COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Shafron c. KRG Insurance Brokers (Western) Inc., 2009 CSC 6, [2009] 1 R.C.S. 157
Date : 20090123
Dossier : 31981
Entre :
Morley Shafron
Appelant
et
KRG Insurance Brokers (Western) Inc.
Intimée
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 59)
Le juge Rothstein (avec l'accord de la juge en
chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel,
Deschamps, Abella et Charron)
______________________________
Shafron c. KRG Insurance Brokers (Western) Inc., 2009 CSC 6, [2009] 1 R.C.S. 157
Morley Shafron Appelant
c.
KRG Insurance Brokers (Western) Inc. Intimée
Répertorié : Shafron c. KRG Insurance Brokers (Western) Inc.
Référence neutre : 2009 CSC 6.
No du greffe : 31981.
2008 : 16 octobre; 2009 : 23 janvier.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (les juges Huddart, Thackray et Chiasson), 2007 BCCA 79, 236 B.C.A.C. 116, 390 W.A.C. 116, 64 B.C.L.R. (4th) 125, 25 B.L.R. (4th) 193, 45 C.C.L.I. (4th) 163, [2007] B.C.J. No. 261 (QL), 2007 CarswellBC 276, qui a infirmé une décision du juge Parrett, 2005 BCSC 1611, 12 B.L.R. (4th) 90, 30 C.C.L.I. (4th) 187, [2005] B.C.J. No. 2506 (QL), 2005 CarswellBC 2758. Pourvoi accueilli.
Neo J. Tuytel et Valerie S. Dixon, pour l'appelant.
Frank G. Potts et Timothy J. Delaney, pour l'intimée.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Rothstein —
I. Introduction
[1] La question qui est au cur du présent pourvoi est celle de savoir si, dans le contexte d'un contrat de travail, il est possible d'invoquer la théorie de la divisibilité pour dissiper l'ambiguïté d'un terme dans une clause restrictive ou pour faire en sorte qu'une restriction déraisonnable y figurant devienne raisonnable. Cette question se pose en raison de l'ambiguïté de l'expression « Metropolitan City of Vancouver » (« l'agglomération de la ville de Vancouver ») utilisée dans la clause restrictive du contrat signé par les parties, mais dont le sens n'est pas défini en droit.
[2] Le recours à la divisibilité, lorsqu'il est permis, peut prendre deux formes. La « divisibilité fictive » permet d'attribuer une interprétation atténuée à une disposition contractuelle de façon à la rendre légale et applicable. La divisibilité pure et simple — ou « technique du trait de crayon bleu » — permet de supprimer une partie d'une disposition contractuelle. Pour les motifs exposés ci‑après, il n'est pas possible de recourir à la divisibilité fictive pour remédier aux lacunes d'une clause restrictive. Quant à la divisibilité pure et simple, on ne peut y avoir recours que dans les rares cas où la partie supprimée est dénuée d'importance et ne fait pas partie de l'objet principal de la disposition. Ces conditions ne sont pas réunies en l'espèce. Par conséquent, il n'est pas possible de dissiper l'ambiguïté en supprimant les mots « l'agglomération de » (« Metropolitan »).
[3] La question secondaire de savoir s'il est possible d'invoquer la rectification pour dissiper l'ambiguïté a aussi été soulevée. À mon avis, cela n'est pas possible. Rien n'indique que les parties auraient convenu d'une stipulation, puis auraient par erreur consigné une stipulation différente dans le contrat écrit. La théorie de la rectification ne peut pas être utilisée pour récrire le marché conclu par les parties.
II. Les faits
[4] Le 31 décembre 1987, Morley Shafron a vendu ses actions dans l'agence d'assurance dont il était propriétaire, Morley Shafron Agencies Ltd. (« MSA »), à KRG Insurance Brokers Inc. moyennant une contrepartie totale de 700 000 $. Après la vente, son entreprise est devenue la KRG Insurance Brokers (Western) Inc. (« KRG Western »). M. Shafron a continué de travailler au sein de l'entreprise.
