recherchées et la prescription
129
VI. Conclusion
136
I. Aperçu
[1] Le bassin du fleuve Churchill au Labrador est l’une des zones à plus haut potentiel hydroélectrique au monde. En 1969, après plusieurs années de négociations, deux entités averties, la Commission hydroélectrique de Québec (« Hydro-Québec ») et la Churchill Falls (Labrador) Corporation Limited (« CFLCo »), signent un contrat (« Contrat d’électricité » ou « Contrat ») fixant le cadre juridique et financier qui allait leur permettre d’exploiter ce potentiel en construisant une centrale hydroélectrique (« Centrale ») sur le fleuve. Le projet est monumental et implique des sommes considérables. Les parties choisissent de répartir les risques et bénéfices du Contrat sur une période de 65 ans.
[2] Le Contrat d’électricité que signent les parties rend le projet viable et avantageux pour chacune d’elles. D’une part, Hydro-Québec s’engage à acheter la majeure partie de l’électricité qui sera produite par la Centrale, et ce, indépendamment de ses besoins. Elle s’engage aussi à prémunir CFLCo contre tout dépassement des coûts de construction de la Centrale. Cela assure à CFLCo un rendement stable sur son investissement et lui permet de financer par voie d’emprunts la construction de sa Centrale, dont la valeur est aujourd’hui estimée à 20 milliards de dollars. D’autre part, Hydro-Québec revendique et obtient le droit d’acheter l’électricité à prix fixes pendant toute la durée du Contrat. Cette mesure la protège contre l’inflation et lui assure la certitude de profiter de bas prix en cas de hausse des prix de l’électricité sur le marché.
[3] Près de 50 ans après la conclusion du Contrat, certains changements sont survenus sur le marché de l’électricité, si bien que le prix d’achat de l’électricité fixé dans celui-ci est bien en deçà des prix payables sur le marché. Hydro-Québec vend ainsi de l’électricité à des tiers aux prix actuels, tout en continuant de payer à CFLCo le prix convenu dans le Contrat en 1969. Elle en tire des profits substantiels.
[4] Compte tenu de cette réalité qu’elle estime imprévue, CFLCo soutient qu’Hydro-Québec ne peut plus se prévaloir des avantages qui lui échoient suivant la lettre du Contrat. Au regard de ces circonstances qu’elle qualifie de nouvelles et d’imprévisibles, CFLCo considère qu’un tel comportement va à l’encontre de l’équilibre de l’entente initiale et heurte la bonne foi contractuelle. Selon elle, puisqu’il était impensable, à la fin des années 1960, qu’Hydro-Québec puisse, en l’espace de quelques années, se retrouver en position aussi avantageuse pour vendre de l’électricité à très forts prix, l’on ne peut conclure que le Contrat s’applique tel qu’il était initialement envisagé dans de telles conditions. À ses yeux, comme l’entente entre les parties visait d’abord et avant tout à créer une relation de collaboration et de partage, la lettre du Contrat est peu représentative de cette intention première des parties et son application crée aujourd’hui un état de fait qui n’a rien à voir avec la relation contractuelle envisagée en 1969.
[5] Devant cette situation, CFLCo demande aux tribunaux d’imposer la renégociation du Contrat et une nouvelle répartition de ses bénéfices. Plus précisément, elle souhaite que le taux fixe par kilowattheure que lui paie Hydro-Québec soit remplacé par un nouveau taux plus avantageux. Cette modification serait nécessaire pour deux raisons : d’abord, pour que le Contrat reflète l’équilibre initial qu’elle invoque; ensuite, pour donner effet à l’obligation qu’aurait Hydro-Québec de collaborer avec sa partenaire de longue date sur la base de son obligation générale de bonne foi.
[6] Tant la Cour supérieure que la Cour d’appel du Québec ont donné tort à CFLCo. Je souscris à leur conclusion. En droit civil québécois, il n’existe aucun fondement légal étayant la demande de CFLCo. Notre Cour ne peut ni modifier le contenu du Contrat, ni obliger les parties à en renégocier certaines modalités, ni imposer un partage des bénéfices différent de celui qu’il prévoit. Les arguments de CFLCo, qui s’appuient soit sur la nature du Contrat et ses obligations implicites, soit sur l’obligation générale de bonne foi, soit sur une variation de la théorie de l’imprévision, sont tous voués à l’échec. En outre, ils exigent tous la remise en question des conclusions factuelles décisives du juge de première instance, lesquelles ne sont entachées d’aucune erreur manifeste et déterminante. Je rejetterais donc l’appel.
II. Contexte
[7] Pour situer le débat, il importe de bien cerner l’intention des parties et leurs attentes au moment de la conclusion du Contrat, ainsi que l’évolution de leur relation depuis cette date. Pour l’essentiel, la revue de ce contexte factuel prend sa source dans les motifs du jugement de première instance. Puisque les juridictions inférieures ont déjà procédé à une analyse fouillée et détaillée de la preuve pertinente, je me limiterai aux aspects saillants de celle-ci qui sont décisifs pour la solution du pourvoi.
A. Naissance du projet de développement
[8] En 1961, le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador[1] signe un bail avec la Hamilton Falls Power Corporation Limited (qui change éventuellement de nom et devient CFLCo), une filiale de la société British Newfoundland Corporation Limited (« Brinco »). Cette dernière est un consortium de sociétés industrielles, bancaires et minières, dont les administrateurs sont, selon le premier juge, des titans de l’élite industrielle de l’époque. Le bail confère à CFLCo le droit d’exploiter le bassin hydrographique du site Churchill Falls pour produire de l’hydroélectricité. Le bail, à loyer fixe, est d’une durée de 99 ans et renouvelable pour une même période. Il prévoit le versement de redevances au gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador, mais il interdit à la province d’augmenter les taxes ou le montant de ces redevances.
[9] À l’époque, Brinco veut exploiter le bassin hydrographique et y construire une centrale hydroélectrique, mais elle ne souhaite apparemment ni la financer par émission d’actions de CFLCo, ni engager ses propres fonds. Elle cherche plutôt à financer la construction de la Centrale par voie d’emprunts. CFLCo, sa filiale par qui le projet sera développé, est donc en quête de clients capables de garantir l’achat de grandes quantités d’électricité à long terme, notamment pour assurer à ses futurs créanciers la viabilité économique du projet. Les clients qu’elle recherche doivent aussi posséder la technologie nécessaire pour acheminer l’électricité produite par la Centrale vers les consommateurs. D’après le premier juge, rien n’indique que CFLCo faisait alors face à une quelconque urgence l’obligeant à nécessairement entreprendre le projet dans ces circonstances.
[10] Hydro-Québec, société d’État créée en 1944 et détenant le monopole de l’électricité au Québec depuis 1963, répond aux critères recherchés. De plus, elle fait alors face à une croissance de la demande d’électricité au Québec. Cela n’en fait toutefois pas pour autant la partenaire idéale, puisqu’elle est en mesure de développer ses propres projets hydroélectriques. Aussi, encore faut-il la convaincre qu’il est avantageux pour elle de participer à la construction de centrales appartenant à des tiers et d’acheter leur électricité plutôt que d’en produire elle-même.
B. Négociations, Lettre d’intention et Contrat d’électricité
[11] CFLCo approche Hydro-Québec dès la signature du bail de 1961, mais celle-ci refuse ses premières offres. Ce n’est qu’en 1966 que les parties s’entendent sur un projet de développement. Elles signent alors une Lettre d’intention en fixant les modalités, lesquelles restent cependant sujettes à l’approbation des gouvernements du Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador. La Lettre d’intention prévoit à son art. 2.0 qu’un contrat définitif reste à conclure. Elle stipule que CFLCo a la charge de construire la Centrale, et Hydro-Québec, les lignes de transmission vers le Québec. Les parties s’attendent à ce qu’Hydro-Québec achète une quantité établie d’électricité de la Centrale à des prix fixes, décroissants tous les 5 ou 10 ans, établis en fonction de son coût de construction, et ce, pendant 40 ans. Cette garantie d’achat prend la forme d’un engagement ferme (« take or pay ») qui oblige Hydro-Québec à acheter et payer une quantité fixe d’électricité, indépendamment de ses besoins. La Lettre d’intention prévoit également le droit de CFLCo de recevoir sur demande 300 mégawatts d’électricité : c’est le droit de « recapture » ou de récupération. Les parties prévoient aussi qu’Hydro-Québec garantira les dépassements de coûts de la construction, à hauteur de 100 ou 109 millions de dollars.
[12] La construction de la Centrale débute immédiatement, mais CFLCo tout comme Hydro-Québec constatent rapidement que les travaux sont plus dispendieux que prévu. De plus, les créanciers potentiels sont réticents et demandent davantage de garanties. Les parties doivent donc apporter des changements à leurs prestations respectives, si bien qu’un nouvel équilibre contractuel est atteint à la suite de nouvelles négociations. Le Contrat d’électricité de 1969, qui annule et remplace la Lettre d’intention, diffère ainsi fondamentalement de celle-ci sur certains points clés. Par exemple, Hydro-Québec garantit dorénavant tout dépassement de coûts de la Centrale. Ensuite, les parties gardent le terme initial de 40 ans, mais conviennent d’ajouter une clause de renouvellement automatique du Contrat pour une durée supplémentaire de 25 ans.
[13] Dans son analyse rigoureuse de la preuve, le juge de première instance revoit en détail les négociations ayant porté sur ce dernier point. Il note que, comme les prix de l’électricité sont calculés en fonction directe des coûts de construction de la Centrale, les dépassements de coûts font augmenter ces prix et rendent le projet moins avantageux pour Hydro-Québec. Il retient qu’à l’époque, Hydro-Québec demande donc, d’une manière perçue comme [traduction] « très ferme » par les comités exécutifs des conseils d’administration de Brinco et de CFLCo, d’obtenir une option de renouvellement pour 25 ans à un prix fixe unique, légèrement inférieur au taux que doit payer Hydro-Québec à la fin du terme initial du Contrat. Il est acquis qu’Hydro-Québec reste toutefois toujours tenue d’acheter et de payer une quantité fixe d’électricité.
[14] Le procès-verbal de la rencontre entre ces deux comités indique qu’ils considèrent qu’un tel engagement générera des revenus annuels importants, que CFLCo sera libre de toute dette au moment du renouvellement et que, si l’hydroélectricité est une source d’énergie avantageuse au moment des négociations, il est envisageable qu’elle soit moins économique que le nucléaire 40 ans plus tard. Au bout du compte, CFLCo accède à la demande d’Hydro-Québec tout en considérant qu’il est plus avantageux pour elle d’obtenir que la clause de renouvellement soit automatique, ce qu’Hydro-Québec lui concède finalement. Le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador est consulté avant la conclusion de l’entente finale : Newfoundland (Attorney General) c. Churchill Falls (Labrador) Corp. (1985), 56 Nfld. & P.E.I.R. 91 (C.A.), par. 16 et 26.
[15] À l’époque de sa signature, le Contrat d’électricité répond aux attentes légitimes des parties et leur semble mutuellement bénéfique. Le paradigme du Contrat, son principe organisateur, se résume facilement. D’un côté, Hydro-Québec assume les risques, tant ceux associés au projet de développement du fleuve Churchill que ceux liés aux aléas des prix de l’électricité sur le marché. De l’autre côté, puisque CFLCo profite d’une Centrale qu’elle ne paie pas elle-même, de même que de la certitude et de la stabilité d’un client à long terme, elle consent en retour à vendre l’électricité produite par la Centrale à Hydro-Québec à bas prix, et pendant une très longue période.
[16] CFLCo remet ce paradigme en question dans le cadre du présent débat.
C. La situation des parties suivant la conclusion du Contrat
[17] Pour CFLCo, cette remise en question se justifierait en raison de certains changements fondamentaux et imprévisibles survenus sur le marché de l’électricité. Après la conclusion du Contrat, le prix de l’électricité a en effet considérablement augmenté, entre autres à cause des crises du pétrole des années 1970 et de la baisse de confiance de la population envers le nucléaire en raison d’un accident à une centrale en 1979. La position relative de CFLCo et d’Hydro-Québec sur le marché aurait aussi changé. Les technologies permettant le transport et la distribution de l’électricité sont plus efficaces. De même, depuis 1996, la commission américaine de réglementation de l’énergie — la Federal Energy Regulatory Commission — exige de toute entreprise qui vend de l’électricité aux États-Unis, dont Hydro-Québec, qu’elle permette l’accès à ses systèmes de transmission à tout tiers intéressé.
[18] Selon CFLCo, ces changements auraient en quelque sorte bouleversé l’équilibre du Contrat. Les prestations dont Hydro-Québec est créancière seraient aujourd’hui d’une valeur bien plus grande que ce que les parties avaient pu prévoir au moment de la conclusion du Contrat. D’après CFLCo, cette disproportion entre les prestations ne saurait être tolérée. Hydro-Québec devrait être tenue de renégocier le Contrat, plus précisément le prix de vente de l’électricité, afin de répartir de manière plus équitable les profits substantiels générés par la revente de l’électricité produite par la Centrale.
[19] Cela dit, d’autres changements dans les circonstances des parties survenus à la suite de la conclusion du Contrat doivent aussi être soulignés ici. D’abord, en 1974 et 1975, la société d’État Newfoundland and Labrador Hydro (« NLH ») acquiert les actions de Brinco, puis celles d’un autre actionnaire minoritaire de CFLCo, mais non celles d’Hydro-Québec. Les ambitions du gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador à l’égard du projet Churchill Falls deviennent alors rapidement évidentes. Dès 1976, le gouvernement de cette province tente de forcer CFLCo à « récupérer » plus d’électricité que ce à quoi elle a droit d’après le Contrat. CFLCo répond que cela entraînerait immanquablement l’inexécution des prestations qu’elle doit à Hydro-Québec et refuse d’obtempérer, si bien que les tribunaux des deux provinces se retrouvent saisis du litige. Notre Cour entend et rejette sommairement les appels des deux séries de décisions qui s’ensuivent et qui donnent raison sur toute la ligne à Hydro-Québec : Terre-Neuve (Procureur général) c. Churchill Falls (Labrador) Corp., [1988] 1 R.C.S. 1085; Hydro-Québec c. Churchill Falls (Labrador) Corp., [1988] 1 R.C.S. 1087.
[20] Ensuite, en 1980, l’assemblée législative de la province promulgue une loi ayant pour effet de rétrocéder au gouvernement les droits cédés à CFLCo en 1961. Une autre contestation judiciaire s’ensuit. Alors que la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador déclare la loi valide, notre Cour conclut unanimement qu’elle est ultra vires de la province, son caractère véritable étant d’affecter des droits qui, d’après le Contrat, sont situés au Québec, soit là où une partie peut intenter une action pour en bénéficier : Renvoi relatif à la Upper Churchill Water Rights Reversion Act, [1984] 1 R.C.S. 297.
[21] Parallèlement, Hydro-Québec et CFLCo entament des négociations afin de résoudre leurs différends. Ces négociations se poursuivent de manière sporadique pendant plusieurs années, mais les parties ne s’entendent jamais pour rouvrir le Contrat de 1969. Elles choisissent plutôt de conclure d’autres contrats en marge de celui-ci.
[22] Ainsi, en 1991, Hydro-Québec s’engage à acheter pour un temps limité le reste de la capacité de production de la Centrale. En 1998, les parties modifient les modalités du droit de « récupération » de CFLCo, de telle sorte que pour un certain temps, CFLCo revend cette électricité à NLH, qui elle la revend à Hydro-Québec à profit selon des conditions qui demeurent confidentielles. Depuis 2009, l’électricité visée par ces modalités du droit de récupération est revendue sur d’autres marchés et exportée au moyen des lignes de transmission d’Hydro-Québec. Enfin, en 1999, les parties signent le Guaranteed Winter Availability Contract, qui assure à Hydro-Québec la disponibilité de la capacité de production de la Centrale en période hivernale en contrepartie de revenus additionnels substantiels à CFLCo. Fait à noter, ces deux derniers contrats viennent à échéance en même temps que le Contrat d’électricité, soit en 2041.
[23] Malgré tous ces changements, l’exécution des prestations prévues au Contrat se déroule généralement sans problème. Le dossier ne fait mention d’aucun manquement par les parties, ni de mésentente sur l’interprétation ou l’application de la lettre du Contrat. Selon la compréhension du juge, CFLCo a reçu ce qu’elle cherchait à obtenir au moment de la négociation. Sa stratégie de développement de l’époque s’est concrétisée sans heurts : Brinco a pu réaliser la Centrale sans devoir investir ses propres fonds, tout en conservant la position d’actionnaire majoritaire de CFLCo, une stratégie dont profite NLH aujourd’hui. CFLCo a tiré de son investissement le rendement prévu et attendu, en plus de recevoir les autres bénéfices que le Contrat lui octroyait.
[24] C’est sur cette toile de fond que le litige actuel devant les tribunaux s’est concrétisé. Le présent pourvoi est d’ailleurs le troisième dont notre Cour est saisie relativement à la portée du Contrat d’électricité. Le juge de première instance mentionne à ce chapitre que le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador s’est engagé à payer tous les frais afférents au litige et que celui-ci est né peu de temps avant le remboursement complet par CFLCo de la dette qu’Hydro-Québec garantissait jusqu’alors en partie pour les coûts de construction de la Centrale. À ses yeux, le litige constitue en définitive une autre tentative injustifiée de la province d’échapper à ses obligations contractuelles et de priver Hydro-Québec des avantages auxquels elle a droit aux termes du Contrat.
III. Historique judiciaire
A. Cour supérieure du Québec, 2014 QCCS 3590
[25] Sur la foi des arguments présentés par CFLCo, le juge Silcoff identifie quatre questions en litige. Il traite les deux premières questions ensemble, qu’il formule ainsi : Vu les circonstances entourant la négociation et la conclusion du Contrat d’électricité et les événements subséquents, le refus d’Hydro-Québec de renégocier le prix de l’électricité est-il un bris de ses obligations de coopération et de bonne foi? Dans l’affirmative, la cour peut-elle intervenir?
[26] Après avoir passé en revue les ouvrages de doctrine qui traitent de la « nouvelle moralité contractuelle » découlant de l’application du Code civil du Québec (« C.c.Q. » ou « Code ») et des obligations afférentes au devoir général de bonne foi, le juge Silcoff prend note des objections d’Hydro-Québec voulant que la force obligatoire des contrats demeure centrale en droit québécois et que ce devoir de bonne foi ne saurait entraîner une obligation de partager un profit légitimement obtenu. Pour répondre aux deux premières questions, le juge estime qu’il doit cerner la nature de la relation entre les parties ainsi que leurs attentes légitimes, et considérer la possibilité que celles-ci aient été déçues.
[27] Le juge Silcoff conclut que CFLCo ne s’est pas déchargée de son fardeau de preuve à cet égard. Selon lui, ni le Contrat ni les circonstances de sa conclusion ne révèlent que la relation entre les parties est fondée sur le partage équitable des risques et bénéfices et requiert un niveau considérable de coopération, confiance et compromis. Bien que les parties aient eu une attitude de collaboration après la signature de la Lettre d’intention, leur entente finale s’est cristallisée dans le Contrat et non dans cette Lettre. Pour le juge, la volonté des parties était de fixer les prix de l’électricité sans permettre la renégociation ou l’ajustement des prestations dans le futur en fonction des aléas du projet. Le caractère fixe des prix était justement l’avantage qu’Hydro-Québec tirait du Contrat, ce qu’elle s’attendait légitimement à recevoir. CFLCo ne peut donc demander à un tribunal de l’en priver aujourd’hui. Hydro-Québec a agi de bonne foi, dans un esprit de loyauté, en respectant le Contrat et rien ne justifie d’y trouver une obligation implicite de renégociation et de faire abstraction de la volonté des parties. Le juge en conclut qu’il n’y a pas lieu d’intervenir dans le sens souhaité par CFLCo.
