COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Desbiens c. Compagnie Wal-Mart du Canada, 2009 CSC 55, [2009] 3 R.C.S. 540
Date : 20091127
Dossier : 32527
Entre :
Johanne Desbiens, Ingrid Ratté et Claudine Beaumont
Appelantes
et
Compagnie Wal‑Mart du Canada
Intimée
‑ et ‑
Commission des relations du travail, Alliance des Manufacturiers et Exportateurs
du Canada, aussi connu comme Manufacturiers et Exportateurs du Canada,
Fédération des travailleurs du Québec (FTQ), Coalition of BC Businesses,
Chambre de commerce du Canada, Association canadienne des libertés civiles,
Conseil du patronat du Québec et Congrès du travail du Canada
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 10)
Motifs dissidents :
(par. 11 à 14)
Le juge Binnie (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Fish, Charron et Rothstein)
La juge Abella (avec l’accord des juges LeBel et Cromwell)
______________________________
Desbiens c. Compagnie Wal‑Mart du Canada, 2009 CSC 55, [2009] 3 R.C.S. 540
Johanne Desbiens, Ingrid Ratté et Claudine Beaumont Appelantes
c.
Compagnie Wal‑Mart du Canada Intimée
et
Commission des relations du travail,
Alliance des manufacturiers et exportateurs du Canada,
aussi connue sous le nom de Manufacturiers et exportateurs du Canada,
Fédération des travailleurs du Québec (FTQ),
Coalition of BC Businesses,
Chambre de commerce du Canada,
Association canadienne des libertés civiles,
Conseil du patronat du Québec et
Congrès du travail du Canada Intervenants
Répertorié : Desbiens c. Compagnie Wal‑Mart du Canada
Référence neutre : 2009 CSC 55.
No du greffe : 32527.
2009 : 21 janvier; 2009 : 27 novembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Gendreau, Hilton et Côté), 2008 QCCA 236, [2008] J.Q. no 673 (QL), 2008 CarswellQue 654, qui a infirmé une décision de la juge Courville, 2006 QCCS 3784, [2006] J.Q. no 6894 (QL), 2006 CarswellQue 5933, rejetant une requête en révision judiciaire d’une décision de la Commission des relations du travail, 2005 QCCRT 502, [2005] D.C.R.T.Q. no 502 (QL). Pourvoi rejeté, les juges LeBel, Abella et Cromwell sont dissidents.
Bernard Philion, Claude Leblanc et Gilles Grenier, pour les appelantes.
Roy L. Heenan, Corrado De Stefano et Frédéric Massé, pour l’intimée.
Hélène Fréchette, Vanessa Deschênes et Lucie Tessier, pour l’intervenante la Commission des relations du travail.
George Avraam, Mark Mendl, Jeremy Hann et Kevin B. Coon, pour l’intervenante l’Alliance des manufacturiers et exportateurs du Canada.
Robert Laurin, pour l’intervenante la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ).
Robin Elliot, pour l’intervenante Coalition of BC Businesses.
Guy Du Pont, pour l’intervenante la Chambre de commerce du Canada.
Andrew K. Lokan et Jean‑Claude Killey, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Manon Savard et Sébastien Beauregard, pour l’intervenant le Conseil du patronat du Québec.