[5] Sur une période d'une douzaine d'années, plusieurs ententes ont été conclues entre diverses parties, mais il n'est pas nécessaire de faire état de chacune. Je mentionnerai uniquement les ententes qui ont un lien avec les questions en litige dans le pourvoi. Au début de 1988, M. Shafron a conclu avec KRG Insurance Brokers Inc. et KRG Management Inc. (propriétaire de KRG Insurance Brokers Inc.) un contrat qui contenait une clause de non‑concurrence. Ce contrat comportait notamment les stipulations suivantes :
[traduction]
Emploi de M. Shafron
3. La Société [KRG Management Inc.] s'engage à veiller à ce que KRG Insurance [KRG Insurance Brokers Inc.] ou MSA embauche M. Shafron et le maintienne en fonction pour la durée de la présente entente [jusqu'au 1er janvier 1991], afin que ce dernier fournisse à la Société, en Colombie‑Britannique, les services de gestion et de courtage d'assurance qui sont requis ou qui peuvent raisonnablement lui être demandés par KRG Insurance, et notamment les services suivants;
. . .
Non‑concurrence
12. Pendant une période de trois (3) ans suivant son départ de MSA ou de KRG Insurance pour quelque raison que ce soit, sauf un congédiement non motivé par KRG Insurance, M. Shafron s'engage à ne pas, même indirectement, exploiter une entreprise de courtage d'assurance, travailler pour une telle entreprise, y avoir des intérêts ni permettre l'utilisation de son nom en rapport avec une telle entreprise dans l'agglomération de la ville de Vancouver. [Je souligne.]
[6] Le 28 février 1991, M. Shafron a conclu avec KRG Western, l'intimée, un autre contrat de travail devant prendre fin le 1er janvier 1994, qui contenait une clause de non‑concurrence essentiellement identique à celle figurant dans le contrat de 1988. En voici le libellé :
[traduction]
13. Non‑concurrence
Pendant une période de trois (3) ans suivant son départ de la Société [KRG Western] pour quelque raison que ce soit, sauf un congédiement non motivé par la Société ou KRG Management, M. Shafron s'engage à ne pas, même indirectement, exploiter une entreprise de courtage d'assurance, travailler pour une telle entreprise, y avoir des intérêts ni permettre l'utilisation de son nom en rapport avec une telle entreprise dans l'agglomération de la ville de Vancouver. [Je souligne.]
[7] Le 31 juillet 1991, Intercity Investment Corporation (« Intercity ») a acheté les actions de KRG Western. Aux termes du contrat de travail signé le 28 février 1991, l'emploi de M. Shafron devait prendre fin si KRG Western vendait au moins 50 p. 100 de ses actions. Afin de continuer de travailler pour KRG Western, M. Shafron a donc conclu avec la société, le 1er août 1991, un autre contrat devant prendre fin le 1er janvier 1994, qui contenait une clause restrictive dont le libellé était essentiellement identique à celui de la clause du 28 février 1991. Seule différence, les termes « ou KRG Management » n'y figuraient pas. Ce contrat de travail a été reconduit à deux reprises, soit en 1993 et en 1998. Les contrats signés en 1993 et en 1998 ont expiré respectivement le 31 décembre 1998 et le 31 décembre 2000. La clause restrictive contenue dans le contrat du 1er août 1991 figurait dans chacun des renouvellements.
[8] En décembre 2000, à l'approche de la date d'expiration du contrat de travail de 1998, M. Shafron a quitté son emploi chez KRG Western. En janvier 2001, il a commencé à travailler comme vendeur d'assurance dans une autre agence, Shaw Insurance Agency Ltd. (« Shaw »), à Richmond.
[9] La société KRG Western a intenté en Cour suprême de la Colombie‑Britannique une action dans laquelle elle faisait valoir que M. Shafron lui livrait une concurrence déloyale en violation de la clause restrictive. Elle soutenait aussi notamment que M. Shafron, lorsqu'il avait commencé à travailler chez Shaw, avait manqué à ses obligations fiduciales et à ses obligations en equity envers KRG Western, qui lui interdisaient d'utiliser des renseignements confidentiels et de solliciter les clients de KRG Western.
[10] En première instance, le juge Parrett a rejeté l'action de KRG Western (2005 BCSC 1611, 12 B.L.R. (4th) 90). Il a notamment conclu que l'expression [traduction] « l'agglomération de la ville de Vancouver » n'était ni claire ni précise et qu'elle était de toute façon déraisonnable. Il a également conclu que M. Shafron n'avait aucune obligation fiduciale envers la société KRG Western et n'avait commis aucun manquement à une obligation relative à l'utilisation de renseignements confidentiels.
[11] La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a infirmé la décision du juge de première instance (2007 BCCA 79, 236 B.C.A.C. 116). Elle a conclu que M. Shafron n'avait aucune obligation fiduciale envers la société KRG Western, mais que la clause restrictive était applicable. Même si elle estimait que l'expression [traduction] « l'agglomération de la ville de Vancouver » était ambiguë, la Cour d'appel a jugé possible de recourir à la théorie de la divisibilité « fictive » pour l'interpréter comme désignant la ville de Vancouver et les municipalités limitrophes. La Cour d'appel a conclu que la clause englobait la ville de Vancouver, la dotation foncière universitaire (University Endowment Lands) de l'Université de la Colombie‑Britannique, Richmond et Burnaby.