[28] Cela établi, le juge Silcoff se penche ensuite sur les réparations demandées par CFLCo, qui incluent soit la résiliation pure et simple du Contrat, soit une déclaration portant qu’Hydro-Québec a le devoir de renégocier celui-ci, soit la révision du Contrat par le juge pour y insérer une formule d’indexation des prix de l’électricité suggérée par CFLCo. Vu ses conclusions sur les deux premières questions, le juge Silcoff considère que CFLCo n’a droit à aucune des réparations recherchées. Il souligne par ailleurs que la formule d’indexation proposée souffre d’incohérences et de lacunes méthodologiques et qu’il y aurait donc lieu de l’écarter.
[29] Enfin, le juge Silcoff conclut qu’en tout état de cause, le recours de CFLCo est prescrit. Il rejette la théorie de CFLCo voulant que le refus d’Hydro-Québec de renégocier le Contrat soit une faute continue. Puisque CFLCo fait valoir un droit personnel qui tirerait sa source de changements sur le marché de l’électricité dont le plus récent serait survenu au plus tard en 1997, le recours est prescrit depuis l’an 2000.
B. Cour d’appel du Québec, 2016 QCCA 1229
[30] Une formation de cinq juges de la Cour d’appel du Québec rejette unanimement l’appel de CFLCo.
[31] La cour conclut d’abord que le juge Silcoff n’a commis aucune erreur manifeste et déterminante dans son évaluation de la preuve. Elle rejette l’argument de CFLCo voulant que les attentes des parties à un contrat de longue durée doivent être établies à l’aune du concept de la prévisibilité. En l’occurrence, la preuve révèle que les parties ont établi les prix de l’électricité non pas en fonction du marché de l’électricité et de la prévisibilité de ses tendances à long terme, mais en fonction d’autres facteurs. Ces facteurs incluent le coût de la construction de la Centrale, le fait que les frais de production de l’hydroélectricité sont faibles et stables une fois une centrale construite, considération qu’Hydro-Québec souhaitait voir reflétée dans les prix qu’elle paierait, et le besoin de CFLCo d’obtenir des entrées de fonds substantielles dès le début du Contrat.
[32] La Cour d’appel ajoute que les conclusions du juge de première instance, selon lesquelles les parties ont décidé de faire supporter par Hydro-Québec les risques liés à la variation des prix de l’électricité et ont sciemment choisi de ne pas inclure de clause de rajustement de prix au Contrat, sont solidement étayées par la preuve. Elle rejette donc l’argument voulant que l’équilibre du Contrat ait été bouleversé par des changements imprévisibles sur le marché : les prestations des parties n’étaient pas définies en fonction des conditions du marché et le Contrat répartissait clairement les risques liés aux possibles changements de celles-ci. Bref, elle retient que l’imprévisibilité alléguée n’est ni pertinente au litige, ni établie en faits.
[33] La Cour d’appel souligne ensuite que les parties formulent chacune de façon très différente la question de droit au cœur du litige. Alors que CFLCo plaide que la bonne foi tempère le principe de la force obligatoire des contrats et que les parties à un contrat relationnel ont une obligation de collaboration qui peut, dans des circonstances particulières, entraîner une obligation de modification du contrat, Hydro-Québec soutient que CFLCo invoque en réalité la théorie de l’imprévision. Or, cette théorie, qui peut exiger d’une partie qu’elle renégocie un contrat advenant un changement de circonstances soudain ayant pour effet de rendre le contrat trop onéreux pour l’autre partie, n’est pas reconnue en droit civil québécois.
[34] À cet égard, la Cour d’appel analyse les débats qui ont précédé l’adoption du Code. Elle note que, bien que l’Office de révision du Code civil ait suggéré au législateur d’introduire la théorie de l’imprévision dans le cadre d’une série de recommandations visant à rendre le droit des contrats plus juste et équitable, cette suggestion ne fut pas retenue. Cette théorie est par conséquent absente du Code. Néanmoins, la cour estime que rien n’exclut que, dans certains cas précis où le législateur a ouvert la porte à l’intervention judiciaire en cas d’abus ou de comportement déraisonnable, il puisse se développer un droit de l’imprévision d’origine prétorienne.
[35] Cela étant, notant que CFLCo plaide que la bonne foi exige parfois d’une partie qu’elle aide son cocontractant à remédier à ses difficultés, la Cour d’appel reconnaît la possibilité que dans certaines situations, à tout le moins théoriques, bonne foi et imprévision puissent parfois se chevaucher. Elle considère toutefois que, en l’espèce, les obligations qui incombent à Hydro-Québec en raison de son devoir général de bonne foi ont été respectées. Rien n’indique qu’Hydro-Québec ait agi de mauvaise foi. Veiller aux intérêts de son cocontractant n’exige pas d’une partie qu’elle sacrifie ses propres intérêts. Puisqu’Hydro-Québec n’a obtenu aucun avantage indu ni commis d’abus de droit en exigeant le respect de la lettre du Contrat, la cour conclut qu’elle ne peut intervenir.
[36] Enfin, par intérêt doctrinal, la Cour d’appel explore les caractéristiques de la théorie de l’imprévision, telle qu’elle existe dans d’autres ressorts civilistes. Elle signale cependant que cette théorie ne saurait de toute façon trouver application ici en l’absence de coûts d’exécution plus onéreux pour CFLCo ou d’une diminution de la valeur de la contre-prestation qu’elle reçoit. En dernière analyse, la cour retient que CFLCo plaide essentiellement que le Contrat est lésionnaire du fait qu’il en découle un avantage excessif en faveur d’Hydro-Québec. Or, cet argument ne trouve tout simplement aucun appui en droit civil québécois, la lésion ne pouvant généralement être invoquée que par des mineurs ou des majeurs protégés.
IV. Questions en litige
[37] Le pourvoi soulève en définitive une question centrale : CFLCo peut-elle exiger qu’Hydro-Québec renégocie le Contrat d’électricité en raison des changements dits imprévisibles survenus sur le marché de l’électricité depuis sa conclusion? Sur ce point, CFLCo invoque des erreurs qu’aurait commises le premier juge dans sa qualification et son interprétation de la relation contractuelle entre les parties, ainsi que dans son appréciation du rôle de la bonne foi en matière contractuelle.
[38] Si la réponse à cette question principale est affirmative, deux questions subsidiaires se soulèvent : Notre Cour peut-elle accorder les réparations recherchées par CFLCo? Dans l’affirmative, si ces réparations sont possibles, le recours de CFLCo est-il néanmoins prescrit?
[39] J’estime que les arguments soulevés par CFLCo, tant sur le fondement de ses revendications que sur les réparations recherchées, ne se justifient ni au regard de la preuve analysée et retenue par le juge de première instance, ni au regard du droit civil québécois. En outre, je considère que son recours est prescrit en l’espèce. Bref, peu importe l’angle sous lequel on l’aborde, l’appel doit être rejeté.
V. Analyse
A. La demande de renégociation du Contrat
[40] CFLCo soutient que, au regard de la nature du Contrat et des obligations de bonne foi et d’équité des parties, Hydro-Québec avait l’obligation de renégocier le Contrat lorsque celui-ci s’est révélé être pour elle une source inattendue de profits substantiels. Cette renégociation serait requise afin de répartir de manière plus équitable les profits entre les parties. D’où sa demande sollicitant une ordonnance imposant minimalement la renégociation du Contrat et la modification du Contrat, selon une formule d’ajustement des prix de son cru, pour forcer Hydro-Québec à partager une partie des profits qu’elle obtient en revendant l’électricité achetée aux termes de celui-ci, ou, subsidiairement, la résiliation du Contrat.
[41] À l’appui de sa thèse, CFLCo soulève d’abord des arguments de nature factuelle qui touchent à la qualification du Contrat, à son contenu et à son interprétation. Elle soutient que le Contrat est un contrat de nature relationnelle analogue à une « joint venture » ou coentreprise. Selon la théorie qu’elle avance, les parties ont toujours voulu prioriser la bonne collaboration et le partage équitable des risques et bénéfices liés au projet. Toutefois, plusieurs événements imprévus auraient fondamentalement altéré la nature du marché de l’électricité et, par ricochet, l’équilibre des prestations des parties. CFLCo ajoute que le Contrat ne peut être considéré comme ayant envisagé le risque de fluctuations des prix de l’électricité aussi radicales que celles qui ont eu lieu depuis les années 1980 : de telles fluctuations étaient impossibles à prévoir en 1969.
[42] Or, comme l’analyse qui suit le démontre, qualifier le Contrat de cette façon contredit sa lettre et ignore certains faits cruciaux concernant l’intention des parties au moment de sa conclusion. La preuve ne révèle pas que les parties entendaient assumer ensemble la responsabilité pour le projet ou créer une relation juridique flexible, mais plutôt qu’elles avaient la volonté de convenir de prestations déterminées. La preuve révèle aussi une intention claire de faire supporter par Hydro-Québec la majorité des risques liés au développement de la Centrale, y compris les risques de fluctuations des prix de l’électricité, peu importe l’ampleur de ces fluctuations. Comme la Cour d’appel le souligne avec justesse, le juge de première instance ne commet à ce chapitre aucune erreur manifeste et déterminante qui puisse justifier une intervention. Sa conclusion décisive sur le paradigme du Contrat, à savoir que les prix fixes et la longue durée du Contrat étaient les bénéfices qu’Hydro-Québec cherchait justement à obtenir en 1969, est fortement appuyée par la preuve analysée.
[43] CFLCo plaide ensuite qu’Hydro-Québec ne peut, en droit, jouir de tels profits sans être tenue d’en distribuer une partie à sa cocontractante, invoquant au soutien de cette prétention tantôt l’obligation générale de bonne foi que reconnaît le droit civil québécois, tantôt les obligations implicites du Contrat fondées sur l’équité. Sur une obligation générale de coopération reconnue en doctrine et en jurisprudence, elle prétend fonder une obligation de renégociation du Contrat et, de là, l’obligation pour Hydro-Québec de partager les profits que lui rapporte le Contrat. Toutefois, comme le souligne avec à-propos Hydro-Québec, CFLCo se trouve ainsi à invoquer essentiellement le droit d’exiger la renégociation d’un contrat pour cause d’imprévision. Soit dit avec égards, aucun des arguments juridiques qu’elle avance à cet égard ne résiste à l’analyse ou ne convainc. Aucun ne permet non plus d’écarter le constat inéluctable que, aux termes du Contrat, Hydro-Québec est en droit d’exiger le respect de la lettre de celui-ci et de l’équilibre des prestations qu’il établit, au bénéfice des parties qui se sont liées en toute connaissance de cause. Accepter la prétention de CFLCo priverait Hydro-Québec des principaux bénéfices qu’elle tire du Contrat.
[44] Avant d’analyser plus amplement cette question centrale du pourvoi, un commentaire sur le droit applicable s’impose. Le Contrat d’électricité, qui prévoit sa reconduction automatique 40 ans après la mise en service de la Centrale à pleine capacité, a été conclu en 1969. Il s’agit donc ici d’une situation juridique contractuelle qui était en cours au moment de l’entrée en vigueur du Code en 1994 : art. 4 de la Loi sur l’application de la réforme du Code civil (« LARCC »). Le Contrat n’est donc pas entièrement soumis à la « loi nouvelle ». Entre autres, les règles supplétives servant à déterminer la portée des obligations des parties, dont les art. 1431 et 1434 C.c.Q. qu’invoque CFLCo pour orienter la lecture du Contrat, ne s’appliquent pas : art. 4 al. 1 LARCC. Toutefois, ces deux articles reprennent essentiellement des articles antérieurs du Code civil du Bas-Canada, soit les art. 1020 et 1024. L’analyse de la situation juridique des parties est donc la même tant sous l’ancien Code que sous le nouveau. Comme les parties conviennent que c’est le cas, je m’en tiendrai aux références aux articles du Code à ce chapitre. Les dispositions du Code qui encadrent l’exercice des droits et l’exécution des obligations s’appliquent par contre au Contrat : art. 4 al. 2 LARCC. Cela inclut notamment les articles qui prévoient l’obligation qu’a une partie d’agir de bonne foi dans l’exercice de ses droits et dans l’exécution de ses obligations contractuelles.
(1) Le Contrat : paradigme, qualification et contenu
[45] Du point de vue de l’analyse factuelle, l’argumentation de CFLCo repose sur l’importance, à son avis sous-estimée, des circonstances entourant la conclusion du Contrat. Selon elle, la différence entre le marché de l’électricité à la fin des années 1960 et ce même marché aujourd’hui est si marquée et si radicale qu’il convient de décrire la transition de l’un à l’autre de véritable changement de paradigme. Tout son raisonnement gravite autour de ce point névralgique de sa thèse. Pour CFLCo, suivant ce paradigme, qu’elle qualifie de paradigme de la régulation et du marché, le Québec était à la fin des années 1960 le seul marché de l’électricité auquel avait accès Terre-Neuve-et-Labrador, l’électricité était perçue comme un bien public plutôt qu’une source de profits, et en raison du faible coût de l’énergie sur les marchés, une hausse substantielle du prix de l’électricité n’était pas véritablement envisageable par les parties. En outre, les parties au Contrat pouvaient difficilement imaginer un paradigme de la régulation et du marché différent.
[46] Selon CFLCo, cette réalité a dicté la structure du financement du projet et le modèle de répartition des risques et bénéfices prévus par le Contrat. Les parties voulaient de fait créer un contrat relationnel et de « joint venture » ou coentreprise. Elles ont convenu d’un Contrat qui aurait permis à chaque partie d’obtenir une juste part de la valeur de l’hydroélectricité produite à Churchill Falls si les circonstances n’avaient pas changé aussi radicalement. Ce serait uniquement à cause du changement radical du paradigme du marché que la nature réelle du Contrat se trouve aujourd’hui occultée, et que la lettre du Contrat semble répartir les risques et bénéfices de la façon déterminée par le juge Silcoff. Si ce dernier avait qualifié le Contrat en tenant compte du contexte réglementaire et de l’état du marché, il aurait reconnu que les parties ont conclu un contrat relationnel de coentreprise. Or, au regard de la nature même de ces types de contrats et des obligations implicites que le Contrat d’électricité comprendrait en conséquence, CFLCo estime qu’Hydro-Québec avait l’obligation de renégocier le Contrat et de convenir d’un nouveau partage des profits qu’elle tire en vertu de celui-ci.
[47] Dans la foulée de ce raisonnement, CFLCo plaide que, puisqu’un changement de paradigme du marché de l’électricité était inimaginable au moment de la conclusion du Contrat, le juge Silcoff aurait également fait erreur en concluant que les parties ont même pu former l’intention commune que leur Contrat régisse la vente de l’électricité produite à Churchill Falls dans ce nouveau contexte. En omettant de tirer les bonnes inférences de ces faits clés, le juge Silcoff aurait une fois de plus mal interprété le Contrat.
[48] Je précise d’entrée de jeu qu’aucune partie n’invoque ici un quelconque vice de formation du Contrat. CFLCo reconnaît aussi qu’elle ne plaide pas la lésion, étant donné que les prestations respectives des parties étaient équilibrées au moment de la conclusion du Contrat. Il ne lui serait par ailleurs d’aucune utilité de soulever la lésion, car le Code, comme son prédécesseur du reste, prévoit clairement que celle-ci ne vicie généralement le consentement qu’à l’égard des mineurs et des majeurs protégés. J’ajoute que, comme le Contrat est manifestement un contrat de gré à gré, CFLCo ne peut non plus invoquer l’existence de clauses abusives dans celui-ci, ni exiger qu’il soit interprété en sa faveur.
[49] Cela dit, il convient de rappeler qu’en l’espèce, tant l’interprétation que la qualification du Contrat demeurent des questions mixtes de fait et de droit : Uniprix inc. c. Gestion Gosselin et Bérubé inc., 2017 CSC 43, [2017] 2 R.C.S. 59, par. 41-42; voir aussi Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633, par. 50. Puisqu’elles portent sur un ensemble particulier de circonstances qui n’est pas susceptible de présenter d’intérêt à titre de précédent, l’interprétation et la qualification de ce Contrat par le juge d’instance ne peuvent être renversées qu’en cas d’erreur manifeste et déterminante : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 28 et 36.
[50] Mon collègue soutient que ce ne serait pas le cas. La qualification du Contrat au regard de sa composante relationnelle serait, ici, une pure question de droit. Il s’autorise de cette conclusion pour ensuite substituer son interprétation de l’intention des parties à celle du premier juge, en ayant du reste lui-même recours à la preuve. Ce faisant, il écarte en fin de compte l’appréciation du juge Silcoff de la preuve documentaire, testimoniale et d’experts sur laquelle celui-ci s’est appuyé pour cerner le paradigme central du Contrat qui, à ses yeux, fait échec à cette composante relationnelle qu’invoque CFLCo.
[51] Je ne puis accepter la prémisse qui sous-tend l’analyse de mon collègue. Dans Uniprix, une majorité de la Cour a récemment revu ce que constitue la qualification d’un contrat en droit civil québécois. Pour les besoins du présent pourvoi, il suffit de retenir ceci :
1) « c’est [la] classification du contrat — selon sa réglementation, ses conditions de formation, son objet et son mode d’exécution — qui permet d’en préciser la nature et d’ainsi cerner la qualification qui lui est propre » (par. 27);
2) « il est [. . .] inopportun de concevoir cette qualification du contrat comme un exercice purement objectif [car] [c]ette “opération cruciale pour le juge” ne peut [. . .] être accomplie qu’en “recherch[ant] la véritable intention des parties à cet égard”» (par. 28);
3) « [p]our qualifier le contrat, le tribunal doit ainsi examiner non seulement “les obligations et autres effets du contrat [que les parties] ont prévus”, mais aussi “parfois les circonstances de sa formation et la manière dont elles l’ont appliqué”» (par. 29); et
4) « la qualification d’un contrat peut dépendre de la preuve de l’intention commune des parties à l’égard de sa nature et de son contenu [et] [l]orsqu’il est nécessaire de s’en remettre à la preuve de cette intention, la Cour d’appel du Québec reconnaît à juste titre que la qualification du contrat est alors une question mixte de fait et de droit » (par. 42).
[52] Or, c’est précisément le genre d’exercice fouillé auquel s’est livré le premier juge en l’espèce et que la Cour d’appel a revu en détails dans son arrêt. Soutenir que les cours inférieures n’ont pas tenu compte de la preuve — intrinsèque ou extrinsèque au Contrat — pour cerner la nature de la relation contractuelle des parties sur la foi de leur intention commune ferait abstraction de dizaines de paragraphes des motifs de la Cour supérieure et de la Cour d’appel. Je me contenterai de signaler que l’analyse contextuelle du juge Silcoff couvre les par. 450-541 de ses motifs. Elle se veut le fondement de l’examen qu’il fait ensuite de la nature de la relation contractuelle des parties : par. 542-569. Les conclusions qu’il en tire, dont celles figurant aux par. 553 et 556, prennent largement appui sur l’ensemble de cette preuve.