Steven Barrett et Lise Leduc, pour l’intervenant le Congrès du travail du Canada.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Deschamps, Fish, Charron et Rothstein rendu par
[1] Le juge Binnie — Il s’agit en l’espèce d’un pourvoi connexe à celui interjeté dans Plourde c. Compagnie Wal‑Mart du Canada, 2009 CSC 54, [2009] 3 R.C.S. 465, dont les motifs sont publiés en même temps que ceux‑ci. Les deux litiges découlent de la fermeture du magasin Wal‑Mart de Jonquière (Québec) le 29 avril 2005. Les salariés de ce magasin avaient choisi d’engager des négociations collectives par l’entremise de leur syndicat, qui avait été accrédité par la Commission des relations du travail (« CRT ») le 2 août 2004. Or, les négociations collectives en vue de conclure une convention collective ont échoué. Le 9 février 2005, le ministre du Travail a nommé un arbitre en vue de résoudre les points encore en litige. Le même jour, Wal‑Mart a annoncé la fermeture du magasin. Le 17 mai 2005, chacune des appelantes a déposé une plainte, fondée sur l’art. 16 du Code du travail, L.R.Q., ch. C‑27, dans laquelle elle alléguait : « J’ai subi une perte d’emploi en raison de la syndicalisation de mon établissement. » Les appelantes ont demandé à la CRT d’ordonner qu’elles soient réintégrées dans leur emploi en vertu de l’art. 15, ce qui n’était possible que si elle ordonnait aussi la réouverture du magasin. Voici les extraits pertinents de l’art. 15 :
15. Lorsqu’un employeur ou une personne agissant pour un employeur ou une association d’employeurs congédie, suspend ou déplace un salarié, exerce à son endroit des mesures discriminatoires ou de représailles, ou lui impose toute autre sanction à cause de l’exercice par ce salarié d’un droit qui lui résulte du présent code, la Commission peut :
a) ordonner à l’employeur ou à une personne agissant pour un employeur ou une association d’employeurs de réintégrer ce salarié dans son emploi, avec tous ses droits et privilèges, dans les huit jours de la signification de la décision et de lui verser, à titre d’indemnité, l’équivalent du salaire et des autres avantages dont l’a privé le congédiement, la suspension ou le déplacement.
. . .
b) ordonner à l’employeur ou à une personne agissant pour un employeur ou une association d’employeurs d’annuler une sanction ou de cesser d’exercer des mesures discriminatoires ou de représailles à l’endroit de ce salarié et de lui verser à titre d’indemnité l’équivalent du salaire et des autres avantages dont l’ont privé la sanction, les mesures discriminatoires ou de représailles.
[2] Chacune des appelantes a invoqué la présomption établie à l’art. 17, selon laquelle
la sanction lui a été imposée ou [. . .] la mesure a été prise contre lui à cause de l’exercice [de droits à la négociation collective résultant du Code] et il incombe à l’employeur de prouver qu’il a pris cette sanction ou mesure à l’égard du salarié pour une autre cause juste et suffisante.
Wal‑Mart a nié que la fermeture de l’établissement constituait une « sanction » ou une « mesure à l’égard du salarié » et soutenu qu’aucune règle du droit québécois ne l’obligeait à garder le magasin de Jonquière ouvert.
[3] La CRT a appliqué un courant jurisprudentiel québécois établi de longue date suivant lequel l’employeur pouvait réfuter la présomption créée par l’art. 17 en démontrant que la fermeture de l’établissement était réelle et définitive. Elle est arrivée à la conclusion que la fermeture par l’employeur constituerait une « cause juste et suffisante » pour la perte des emplois, mais que « [t]oute indication qu’il se garde une porte ouverte pour reprendre la même entreprise, empêcherait de conclure à une cessation complète et définitive de celle‑ci » : City Buick Pontiac (Montréal) Inc. c. Roy, [1981] T.T. 22, p. 26 (italiques omis). Dans cette affaire, l’employeur avait vendu l’immeuble et n’avait plus aucun intérêt, même indirect, dans celui‑ci (p. 27).
[4] En l’espèce, la CRT n’était pas convaincue, comme elle l’était dans Plourde, que Wal‑Mart avait fermé le magasin de Jonquière de façon définitive : 2005 QCCRT 502, [2005] D.C.R.T.Q. no 502 (QL). Elle était saisie d’éléments de preuve selon lesquels Wal‑Mart était détentrice d’un bail de 20 ans visant l’immeuble, assorti de nombreuses options de renouvellement, et rien n’indiquait clairement que Wal‑Mart avait renoncé à quelque intérêt que ce soit découlant du bail.