[12] Compte tenu du secteur géographique ainsi visé et de la période de non‑concurrence de trois ans, la Cour d'appel a conclu que la clause était raisonnable et, partant, applicable.
III. Les questions en litige
[13] Notre Cour est appelée à se prononcer sur les questions suivantes :
(1) Peut‑on utiliser les théories de la divisibilité ou de la rectification pour dissiper l'ambiguïté d'une clause restrictive contenue dans un contrat de travail ou pour faire en sorte qu'une restriction déraisonnable y figurant devienne raisonnable?
(2) M. Shafron avait‑il des obligations fiduciales et des obligations en equity envers KRG Western et, dans l'affirmative, a‑t‑il manqué à ces obligations?
La deuxième question en litige peut être réglée rapidement. Le juge de première instance a fondé ses conclusions relatives aux obligations fiduciales et à l'utilisation irrégulière de renseignements confidentiels sur la preuve présentée au procès. Il ne s'agit pas de pures questions de droit. C'est à juste titre que la Cour d'appel n'a pas modifié les conclusions du juge de première instance à ces égards. En l'absence d'une erreur manifeste et dominante de la part du juge de première instance, erreur que la société KRG Western n'a ni plaidée ni prouvée, il convient de confirmer les conclusions du juge de première instance selon lesquelles M. Shafron n'avait pas d'obligation fiduciale et n'a pas utilisé de renseignements confidentiels appartenant à la société KRG Western de façon irrégulière.
IV. Analyse
[14] Avant de traiter de la théorie de la divisibilité, je résumerai les règles de droit régissant les clauses restrictives.
A. Conciliation de la liberté de contracter et des considérations d'intérêt public défavorables à la restriction du commerce
[15] Une clause restrictive figurant dans un contrat constitue ce que la common law désigne comme une restriction au commerce. Les conventions d'achat‑vente d'une entreprise et les contrats de travail contiennent souvent une clause restrictive. Dans le premier cas, elle empêche le vendeur de l'entreprise de faire concurrence à l'acquéreur. Dans le second, elle empêche l'employé qui quitte son emploi de faire concurrence à son ancien employeur.
[16] Les clauses restrictives créent en common law une tension entre la liberté de contracter et les considérations d'intérêt public défavorables à une restriction au commerce. Cette tension a été expliquée dans l'arrêt clé de la Chambre des lords, Nordenfelt c. Maxim Nordenfelt Guns and Ammunition Co., [1894] A.C. 535. En common law, les restrictions au commerce sont contraires à l'intérêt public parce qu'elles portent atteinte à la liberté d'action individuelle et parce que les activités commerciales doivent être favorisées et exercées en toute liberté. Lord Macnaghten s'est exprimé ainsi à la p. 565 :
[traduction] Il est de l'intérêt du public et aussi de l'individu que chaque personne exploite librement son commerce. Toute atteinte à la liberté individuelle en matière commerciale et toute pratique restrictive du commerce sont, à défaut d'autres circonstances, en elles‑mêmes contraires à l'intérêt public et, partant, nulles. Voilà la règle générale.
[17] Toutefois, la reconnaissance de la liberté contractuelle des parties exige que la règle générale interdisant les restrictions au commerce souffre certaines exceptions. Il y a exception à la règle lorsqu'une restriction est jugée raisonnable. À la p. 565, lord Macnaghten a ajouté :
[traduction] Mais il existe des exceptions : les circonstances particulières d'un cas donné peuvent justifier certaines restrictions au commerce et atteintes à la liberté individuelle. Le fait qu'une restriction est raisonnable constitue une justification suffisante et, à vrai dire, la seule justification possible — raisonnable au regard des intérêts des parties concernées et au regard des intérêts du public, et formulée avec la circonspection nécessaire pour bien protéger la partie devant en bénéficier, sans toutefois causer un préjudice quelconque au public. C'est ce qui se dégage à mon avis de l'ensemble de la jurisprudence. [Je souligne.]
Bien qu'elle soit présumée inapplicable à première vue, une clause restrictive sera donc jugée valide si elle est raisonnable.
[18] Il importe ici de faire la différence entre un contrat de vente d'une entreprise et un contrat de travail.