[53] Pour ma part, j’estime que les divers arguments de CFLCo visant à remettre en contexte le Contrat ne permettent pas de dégager quelque erreur du juge Silcoff qui justifierait de renverser ses conclusions de fait sur le paradigme du Contrat, sur sa qualification et sur son interprétation. Il en va de même, contrairement à ce que plaide CFLCo, de l’évaluation que le premier juge fait de la preuve au regard de l’absence des changements imprévisibles qui seraient survenus. Que l’on accepte que ces changements aient été radicaux ou non, les conclusions de fait du juge Silcoff sur la question des choix faits par les parties pour gérer les risques et les incertitudes liés au projet sont incompatibles avec ces arguments. Il s’ensuit que le premier volet de l’argumentation de CFLCo sur la question centrale du pourvoi, factuel celui-là, doit échouer.
a) Le paradigme du Contrat
[54] Au terme de son analyse du contenu et des clauses du Contrat, le juge de première instance conclut que celui-ci répartit de façon précise les risques et les bénéfices du projet. Après avoir considéré l’ensemble des faits pertinents, il cite un extrait du rapport de l’expert Lapuerta pour décrire en ces termes le paradigme contractuel, la vision au cœur du modèle de la transaction : [traduction] « . . . Hydro-Québec a accepté des risques importants, mais a bénéficié de certitude quant aux coûts et de protection contre l’inflation, alors que CFLCo a été en mesure d’emprunter des sommes considérables et d’obtenir un rendement relativement sûr sur son investissement, et que Brinco a conservé sa participation majoritaire » (par. 488 (CanLII) (soulignement omis)).
[55] En somme, le juge Silcoff retient ce qui suit sur les obligations fondamentales qui caractérisent ce contrat innommé, lequel inclut le droit d’Hydro-Québec de profiter de coûts fixes. Pour que Brinco puisse financer la Centrale par voie d’emprunts plutôt que par émission d’actions, et pour que CFLCo puisse obtenir une garantie de revenus à long terme susceptible de rassurer ses créanciers, Hydro-Québec a accepté de supporter les risques associés au projet. En s’engageant à financer CFLCo advenant des dépassements de coûts et à acheter de l’électricité peu importe ses besoins, Hydro-Québec permettait à CFLCo de jouir d’une protection relative contre le risque de rendements plus faibles sur son investissement et de baisses des prix de l’électricité. En contrepartie des risques qu’elle assumait, Hydro-Québec obtenait des prix en moyenne inférieurs à ceux qu’elle aurait dû payer si elle avait dû entreprendre d’autres projets. Elle profitait de cet avantage particulièrement à la fin du Contrat, les prix étant plus élevés au début afin de répondre au besoin de liquidités de CFLCo à ce moment, mais cette structure décroissante convenait à Hydro-Québec qui obtenait ainsi une garantie de prix fixes à long terme. Il était dès lors acquis que, ce faisant, Hydro-Québec assumerait ou profiterait, selon le cas, des pertes ou bénéfices découlant de toute fluctuation du prix de l’électricité.
[56] CFLCo plaidait de fait en première instance, et toujours devant notre Cour, que le sens de la clause du Contrat qui fixe les prix de l’électricité était incertain, si bien que le Contrat serait en quelque sorte ambigu. Le juge Silcoff a résolu cette ambigüité alléguée en considérant notamment la preuve présentée par les deux parties sur les circonstances de la conclusion du Contrat. L’interprétation qu’il a retenue repose sur une conclusion de fait décisive, soit celle voulant que les parties aient sciemment choisi de ne pas inclure de formule d’ajustements des prix dans le Contrat. Cette conclusion s’appuie notamment sur la lecture du procès-verbal de la rencontre conjointe des comités exécutifs des conseils d’administration de Brinco et de CFLCo, au cours de laquelle la demande d’Hydro-Québec de renouveler le Contrat pour 25 ans a été discutée. Le procès-verbal de la rencontre indique que les membres des deux comités croyaient qu’il serait impossible pour CFLCo de tenter de limiter la portée du renouvellement en suggérant de moduler par voie d’indexation le prix de l’électricité sans, ce faisant, priver la prolongation de tout effet utile pour Hydro-Québec. Le juge Silcoff retient de plus qu’aucune preuve n’appuie la thèse contraire selon laquelle l’absence d’une telle formule résulterait plutôt, comme le propose CFLCo, d’une omission des parties de considérer la possibilité d’un changement sur le marché.
[57] Le choix de fixer les prix de l’électricité et de faire supporter par Hydro-Québec le risque que ces prix se révèlent plus élevés ou plus bas que ceux du marché après un certain temps a contribué à façonner une entente finale qui, aux yeux des parties, répartissait de manière adéquate les risques et les bénéfices liés au projet. Le juge Silcoff souligne que la preuve, qui au demeurant n’est pas sérieusement remise en question par CFLCo, mène à la conclusion que les modalités établissant les prix de l’électricité reflétaient les risques assumés par Hydro-Québec en vertu du Contrat. L’un des experts de CFLCo a même qualifié de raisonnable cette répartition des risques et des bénéfices, et le juge Silcoff a retenu, [traduction] « sur la base de la preuve crédible non contredite », que les parties ont consenti à cette allocation, qu’elles considéraient réciproquement bénéfique : par. 469.
[58] En l’absence d’erreur manifeste et déterminante du premier juge sur cet aspect névralgique, l’assise fondamentale de la position de CFLCo au sujet de la nature du Contrat ne peut être retenue. Accepter sa conception selon laquelle la lettre du Contrat serait fondée sur les considérations de régulation et de marché qu’elle identifie et ne reflèterait pas l’intention des parties hors de ces circonstances spécifiques est inconciliable avec l’interprétation de la preuve retenue par le premier juge pour cerner sa conception du Contrat. Or, c’est la compréhension qu’en a eue le premier juge et qui fut acceptée par la Cour d’appel qui doit guider l’analyse.
b) La qualification du Contrat
[59] Devant notre Cour, CFLCo allègue, comme elle l’a fait devant la Cour d’appel, que le Contrat serait un contrat relationnel. Elle plaide aussi que l’entente des parties aurait créé un projet commun caractéristique d’une « joint venture » ou coentreprise. Je ne retiens pas ces prétentions. Les arguments qu’avance CFLCo ne sont pas étayés par la preuve et ne font pas échec aux conclusions de fait du juge Silcoff sur le paradigme du Contrat d’électricité.
(i) Le Contrat n’est pas une « joint venture » ou coentreprise
[60] Selon CFLCo, puisque les parties entendaient mettre leurs ressources en commun pour mener à terme un projet important et partager équitablement les bénéfices de cette aventure, elles auraient conclu un contrat caractéristique d’une « joint venture ». Le concept de « joint venture », issu de la common law, est parfois traduit en droit civil québécois par les termes « coentreprise », « groupement momentané d’entreprises » ou « consortium » d’entreprises : B. Larochelle et C. Bouchard, Contrat de société et d’association (3e éd. 2012), p. 100; voir aussi V. Karim, Le consortium d’entreprises, joint venture : nature et structure juridique, rapports contractuels, partage des responsabilités, modes alternatifs de règlement des différends : médiation et arbitrage (2016), par. 23. Ce concept ne renvoie toutefois pas nécessairement à une forme juridique particulière. Swan, Bala et Adamski le définissent comme [traduction] « une relation commerciale qui peut prendre diverses formes ou structures juridiques » : A. Swan, N. C. Bala et J. Adamski, Contracts : Cases, Notes & Materials (9e éd. 2015), § 7.243; voir aussi C. Bouchard, « Les rapprochements entre la société de personnes et le partnership : une étude de droit comparé canadien » (2001), 42 C. de D. 155, p. 184. Selon certains, la « joint venture » de la common law ne serait en fait qu’un « partnership », entité semblable à la société de personnes du droit civil, mais dont la durée serait limitée à un seul projet : R. Flannigan, « The Legal Status of the Joint Venture » (2009), 46 Alta. L. Rev. 713, p. 715 et 720.
[61] Comme le souligne la doctrine, les tribunaux québécois ont ainsi tendance à assimiler le contrat de coentreprise au contrat de société en participation : voir Bouchard, p. 188-189; M. Guénette, Les différentes formes d’entreprises au Canada (2015), p. 233. Mais le Code prévoit que le contrat de société a pour éléments essentiels la mise en commun de ressources pour exercer une activité, de même que le partage des bénéfices qui en découlent : art. 2186 al. 1. Une coentreprise prend donc forme lorsque des entreprises choisissent de s’associer et de collaborer à la réalisation d’un projet, en investissant chacune des ressources et en partageant les profits du projet. Une société distincte est alors créée jusqu’à ce que, entre autres, le projet soit mené à terme, et les parties associées peuvent être tenues responsables des engagements et des dettes de leur partenaire : art. 2253 à 2255 C.c.Q.
[62] Cela étant, l’absence de faits témoignant d’une volonté des parties de former une société est fatale à l’argument de CFLCo cherchant à assimiler le Contrat à ce type de relation contractuelle. De plus, bien que CFLCo et Hydro-Québec aient chacune investi des ressources au projet, la preuve ne révèle pas qu’elles en transféraient la propriété ou la jouissance à quiconque, ni que ces ressources étaient mises à la libre disposition de l’autre partie au Contrat : art. 2199 et 2251 C.c.Q.
[63] Il est vrai qu’une certaine doctrine défend l’existence en droit québécois d’un contrat sui generis de coentreprise. Selon le professeur Karim par exemple, l’absence d’éléments indiquant l’intention de former une société dans un contrat qui signale par ailleurs l’intention de mettre en commun des ressources et de partager la responsabilité pour un projet définirait justement ce qu’est la coentreprise : voir Karim (2016), par. 41, 46 et 47; voir aussi Larochelle et Bouchard, p. 102. Le professeur Karim souligne toutefois qu’il faut prendre soin de distinguer ce contrat sui generis d’autres types de contrat, par exemple le contrat de sous-traitance :
Le fait que plusieurs entreprises assument chacune une partie des travaux pour un prix déterminé en offrant la collaboration qu’exige l’exécution des différentes parties du projet, sera insuffisant pour conclure à l’existence d’une entente de joint venture. C’est la volonté d’assumer ensemble la responsabilité qui découle de la réalisation du projet envisagé qui est le facteur déterminant pour que l’on soit en présence d’une telle entente. [Je souligne; par. 47.]
[64] Cette autre définition de la coentreprise n’est d’aucun secours pour CFLCo en l’espèce. En effet, la preuve ne révèle guère plus d’intention des parties d’assumer ensemble la responsabilité financière ou logistique du projet au-delà de la simple collaboration nécessaire à l’exécution de leurs prestations respectives. À ce sujet, le juge Silcoff a déterminé d’une part que les parties ont conclu un Contrat qui transférait à Hydro-Québec les risques financiers auxquels aurait normalement fait face CFLCo, et ce, après avoir mené une analyse sérieuse des risques qu’elles assumaient et des bénéfices qu’elles pourraient obtenir en concluant un accord. Le Contrat avait pour but, entre autres, de prémunir presque entièrement CFLCo contre de possibles retombées négatives. Manifestement, ceci n’indique pas une quelconque volonté de partager la responsabilité du projet, bien au contraire. D’autre part, s’il est vrai que le Contrat prévoit une certaine collaboration entre les parties, par exemple au titre de la gestion et de l’exploitation de la Centrale, ainsi que sur les questions de financement, les modalités de cette collaboration sont prédéfinies, et la responsabilité des parties quant à chaque aspect du projet est prédéterminée.
[65] Par conséquent, sans me prononcer sur la nature juridique précise du contrat dit de coentreprise en droit civil québécois, je constate que les caractéristiques généralement associées à cette forme d’arrangement sont absentes de la relation entre les parties. Rien n’indique que les risques étaient répartis de manière égale, et donc, que les parties entendaient assumer ensemble l’entière responsabilité du projet. Le Contrat définit clairement leurs obligations respectives et les risques particuliers que chacune doit supporter. Il n’y a pas lieu de reprocher au juge Silcoff de ne pas avoir replacé la lettre du Contrat dans les circonstances du marché d’électricité des années 1960, ce qui aurait révélé le prétendu contexte de collaboration et de partage équitable que suggère CFLCo. Il était tout à fait loisible au juge Silcoff d’interpréter les termes du Contrat et les événements entourant sa négociation tels qu’ils se présentaient.
(ii) Le Contrat n’est pas un contrat relationnel
[66] Dans la même perspective, CFLCo plaide aussi que la Cour d’appel aurait fait erreur en ne reconnaissant pas au Contrat les caractéristiques distinctives des contrats relationnels. Cet argument est similaire à celui fondé sur l’existence d’une coentreprise et constitue une sorte de variation sur un même thème. CFLCo invoque le caractère relationnel de son contrat avec Hydro-Québec pour étayer son argument voulant que les parties se doivent des obligations de collaboration et de bonne foi de la plus haute intensité. Sous ce rapport, au lieu de plaider que les parties ont toujours eu l’intention de partager les profits, CFLCo soutient cette fois qu’elles ont toujours eu l’obligation de le faire, et ce, en raison de la nature de leur relation. Comme le notait notre Cour dans Bhasin c. Hrynew, 2014 CSC 71, [2014] 3 R.C.S. 494, par. 60, les contrats relationnels exigent une collaboration somme toute plus active que les contrats transactionnels : voir aussi J.-L. Baudouin et P.-G. Jobin, Les obligations (7e éd. 2013), par P.-G. Jobin et N. Vézina, no 78.
[67] Le professeur Belley définit ainsi le contrat relationnel : « En première approximation, le contrat relationnel peut se définir comme celui qui établit les normes d’une coopération étroite que les parties souhaitent maintenir à long terme » (J.-G. Belley, « Théories et pratiques du contrat relationnel : les obligations de collaboration et d’harmonisation normative », dans Conférence Meredith 1998-1999, La pertinence renouvelée du droit des obligations : Back to Basics (2000), 137, p. 139). Par exemple, le contrat-cadre, qui remet à plus tard la négociation de certaines prestations, est un contrat qui a pour but principal de fixer et d’affirmer l’existence d’une relation et l’engagement des parties à le développer et le préciser dans le futur : Baudouin, Jobin et Vézina, no 78; C. LeBrun, Le devoir de coopération durant l’exécution du contrat (2013), par. 97 et suiv. Les contrats de travail, de sous-traitance, ou de franchise sont aussi cités comme exemples de contrats relationnels : Belley, p. 140.
[68] Le professeur Belley considère que par essence, ces contrats assurent une coordination économique plutôt qu’une série de prestations définies. Le fait de mettre l’accent sur la relation entre les parties a pour corollaire le fait de définir de manière très peu détaillée leurs prestations respectives. La professeure Rolland fait état du rôle qu’ont dû jouer les tribunaux pour permettre que des contrats-cadres qui n’incluaient pas, par exemple, de prix de vente, ne soient pas considérés incomplets et donc nuls : L. Rolland, « Les figures contemporaines du contrat et le Code civil du Québec » (1999), 44 R.D. McGill 903, p. 934-935. Dans cette même optique, dans Dunkin’ Brands Canada Ltd. c. Bertico Inc., 2015 QCCA 624, 41 B.L.R. (5th) 1, la Cour d’appel du Québec indique que l’absence de précisions des conditions du contrat de franchise fait ressortir sa nature relationnelle :
[traduction] De fait, ce n’est que lorsqu’on reconnaît que les termes exprès des contrats rendent compte de manière incomplète des droits et obligations des parties que la véritable nature de l’accord — un contrat innomé de franchise fondé sur une relation de collaboration à long terme entre des entreprises indépendantes — devient apparente. [Je souligne; note en bas de page omise; par. 59.]
[69] CFLCo offre sa propre définition du contrat relationnel, dont le Contrat d’électricité présenterait les caractéristiques : il s’agirait d’un contrat à long terme, entre parties interdépendantes, qui exige un haut degré de confiance et coopération. Avec égards, cette définition me semble trompeuse et sert en réalité à contourner l’essentiel. Comme le souligne la Cour d’appel, bien que la relation entre les parties reflète une certaine interdépendance et que le Contrat soit de longue durée, ces faits n’indiquent pas à eux seuls que leur entente comporterait une composante relationnelle qui justifierait d’imposer aux parties des obligations de bonne foi plus intenses. Le Contrat d’électricité est effectivement à très long terme, mais les différentes prestations dues pour l’ensemble de sa durée sont définies avec précision depuis le premier jour. Il s’agit d’un contrat synallagmatique (art. 1380 C.c.Q.), ce qui indique de facto l’interdépendance des prestations et donc des parties, mais ces dernières ont choisi d’encadrer soigneusement cette dépendance et d’en définir les limites. La participation de chacun des signataires au projet Churchill Falls était clairement quantifiée et définie, aucune prestation importante ne restait à définir. Or, cela témoigne de l’intention des parties que le projet se déroule suivant la lettre du Contrat, et non en fonction de leur capacité à s’entendre et à collaborer au jour le jour pour combler d’éventuelles lacunes contractuelles.
[70] Malgré cela, CFLCo suggère qu’il faudrait tenir compte des limites de la capacité humaine à prévoir les circonstances très variées dans lesquelles un contrat peut venir à s’appliquer, lesquelles peuvent être exacerbées dans les contrats à long terme. Cet argument me semble peu convaincant. Ces limites sont indéniables. Bien sûr, elles peuvent parfois motiver des personnes ou entreprises à inclure dans leurs contrats des clauses de révision ou de renégociation. Toutefois, il est tout aussi possible et tout aussi légitime pour les parties à un contrat à long terme de préférer la certitude à la flexibilité. Comme le soulignent Lluelles et Moore, il est plausible de présumer que des parties s’engageant à long terme ont choisi de le faire spécifiquement pour assurer la stabilité et la prévisibilité de leur projet en cas de possibles imprévus : D. Lluelles et B. Moore, Droit des obligations (2e éd. 2012), no 2249. J’ajouterai que ceci est particulièrement vrai en présence de parties averties, comme c’est le cas en l’espèce.
[71] Bref, la longue durée de la relation contractuelle et son caractère interdépendant n’indiquent pas en soi que le principe premier du Contrat — celui qui organise et sous-tend ses prestations principales — soit celui d’une relation de collaboration entre les parties. Le Contrat d’électricité prévoit une série de prestations déterminées et détaillées plutôt qu’une coordination économique flexible. Il ne s’agit donc pas d’un contrat relationnel. Encore une fois, cette conclusion est indépendante des caractéristiques du marché de l’électricité au moment de la conclusion du Contrat. Plaider l’existence d’un contexte différent sur ce marché ne suffit pas pour écarter l’analyse du juge Silcoff sur le paradigme du Contrat et sa conclusion que les parties entendaient faire supporter par Hydro-Québec les risques de fluctuations des prix.
(iii) La clause implicite de renégociation au Contrat
[72] CFLCo invoque aussi ses arguments sur la nature du Contrat pour appuyer sa prétention selon laquelle le Contrat d’électricité contiendrait des clauses dites implicites qui imposeraient à Hydro-Québec un devoir de collaboration et de renégociation des prix convenus. À ce chapitre, elle renvoie à l’art. 1434 C.c.Q. qui édicte ceci :
Le contrat valablement formé oblige ceux qui l’ont conclu non seulement pour ce qu’ils y ont exprimé, mais aussi pour tout ce qui en découle d’après sa nature et suivant les usages, l’équité ou la loi.