[5] Du fait que Wal‑Mart semblait avoir laissé la « porte ouverte » à une reprise des activités, la CRT n’était tout simplement pas convaincue du caractère réel et définitif de la fermeture. Pour cette raison, elle a conclu que Wal‑Mart ne s’était pas acquittée de la charge qui lui incombait. Les appelantes avaient par conséquent le droit de bénéficier de la présomption légale selon laquelle la décision de Wal‑Mart de les congédier, elles et d’autres salariés, constituait une « sanction » imposée ou une « mesure » prise parce que les employés de Jonquière avaient « exerc[é] un droit qui [leur] résulte du [. . .] code », à savoir le droit d’exercer des activités syndicales. En l’absence d’une autre « cause juste et suffisante » de congédiement, l’incapacité de l’employeur d’établir le caractère réel et définitif d’une prétendue fermeture a pour conséquence d’établir l’existence d’une pratique déloyale de travail interdite par l’art. 15 du Code : Caya c. 1641‑9749 Québec Inc., D.T.E. 85T‑242, SOQUIJ AZ‑85147051 (T.T.); Bérubé c. Groupe Samson Inc., D.T.E. 85T‑932, SOQUIJ AZ‑85147126 (T.T.); Ouellette c. Restaurants Scott Québec Ltée, D.T.E. 88T‑546, SOQUIJ AZ‑88147062 (T.T.); Entreprises Bérou inc. c. Arsenault, [1991] T.T. 312.
[6] La conclusion que Wal‑Mart n’était pas parvenue à réfuter la présomption établie par l’art. 17 se situait tout à fait dans l’éventail des décisions raisonnables auxquelles pouvait arriver la CRT à partir de la preuve : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 54, Société Radio‑Canada c. Canada (Conseil des relations du travail), [1995] 1 R.C.S. 157, par. 42, et Royal Oak Mines Inc. c. Canada (Conseil des relations du travail), [1996] 1 R.C.S 369, par. 33‑35. J’estime donc que les motifs pour lesquels la Cour d’appel du Québec a annulé la décision de la CRT sont erronés : 2008 QCCA 236, [2008] J.Q. no 673 (QL).
[7] Nous nous heurtons cependant à une difficulté. Comme le présent pourvoi a été entendu en même temps que celui dans le dossier Plourde, nous savons en fait que le magasin de Jonquière est fermé définitivement — ce que nul ne conteste maintenant. Dans Plourde, la CRT a entendu le témoignage additionnel de William Allbright, directeur des immeubles chez Wal‑Mart Canada, qui a déclaré s’être rendu à Jonquière peu avant la fermeture du magasin pour évaluer le marché immobilier et pour trouver d’autres locataires éventuels. Il a visité le magasin, parcouru la région en voiture pour tenter de dénicher des sous‑locataires potentiels, téléphoné à des agents immobiliers et à d’autres personnes travaillant dans le domaine, et parlé à différents commerçants au détail. Après avoir conclu qu’il n’existait pas de sous‑locataires potentiels acceptables, Wal‑Mart a résilié le bail. Dans Plourde, la CRT a par conséquent conclu que Wal‑Mart avait réussi à réfuter la présomption établie par l’art. 17 en faisant la preuve du caractère réel et définitif de la fermeture.
[8] Comme la CRT était saisie d’éléments de preuve différents dans Desbiens et dans Plourde, il lui était loisible d’arriver à des conclusions de fait différentes. En effet, puisqu’elle n’était pas convaincue en l’espèce de la fermeture complète et définitive du magasin de Jonquière, la CRT a conclu à raison que les salariées appelantes bénéficiaient de la présomption contre l’employeur créée par l’art. 17.