[19] Dans Nordenfelt, lord Macnaghten a souligné qu'il existe une plus grande liberté de contracter entre l'acquéreur et le vendeur qu'entre l'employeur et l'employé. Il a écrit, à la p. 566 :
[traduction] Dans une certaine mesure, des considérations différentes doivent intervenir dans les cas de formation en apprentissage et autres cas du même genre, d'une part, et dans les cas de vente d'une entreprise ou de dissolution d'une société, d'autre part. On se met en apprentissage parce qu'on souhaite apprendre un métier et l'exercer. On peut vendre son entreprise parce qu'on se sent trop vieux pour supporter la tension et les tracas qu'elle engendre, ou parce qu'on souhaite se retirer des affaires pour une autre raison. De toute évidence, il existe donc entre l'acquéreur et le vendeur une plus grande liberté de contracter qu'entre le maître et le serviteur ou entre l'employeur et la personne qui cherche un emploi. [Je souligne.]
Les propos de lord Macnaghten concernaient surtout la formation en apprentissage, mais la même notion a été élargie et appliquée aux contrats conclus entre employeurs et employés.
[20] Dans un arrêt de la Chambre des lords, Herbert Morris, Ltd. c. Saxelby, [1916] 1 A.C. 688, lord Atkinson a traité de la différence entre les contrats de travail et les contrats de vente d'une entreprise. Il a cité en les approuvant ces observations faites par le vice‑chancelier James dans Leather Cloth Co. c. Lorsont (1869), L.R. 9 Eq. 345, p. 354 :
[traduction] Le principe est le suivant : L'intérêt public exige que chacun soit libre de travailler à son compte, mais ne soit pas libre de conclure un contrat qui le priverait ou priverait l'État de son travail, de ses compétences ou de son talent. En revanche, l'intérêt public exige que celui qui, grâce à ses compétences ou par tout autre moyen, a acquis une chose qu'il souhaite vendre, soit libre de la vendre de la façon la plus avantageuse sur le marché; et pour qu'il puisse la vendre de façon avantageuse sur le marché, il doit pouvoir s'engager à ne pas faire concurrence à l'acquéreur.
Lord Atkinson a ajouté que [traduction] « [c]es considérations permettent en elles‑mêmes, selon moi, de distinguer la vente d'un achalandage de la relation entre maître et serviteur ou entre employeur et employé » (p. 701).
[21] Il est fréquent que le vendeur d'une entreprise reçoive une somme d'argent pour l'achalandage. En contrepartie de la somme versée à ce titre, l'acheteur s'attend à ce que la clientèle de l'entreprise lui soit acquise et lui demeure fidèle. Dans Nordenfelt, lord Ashbourne a dit, à la p. 555 :
[traduction] Il me paraît très clair que la clause doit être considérée comme reliée à la vente de l'achalandage de l'entreprise de l'appelant et qu'elle visait manifestement et véritablement à protéger l'entreprise.
Je citerai aussi le juge Dickson (plus tard Juge en chef), qui a écrit ceci dans Elsley c. J. G. Collins Insurance Agencies Ltd., [1978] 2 R.C.S. 916, p. 924 :
Celui qui cherche à vendre son entreprise peut se retrouver avec une chose invendable si on lui conteste le droit d'assurer l'acheteur que lui, le vendeur, ne lui fera pas concurrence plus tard.
Voir également Burgess c. Industrial Frictions & Supply Co. (1987), 12 B.C.L.R. (2d) 85 (C.A.), la juge McLachlin (plus tard Juge en chef du Canada), p. 95.
[22] Les mêmes considérations ne s'appliquent pas dans le contexte de la relation entre employeur et employé. Même si l'employé peut certainement nouer des liens avec les clients de son employeur, il ne reçoit généralement aucun paiement pour l'achalandage lorsqu'il quitte son emploi. Il est aussi reconnu qu'il y a généralement inégalité de pouvoir entre employeur et employé. Par exemple, l'employé qui conteste le caractère raisonnable d'une clause restrictive peut être désavantagé sur le plan financier parce qu'il ne dispose pas de ressources aussi considérables que celles auxquelles l'employeur peut avoir accès (voir, par exemple, Elsley, p. 924, et Mason c. Provident Clothing and Supply Co., [1913] A.C. 724 (H.L.), lord Moulton, p. 745, cité plus loin au par. 33).
[23] L'absence de paiement pour l'achalandage, ainsi que l'inégalité de pouvoir généralement reconnue entre employeur et employé justifie un examen plus minutieux des clauses restrictives contenues dans les contrats de travail, par rapport à celles qui figurent dans les contrats de vente d'une entreprise.