[73] Sous ce rapport, CFLCo invite notre Cour à reconnaître qu’il est nécessaire, vu sa structure et sa logique, que le Contrat d’électricité oblige les parties à le renégocier ou à partager les profits qu’elles obtiennent dans certaines circonstances. Puisque je conclus au rejet des arguments de CFLCo sur la qualification du Contrat, il n’y a certes pas lieu de déterminer s’il contient implicitement une clause qui imposerait de telles obligations. Une clause de ce genre ne saurait découler implicitement de la nature du Contrat que décrit le premier juge.
[74] En outre, les observations qui suivent sur les obligations implicites viennent renforcer la conclusion voulant que les arguments de CFLCo sur la nature du Contrat doivent être rejetés et que le premier juge n’ait commis aucune erreur en refusant de qualifier le Contrat de contrat de coentreprise ou de contrat relationnel. En effet, aux termes de l’art. 1434 C.c.Q., une obligation implicite peut découler de la nature d’un contrat lorsque cette obligation semble nécessaire pour que le contrat soit cohérent et lorsqu’elle s’inscrit dans son économie générale. La clause implicite qui prévoit cette obligation ne doit pas simplement ajouter au contrat d’autres obligations susceptibles de l’enrichir; elle doit combler une lacune dans les conditions de celui-ci : Lluelles et Moore, no 1542; voir aussi Baudouin, Jobin et Vézina, no 431; J. Pineau, D. Burman et S. Gaudet, Théorie des obligations (4e éd. 2001), par J. Pineau et S. Gaudet, no 235. Il est alors possible de présumer que la clause reflète l’intention des parties, qui est déduite de leur choix de conclure un contrat d’une certaine nature : Dunkin’ Brands, par. 65; Lluelles et Moore, no 1544; Baudouin, Jobin et Vézina, no 427. Comme l’affirment Baudouin, Jobin et Vézina, en matière d’obligation implicite, « [l]a poursuite de la justice contractuelle ne doit pas se faire au détriment de la prévisibilité du droit ni à coup de solutions artificielles » : no 431.
[75] En l’espèce, rien n’indique que les prestations des parties seraient incompréhensibles, sans fondement ou sans effet utile en l’absence d’obligation implicite incombant à Hydro-Québec soit de collaborer avec CFLCo au-delà des exigences ordinaires de la bonne foi, soit de redistribuer des profits inattendus. Le Contrat régit le financement de la Centrale et la vente de l’électricité qu’elle produit, en plus d’encadrer de manière stricte la quantité d’électricité que doit fournir CFLCo et le prix que doit payer Hydro-Québec. L’effet utile de cette vente pour les parties est clairement identifiable : Hydro-Québec obtient de l’électricité, alors que CFLCo en reçoit le prix. Le fait que ce prix puisse ne pas être en phase avec les prix du marché ne vient pas annihiler la logique même de la vente ou la priver de tout effet utile. Les avantages que chaque partie tire de cette vente sont en outre reliés aux autres prestations relatives à la construction de la Centrale. L’économie du Contrat ne comporte aucune lacune ou faille exigeant que notre Cour lise dans celui-ci une obligation implicite pour le rendre cohérent.
[76] Le premier juge a cerné le paradigme du Contrat. Sa formulation de ce paradigme correspond à la lettre du Contrat et à son analyse de la preuve pertinente. Ce paradigme est en plus le reflet de l’équilibre initial recherché par les parties. Les arguments qu’avance CFLCo sur l’erreur de qualification du Contrat par le juge ou sur les obligations implicites que comporterait le Contrat se heurtent à ces constats factuels. L’omission reprochée au juge de première instance, c’est-à-dire de ne pas avoir replacé le Contrat dans les circonstances du marché de l’électricité des années 1960, n’a aucun impact sur l’analyse, puisque la preuve relative aux négociations ayant mené au Contrat et à la lettre du Contrat ne fournit pas d’éléments qui permettraient d’asseoir une interprétation qui ferait de celui-ci un contrat de coentreprise ou relationnel. Les interprétations divergentes offertes par CFLCo ne peuvent supplanter les conclusions du juge sur la répartition entre les parties des risques prévus au Contrat qu’elles assument et sur les bénéfices afférents qui en découlent, notamment pour Hydro-Québec. Je souligne que l’application par mon collègue de sa conception de la nature relationnelle du Contrat (aux par. 180-183) est en réalité une réévaluation sommaire de l’intention des parties quant au paradigme central du Contrat, sur la foi d’une interprétation de la preuve, tant intrinsèque qu’extrinsèque, que le premier juge n’a justement pas retenue.
c) L’imprévisibilité des changements sur le marché de l’électricité
[77] La prétention relative à l’imprévisibilité des changements qui sont survenus dans le marché de l’électricité sert aussi d’assise à l’autre volet de l’argument factuel de CFLCo. Selon cette dernière, la conclusion que le risque lié à la variation des prix de l’électricité devait être supporté par Hydro-Québec serait erronée, puisque le paradigme de la régulation et du marché qu’elle propose comme contexte initial du Contrat serait inconciliable avec ce constat factuel du premier juge. Les parties étant incapables, en 1969, de prévoir les changements qui se produiraient bientôt sur ce marché, le Contrat ne saurait porter sur cette réalité nouvelle. Ainsi, aux yeux de CFLCo, bien que le Contrat semble fixer de manière permanente, et ce, jusqu’en 2041, les prix de l’électricité, ses clauses ne pouvaient répartir que certains risques précis, soit ceux qui étaient envisageables à la fin des années 1960. Ces modalités n’ont jamais été conçues pour régir la conduite des parties dans un contexte où l’une d’elles tire avantage du Contrat en réalisant grâce à celui-ci des profits substantiels. Le juge Silcoff aurait donc erré en concluant que les parties ont formé un accord de volonté portant sur une situation qu’elles ne pouvaient pas imaginer à l’époque de la conclusion du Contrat.
[78] Pour appuyer sa thèse, CFLCo s’en remet à l’art. 1431 C.c.Q., que le juge Silcoff aurait selon elle omis de considérer :
Les clauses d’un contrat, même si elles sont énoncées en termes généraux, comprennent seulement ce sur quoi il paraît que les parties se sont proposé de contracter.
Comme les parties ne se seraient vraisemblablement pas proposé de contracter à l’égard d’une situation de fait qu’elles ne pouvaient prévoir, bien qu’énoncées en termes généraux, les clauses du Contrat ne sauraient s’étendre à cette situation factuelle ou être considérées comme portant sur celle-ci.
[79] Je ne retiens pas cet argument. D’abord, CFLCo ne peut invoquer cet article, qui traite de l’interprétation des contrats, que si le Contrat est ambigu : Uniprix inc., par. 35-36. Or, ce n’est pas le cas. La clause 8.1 du Contrat et la clause 7.1 de l’annexe III du Contrat (Contrat renouvelé) stipulent qu’Hydro-Québec paiera l’électricité à un prix fixe, pendant une période de temps précise. Une fois cette période de temps écoulée, Hydro-Québec paiera un nouveau prix fixe, pendant une nouvelle période de temps précise, et ainsi de suite. Une évaluation superficielle des clauses du Contrat et de leur contexte suffit pour conclure que les parties entendaient fixer le prix de l’électricité pour toute la durée du Contrat. Malgré les changements de circonstances sur le marché, les clauses du Contrat conservent un sens précis et identifiable. En l’absence d’ambiguïté, il n’y a pas lieu d’appliquer ici l’art. 1431 C.c.Q.
[80] Ensuite, considération plus importante, le premier juge a retenu de la preuve que les parties entendaient répartir le risque d’une fluctuation de prix et qu’il y a eu accord de volontés sur ce point. À ce chapitre, le juge Silcoff a retenu l’opinion de l’expert Lapuerta sur la question de la prévisibilité des changements sur le marché de l’électricité. Il a accepté que les [traduction] « [p]articipants aux débats reconnaissaient explicitement l’état d’incertitude dans ce secteur » et que « les parties savaient que l’avenir était incertain et que les prix futurs constituaient des “variables connues mais indéterminées” » : par. 507-508. Bref, selon la compréhension de la preuve par le juge, les parties ont considéré ce risque et le Contrat devait entre autres servir à le répartir. CFLCo soutient que le risque s’est matérialisé à la suite d’événements hors de l’ordinaire et que la fluctuation des prix était plus importante que les fluctuations auxquelles les parties s’attendaient lorsqu’elles négociaient le Contrat. Cela n’est pas déterminant. Le risque de fluctuations des prix, variable connue, a été réparti par le Contrat. Il était admis par tous qu’il s’agissait d’une variable dont la valeur était, par définition, inconnue. Le moment où les fluctuations surviendraient, leur direction et leur ampleur, étaient des « known unknowns », des variables connues mais indéterminées. Bien au fait de cette réalité, les parties se sont néanmoins engagées de manière ferme, sans prévoir de clause de rajustement de prix, ce qui confirme que le Contrat devait s’appliquer peu importe l’ampleur des fluctuations.
[81] La conclusion du premier juge à cet égard n’est entachée d’aucune erreur manifeste et déterminante. Le juge Silcoff souligne à juste titre que les parties ont exprimé l’intention que le Contrat régisse leurs relations dans l’éventualité où les prix de l’électricité fluctueraient. Il est du reste paradoxal de constater que CFLCo met l’accent sur le fait que ces fluctuations sont extrêmes au point de fortement perturber et déséquilibrer la relation contractuelle. En effet, en insistant sur le fait que ce constat justifie une renégociation forcée du Contrat, elle se trouve à appuyer en réalité sa thèse sur la théorie de l’imprévision. C’est précisément ce que reproche Hydro-Québec à CFLCo en ce qui concerne le fondement juridique de son approche, ce sur quoi je vais m’attarder dans les paragraphes qui suivent.
d) Conclusion sur l’analyse factuelle
[82] Somme toute, les erreurs que CFLCo reproche au juge Silcoff d’avoir commises dans sa détermination du paradigme du Contrat, dans sa qualification de celui-ci et dans son évaluation des changements imprévisibles qui seraient survenus ne sont pas établies. Les parties n’entendaient pas assumer ensemble la responsabilité dans le cadre du projet. Elles ne souhaitaient pas établir une relation juridique dont les éléments précis seraient définis en cours de route. Elles ne s’engageaient pas à faire supporter par Hydro-Québec le risque de fluctuations des prix uniquement dans une certaine mesure. Leur engagement était au contraire défini, arrêté et à long terme. Toutes ces conclusions de fait prennent solidement appui dans la preuve; le fait de replacer la lettre du Contrat dans le contexte de régulation et de marché qui l’a vu naître ne les affecte en rien. La conclusion du juge Silcoff sur le paradigme du Contrat est le juste reflet de l’intention des parties et de l’équilibre initial recherché, connu et maintenu sans jamais être rompu.
(2) L’imprévision et la bonne foi
[83] Du point de vue de l’analyse juridique cette fois, et indépendamment de l’absence de fondement factuel qui appuierait une obligation de renégocier le Contrat ou de redéfinir les contours du partage des bénéfices que chacun en tire, CFLCo plaide qu’Hydro-Québec est de toute façon tenue en droit de renégocier le Contrat d’électricité. Son obligation prendrait racine dans les notions de bonne foi et d’équité qui, en droit civil québécois, modulent l’exercice des droits créés par tout type de contrat. Ces notions empêcheraient Hydro-Québec d’invoquer la lettre du Contrat, étant donné qu’agir ainsi dans des circonstances où le Contrat se traduit concrètement par des prestations disproportionnées constituerait un comportement qui irait à l’encontre de son obligation d’agir de bonne foi et dans le respect de l’équité. Et comme les prestations dues par les parties sont incommensurables depuis les changements survenus sur le marché, le refus d’Hydro-Québec de renégocier le Contrat constituerait une violation de ses obligations de bonne foi depuis ce jour.
[84] À ce chapitre, CFLCo insiste sur le fait qu’elle ne plaide pas la théorie de l’imprévision. Toutefois, force est de constater que ses arguments devant notre Cour s’apparentent beaucoup à cette théorie et en reprennent tous l’idée centrale : si, à l’origine, le Contrat était juste et reflétait l’intention des parties, il ne représente dorénavant plus cette intention initiale depuis la survenance de changements majeurs et imprévus sur le marché de l’électricité. Ce changement inattendu de circonstances qui serait venu rompre l’équilibre contractuel est un aspect central de son argumentation, peu importe sa mouture. Or, l’existence d’un changement de circonstances qui serait venu rompre l’équilibre contractuel est justement ce qui justifierait la renégociation forcée d’un contrat suivant la théorie de l’imprévision.
[85] Qu’à cela ne tienne, CFLCo prétend se garder d’invoquer cette théorie, mais soutient plutôt camper son argument dans les notions de bonne foi et d’équité qui régissent l’exécution des obligations contractuelles dans notre droit. Hydro-Québec estime que tout cela conduit inéluctablement au même résultat. Que CFLCo invoque indirectement la théorie dite de l’imprévision ou les notions générales de bonne foi ou d’équité, aucune assise juridique n’appuie ses arguments au regard du Contrat d’électricité qui lie les parties. Je partage cet avis. Pour statuer sur l’absence ou non de fondement juridique valable étayant les prétentions de CFLCo en ce sens, il convient d’abord de cerner les contours de la théorie de l’imprévision en droit civil, sa place, s’il en est, en droit civil québécois, et ses conditions d’application le cas échéant, puis de traiter de la portée de la bonne foi et de l’équité au regard de l’obligation de renégocier le Contrat et de procéder au nouveau partage des bénéfices que revendique CFLCo.
a) La théorie de l’imprévision
[86] La théorie de l’imprévision est une règle de droit privé qui est reconnue dans certains ressorts de droit civil et qui permet d’obliger les parties à un contrat à le renégocier lorsque des événements imprévus rendent l’exécution de ses obligations excessivement onéreuse pour l’une d’entre elles. Plusieurs pays européens de tradition civiliste, dont la France tout récemment, ont adopté cette règle dans leur droit interne. Elle correspond de prime abord à un aspect clé des doléances de CFLCo, puisqu’elle trouve justement application dans les situations où des changements indépendants de la volonté de partenaires contractuels, et non prévus par ceux-ci, provoquent un déséquilibre important de leurs prestations respectives. Cette règle tempère ainsi le principe de la force obligatoire des contrats lorsque surviennent, sur le marché, des modifications qui dénaturent le contrat.
[87] À titre d’exemple, le législateur français a fait le choix d’inclure la théorie de l’imprévision au droit civil français en 2016. Dans son nouvel art. 1195, le Code civil français reprend en ces termes la règle qui en découle:
Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.
En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. À défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe.
[88] La théorie de l’imprévision est aussi incluse dans les Principes d’Unidroit relatifs aux contrats du commerce international (4e éd. 2016), un corpus de règles de droit des contrats publié par l’Institut international pour l’unification du droit privé : É. Charpentier, « L’émergence d’un ordre public… privé : une présentation des Principes d’Unidroit », dans Les journées Maximilien-Caron 2001, Les Principes d’Unidroit et les contrats internationaux : aspects pratiques (2003), 19, p. 21 et 24. Les Principes d’Unidroit, élaborés avec l’ambition de créer un corpus de droit réellement international par des juristes de plusieurs pays, ne sont pas contraignants. Mais leurs auteurs invitent les parties à un contrat à désigner ces principes pour régir leur accord, et espèrent inspirer les législateurs nationaux dans leurs choix législatifs : P.-A. Crépeau, avec la collaboration de É. M. Charpentier, Les Principes d’Unidroit et le Code civil du Québec : valeurs partagées? (1998), p. xxviii; Charpentier, p. 21-22. L’article 6.2.1 des Principes d’Unidroit prévoit le principe de la force obligatoire des contrats sauf en cas d’imprévision, qu’il identifie par le terme anglais « hardship », défini comme suit à l’art. 6.2.2 :
Article 6.2.2
Il y a hardship lorsque surviennent des événements qui altèrent fondamentalement l’équilibre des prestations, soit que le coût de l’exécution des obligations ait augmenté, soit que la valeur de la contre-prestation ait diminué, et
a) que ces événements sont survenus ou ont été connus de la partie lésée après la conclusion du contrat;
b) que la partie lésée n’a pu, lors de la conclusion du contrat, raisonnablement prendre de tels événements en considération;
c) que ces événements échappent au contrôle de la partie lésée; et
d) que le risque de ces événements n’a pas été assumé par la partie lésée.
[89] Comme en témoigne éloquemment le libellé de ces dispositions, cette règle est notamment assortie de deux conditions centrales. D’abord, l’imprévision ne peut pas être invoquée s’il est manifeste que la partie désavantagée par le changement de circonstances a accepté le risque que de tels changements surviennent. Ensuite, l’imprévision s’applique uniquement lorsque la situation nouvelle rend le contrat moins avantageux pour l’une des parties — et non simplement plus avantageux pour l’autre. Elle ne s’applique pas dans les cas où les parties touchent les prestations et bénéfices que le contrat prévoit ou leur a alloués.
[90] Dans ses motifs, la Cour d’appel s’en remet aux Principes d’Unidroit pour conclure que seules deux situations permettent de satisfaire à ce dernier critère dit du « hardship » : soit « le coût de l’exécution se renchérit alors que ce qui est reçu demeure identique », soit « le coût de l’exécution reste identique alors que ce qui est reçu est d’une valeur moindre » (par. 152 (CanLII)). L’idée que l’imprévision puisse être invoquée pour corriger un déséquilibre qui ne nuit à personne, mais semble avantager indûment une partie, est du reste suffisamment étrangère à cette théorie pour que le professeur Jutras la qualifie d’ « imprévision positive » : D. Jutras, « La bonne foi, l’imprévision, et le rapport entre le général et le particulier », dans « Obligations et contrats spéciaux : Obligations en général » (2017), 1 R.T.D. civ. 118, par H. Barbier, 138, p. 139. Selon lui, au regard de son libellé, même l’art. 1195 du Code civil français ne pourrait à lui seul justifier la renégociation forcée du contrat dans une telle situation : p. 138-139.
[91] En outre, aux termes du Code civil français par exemple, l’exécution du contrat doit devenir non seulement moins avantageuse, mais « excessivement onéreuse ». L’expression « hardship » que favorisent les Principes d’Unidroit illustre bien la teneur de cette exigence. La doctrine québécoise sur le sujet n’hésite d’ailleurs pas à faire état d’une exigence de « véritable péril financier » : M. A. Grégoire, Liberté, responsabilité et utilité : la bonne foi comme instrument de justice (2010), p. 237; voir aussi Rolland (1999), p. 937. Baudouin, Jobin et Vézina considèrent que les tribunaux, s’ils en avaient le pouvoir, ne devraient intervenir dans des cas d’imprévision que pour « éviter la ruine d’une partie » : no 446.