[9] Toutefois, notre Cour se trouve maintenant devant des décisions contradictoires de la CRT ayant trait à la même date alléguée de fermeture du même magasin, sur une question de fait cruciale — celle de savoir si Wal‑Mart s’était ou non gardé une porte ouverte pour reprendre son entreprise à Jonquière. Les conclusions de fait contradictoires ne peuvent être toutes deux validées. Aucune des parties dans le pourvoi ne prétend maintenant que Wal‑Mart s’est réservé la faculté de rouvrir le magasin. La condition requise pour qu’une demande fondée sur l’art. 15 soit accueillie n’existe donc plus.
[10] D’un point de vue pratique, ce serait faire perdre temps et argent aux parties que de renvoyer l’affaire Desbiens à la CRT pour qu’elle la tranche en conformité avec l’arrêt que nous prononçons aujourd’hui dans Plourde. La décision qui en résulterait ne fait aucun doute. Le magasin de Jonquière est fermé. Il n’existe aucune possibilité que les appelantes soient réintégrées dans leur emploi. Les appelantes n’ont désormais plus d’éléments sur lesquels fonder leur demande sous le régime de l’art. 15. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi, mais sans dépens, vu les circonstances.
Version française des motifs des juges LeBel, Abella et Cromwell rendus par
[11] La juge Abella (dissidente) — Le 17 mai 2005, des salariées ont déposé des plaintes en vue d’obtenir réparation en vertu de l’art. 15 du Code du travail, L.R.Q., ch. C‑27, parce que, selon elles, l’employeur, Wal‑Mart, les avait congédiées à cause de leurs activités syndicales. Comme dans l’affaire Plourde c. Compagnie Wal‑Mart du Canada, 2009 CSC 54, [2009] 3 R.C.S. 465, dont les motifs sont déposés simultanément, aucune des plaintes ne visait à faire annuler la fermeture du magasin.
[12] La Commission des relations du travail a examiné leurs plaintes et est arrivée à la conclusion que Wal‑Mart n’avait pas produit de preuve démontrant que la fermeture du magasin était définitive. La Commission a appliqué le raisonnement suivi dans l’affaire City Buick Pontiac (Montréal) Inc c. Roy, [1981] T.T. 22, pour conclure que Wal‑Mart ne s’était donc pas acquittée de la charge que lui imposait l’art. 17 du Code du travail de démontrer qu’elle avait congédié les employées pour une « cause juste et suffisante ». La Commission a réservé sa décision sur les réparations qu’il convenait d’accorder.
[13] Or, ce succès est théorique, compte tenu qu’il est ressorti plus tard, dans l’affaire Plourde, que la fermeture était effectivement définitive. Suivant l’opinion que j’ai exprimée dans Plourde, selon laquelle les motifs d’un congédiement qui survient au moment d’une fermeture, véritable ou non, devraient faire l’objet d’un examen, j’estime que les congédiements devraient être réexaminés pour qu’il soit déterminé s’ils étaient motivés par l’antisyndicalisme.
[14] J’accueillerais donc l’appel avec dépens devant toutes les cours et, comme dans Plourde, je renverrais les plaintes à la Commission pour qu’elle les entende au fond.
Pourvoi rejeté, les juges LeBel, Abella et Cromwell sont dissidents.
Procureurs des appelantes : Philion Leblanc Beaudry, Montréal.
Procureurs de l’intimée : Heenan Blaikie, Montréal.
Procureur de l’intervenante la Commission des relations du travail : Commission des relations du travail, Québec.
Procureurs de l’intervenante l’Alliance des manufacturiers et exportateurs du Canada : Baker & McKenzie, Toronto.
Procureur de l’intervenante la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) : Robert Laurin, Sainte‑Julie.
Procureur de l’intervenante Coalition of BC Businesses : University of British Columbia, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante la Chambre de commerce du Canada : Davies Ward Phillips & Vineberg, Montréal.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Paliare, Roland, Rosenberg, Rothstein, Toronto.
Procureurs de l’intervenant le Conseil du patronat du Québec : Ogilvy Renault, Montréal.
Procureurs de l’intervenant le Congrès du travail du Canada : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.