[24] La première question soulevée dans le pourvoi est de savoir si la clause restrictive en litige est à juste titre qualifiée de stipulation incluse dans un contrat de travail ou si elle fait partie du contrat de vente d'une entreprise. L'entente conclue le 31 décembre 1987 concernant la vente de l'entreprise de M. Shafron ne comportait pas de clause restrictive. Par contre, le contrat signé au début de l'année 1988 en contenait une. La Cour n'est pas appelée ici à déterminer si la clause restrictive figurant dans le contrat passé en 1988 devrait être interprétée comme liée à la vente de l'entreprise et à la somme de 700 000 $ versée au titre de l'achalandage.
[25] Après la vente de son entreprise par M. Shafron, KRG Western a été revendue à Intercity en 1991. M. Shafron n'a reçu aucun paiement pour l'achalandage lors de la vente des actions de KRG Western à Intercity. Le contrat contenant la clause restrictive en litige dans le pourvoi a été conclu en 1998, soit après la revente de l'entreprise, quelque 11 ans après sa vente initiale par M. Shafron. Le contrat de travail conclu en 1998 était complètement indépendant de la convention de vente de 1987 et du contrat de 1988. Le fait que la clause restrictive incluse dans le contrat d'emploi de 1998 tire son origine du contrat conclu en 1988 n'a aucune incidence sur l'interprétation du contrat de travail de 1998. Le contrat passé en 1998 est un contrat de travail et, comme l'a conclu le juge de première instance, le caractère raisonnable de la clause restrictive doit être apprécié selon le critère plus rigoureux applicable à ce type de contrat.
B. L'appréciation du caractère raisonnable
[26] Règle générale, le caractère raisonnable d'une clause restrictive est apprécié en regard de sa portée géographique et de sa durée, conformément aux motifs exposés par le juge Dickson dans Elsley, à la p. 925. L'ampleur des activités interdites est également pertinente.
[27] Néanmoins, la question du caractère raisonnable ne pourra être tranchée que si les termes de la clause restrictive sont exempts d'ambiguïté. Il n'est pas possible de déterminer si une clause restrictive est raisonnable sans que sa signification ait d'abord été établie. C'est à la partie qui réclame l'application d'une clause restrictive qu'il incombe de démontrer que sa teneur est raisonnable. Une clause restrictive ambiguë est à première vue inapplicable parce que son ambiguïté place la partie qui l'invoque dans l'impossibilité d'en démontrer le caractère raisonnable. Comme je l'ai expliqué dès le départ, le principal problème en l'espèce tient à l'ambiguïté de la portée géographique de la clause restrictive. Toutefois, avant d'examiner l'affaire qui nous est soumise, je traiterai de l'application de la théorie de la divisibilité aux clauses restrictives stipulées dans les contrats de travail.
[28] Comme on le constate en l'espèce, les limites à la portée géographique soulèvent souvent la question de la divisibilité. Lorsque la portée géographique d'une clause restrictive est déraisonnable, est‑il possible de lui appliquer la théorie de la divisibilité pour n'en conserver que ce que le tribunal juge raisonnable?
C. La divisibilité
[29] Lorsqu'il est permis de recourir à la divisibilité, celle‑ci peut prendre deux formes : la divisibilité pure et simple, ou « technique du trait de crayon bleu », et la « divisibilité fictive ». Ces deux types de divisibilité ont été appliqués dans des circonstances limitées pour retrancher les éléments illégaux d'un contrat de manière à le rendre conforme au droit. Selon la description donnée par lord Sterndale dans Attwood c. Lamont, [1920] 3 K.B. 571 (C.A.), le recours à la divisibilité pure et simple est possible [traduction] « lorsqu'on peut supprimer la partie retranchée en la rayant d'un trait de crayon bleu » (p. 578). Dans Transport North American Express Inc. c. New Solutions Financial Corp., 2004 CSC 7, [2004] 1 R.C.S. 249, le juge Bastarache, dissident, a décrit ce type de divisibilité dans les termes suivants, au par. 57 :
D'après le test du trait de crayon bleu, la divisibilité peut être appliquée uniquement lorsque le juge peut retrancher, en la raturant, la partie du contrat qu'on entend supprimer, tout en conservant les parties non viciées par l'illégalité, et ce sans que ne soit affecté le sens du reste du document.