[92] En l’espèce, l’évocation de cette théorie se heurte toutefois à des obstacles dirimants pour CFLCo. D’abord, et de manière fondamentale, cette théorie n’est pas reconnue dans le droit civil québécois actuel. Ensuite, même là où elle est reconnue, elle est assortie de conditions d’application limitées à des circonstances strictes, qui ne correspondent tout simplement pas à celles de CFLCo.
b) L’imprévision en droit civil québécois
[93] Au Québec, la doctrine est unanime. Le droit civil québécois ne reconnaît pas la théorie générale de l’imprévision : Baudouin, Jobin et Vézina, no 445; Lluelles et Moore, nos 2231 et 2233; Pineau, Burman et Gaudet, no 285; V. Karim, Les obligations (4e éd. 2015), vol. 1, par. 3266-3267; M. Tancelin, Des obligations en droit mixte du Québec (7e éd. 2009), no 352. La raison de cet état de fait est simple. C’est le choix réfléchi du législateur de ne pas l’inclure dans notre droit. Le Code ne contient aucun article prévoyant une telle règle. Le code antérieur, le Code civil du Bas-Canada, ne comportait lui non plus aucune disposition en ce sens.
[94] Comme l’a souligné la Cour d’appel, l’Office de révision du Code civil avait initialement inclus dans son projet de nouveau code une suggestion visant à accorder aux juges le pouvoir de réviser les contrats pour imprévision : Office de révision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Québec, Projet de Code civil, vol. I, p. 345, et Commentaires, vol. II, p. 624-625 (1978). Le nouvel article proposé aurait modifié le droit, les tribunaux de l’époque n’ayant pas développé cette théorie en l’absence de disposition législative la prévoyant : Lluelles et Moore, no 2232. Selon l’Office, le projet d’article sur l’imprévision et deux autres sur la lésion devaient, ensemble, protéger toute partie à un contrat au nom de la justice et de l’équité : Commentaires, vol. II, p. 624-625.
[95] La suggestion de l’Office de révision du Code civil ne fut toutefois pas retenue : Crépeau et Charpentier, p. 32 et 34. Comme il fut expliqué à l’Assemblée nationale peu avant l’adoption du nouveau Code, les dispositions du Livre V retenues dans le projet final visaient « à établir un meilleur équilibre entre les parties dans les relations contractuelles en favorisant une meilleure justice mais en veillant aussi à préserver la stabilité de ces relations » : La réforme du Code civil : Quelques éléments du projet de loi 125 présenté à l’Assemblée nationale le 18 décembre 1990 (1991), p. 16. D’une part, les articles initialement envisagés portant sur l’imprévision et sur la lésion cadraient sans doute mal avec le souci de préservation de la stabilité contractuelle, d’autant plus que, d’autre part, le nouveau Code conférait une place névralgique et incontournable aux notions de bonne foi et d’équité, y compris en matière contractuelle.
[96] En conséquence, il n’y a pas dans le Code de règle de l’imprévision telle que l’entendent et la reconnaissent des ressorts de tradition civiliste ailleurs dans le monde. Cela étant, les tribunaux du Québec se sont montrés réticents à développer un droit prétorien de l’imprévision. La nature politique et sociale des considérations qui sous-tendent le choix d’adopter ou non dans le droit commun une règle qui force la renégociation des contrats en cas d’imprévision l’explique entre autres.
[97] À cet égard, je note que le Rapport du ministère de la Justice de la République française sur la réforme générale du droit civil des contrats souligne que l’adoption de l’imprévision répond à des considérations de politique sociale : Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance no 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, 11 février 2016 (en ligne), chapitre IV, section 1, sous-section 1. Plusieurs des pays européens qui ont adopté la théorie de l’imprévision l’ont du reste fait à la suite de crises politiques ou économiques majeures : J. M. Perillo, « Force Majeure and Hardship Under the Unidroit Principles of International Commercial Contracts » (1997), 5 Tul. J. Int’l & Comp. L. 5; S. Litvinoff, « Force Majeure, Failure of Cause and Théorie De L’Imprévision : Louisiana Law and Beyond » (1985), 46 La. L. Rev. 1. On constate ainsi que la décision de subordonner une ou plusieurs relations contractuelles à la théorie de l’imprévision dépend le plus souvent soit de la volonté expresse des parties, qui choisissent de s’en remettre par exemple aux Principes d’Unidroit, soit de la volonté des gouvernements ou législateurs nationaux de l’imposer.
[98] J’ajouterai que les notions privilégiées par le législateur québécois pour assurer la justice contractuelle, soit la bonne foi et l’équité, cadrent mal avec une règle qui dépendrait de circonstances externes plutôt que du comportement et de la situation des parties.
[99] À tout événement, un autre obstacle rend manifestement inapplicable en l’espèce toute approche suggérée par CFLCo qui voudrait s’inspirer de cette théorie de l’imprévision. Quoi qu’en dise CFLCo, les conditions strictes d’application de cette théorie ne sont pas présentes en l’espèce. Comme l’a constaté la Cour d’appel, outre l’absence d’erreur manifeste et déterminante du premier juge sur le fait que les parties avaient sciemment alloué le risque de fluctuation des prix de l’électricité, peu importe son ampleur, à Hydro-Québec, la démonstration de l’existence d’un « hardship » au sens où l’entendent toutes les déclinaisons reconnues de la théorie de l’imprévision n’est simplement pas faite ici.
[100] Il est utile de rappeler que l’événement perturbateur qu’invoque CFLCo n’a eu ni l’effet de faire augmenter le coût d’exécution de ses prestations, ni de faire diminuer la valeur des prestations qu’elle recevait d’Hydro-Québec. Quitte à le répéter, CFLCo a au contraire continué de recevoir précisément ce que le Contrat lui a octroyé, ainsi que les bénéfices y afférents bien sûr. Ces bénéfices continuent pour le futur, y compris, faut-il le rappeler, ceux non moins substantiels qui se cristallisent à son avantage à la fin du Contrat. Pour reprendre les mots de la Cour d’appel, « [n]on seulement [CFLCo] est-elle [dans une situation] viable et même prospère, mais à une date future et certaine, ses engagements envers [Hydro-Québec] prendront fin et elle contrôlera à elle seule des installations et des équipements de grande valeur, dotés d’un considérable potentiel de revient » : par. 156.
[101] Cela établi, les arguments de CFLCo sur les obligations qu’aurait néanmoins Hydro-Québec en vertu des notions de bonne foi et d’équité ne lui sont d’aucun secours en l’espèce.
c) La bonne foi et l’équité
[102] Les choix faits par le législateur lors de la refonte font en sorte qu’en droit civil québécois des contrats, si le consensualisme est tempéré, c’est le plus souvent sous la forme d’exceptions et de règles spécifiques : D. Lluelles, « La révision du contrat en droit québécois » (2006), 36 R.G.D. 25; P.-G. Jobin, « L’équité en droit des contrats », dans P.-C. Lafond, dir., Mélanges Claude Masse : En quête de justice et d’équité (2003), 471; L. Rolland, « La bonne foi dans le Code civil du Québec : du général au particulier » (1996), 26 R.D.U.S. 377. La force obligatoire des contrats, qui est énoncée à l’art. 1434 C.c.Q., constitue la règle; les exceptions se rattachent au statut de mineur ou de majeur protégé, par exemple, qui permet d’invoquer la lésion; ou encore à la nature particulière des contrats de consommation ou d’adhésion, laquelle justifie la nullité de certaines clauses.
[103] Le devoir général de bonne foi permet également aux tribunaux d’intervenir et d’imposer à des cocontractants des obligations qui s’inspirent d’une idée de justice contractuelle. Mais si la bonne foi peut tempérer les lectures formalistes de la lettre de certains contrats, elle sert tout autant à maximiser l’effet utile d’un contrat et des prestations qui en sont l’objet pour les parties à celui-ci.
[104] La bonne foi donne un pouvoir de création juridique large et flexible : Grégoire, p. 173; Rolland (1996). La notion est codifiée depuis 1994 aux art. 6 et 7 C.c.Q. Ces articles et leur emplacement dans le Code invitent les tribunaux à infuser tout le droit civil québécois de cette notion. Les commentaires du ministre de la Justice sur l’art. 1375 C.c.Q. ne laissent aucun doute sur sa portée potentielle et sa capacité à faire évoluer le droit civil au fil du temps : « Équivalent juridique de la bonne volonté morale et intimement liée à l’application de l’équité, la bonne foi est une notion qui sert à relier les principes juridiques aux notions fondamentales de justice » (ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice, t. I, Le Code civil du Québec — Un mouvement de société (1993), p. 832). Comprise ainsi, la bonne foi représente davantage qu’une série d’obligations distinctes, mais constitue plutôt un principe large qui invite à une application souple, selon les particularités propres à chaque cas : Baudouin, Jobin et Vézina, no 127; Grégoire, p. 175.
[105] C’est à cette notion que CFLCo voudrait puiser pour asseoir le droit qu’elle revendique, soit celui d’imposer la renégociation du Contrat et un nouveau partage des bénéfices en découlant, dans une approche qui se veut similaire à celle de la théorie de l’imprévision mais qui en étend les limites. Elle cite à l’appui de son argument certains auteurs qui invitent les tribunaux à développer un régime de l’imprévision qui reposerait sur la bonne foi et serait similaire à ce que considère la Cour d’appel dans le présent dossier : voir, par exemple, P.-G. Jobin, « L’imprévision dans la réforme du Code civil et aujourd’hui », dans B. Moore, dir., Mélanges Jean-Louis Baudouin (2012), 375; Baudouin, Jobin et Vézina, no 446; voir aussi Karim (2015), par. 3270-3271; Grégoire, p. 243 et suiv.; Tancelin, no 352; S. Martin, « Pour une réception de la théorie de l’imprévision en droit positif québécois » (1993), 34 C. de D. 599, p. 620 et suiv. L’invitation peut séduire, mais tout développement de notions s’apparentant à l’imprévision en droit civil québécois doit, le cas échéant, tenir compte du choix du législateur de n’avoir pas fait de cette théorie une règle universelle.
[106] Il est du reste paradoxal de constater que, en dernière analyse, CFLCo veut se servir des notions de bonne foi et d’équité d’une manière qui transcende les limites mêmes de la théorie de l’imprévision que le législateur québécois a pourtant refusé d’intégrer dans le droit civil de la province. Si l’imprévision elle-même a été rejetée, une protection qui s’apparenterait à celle-ci et qui ne se rattacherait qu’aux changements de circonstances, sans égard aux conditions centrales de l’imprévision reconnues ailleurs en droit civil, ne saurait devenir la règle en droit québécois. La Cour d’appel a conclu que les principes qui sous-tendent la bonne foi, voire l’équité, ne permettent pas de se rendre jusque-là. Je suis d’accord.
[107] Tel que le souligne Hydro-Québec, comme la bonne foi sert à protéger l’équilibre d’un contrat, elle ne peut servir à contrevenir à cet équilibre et imposer un nouveau marché aux parties. De plus, puisque la bonne foi n’est synonyme ni de charité, ni de justice distributive, les tribunaux ne peuvent l’invoquer pour ordonner un partage de profits par ailleurs honnêtement gagnés. La Cour supérieure a accepté le premier argument d’Hydro-Québec, et lui a donné raison en première instance. La Cour d’appel a elle aussi tranché en sa faveur, préférant la logique de son second argument.
[108] CFLCo considère pour sa part que la Cour d’appel a commis une erreur en traitant la bonne foi comme une simple collection d’obligations spécifiques, limitant ainsi sa portée et son potentiel. J’en comprends qu’elle estime que la Cour d’appel aurait plutôt dû saisir l’occasion d’asseoir l’obligation de renégociation en cas d’imprévision sur le devoir d’équité introduit par le législateur, par l’effet de l’art. 1434 C.c.Q., dans tous les contrats soumis au droit québécois.
[109] J’écarte d’emblée ce dernier argument. L’équité ne peut être invoquée dans ces circonstances, car elle servirait alors à introduire indirectement dans notre droit, de manière universelle, soit la lésion, soit l’imprévision. Comme le soulignent Baudouin, Jobin et Vézina, l’art. 1434 C.c.Q. confère certes une grande latitude au juge :
Il s’agit en somme pour le juge de décider si, dans les circonstances de l’espèce et en l’absence d’une règle expresse, légale ou conventionnelle, il y a lieu d’imposer une obligation à une partie en faisant appel à l’esprit de la loi ou à l’économie de la convention et au sens commun de la justice, c’est-à-dire à l’équité. Dans un rôle créatif, le juge devient alors un « ministre de l’équité », ce qui toutefois ne l’autorise pas à écarter la volonté clairement exprimée par les parties. [Je souligne; notes en bas de page omises; no 434.]
Mais si l’art. 1434 C.c.Q. peut justifier que des tribunaux interviennent à l’occasion pour corriger des situations injustes (Dunkin’ Brands, par. 71; Lluelles et Moore, no 1551), aucun élément de la relation entre CFLCo et Hydro-Québec ne justifie une telle intervention dans les circonstances du présent litige. Il n’y a ni inégalité ni vulnérabilité dans cette relation. Les deux parties au Contrat étaient aguerries et en ont longuement négocié les clauses. Elles se sont engagées en toute connaissance de cause et leur comportement révèle l’intention de faire supporter par l’une d’elles le risque de variation des prix de l’électricité. Invoquer l’équité dans ce contexte, c’est plaider en quelque sorte que la justice exige que le droit québécois reconnaisse que le changement dans les circonstances des parties à un contrat justifie à tout coup la renégociation de celui-ci, ce qui heurterait violemment l’intention législative à l’effet contraire. En droit civil québécois, l’équité n’est pas malléable au point de la détacher de la volonté des parties et de leur intention commune, révélée et établie par une analyse fouillée de l’ensemble de la preuve pertinente.
[110] Ainsi, si une protection s’apparentant à celle qu’accorde la théorie de l’imprévision peut se manifester en l’espèce, c’est uniquement dans la mesure où la bonne foi l’autorise. Sur ce point, je partage l’avis de la Cour d’appel : on ne peut prétendre qu’une partie à un contrat qui refuse d’y apporter des modifications majeures en l’absence de « hardship » au sens des Principes d’Unidroit, ou lorsqu’aucune solution objectivement raisonnable ne s’offre à elle, viole par le fait même le devoir général d’exercer ses droits de bonne foi. À eux seuls, le changement imprévu de circonstances et le désavantage subi par le cocontractant qui demande la renégociation du contrat ne justifient pas qu’un tribunal impose la renégociation demandée. La notion de bonne foi possède ses propres contours et sa propre logique, et sa portée ne peut être élargie au point d’y inclure la possibilité de sanctionner une partie en l’absence de comportement déraisonnable de sa part, ou une obligation de renégociation des obligations principales d’un contrat en toutes circonstances.
[111] La place fondamentale de la bonne foi dans le droit civil québécois est aujourd’hui acquise. Notre Cour en a reconnu l’importance dans Banque Nationale du Canada (Banque Canadienne Nationale) c. Soucisse, [1981] 2 R.C.S. 339. Elle en a tracé les paramètres dans des contextes particuliers au fil des ans : Banque de Montréal c. Kuet Leong Ng, [1989] 2 R.C.S. 429; Houle c. Banque Canadienne Nationale, [1990] 3 R.C.S. 122; Banque de Montréal c. Bail Ltée, [1992] 2 R.C.S. 554. Le législateur québécois en a codifié les principes en 1994 au moyen d’un langage qui se veut souple, large et évolutif.
[112] Dans le contexte du livre cinquième du Code, à l’art. 1375, la bonne foi prend la forme d’une norme objective de comportement :
La bonne foi doit gouverner la conduite des parties, tant au moment de la naissance de l’obligation qu’à celui de son exécution ou de son extinction.
Comme l’indiquent Lluelles et Moore, de cette notion découle l’exigence d’un « comportement éthique dans le déroulement du contrat » (no 1971 (italique omis)), d’une « attitude générale », voire d’« un état d’être » (no 1977 (italique omis)). La notion codifiée est similaire à celle développée par notre Cour, qui faisait de la bonne foi une obligation exigeant des parties qu’elles exercent leurs droits contractuels en se conformant aux règles de loyauté et d’équité : Houle, p. 155. Comme l’écrivent Baudouin, Jobin et Vézina, « [l]a bonne foi est [. . .] devenue l’éthique de comportement exigée en matière contractuelle » : no 132. Cette norme prend alors nécessairement sa couleur des clauses et de la nature du contrat concerné.
[113] Mais puisque la bonne foi est une norme qui se rattache au comportement des parties, elle ne peut servir à imposer des obligations qui seraient complètement détachées de celui-ci. Ce qui constitue un comportement déraisonnable violant le devoir de bonne foi doit être déterminé au cas par cas. Par exemple, dans une situation de « hardship » correspondant à la description qu’en donnent les Principes d’Unidroit, le comportement du cocontractant favorisé par le changement de circonstances ne pourrait être ignoré et devrait être évalué.
[114] CFLCo plaide qu’en omettant de collaborer avec elle pour l’aider à surmonter ses difficultés financières et lui permettre de tirer des bénéfices du projet Churchill Falls, Hydro-Québec manque aux exigences de la bonne foi. Dans les faits, cela voudrait dire qu’Hydro-Québec devrait discuter avec CFLCo pour trouver des accommodements et des compromis sur la lettre du Contrat, et se devrait d’assurer le respect des attentes légitimes qu’invoque CFLCo, à savoir que sa cocontractante l’aiderait à profiter pleinement des retombées positives du projet.
[115] La doctrine reconnaît l’existence d’un devoir de collaboration qui découle des exigences de la bonne foi. Ce devoir est parfois décrit comme une obligation « positive », qui exige d’une partie qu’elle agisse de manière proactive pour accommoder les intérêts et les attentes légitimes de son partenaire contractuel, par opposition aux obligations « négatives » qu’imposent le devoir de bonne foi, obligations qui exigent d’une partie qu’elle s’abstienne d’accomplir certains actes qui nuiraient à sa cocontractante : Lluelles et Moore, nos 1979 et 1999-2000; LeBrun, par. 33 et suiv.; Baudouin, Jobin et Vézina, no 162. Ce devoir de collaboration requiert par exemple de veiller aux intérêts du cocontractant, en agissant de manière raisonnablement conciliante et proactive dans la réception et l’exécution des prestations du contrat : ibid.
[116] Cela dit, une revue de la jurisprudence montre que ce devoir de coopération et de collaboration n’a que très rarement mené à la reconnaissance de l’obligation de modifier un contrat, et jamais encore à celle de redistribuer les profits qu’un contrat permet de réaliser. Bien que CFLCo puisse prétendre que le fait pour une partie de s’en tenir simplement à la lettre du contrat, sans accorder aucune considération à la situation de son cocontractant, peut devenir un comportement fautif, elle a tort de s’appuyer sur ce fait pour alléguer que le refus de renégocier un contrat ou de partager des profits est une violation du devoir général de bonne foi. L’un n’entraîne pas nécessairement l’autre.
[117] Deux principes fondamentaux du droit civil québécois, dont on ne peut faire abstraction dans toute analyse de cette notion dans les circonstances de l’espèce, imposent cette conclusion. Premièrement, la bonne foi se présume et ses exigences doivent pouvoir coexister avec la recherche par une partie de la satisfaction de ses propres intérêts. Comme le soulignait notre Cour dans Bhasin :
. . . si la « prise en compte comme il se doit » des intérêts de l’autre partie variera en fonction du contexte de la relation contractuelle, elle n’oblige pas la partie à servir ces intérêts dans tous les cas. [par. 65]
Cette affirmation se transpose tout aussi bien à l’obligation de bonne foi en droit civil québécois.
[118] Ainsi, le devoir de bonne foi ne prive une partie du droit de s’en remettre à la lettre du contrat que lorsque cette insistance est déraisonnable au regard des circonstances. La doctrine donne à titre d’exemples les situations où, exceptionnellement, une telle attitude compromettrait la relation contractuelle ou l’harmonie du contrat, au mépris des attentes légitimes du partenaire contractuel; celles où elle permettrait à une partie de tirer un avantage indu de sa situation — « [m]ais cette faute suppose un comportement véritablement déviant par rapport à celui d’un contractant honnête et prudent »; et, enfin, celles où la partie qui insiste sur la lettre du contrat fait preuve d’un manque de flexibilité, ou encore d’une impatience ou d’une intransigeance déplacées : Lluelles et Moore, nos 1984-1996.
[119] En l’espèce, le fait qu’Hydro-Québec refuse de renoncer aux avantages du Contrat n’est pas un écart de la norme de comportement raisonnable qui justifierait de renverser la présomption qu’une partie agit de bonne foi. Le fait qu’elle insiste sur le respect du Contrat malgré le changement imprévu de circonstances qui est allégué ne constitue pas non plus, en l’absence d’autres manquements aux obligations de loyauté, de collaboration ou de coopération, un comportement déraisonnable. Cette prise de position d’Hydro-Québec ne révèle ni intransigeance ni impatience de sa part. Elle ne dévie pas de la norme du cocontractant raisonnable, et elle tient compte des intérêts contractuels légitimes de CFLCo, puisqu’elle n’empêche pas cette dernière de profiter des avantages qui lui échoient en vertu du Contrat.
[120] Deuxièmement, « [l]a bonne foi fait appel à l’esprit de la loi ou de la convention » : Baudouin, Jobin et Vézina, no 127. Le devoir de collaboration vise ainsi à donner au contrat, tel qu’il existe, la plus grande portée possible : LeBrun, par. 190. En un sens, ce devoir peut être conçu comme la simple mise-en-œuvre de la formule de Pothier : « s’obliger à faire quelque chose c’est s’obliger à le faire utilement » (ibid., par. 37). Les nombreuses manifestations du devoir de bonne foi servent donc à maintenir la pertinence des prestations à la base du contrat pour les deux parties, même lorsque les termes du contrat ne prévoient pas spécifiquement qu’il est interdit aux parties de faire quelque chose qui nuirait à sa réalisation. Puisque la bonne foi prend sa forme des modalités du contrat, elle ne peut servir à aller à l’encontre de son paradigme. Or, d’après la Cour supérieure et la Cour d’appel, c’est précisément ce que CFLCo soutient en l’espèce : elle demande qu’Hydro-Québec renonce à son accès à une source de production d’électricité à coût stable, soit le bénéfice principal qu’elle tire du Contrat.
[121] Il est vrai que les tribunaux québécois ont parfois exigé de partenaires contractuels qu’ils modifient légèrement leur contrat. Par exemple, ils ont exigé d’une partie qu’elle tolère certains manquements de sa cocontractante, ou qu’elle s’abstienne d’invoquer ses droits dans certaines circonstances : Provenzano c. Babori, [1991] R.D.I. 450 (C.A.) ; T.L. c. Y.L., 2011 QCCA 1205; SMC Pneumatiques (Canada) ltée c. Dicsa inc., 2000 CanLII 17881 (C.S.), inf. en appel, mais pas sur ce point, 2003 CanLII 72264 (C.A.). Les tribunaux ont aussi parfois imposé des obligations dites de conciliation, exigeant d’une partie qu’elle aide l’autre à trouver des solutions à ses problèmes ou qu’elle accepte une offre nouvelle qui lui donne essentiellement satisfaction — toujours à la condition que les circonstances révèlent qu’il serait déraisonnable de ne pas le faire : Entreprises MTY Tiki Ming inc. c. McDuff, 2008 QCCS 4898; Nagarajah c. Fotinopoulos Kalyvas, 2003 CanLII 2834 (C.S.); voir aussi LeBrun, par. 178-180. Toutefois, la renégociation des prestations à la base de la commutativité contractuelle n’a jamais été imposée. À mon sens, cela se justifie par la logique même du devoir de bonne foi : la renégociation et la modification des prestations principales du contrat auront rarement pour effet de maintenir la pertinence de ces mêmes prestations.
[122] CFLCo plaide néanmoins que, dans des circonstances particulières, la renégociation permettra de maintenir la pertinence d’un contrat, et invoque à l’appui de cet argument l’arrêt Provigo Distribution inc. c. Supermarché A.R.G. inc., [1998] R.J.Q. 47, où la Cour d’appel conclut qu’un franchiseur a manqué à son obligation de loyauté en omettant de fournir à ses franchisés les outils nécessaires pour empêcher, ou du moins minimiser, le préjudice économique. Dans Provigo, les circonstances étaient cependant fort différentes. Le franchiseur avait pris l’initiative de modifier les structures de mise en marché de ses produits, dans le respect de ses contrats avec ses franchisés, mais à leur détriment. La cour a considéré que Provigo avait de ce fait l’obligation de collaborer avec ses franchisés afin de les aider à maintenir la pertinence du contrat, laquelle était menacée par ces changements. L’une des solutions suggérées à la cour, qui a toutefois déclaré qu’il n’était pas de son ressort « de dire ce qu’un franchiseur de bonne foi, prudent et diligent, aurait pu ou dû faire », est la modification des contrats de franchise : p. 60. Ainsi, si Provigo devait collaborer aussi intensément avec ses partenaires contractuels, c’est parce que son devoir de loyauté exigeait qu’elle évite de bouleverser l’équilibre contractuel alors qu’elle prenait d’autres décisions d’affaires qui pouvaient directement affecter cet équilibre. En d’autres termes, Provigo se distingue fondamentalement du présent pourvoi en ce que la faute du franchiseur consistait en son choix d’agir sans minimiser l’impact de ses actions (par ailleurs légitimes) sur ses cocontractants.
[123] Ici, aucun acte d’Hydro-Québec ne menace de déstabiliser l’équilibre contractuel; en conséquence, elle n’a pas l’obligation de collaborer avec CFLCo pour mitiger les effets du Contrat. En outre, les circonstances que CFLCo invoque sont, selon sa théorie, externes aux parties, à telle enseigne qu’elles seraient imprévisibles. J’ajouterai que, dans Provigo, le contrat de franchise concerné se veut un contrat relationnel. Or, au regard des conclusions factuelles du juge de première instance sur ce point, CFLCo ne peut soutenir que le contrat qui la lie à Hydro-Québec peut être qualifié de cette manière. Quoi qu’il en soit, si une jurisprudence de portée somme toute limitée et de surcroît plutôt rare confirme qu’il existe parfois un devoir exceptionnel de modifier légèrement un contrat, aucune n’avalise l’existence d’un devoir de partager au nom de la bonne foi ou de la loyauté des profits déjà alloués, ce qui constitue pourtant l’essence de ce que réclame CFLCo.
[124] Il s’ensuit que ni la bonne foi ni l’équité ne fournissent à CFLCo une assise juridique justifiant d’imposer une modification de l’équilibre initial du Contrat d’électricité. La preuve ne révèle pas qu’Hydro-Québec agit de mauvaise foi ou refuse d’accommoder la situation de CFLCo. Elle refuse seulement de remettre les bénéfices qu’elle tire du Contrat à sa cocontractante, attitude qui ne contrevient pas à l’obligation d’adopter un comportement loyal et raisonnable. Certes, elle tire un avantage du Contrat dans la mesure où elle peut rentabiliser le fait d’avoir participé à ce projet plutôt que d’avoir réalisé, au Québec, un projet similaire dans les années 1960. Mais, elle a obtenu le droit de profiter pleinement des bénéfices de la Centrale et de sa capacité à produire de l’électricité à prix stable sur une longue période de manière indépendante de toute fluctuation de prix sur le marché, en échange d’investissements et de risques importants. Quant à CFLCo, comme les cours inférieures l’ont noté, elle a obtenu ce qu’elle s’attendait à recevoir en vertu du Contrat d’électricité, soit la possibilité de financer la Centrale par voie d’emprunts et un rendement sur son investissement qu’elle jugeait raisonnable au moment de la signature du Contrat.
[125] Tout aussi utiles et fondamentales que soient les notions de bonne foi et d’équité dans la protection de l’équilibre contractuel au Québec, il n’y a pas lieu de transformer les objectifs de justice corrective qu’elles visent à protéger en un mécanisme de justice distributive imprévisible et contraire à la stabilité contractuelle comme CFLCo nous invite à le faire.
(3) Conclusion sur la question principale
[126] Que ce soit sous l’angle des faits ou du droit, les arguments de CFLCo sur la question principale du pourvoi commandent une réponse négative.
[127] D’un côté, le juge de première instance a adéquatement cerné l’intention des parties et la teneur du Contrat d’électricité. Les parties ont conclu un Contrat qui répartissait entre elles les risques et les bénéfices liés au projet. Que l’on considère ou non le contexte du marché dans les années 1960, l’observation qui précède suffit pour rejeter l’argument de CFLCo voulant que le Contrat ait plutôt pour objet le partage équitable des risques et des profits de l’entreprise, ou la création d’une relation de collaboration et de coordination économique à long terme. De plus, peu importe la source de la fluctuation des prix de l’électricité, le risque afférent à une telle fluctuation était à la charge d’Hydro-Québec selon la lettre du Contrat.
[128] De l’autre côté, les arguments de CFLCo qui tentent de dégager des dispositions du Code une obligation de renégociation du Contrat échouent dans les circonstances. CFLCo ne peut invoquer l’imprévision, puisque cette théorie est absente du droit civil québécois et qu’il n’est pas établi qu’elle a été à un moment dans la vie du Contrat en réelle situation de « hardship ». La preuve au dossier et les inférences de fait du premier juge ne permettent pas de l’établir. De plus, ni l’équité, ni la bonne foi ne justifient la renégociation du Contrat. Le devoir de collaborer avec son cocontractant n’exige pas de sacrifier ses intérêts propres. En l’absence d’insistance déraisonnable sur la lettre du Contrat, le fait pour Hydro-Québec de s’en tenir au respect du Contrat d’électricité n’est pas générateur de droit pour CFLCo. En l’occurrence, rien ne justifie d’en imposer la modification.
B. Les réparations recherchées et la prescription
[129] Vu la réponse négative qui s’impose à l’égard de la question centrale du pourvoi, je ne traiterai que brièvement des questions subsidiaires.
[130] Devant notre Cour, CFLCo a plaidé avec insistance que la réparation appropriée consisterait d’abord et avant tout à ordonner à Hydro-Québec d’obtempérer à la mise en demeure de renégocier le Contrat d’électricité qu’elle lui a fait parvenir en 2009. Sa demande introductive d’instance demandait par contre, à titre de conclusion principale, une ordonnance de modification du Contrat pour y introduire une formule d’ajustement des prix payables qu’elle a concoctée. Pour CFLCo, si notre Cour a le pouvoir d’ordonner aux parties de renégocier le Contrat, elle possède nécessairement aussi celui de fixer elle-même les modalités du nouveau contrat.
[131] La Cour d’appel n’a pas abordé cette question, tandis que le premier juge s’est attardé aux lacunes de la formule d’ajustement des prix que CFLCo l’invitait à ajouter au Contrat. Puisque CFLCo ne dégage pas d’erreur manifeste et déterminante dans cette analyse du premier juge, il n’y a pas lieu d’intervenir sur ce point. En outre, je cherche en vain le fondement légal qui permettrait à un juge d’imposer à Hydro-Québec un nouveau marché auquel elle n’aurait pas consenti. Comme Hydro-Québec le souligne, permettre la modification d’un contrat par un juge à la demande d’une seule partie heurterait fortement les principes de la force obligatoire du contrat et de la liberté contractuelle qui sous-tendent le droit civil québécois. Le professeur Jobin, pourtant favorable à l’introduction de la théorie de l’imprévision en droit civil québécois, se prononce d’ailleurs contre cette solution :
Le tribunal ne saurait avoir le pouvoir de redessiner la convention, l’adapter lui-même aux circonstances; en effet, étranger aux négociations et au contexte particulier des parties, il risquerait d’imposer des termes inappropriés s’il devait modifier lui-même la convention. [Note en bas de page omise.]
(Jobin (2012), p. 387)
[132] Quant à la demande de CFLCo de forcer la renégociation du Contrat, je considère qu’elle témoigne d’une compréhension erronée de la portée des théories juridiques qu’elle invoque ici et dont elle ne remplit pas les exigences. La réparation inédite que préconise mon collègue va dans le même sens : forcer la renégociation du Contrat pour que les parties conviennent d’une formule d’ajustement des prix aux fins de répartition des profits imprévus, ou à défaut, conférer au tribunal le pouvoir d’établir et d’imposer une telle formule. À mon avis, l’octroi d’une telle réparation ne trouve aucun appui dans la doctrine ou la jurisprudence en droit civil québécois.
[133] Je partage par ailleurs l’opinion du premier juge voulant que, à tout événement, le recours de CFLCo soit prescrit. En vertu de la théorie qu’elle avance, CFLCo recherche l’exécution en nature d’une obligation, implicite et conditionnelle, de renégociation du Contrat en cas de changement abrupt de circonstances du marché : art. 1497 et 1601 C.c.Q. Le manquement qu’elle allègue est donc l’inexécution d’une prestation contractuelle, exigible à partir de la survenance d’un événement déterminé : art. 1507 C.c.Q. Il s’ensuit que le droit d’action qui permettrait à CFLCo de forcer l’exécution de l’obligation ou d’obtenir des dommages-intérêts en réparation du dommage causé par cette inexécution naît, au mieux, au moment où elle constate que l’obligation n’est pas exécutée alors que la condition prévue est accomplie.
[134] Selon la preuve administrée, le dernier événement à avoir perturbé le marché qu’invoque CFLCo, soit l’intervention de l’autorité américaine de règlementation de l’électricité pour imposer dans les faits l’ouverture du marché à tout producteur, remonte au plus tard en 1997. C’est donc à ce moment que le droit d’action de CFLCo a pris naissance au sens de l’art. 2880 al. 2 C.c.Q. Comme a conclu à bon droit le juge de première instance, la prescription commençait à courir le jour où ce changement de circonstances sur le marché de l’électricité est venu à la connaissance de CFLCo. Puisque l’action visant à faire valoir un droit contractuel de nature personnelle se prescrit par trois ans, le droit d’action de CFLCo est par conséquent prescrit depuis la fin de l’année 2000 au plus tard : art. 2925 C.c.Q. La mise en demeure envoyée par CFLCo en 2009 et l’institution du présent recours en février 2010 étaient éminemment tardives.
[135] La prétention de CFLCo, selon laquelle le manquement d’Hydro-Québec à son obligation de bonne foi est une faute continue qui, en pratique, serait imprescriptible, ne saurait être retenue. Il est vrai que la doctrine reconnaît la possibilité qu’une faute soit commise à répétition, et que chaque nouvelle faute entraîne alors un nouveau préjudice : J.-L. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, La responsabilité civile (8e éd. 2014), no 1-1324; J. McCann, Prescriptions extinctives et fins de non-recevoir (2011), p. 133-134. On y réfère comme étant la faute ou les dommages dits continus. Est citée en exemple la faute du pollueur ou de la personne qui en harcèle une autre. Dans l’arrêt Dunkin’ Brands, la Cour d’appel conclut également qu’un manquement à un devoir continu d’assistance prévu par un contrat est une faute continue : par. 143. Toutefois, la situation qui nous concerne est tout autre. En effet, CFLCo veut faire sanctionner le manquement à une obligation de renégociation qui prendrait sa source dans des événements externes ponctuels qui, selon elle, ont rompu l’équilibre contractuel convenu. Dans ce cas, le droit d’action qui est visé naît lors de la survenance des faits qui y donnent ouverture, soit lorsque ces événements se cristallisent.
VI. Conclusion
[136] Au final, CFLCo n’avance aucun motif convaincant, en faits ou en droit, justifiant les tribunaux de remodeler la relation contractuelle qui l’unit depuis 50 ans à Hydro-Québec. Le juge de première instance a bien cerné la nature de cette relation et le paradigme du Contrat, en plus d’expliquer pourquoi Hydro-Québec ne profite pas de son droit d’acheter de l’électricité à prix fixes de CFLCo en violation de son devoir de bonne foi. Les parties n’ont jamais entendu répartir de manière égale les risques et les bénéfices du projet. Au contraire, Hydro-Québec devait initialement assumer la majorité des risques liés à la construction d’une centrale qui appartenait à une autre société. Le bénéfice que CFLCo qualifie aujourd’hui de disproportionné, soit la garantie d’achat d’électricité à prix fixes, était du reste perçu à l’époque de la conclusion du Contrat comme un moyen de faire assumer par Hydro-Québec un risque que CFLCo ne voulait pas supporter. En contrepartie, Hydro-Québec devait profiter de prix fixes et bas, et d’un contrat de longue durée, deux avantages qu’elle a insisté pour obtenir en 1969 en échange de l’augmentation de sa contribution au projet. Certes, elle en tire aujourd’hui en toute bonne foi des bénéfices substantiels. Mais l’ampleur de ces bénéfices ne justifie toutefois pas de modifier le Contrat pour la priver de cet avantage.
[137] Le seul fait que des changements importants aient pu affecter le marché de l’électricité depuis la conclusion du Contrat ne permet pas de faire abstraction des conditions et de la teneur de celui-ci. Si l’introduction du devoir de bonne foi dans le Code témoigne de la volonté du législateur de tempérer les principes de la force obligatoire des contrats et de l’autonomie de la volonté, cela ne justifie pas une utilisation démesurée de ce devoir pour écarter les termes d’une entente qui reflète adéquatement l’équilibre initial envisagé par les parties. En réalité, CFLCo n’invite pas la Cour à l’aider à donner au Contrat la plus grande portée possible; elle l’invite plutôt à en limiter la portée dans le temps afin de profiter plus rapidement des avantages qui lui reviendront éventuellement à la fin du Contrat en 2041. Ces avantages, dont le paradigme du Contrat lui permet justement de bénéficier, sont, pour elle également, substantiels : une Centrale estimée à plus de 20 milliards de dollars, qu’elle pourra exploiter à son profit à compter de septembre 2041 pendant encore 118 ans, jusqu’à ce que son bail vienne à échéance.
[138] Tout compte fait, CFLCo ne cherche pas à protéger l’équilibre du Contrat d’électricité, mais plutôt à substituer un nouveau marché au Contrat en renversant certains aspects de celui-ci, tout en conservant ceux qui lui conviennent. Ce faisant, elle demande plus qu’accommodements ou compromis; elle demande à sa partenaire contractuelle de renoncer aux avantages qu’elle obtient en contrepartie des sacrifices qu’elle a faits durant les premières années du projet, situation dont CFLCo profite depuis 1969 et encore aujourd’hui. Ni la bonne foi ni l’équité ne justifient de faire droit à ces demandes.
[139] Je rejetterais le pourvoi avec dépens.
Version française des motifs rendus par
Le juge Rowe —
I. Introduction
[140] Les motifs que j’expose dans le présent pourvoi et ceux rédigés par mon collègue, le juge Gascon, présentent des visions opposées quant à la façon dont la jurisprudence relative à la qualification des contrats a évolué en droit québécois. Ma conclusion sur la question de la qualification m’amène à un résultat différent de celui auquel parvient le juge Gascon. J’accueillerais le pourvoi.