[30] La divisibilité fictive consiste à donner une interprétation atténuée d'une clause contractuelle illégale, qui serait inapplicable, de façon à la rendre légale et applicable (voir Transport, par. 2). Dans Transport, le contrat prévoyait un taux d'intérêt supérieur à 60 p. 100, ce qui était contraire à l'art. 347 du Code criminel. Rien n'indiquait que les parties aient eu l'intention de contrevenir à cette disposition et il ne s'agissait pas d'une affaire de prêt usuraire. La juge Arbour a eu recours à la théorie de la divisibilité fictive pour ramener le taux d'intérêt au taux maximum de 60 p. 100 autorisé par la loi.
[31] Dans Transport, l'existence dans le Code criminel d'une ligne de démarcation nette permettant de déterminer facilement ce qui était illégal semble avoir été considérée comme une condition d'application de la théorie de la divisibilité fictive. Au paragraphe 34, la juge Arbour s'est exprimée ainsi :
Cette démarcation prescrite par la loi [60 p. 100] distingue les affaires fondées sur l'art. 347 de celles concernant les clauses — restreignant la liberté de commerce par exemple — à l'égard desquelles il n'existe pas de telle ligne de démarcation nette.
La juge Arbour n'aurait apparemment pas appliqué la théorie de la divisibilité fictive s'il n'avait pas existé de critère de démarcation nette entre la légalité et l'illégalité. (Voir aussi Globex Foreign Exchange Corp. c. Kelcher, 2005 ABCA 419, 262 D.L.R. (4th) 752, par. 46.)
[32] Il faut toutefois reconnaître que le tribunal modifie les stipulations du contrat original conclu entre les parties lorsqu'il applique la théorie de la divisibilité, qu'il s'agisse de la technique du trait de crayon bleu ou de la divisibilité fictive. Dans Transport, la juge Arbour a souligné, au par. 30, que « [d]e fait, toutes les techniques d'application de la divisibilité modifient les conditions de la convention originale ». L'application de la théorie de la divisibilité, pure et simple ou fictive, a pour objectif de donner effet à l'intention qu'avaient les parties au moment de la conclusion du contrat. Toutefois, les tribunaux disposeront d'une marge de manuvre restreinte dans leur application de la théorie de la divisibilité en raison du droit des parties de contracter librement et de définir leurs droits et obligations dans les termes de leur choix.
D. L'application de la technique du trait de crayon bleu et de la divisibilité fictive aux clauses restrictives
[33] Lorsque la stipulation en litige est une clause restrictive figurant dans un contrat de travail, l'application de la théorie de la divisibilité pose une difficulté supplémentaire. Bien que le souhait des tribunaux soit de donner effet aux droits et obligations stipulés par les parties, l'application de la théorie de la divisibilité à une clause restrictive d'une portée excessive incite en fait les employeurs à rédiger des clauses restrictives d'une portée démesurée en s'attendant à ce que les tribunaux en retranchent les éléments déraisonnables ou en donnent une interprétation atténuée selon ce qu'ils jugent raisonnable. Citons à ce propos, les célèbres observations faites par lord Moulton dans Mason, à la p. 745 :
[traduction] À mon avis, il serait absolument déplorable que les tribunaux viennent en aide à l'employeur qui a imposé une clause délibérément formulée dans des termes déraisonnablement larges et mettent à profit leur ingéniosité et leur connaissance du droit pour récupérer de cette clause nulle le maximum de ce que l'employeur aurait pu exiger en toute légitimité. Il ne faut pas oublier que la véritable sanction inscrite en filigrane dans ces clauses réside dans la terreur et les coûts d'une poursuite judiciaire, lors de laquelle l'employé se trouve habituellement désavantagé étant donné la bourse mieux garnie de son employeur.
[34] Lord Moulton n'a pas complètement exclu le recours à la divisibilité. Toutefois, il s'agissait pour lui d'une solution exceptionnelle, applicable uniquement aux stipulations clairement divisibles et, encore, à la condition qu'elles soient dénuées d'importance ou qu'elles soient de pure forme. Il s'est exprimé ainsi à la p. 745 :
[traduction] Vos seigneuries, je ne doute pas qu'il est possible, et qu'il arrivera dans certains cas, que la Cour applique une partie d'une clause restreignant la liberté de commerce, même si cette clause, prise globalement, va au‑delà de ce qui est raisonnable. Mais à mon sens, cette solution ne devrait être retenue que dans les cas où la partie applicable est clairement divisible, et seulement lorsque les stipulations excessives sont dénuées d'importance ou sont de pure forme, et ne font partie ni de l'objet principal ni de la substance de la clause. [Je souligne.]