[141] L’appelante, Churchill Falls (Labrador) Corporation Limited (« CFLCo »), soutient qu’elle a le droit de participer aux profits que le contrat qu’elle a conclu avec l’intimée, Hydro‑Québec, lequel établit le cadre d’exploitation du potentiel hydroélectrique du bassin du fleuve Churchill au Labrador (« Contrat d’électricité »), ne répartit pas de façon adéquate. L’appelante prétend que ce droit découle de la nature relationnelle du contrat et de l’obligation accrue de bonne foi que cette caractéristique impose à l’intimée. Cet argument repose essentiellement sur le fait que le juge de première instance n’aurait pas qualifié adéquatement le contrat et n’aurait pas reconnu les conséquences juridiques importantes qui découleraient d’une qualification adéquate.
[142] La principale question que soulève le présent pourvoi consiste donc à décider si le juge de première instance a commis une erreur dans la qualification du contrat intervenu entre CFLCo et Hydro‑Québec. Je répondrais par l’affirmative à cette question, compte tenu du fait que le juge de première instance n’a pas qualifié le contrat de relationnel par opposition à transactionnel. Le Contrat d’électricité établit entre les parties une relation à long terme, fondée sur la collaboration et la promesse de bénéfices réciproques. Au lieu de définir en détail et de façon stricte les obligations des parties, le contrat présuppose que les parties collaboreront pour réaliser les objectifs de leur relation contractuelle. Qualifié adéquatement, ce contrat constitue la quintessence d’un contrat relationnel.
[143] Un certain nombre de conclusions découlent de cette juste qualification. La première est que, vu la nature de leur relation contractuelle, les deux parties ont des obligations implicites et sont assujetties à une obligation accrue de bonne foi et de collaboration. Cette obligation découle de l’effet des art. 6, 7 et 1375, ainsi que de l’art. 1434 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »). La seconde conclusion est que la relation contractuelle entre les parties comporte l’obligation implicite de conclure une entente au sujet de la répartition des profits imprévisibles et extraordinaires résultant de la mise en œuvre du Contrat d’électricité, conclusion qui mène à son tour à celle voulant que, en refusant déraisonnablement de négocier avec CFLCo au sujet de la répartition de ces profits, Hydro‑Québec contrevient de façon ininterrompue à cette obligation. En conséquence, l’action que l’appelante a intentée contre Hydro‑Québec ne peut pas être prescrite par l’effet de l’art. 2925 du C.c.Q.
II. Analyse
[144] Mon analyse est fondée sur une démarche qui diffère de celle adoptée par mon collègue relativement à la qualification des contrats. Alors que le juge Gascon affirme que la qualification des contrats représente une question mixte de fait et de droit assujettie à la norme de l’erreur manifeste et déterminante (par. 49), je suis d’avis qu’en l’espèce la qualification est une question de droit assujettie à la norme de la décision correcte. En raison des erreurs commises par le juge de première instance lorsqu’il a procédé à cette qualification, la Cour doit recommencer l’analyse du tout au tout.
[145] Dans les paragraphes qui suivent, je vais exposer les motifs pour lesquels je conclus que, qualifié adéquatement, le Contrat d’électricité qui lie les parties est un contrat de nature relationnelle. Habituellement, les parties à un tel contrat sont présumées s’être engagées à respecter une norme supérieure de bonne foi, ce qui leur permet de compter sur une obligation accrue de collaboration lors de la réalisation des objectifs de leur relation contractuelle. Étant donné que le Contrat d’électricité ne comporte aucun mécanisme de répartition des profits excédant ceux envisagés au moment de l’entente, les parties ont l’obligation implicite de collaborer pour définir les modalités de cette répartition. Hydro‑Québec a manqué à cette obligation en refusant d’établir, par voie d’accord mutuel, une formule d’ajustement du prix à l’égard de ces profits extraordinaires.
A. La démarche appropriée en matière de qualification des contrats
[146] La qualification d’un contrat a pour objet de rattacher le contrat litigieux à une catégorie juridique donnée, de façon à ce que les parties se voient imposer les effets juridiques correspondant à la nature véritable de leur entente (D. Lluelles et B. Moore, Droit des obligations (2e éd. 2012), nos 1727 et 1729; J. Ghestin, C. Jamin et M. Billiau, Les effets du contrat (3e éd. 2001), p. 77; F. Gendron, L’interprétation des contrats (2e éd. 2016), p. 19). Le juge appelé à qualifier un contrat doit considérer attentivement l’ensemble des obligations, ainsi que leur interrelation, afin de dégager leur position hiérarchique respective (P. Fréchette, « La qualification des contrats : aspects théoriques » (2010), 51 C. de D. 117, p. 136‑137). Cette démarche a pour but de cerner l’objectif fondamental du contrat — sa raison d’être — et de catégoriser le contrat en fonction des éléments qui définissent sa nature (P. Delebecque et F.‑J. Pansier, Droit des obligations : Contrat et quasi‑contrat (7e éd. 2016), p. 240‑241). Une telle conclusion doit découler d’un syllogisme structuré, et non pas de l’intuition, de l’instinct ou de toute impression personnelle de ce qui semble juste dans une situation particulière (Fréchette, p. 127‑128; O. Cayla, « Ouverture : La qualification, ou la vérité du droit » (1993), 18 Droits : Revue française de théorie juridique 3, p. 9).
[147] L’affirmation catégorique de mon collègue selon laquelle la qualification d’un contrat constitue une question mixte de fait et de droit s’écarte de la jurisprudence bien établie à cet égard (motifs des juges majoritaires, par. 49). Dans Uniprix inc. c. Gestion Gosselin et Bérubé inc., 2017 CSC 43, [2017] 2 R.C.S. 59, les juges majoritaires de la Cour ont établi une distinction entre l’interprétation d’un contrat et la qualification de celui‑ci. D’une part, l’interprétation contractuelle comporte souvent des questions mixtes de fait et de droit, particulièrement lorsque les tribunaux doivent tenir compte à la fois des contextes intrinsèque et extrinsèque du contrat, lesquels incluent « les circonstances factuelles entourant sa conclusion, l’interprétation que les parties lui ont donnée et les usages » (Uniprix, par. 37, citant l’art. 1426 du C.c.Q.; voir également J.‑L. Baudouin et P.‑G. Jobin, Les Obligations (7e éd. 2013), par P.‑G. Jobin et N. Vézina, no 418; Lluelles et Moore, nos 1600, 1603 et 1607; V. Caron, Jalons pour une théorie pragmatique de l’interprétation du contrat : du temple de la volonté à la pyramide de sens (2016), p. 87‑93).
[148] D’autre part, le type de questions que soulève la qualification des contrats dépend de la nécessité ou non de considérer des éléments de preuve extrinsèques pour établir l’intention des parties quant à l’obligation fondamentale du contrat. Sur ce point, le juge Wagner et le juge Gascon ont écrit ce qui suit dans Uniprix :
La qualification du contrat peut elle aussi être considérée comme une question mixte de fait et de droit dans certaines circonstances. Si certains auteurs estiment qu’il s’agit d’une pure question de droit (Gendron, p. 16‑17; Lluelles et Moore, no 1738), il n’en reste pas moins que la qualification d’un contrat peut dépendre de la preuve de l’intention commune des parties à l’égard de sa nature et de son contenu. Lorsqu’il est nécessaire de s’en remettre à la preuve de cette intention, la Cour d’appel du Québec reconnaît à juste titre que la qualification du contrat est alors une question mixte de fait et de droit (MMA, par. 20; Banville‑Joncas, par. 63‑64; Cie canadienne d’assurances générales Lombard c. Promutuel Portneuf‑Champlain, société mutuelle d’assurances générales, 2016 QCCA 1903, par. 17 (CanLII)). [Je souligne; par. 42.]
[149] Je ne conteste pas ce fait que la qualification d’un contrat devient une question mixte de fait et de droit lorsqu’il est nécessaire de considérer des éléments de preuve extrinsèques au contrat pour dégager l’intention véritable des parties. En effet, il arrive que dans certaines circonstances le juge doive aller au‑delà des termes mêmes employés dans le contrat pour déterminer l’intention commune des parties. Dans de tels cas, la qualification du contrat cesse de constituer une opération objective, puisqu’elle oblige le tribunal à tenir compte d’indicateurs subjectifs de l’intention des parties, par exemple d’éléments glanés à partir des circonstances entourant la conclusion du contrat et son exécution. Le tribunal était en présence de telles situations dans les arrêts Montréal, Maine & Atlantique Canada Cie (Montreal, Maine & Atlantic Co.) (MMA), Re, 2014 QCCA 2072, 49 R.P.R. (5th) 210, par. 20, et Station Mont‑Tremblant c. Banville‑Joncas, 2017 QCCA 939, par. 63‑66 (CanLII). Dans ces affaires, la Cour d’appel du Québec a indiqué que, bien que la qualification soit généralement une question de droit, elle peut constituer une question mixte de fait et de droit lorsqu’il est nécessaire de recourir à la preuve testimoniale pour établir la nature du contrat en cause. Dans les décisions susmentionnées, la preuve testimoniale, ainsi que d’autres éléments de preuve extrinsèques, ont été examinés pour déterminer l’intention véritable des parties et la nature du contrat.
[150] Dans les cas où la qualification « ne vise qu’à circonscrire le régime juridique particulier propre au contrat sans recourir à une quelconque preuve », la démarche de qualification demeure une question de droit (Uniprix, par. 43). Plusieurs auteurs et décisions ont reconnu cette distinction (Ghestin, Jamin et Billiau, p. 117; Gendron, p. 16‑17; Lluelles et Moore, nos 1726 et 1738; S. Grammond, A.‑F. Debruche et Y. Campagnolo, Quebec Contract Law (2e éd. 2016), par. 319; M. Tancelin, Des obligations en droit mixte du Québec (7e éd. 2009), no 325; Montréal, Maine & Atlantic Canada Co., par. 20; Station Mont‑Tremblant, par. 63‑66; Paquin‑Charbonneau c. Société des casinos du Québec, 2017 QCCA 1728, par. 13‑15 (CanLII)).
[151] Dans le présent cas, le juge Silcoff, qui a entendu l’affaire en première instance, a souligné que, vu l’absence d’ambiguïté, le tribunal devait concentrer son attention uniquement sur le Contrat d’électricité pour dégager la nature véritable et l’équilibre de la relation entre les parties, les risques et les avantages qui en découlent pour ces dernières, ainsi que leurs droits et obligations (2014 QCCS 3590, par. 556 (CanLII)). Le juge de première instance n’a signalé la présence d’aucune ambiguïté dans les dispositions de l’accord, ni fait état d’aucun élément de preuve extrinsèque contradictoire pertinent. Au contraire, il a affirmé que [traduction] « [l]e Contrat est la genèse contractuelle de la relation entre les parties. Il décrit et définit, de façon claire et concise, la nature de la relation acceptée par les parties ainsi que l’étendue de leurs droits et obligations respectifs aux termes de celui‑ci » (par. 453). Comme le juge de première instance n’a pas énoncé la nécessité de considérer des éléments extrinsèques au contrat pour établir la nature de l’obligation fondamentale découlant de celui‑ci, la qualification demeure — en l’espèce — une question de droit.
[152] Je tiens à préciser que, bien que le juge Silcoff ait effectivement considéré des éléments de preuve extrinsèques lors de la qualification du contrat, il ne l’a fait qu’après avoir conclu que le Contrat d’électricité [traduction] « décrit et définit, de façon claire et concise, la nature de la relation acceptée par les parties ainsi que l’étendue de leurs droits et obligations respectifs aux termes de celui‑ci » (par. 453). Loin de la contester, je fais au contraire mienne sa conclusion selon laquelle il est possible de qualifier un contrat en se reportant à ses modalités, lorsque le contrat en question est clair. C’est à l’étape suivante, celle consistant à qualifier adéquatement le contrat, que lui et moi divergeons d’opinions.
[153] La norme de contrôle applicable à l’égard d’une question de droit est celle fondée sur la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 8; Station Mont‑Tremblant, par. 64). En conséquence, en ce qui a trait à l’examen des conclusions du juge de première instance sur une question de droit, la cour d’appel peut substituer son opinion à celle du premier juge. Étant donné que les conclusions du juge de première instance concernant la qualification ne commandent pas la déférence en appel, je corrigerais ses conclusions quant à la qualification du contrat.
B. La nature relationnelle du Contrat d’électricité
[154] L’objectif fondamental du Contrat d’électricité — sa raison d’être — est l’aménagement hydroélectrique à long terme du fleuve Churchill pour le bénéfice mutuel des deux parties. À mon avis, le Contrat d’électricité crée des obligations qui vont au‑delà du simple échange de mesures de financement et de titres de créance en contrepartie d’une garantie de fourniture d’électricité à bas prix. Il établit plutôt une relation de collaboration à long terme dans le cadre de laquelle les deux parties s’attendaient à y trouver leur compte. Cette relation suppose un degré élevé de confiance et de collaboration entre les parties. Le Contrat d’électricité est, de par sa nature, un contrat relationnel.
[155] En l’espèce, le juge de première instance a commis une erreur lorsqu’il a conclu que le langage clair et la force exécutoire du Contrat d’électricité, tel qu’il a été librement négocié par les parties, n’appuyaient pas la conclusion selon laquelle les parties avaient conclu un accord de nature relationnelle (par. 553). De même, la Cour d’appel a conclu que le Contrat d’électricité ne comportait aucun « élément relationnel » qui justifierait des obligations accrues de collaboration. Cette conclusion repose sur le fait que les parties au contrat étaient des parties averties, que les négociations ont été longues, que les implications financières étaient importantes et que le contrat était complexe (2016 QCCA 1229, par. 140 (CanLII)).
[156] Mon collègue adopte cette façon de voir le Contrat d’électricité et conclut que celui‑ci ne constitue pas un contrat de nature relationnelle, en ce qu’il régit avec précision l’ensemble des obligations des parties (par. 69). Selon le juge Gascon, le Contrat d’électricité ne comportait, au moment de sa signature, aucune obligation qui restait à définir. Cela indique que les parties entendaient que le projet soit réalisé conformément aux stipulations expresses du Contrat d’électricité, et non suivant leur capacité et, de fait, leur obligation de s’entendre et de collaborer pour combler d’éventuelles lacunes contractuelles (par. 69‑71). Ces conclusions impliquent que mon collègue qualifie le contrat de transactionnel, plutôt que de relationnel.
[157] Mon point de vue repose sur une interprétation différente de la nature des relations contractuelles. D’une part, les contrats transactionnels — c.‑à‑d. généralement des contrats à exécution instantanée — ne créent pas entre les parties de relation au sens concret du terme. Ils imposent des obligations précises, qui doivent être exécutées à un moment précis, sans qu’une collaboration supplémentaire ne soit nécessaire (Baudouin, Jobin et Vézina, no 76). D’autre part, les contrats relationnels requièrent habituellement des exécutions successives, dans le cadre desquelles les parties doivent s’acquitter d’obligations sur une base continue (ibid.). Une telle situation suppose l’existence entre les parties d’une relation plus profonde, fondée sur la confiance mutuelle, en plus d’exiger que chaque partie ait intérêt à maintenir cette relation à long terme.
[158] Soit dit en tout respect, je ne partage pas l’avis selon lequel les contrats relationnels se limitent aux seuls contrats où certaines obligations doivent être définies par les parties à une date ultérieure. La présence d’obligations non définies ne constitue pas une condition nécessaire à l’existence d’un contrat relationnel, mais représente plutôt un indicateur parmi d’autres d’une catégorie plus générale de contrats relationnels. Parmi ces autres indicateurs, mentionnons la durée du contrat, ainsi que la création d’une relation économique continue plutôt que d’une opération isolée (Baudouin, Jobin et Vézina, no 78).
[159] Dans le cas qui nous occupe, le Contrat d’électricité établit une relation de collaboration entre les parties, et ce, pour une période de 65 ans. Contrairement à de nombreux autres accords dans le domaine de l’énergie, le Contrat d’électricité n’est pas un simple contrat de vente entre un producteur d’électricité et un acheteur d’énergie. Il constitue le cadre d’une relation d’interdépendance à long terme entre les parties. Cet élément a été reconnu dans le Renvoi relatif à la Upper Churchill Water Rights Reversion Act, [1984] 1 R.C.S. 297, p. 305‑306 (cité et approuvé par le juge de première instance au par. 77 de ses motifs), où notre Cour a souligné que « [l]’importance que revêtent les rapports entre CFLCo et Hydro‑Québec pour la réussite de l’aménagement des chutes Churchill ressort clairement de la lecture du contrat d’énergie. »
[160] Cette conclusion est étayée par le langage utilisé dans le Contrat d’électricité (reproduit dans le d.a., vol. III, p. 461‑519). Premièrement, il ressort des stipulations du contrat que l’exploitation durable du projet et le succès continu de celui‑ci étaient des considérations d’une importance capitale pour les parties. À cette fin, elles se sont engagées à prendre une part active à la mise en œuvre de l’accord, pendant toute sa durée. Considéré globalement, l’accord indique clairement que les deux parties estimaient que le projet requérait une interaction et une collaboration continues entre elles, comme en fait foi l’obligation de pleine collaboration prévue aux clauses 4.2.1, 4.3, 5.4, 20.3 et 21.1 du Contrat d’électricité.
[161] Des exemples de ce langage de collaboration figurent tout au long du Contrat d’électricité. Par exemple, aux termes de la clause 4.2.1, [traduction] « CFLCo convient de [. . .] collaborer pleinement avec Hydro‑Québec pour prévoir l’énergie qui pourrait être mise à sa disposition ». À la clause 4.3, il est prévu que « Hydro‑Québec collaborera afin d’estimer, au meilleur de sa connaissance, le moment qui serait le plus approprié pour que CFLCo [mette hors service des groupes générateurs] afin de réduire ou d’éliminer la pénalité que pourrait encourir CFLCo si elle ne fournit la Capacité Ferme ».
[162] La clause 21.1 constitue elle aussi un autre exemple. Dans le cas où CFLCo serait incapable de terminer le projet, le Contrat d’électricité précise que [traduction] « Hydro‑Québec a le droit d’exiger que CFLCo collabore avec elle en vue de lui permettre de mettre en œuvre le Projet au nom de CFLCo, sous réserve toutefois du fait que Hydro‑Québec ne peut se prévaloir de ce droit si CFLCo a été incapable de mettre en œuvre le Projet de la manière susmentionnée parce que Hydro‑Québec a omis de s’acquitter avec la diligence requise des engagements qui lui incombent en vertu des présentes ou a déraisonnablement refusé son consentement, son accord ou son approbation à toute demande de CFLCo envisagée par le présent Contrat d’électricité ».