[35] Dans d'autres causes, on a estimé possible de recourir à la divisibilité si les parties retranchées sont indépendantes des autres ou peuvent être retranchées sans que le sens du reste du document ne soit affecté. Voir, par exemple, T. S. Taylor Machinery Co. c. Biggar (1968), 2 D.L.R. (3d) 281 (C.A. Man.), p. 290, Putsman c. Taylor, [1927] 1 K.B. 637 (C. div.), p. 639‑640, et T. Lucas & Co. c. Mitchell, [1974] Ch. 129 (C.A.), p. 135.
[36] J'estime que la vision du droit qu'il faut retenir est celle qui se dégage du raisonnement de Lord Moulton dans Mason, et non celle exprimée dans la jurisprudence citée au par. 35 ci‑dessus. Selon moi, la technique du trait de crayon bleu devrait être appliquée avec parcimonie, et uniquement dans les cas où la partie retranchée peut clairement être séparée du reste de la clause, est dénuée d'importance et ne fait pas partie de l'objet principal de la clause restrictive. Néanmoins, la règle générale doit être la suivante : une clause restrictive ambiguë ou déraisonnable figurant dans un contrat de travail est nulle et inapplicable.
[37] Je suis également d'avis que la théorie de la divisibilité fictive ne doit pas être appliquée pour interpréter les clauses restrictives d'un contrat de travail. À mon avis, il y a au moins deux raisons pour lesquelles il serait inopportun d'étendre la théorie de la divisibilité fictive aux clauses restrictives d'un contrat de travail.
[38] Premièrement, il n'existe pas de critère de démarcation nette pour l'appréciation du caractère raisonnable. Dans le cas d'un contrat qui prévoit un taux d'intérêt illégal, par exemple, la théorie de la divisibilité fictive a été appliquée pour ramener le taux au maximum de 60 p. 100 autorisé par la loi. Dans Transport, il ressortait de la preuve que les parties n'avaient pas l'intention de conclure un contrat illégal et il était très facile de déterminer ce qu'il fallait faire pour rendre le contrat conforme à la loi. La Cour a conclu que les parties avaient initialement l'intention commune d'exiger et de payer le taux d'intérêt légal le plus élevé et elle a appliqué la théorie de la divisibilité fictive pour ramener le taux au maximum prévu par la loi.
[39] Dans le cas d'une clause restrictive déraisonnable, bien que les parties n'aient peut‑être pas eu l'intention commune de stipuler une clause déraisonnable, il n'existe pas de règle objective de démarcation nette qui puisse être appliquée dans tous les cas pour obtenir une clause raisonnable. Appliquer la théorie de la divisibilité fictive dans ces circonstances équivaut à récrire la clause en lui attribuant le contenu que le tribunal estime raisonnable, d'un point de vue subjectif, dans chaque cas particulier. Cette façon de procéder engendre l'incertitude quant à ce qui peut être jugé raisonnable dans un cas donné.
[40] Deuxièmement, l'application de la théorie de la divisibilité fictive pose le problème décrit par lord Moulton dans Mason. Elle incite l'employeur à imposer une clause restrictive déraisonnable à l'employé en risquant, pour unique sanction, que le tribunal, s'il juge la clause déraisonnable, lui donne néanmoins effet dans la mesure de ce qui aurait pu être valablement stipulé par les parties.
[41] Non seulement le recours à la théorie de la divisibilité fictive modifierait la clause stipulée à l'origine par les parties en lui substituant celle dont le tribunal estime que les parties auraient dû convenir, mais encore elle modifierait les risques assumés par les parties. C'est l'employeur qui stipule la clause restrictive et c'est à l'employé qu'incombe l'obligation. Compte tenu de l'inégalité de pouvoir généralement reconnue entre employeur et employé, le recours à la théorie de la divisibilité fictive pour attribuer une interprétation atténuée raisonnable à une clause restrictive déraisonnable n'incite pas l'employeur à stipuler une clause raisonnable et accroît indûment le risque que l'employé soit contraint de consentir à une clause déraisonnable.
[42] Pour ces motifs, la théorie de la divisibilité fictive ne s'applique pas aux clauses restrictives d'un contrat de travail.