[163] Deuxièmement, les parties se sont engagées à s’entraider pendant l’exécution du contrat afin qu’il soit mené à bien. À mon avis, un tel engagement constitue l’antithèse du type d’opération sans relation d’interdépendance associée aux contrats transactionnels. Par exemple, les parties ont inclus à la clause 5.1 du Contrat d’électricité l’obligation de s’informer mutuellement de tout changement de circonstances ou de tout progrès. Dans certaines situations, elles ont également prévu le partage égal des bénéfices, coûts et dépenses pendant la durée de l’accord (voir, p. ex., les clauses 11.2, 13.3 et 14.1 du Contrat d’électricité). À la clause 11.2, par exemple, les parties ont convenu que [traduction] « [t]ous les coûts et bénéfices découlant du refinancement de Dettes obligataires de CFLCo à l’égard desquelles Hydro‑Québec a effectué des paiements d’intérêts aux termes du Titre XV seront partagés également entre les parties aux présentes. »
[164] Troisièmement, les parties ont explicitement envisagé qu’il leur serait nécessaire, dans un certain nombre de cas, de se consulter et de procéder conjointement à des décisions, discussions et révisions (voir, p. ex., les clauses 4.5, 4.6, 6.7, 13.2 et 22.1 du Contrat d’électricité). À la clause 4.5, par exemple, les parties ont convenu de ce qui suit : [traduction] « Si un compteur [. . .] se brise ou n’offre pas la précision requise, CFLCo et Hydro‑Québec détermineront [. . .] la quantité d’électricité et d’énergie fournie pendant la période où ce compteur était brisé ou imprécis, ainsi que la durée de cette période. » Sauf à l’égard de la nomination de vérificateurs indépendants (clause 13.2), les parties n’ont prévu aucune solution de rechange en cas d’absence d’accord, ce qui tend à indiquer que, pour ce qui concerne la vaste majorité des situations, elles n’ont pas envisagé la possibilité qu’une solution ne pourrait pas être trouvée d’un commun accord. Ce facteur étaye la nature relationnelle de leur contrat.
[165] Enfin, même si nous adoptons la conception étroite des contrats relationnels proposée par le juge Gascon, le contrat en cause doit tout de même être qualifié de relationnel, car les parties se sont entendues pour définir à une étape ultérieure de leur relation le détail de certaines obligations relatives à l’exécution du contrat. À titre d’exemple, par souci d’assurer la compatibilité générale du système, les parties ont convenu que [traduction] « [l]es composantes de la Centrale susceptibles d’influer sur la rentabilité ou la fiabilité des installations de transmission d’Hydro‑Québec doivent posséder des caractéristiques déterminées d’un commun accord au terme de consultations » (clause 4.1). Elles ont également convenu qu’elles « doivent, d’un commun accord, établir, réviser et tenir à jour un guide d’utilisation détaillé, à la lumière de l’expérience acquise dans le cadre de l’exploitation de la Centrale » (clause 4.2.8). Estimant que des changements pourraient survenir en ce qui concerne les Dates de livraison, les parties ont prévu que ces dates peuvent être devancées d’un commun accord (clause 6.3). Elles ont en outre précisé que des ajustements additionnels au Lieu de livraison peuvent être apportés d’un commun accord (clause 7.1). En ce qui a trait au refinancement des Dettes obligataires de CFLCo, les parties ont stipulé que la révision des ententes existantes relatives aux Dettes obligataires est assujettie à l’approbation préalable des deux parties (clause 11.1).
[166] J’ajoute qu’aucun des facteurs mentionnés par la Cour d’appel — le fait que les parties étaient des parties averties, la durée des négociations, les implications financières et la complexité du contrat — n’empêche de qualifier le contrat en cause de contrat relationnel. Les contrats relationnels typiques tels que les coentreprises, les sociétés en nom collectif et les contrats de franchise sont souvent des contrats complexes, qui sont conclus par des parties averties après de longues négociations (J.‑G. Belley, « Théories et pratiques du contrat relationnel : les obligations de collaboration et d’harmonisation normative », dans Conférence Meredith 1998‑1999, La pertinence renouvelée du droit des obligations : Back to Basics (2000), 137, p. 139‑140).
[167] En définitive, c’est uniquement au terme de l’examen du cadre général des droits et obligations des parties qui sont énoncés dans les modalités du Contrat d’électricité que la véritable nature de l’accord devient apparente. À mon avis, de par sa nature véritable, le Contrat d’électricité est un contrat relationnel plutôt que transactionnel. Par conséquent, je corrigerais la conclusion du juge de première instance sur ce point.
C. Les implications de la qualification adéquate d’un contrat
[168] La qualification d’un contrat détermine la catégorie juridique à laquelle celui‑ci appartient, ainsi que les conséquences juridiques qui se rattachent à cette qualification (Lluelles et Moore, no 1729). Selon la façon dont on le qualifie, un contrat peut comporter certaines obligations implicites.
[169] L’article 1434 du C.c.Q. codifie la source des obligations implicites et énonce la force obligatoire des contrats. Cette disposition précise que « [l]e contrat valablement formé oblige ceux qui l’ont conclu non seulement pour ce qu’ils y ont exprimé, mais aussi pour tout ce qui en découle d’après sa nature et suivant les usages, l’équité ou la loi. » La nature du contrat éclaire le décideur sur la façon d’appliquer les usages, l’équité ou la loi pour déterminer la portée des obligations implicites (J. Pineau, D. Burman et Serge Gaudet, Théorie des obligations (4e éd. 2001), par J. Pineau et S. Gaudet, no 230; voir également Baudouin, Jobin et Vézina, no 432).
[170] Je partage l’avis de mon collègue suivant lequel il convient de considérer une obligation implicite comme étant le reflet de l’intention présumée des parties d’inclure implicitement au contrat certaines obligations qui en constituent des compléments nécessaires (par. 74; voir aussi Baudouin, Jobin et Vézina, no 427; Lluelles et Moore, no 1544; Dunkin’ Brands Canada Ltd. c. Bertico inc., 2015 QCCA 624, 41 B.L.R. (5th) 1, par. 65 et 71).
[171] Cependant, je ne saurais souscrire à l’opinion voulant que le tribunal doive conclure qu’un contrat est ambigu, incompréhensible, ou encore sans fondement ou sans effet utile avant d’y inclure une obligation implicite (Lluelles et Moore, nos 1489 et 1549). Au contraire, l’inclusion d’une obligation implicite est justifiée lorsqu’une personne raisonnable, se trouvant dans les mêmes circonstances particulières, estimerait qu’il existe un lien important et intrinsèque entre les modalités implicites et la nature du contrat (Baudouin, Jobin et Vézina, nos 431 et 434; Pineau, Burman et Gaudet, no 235).
[172] En l’espèce, comme le juge de première instance a mal qualifié le Contrat d’électricité, il n’a en conséquence pas considéré la question des compléments nécessaires à ses stipulations expresses. Pour cette raison, il ne s’est pas attaché à dégager les obligations implicites découlant de la nature relationnelle du Contrat d’électricité.
[173] Dans le cadre de contrats relationnels, tant la bonne foi — qu’exigent les art. 6, 7 et 1375 du C.c.Q. — que l’équité fournissent des indications sur la façon de définir la portée et le contenu d’obligations implicites. Dans mon analyse de l’obligation implicite de collaboration qui incombe aux parties, je vais examiner la façon dont ces deux fondements — la bonne foi et l’équité — précisent la portée et le contenu de cette obligation.
(1) La bonne foi
[174] L’obligation de bonne foi est un élément fondamental — et incontournable — du droit civil québécois. Sa force obligatoire est mise en évidence à l’art. 6 du C.c.Q., qui précise que « [t]oute personne est tenue d’exercer ses droits civils selon les exigences de la bonne foi. » Dans le contexte du droit des obligations, cette obligation d’agir de bonne foi est renforcée par le texte de l’art. 1375 : « La bonne foi doit gouverner la conduite des parties, tant au moment de la naissance de l’obligation qu’à celui de son exécution ou de son extinction. »
[175] L’obligation d’agir de bonne foi implique une attitude qui maximise, pour chacune des parties, les avantages du contrat (Lluelles et Moore, no 1978; voir également Banque Toronto‑Dominion c. Brunelle, 2014 QCCA 1584, par. 94 (CanLII)). Pour s’acquitter de leur obligation de bonne foi, les parties doivent agir d’une façon qui respecte l’équilibre contractuel établi par le contrat (Lluelles et Moore, nos 1984‑1986).
[176] Les exigences pratiques de la bonne foi varient en intensité selon la nature de la relation contractuelle en cause. Dans les cas où les parties doivent travailler de concert afin de réaliser, sur une longue période, l’objet de leur accord, la nature relationnelle du contrat leur impose une obligation accrue de bonne foi (Dunkin’ Brands, par. 71; voir également Baudouin, Jobin et Vézina, no 162).
[177] Cette situation entraîne pour sa part une obligation accrue de loyauté et de collaboration en vue de l’exécution des obligations du contrat, qu’elles soient expresses ou implicites. L’obligation de loyauté impose une obligation de ne pas faire, à savoir s’abstenir d’agir d’une manière qui serait désavantageuse pour l’autre partie au contrat. À l’opposé, l’obligation de collaboration impose une obligation de faire, laquelle exige la prise de mesures proactives afin de tenir compte des intérêts et des attentes raisonnables de l’autre partie au contrat (Hydro‑Québec c. Construction Kiewit cie, 2014 QCCA 947, par. 90‑92 (CanLII); Warner Chappell Music France c. Beaulne, 2015 QCCS 1562, par. 87‑102 (CanLII); Société d’énergie Foster Wheeler ltée c. Montréal (Ville de), 2008 QCCS 4670, par. 547 (CanLII); Éco‑Graffiti inc. c. Francescangeli, 2016 QCCS 6242, par. 43‑44 (CanLII); Lluelles et Moore, no 1978; L. Rolland, « Les figures contemporaines du contrat et le Code civil du Québec » (1999), 44 R.D. McGill 903, p. 927; B. Lefebvre, « Bonne foi : principe et application », dans JurisClasseur Québec — Collection droit civil — Obligations et responsabilité civile (feuilles mobiles), vol. 1, par P.‑C. Lafond, dir., fasc. 5, par. 36).
(2) L’équité
[178] Les tribunaux se sont basés sur l’équité pour reconnaître l’existence d’obligations de bonne foi, de loyauté et de collaboration dans des contrats relationnels (Pineau, Burman et Gaudet, no 235; Dunkin’ Brands, par. 71). À mon avis, l’équité ne se limite pas uniquement aux exigences de la bonne foi et aux obligations de loyauté et de collaboration prévues et visées aux art. 6, 7 et 1375 du C.c.Q. Son contenu, dans un cas donné, ne dépend pas de l’intention présumée des parties; il repose plutôt sur le souci qui anime le droit d’assurer la justice dans les contrats (Lluelles et Moore, nos 1550‑1552; Dunkin’ Brands, par. 71). Bien que l’art. 1434 du C.c.Q. n’autorise pas les tribunaux à modifier ou réviser des contrats, il leur confère le pouvoir d’imposer ce qui semble équitable dans des circonstances particulières (Pineau, Burman et Gaudet, no 235).
[179] L’équité constitue un moyen de remédier aux imperfections d’un contrat, afin d’équilibrer les intérêts des parties (Lluelles et Moore, no 1550). Il est possible d’y recourir pour rétablir l’équilibre lorsque la répartition des fardeaux et des avantages résultant de l’exécution du contrat n’est pas en adéquation avec le régime qu’on entendait établir (Lluelles et Moore, no 1556; Miller c. Syndicat des copropriétaires de « Les résidences Sébastopole centre », 1996 CanLII 4663 (C.S. Qc), par. 19). L’équité est un concept malléable, qui doit être employé judicieusement et avec retenue. Cela dit, l’équité demeure toujours une considération pertinente dans l’examen de contrats impliquant une relation de confiance, tel le contrat relationnel dont il est question en l’espèce (Lluelles et Moore, no 1553).
(3) Application
[180] Sur la base de la nature relationnelle de l’accord et de l’incidence de cette nature sur les exigences relatives à la bonne foi et à l’équité, je conclus que les parties avaient implicitement l’obligation de collaborer pour établir un mécanisme de répartition des profits extraordinaires générés par le Contrat d’électricité. Cette obligation ne découle pas du fait que tout déséquilibre entre les parties au titre des profits était imprévisible. Elle repose plutôt sur le fait qu’un déséquilibre de cette nature et de cette ampleur va au‑delà de ce que les parties avaient à l’esprit lorsqu’elles ont conclu leur accord. Sur ce point, je souscris à l’opinion des appelants : l’énergie était un bien d’intérêt public qui ne possédait pas de valeur marchande réelle en 1969. C’est pour cette raison que la formule d’établissement du prix prévue par le Contrat d’électricité était conçue de façon à refléter la baisse progressive des coûts de financement et d’exploitation du projet de Churchill Falls — et non la possibilité que des profits d’une ampleur jamais vue résultent de la vente de surplus d’énergie.
[181] Compte tenu de la transformation fondamentale qu’a connue le secteur de l’énergie hydroélectrique, cette énergie étant passée de bien d’intérêt public à produit de consommation privé, je ne peux conclure que les parties entendaient que la formule d’établissement du prix figurant dans le Contrat d’électricité s’applique en toutes circonstances, quoi qu’il arrive. Une telle interprétation va à l’encontre de la nature relationnelle du Contrat d’électricité et, de fait, de la relation de confiance et de collaboration sur laquelle celui‑ci était fondé.
[182] Les parties ont choisi de ne pas insérer de mécanisme d’ajustement du prix dans le Contrat d’électricité. Cette décision reposait sur des postulats communs relativement à la nature et à la valeur de l’énergie hydroélectrique en 1969. Cependant, vu la nature relationnelle de leur contrat, ce choix ne peut être considéré comme ayant pour effet d’exclure toute obligation de collaborer dans l’éventualité où ces postulats communs ne reflètent plus la réalité. Autrement dit, le silence du Contrat d’électricité au sujet de la répartition de profits extraordinaires ne permet pas de conclure que les parties n’avaient pas l’intention de définir les paramètres d’une telle répartition à une date ultérieure. On ne saurait considérer que les parties avaient envisagé tous les scénarios possibles dans le Contrat d’électricité. Le cadre contractuel établi par les parties dépend dans une large mesure de leur collaboration soutenue sur une longue période de temps. Cette situation est à l’origine de leur obligation de convenir d’une façon de répartir les profits extraordinaires générés par le Contrat d’électricité.
[183] La force obligatoire des contrats et les considérations de bonne foi et d’équité qui guident l’application du Contrat d’électricité en raison de sa nature relationnelle confirment que l’intimée doit être tenue au respect de cette obligation. Dans ces circonstances, la bonne foi et l’équité exigent que les parties collaborent pour confirmer et rétablir l’équilibre censé animer leur relation. La reconnaissance de cette obligation n’équivaut pas à une révision ou à une modification du Contrat d’électricité, à l’imposition d’un équilibre ne correspondant pas à l’intention des parties ou encore à une renégociation forcée du Contrat d’électricité. Elle reconnaît simplement l’existence d’une obligation implicite de collaboration découlant de la nature relationnelle du Contrat d’électricité en tant que tel.
D. Prescription
[184] Mon collègue conclut que l’action intentée par l’appelante est prescrite par l’effet de l’art. 2925 du C.c.Q., qui limite à trois ans après la naissance du droit d’action la période au cours de laquelle les parties peuvent intenter une action en vue de l’exercice de droits personnels. Le juge Gascon arrive à cette conclusion pour le motif que l’appelante soulève l’obligation de collaborer en invoquant le fait que les circonstances ont changé. Comme le dernier changement majeur de circonstances — soit l’ouverture par les États‑Unis de leurs marchés de l’énergie aux producteurs étrangers — est survenu en 1997, toute action contre l’intimée pour défaut de collaborer serait prescrite depuis l’an 2000 au plus tard.
[185] Je parviens à une conclusion différente en me fondant sur le fait que les parties étaient liées par une obligation permanente de collaborer. En persistant à refuser d’engager des négociations avec l’appelante en vue d’établir un mécanisme de répartition des profits imprévus, l’intimée contrevient de façon ininterrompue à son obligation de collaborer avec l’appelante. Lorsqu’une faute se poursuit dans le temps et cause des dommages persistants, la prescription « commence à courir à chaque jour » (Ciment du St‑Laurent c. Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 R.C.S. 392, par. 105, citant J.‑L. Baudouin et P. Deslauriers, La responsabilité civile (7e éd. 2007), vol. I, p. 1201; voir aussi Dunkin’ Brands, par. 141‑144; Gourdeau c. Letellier‑de St‑Just, [2002] R.J.Q. 1195 (C.A.), par. 53‑54; Rabin c. Syndicat de copropriétaires Somerset 2060, 2012 QCCS 4431, [2012] R.L. 548, par. 22‑29). Puisque le droit d’action de l’appelante a pour assise la contravention ininterrompue susmentionnée, son action n’est pas prescrite.
E. La réparation appropriée
[186] À la lumière de ma conclusion selon laquelle l’intimée a contrevenu à son obligation de collaborer avec l’appelante en vue d’établir un mécanisme de répartition des profits imprévus générés par le Contrat d’électricité, je vais maintenant me pencher sur la question de la réparation.
[187] Suivant l’art. 1590 du C.c.Q., l’exécution en nature est une réparation qui est ouverte à un créancier en cas de manquement par le débiteur à ses obligations contractuelles. Compte tenu de la nature des parties au présent pourvoi, le principe selon lequel nul ne peut être contraint d’accomplir un acte précis — nemo potest praecise cogi ad factum — ne s’applique pas. Bien que les juges doivent s’abstenir d’ordonner l’exécution en nature d’obligations exigeant la participation personnelle des parties, il peut arriver que l’objet de l’obligation litigieuse ainsi que la nature et la taille de la partie qui serait tenue de l’exécuter justifient le prononcé d’une ordonnance d’exécution en nature (Lluelles et Moore, nos 2887 et 2891). Nous sommes en présence d’une telle situation en l’espèce. Étant donné que les deux parties sont des personnes morales dotées d’une taille et de ressources considérables, rien ne permet de conclure qu’une telle ordonnance constituerait une entrave injustifiée à leur capacité d’agir.
[188] En conséquence, j’ordonnerais à Hydro‑Québec de collaborer avec CFLCo en vue d’établir une formule d’ajustement du prix relativement aux profits extraordinaires que le Contrat d’électricité ne permet pas de répartir adéquatement. Une ordonnance judiciaire intimant à des parties de résoudre une question litigieuse est une situation peu fréquente, mais qui n’est pas inédite (voir White Birch Paper Holding Company (Arrangement relatif à), 2015 QCCS 701, par. 53 (CanLII), autorisation d’appel refusée, 2015 QCCA 752; Laberge c. Villeneuve, 2003 CanLII 16498 (C.S. Qc), par. 65; Picard c. Picard, 2015 QCCS 5096, par. 109 (CanLII)). En l’absence de formule d’ajustement du prix mutuellement établie par les parties dans les six mois suivant l’ordonnance, j’ordonnerais qu’un juge de la Cour supérieure du Québec établisse cette formule, sur la base d’observations présentées par les parties à cette fin.
III. Conclusion
[189] La relation de confiance et de collaboration créée par le Contrat d’électricité a été désavouée par Hydro‑Québec. Pour justifier ce désaveu, Hydro‑Québec nie la nature du contrat. Ce faisant, elle a transformé le contrat relationnel qu’elle a conclu avec CFLCo en un contrat d’exploitation unilatérale. Une telle situation n’est pas autorisée par le droit civil québécois.
[190] J’accueillerais le pourvoi, avec dépens devant toutes les cours.
Pourvoi rejeté avec dépens, le juge Rowe est dissident.
Procureurs de l’appelante : IMK, Montréal; Stikeman Elliott, Montréal.
Procureurs de l’intimée : Norton Rose Fulbright Canada, Montréal; Cellucci Ganesan Fraser, Montréal.
* La juge en chef McLachlin n’a pas participé au jugement.
[1] La dénomination « Terre-Neuve-et-Labrador » sera utilisée tout au long des motifs, bien que ce ne soit qu’en décembre 2001 que la province de Terre-Neuve devient officiellement Terre-Neuve-et-Labrador.