V. Application aux faits de l'espèce
[43] Le caractère raisonnable d'une clause restrictive s'apprécie habituellement au regard de l'ampleur des activités interdites ainsi que de la portée géographique et de la durée de l'interdiction. Le présent pourvoi se distingue en ce qu'il soulève en outre la question de l'ambiguïté de la clause. Comme nous l'avons vu, une clause restrictive est à première vue inapplicable, à moins qu'il ne soit démontré qu'elle est raisonnable. Mais si la clause est ambiguë, en ce sens que l'interdiction n'est pas clairement définie quant à sa durée, à sa portée géographique ou à l'activité interdite, il est impossible d'en démontrer le caractère raisonnable. Une clause restrictive ambiguë est donc par définition déraisonnable et inapplicable à première vue. C'est uniquement si l'ambiguïté peut être dissipée qu'il devient possible de déterminer si la clause restrictive non ambiguë est raisonnable.
[44] Le juge de première instance a constaté l'absence de définition législative ou jurisprudentielle de l'expression [traduction] « l'agglomération de la ville de Vancouver ». Il s'est reporté au témoignage du directeur de KRG Western pour conclure que le secteur géographique visé par la clause restrictive n'était ni clair ni précis. Voici ce qu'il a écrit au par. 56 de ses motifs :
[traduction] Le contre‑interrogatoire de M. Meier [le directeur de KRG Western] pendant le procès est révélateur de ce que les parties avaient à l'esprit en utilisant cette expression. Il a déclaré à un moment que cette expression « a une signification différente pour des personnes différentes ». Plus loin dans son témoignage, il a dit croire qu'on voulait parler du District régional de Vancouver, mais « pas de Lion's Bay ». À un autre moment, il a indiqué que cette expression désignait « Vancouver et sa banlieue », puis il a finalement défini l'expression en fonction de la population, précisant qu'elle incluait selon lui « 1,4 million de personnes ». Au cours de son témoignage, il a clairement indiqué que, dans son esprit, l'expression ne visait pas uniquement la ville de Vancouver.
Ce témoignage et d'autres éléments de preuve ont amené le juge de première instance à conclure que la clause restrictive n'était ni claire ni précise. Pour cette raison, et pour d'autres motifs, il a rejeté l'action intentée par KRG Western contre M. Shafron.
[45] La Cour d'appel a elle aussi jugé ambiguë l'expression [traduction] « l'agglomération de la ville de Vancouver ». Au paragraphe 59, le juge Chiasson a déclaré ce qui suit :
[traduction] Il n'existe aucune définition établie et reconnue de l'expression « l'agglomération de la ville de Vancouver ». Diverses significations ont été proposées pendant le procès et devant notre Cour. Elles n'ont servi qu'à accentuer l'ambiguïté de cette expression.
[46] Toutefois, la Cour d'appel était convaincue que [traduction] « les parties avaient sans l'ombre d'un doute l'intention d'empêcher M. Shafron de faire concurrence à l'entreprise dans la ville de Vancouver et dans les environs » (par. 80). Elle a ensuite conclu que le secteur [traduction] « sans doute raisonnablement envisagé par les parties lorsqu'elles ont conclu l'entente » (par. 63) était composé de « la ville de Vancouver, la dotation foncière universitaire de l'Université de la Colombie‑Britannique, Richmond et Burnaby » (par. 61). La Cour d'appel a dit s'être appuyée sur la théorie de la divisibilité fictive pour interpréter ainsi l'expression ambiguë [traduction] « l'agglomération de la ville de Vancouver ».
A. La divisibilité ne peut être invoquée pour dissiper l'ambiguïté
[47] En toute déférence, je ne crois pas que la Cour d'appel ait effectivement appliqué la théorie de la divisibilité fictive. Comme je l'ai expliqué précédemment, la Cour a appliqué la théorie de la divisibilité fictive dans Transport pour donner une interprétation atténuée d'une clause illégale afin de la rendre légale. Ce n'est pas ce que la Cour d'appel voulait faire en l'espèce. Elle essayait en fait de dissiper l'ambiguïté de l'expression [traduction] « l'agglomération de la ville de Vancouver » en donnant une interprétation atténuée de la clause selon ce qu'elle jugeait raisonnable et sa perception de l'intention possible des parties (par. 59 et 63). Comme je l'ai déjà indiqué, la théorie de la divisibilité fictive ne permet pas à un tribunal de récrire une clause restrictive d'un contrat de travail en accord avec sa propre perception du consensus auquel ont pu arriver les parties ou avec ce qu'il juge raisonnable dans les circonstances.
[48] KRG Western a fait valoir à titre subsidiaire (par. 116 de son mémoire) que, dans le cas où notre Cour ne serait pas disposée à confirmer la décision de la Cour d'appel interprétant l'expression [traduction] « l'agglomération de la ville de Vancouver » comme désignant « la ville de Vancouver, la dotation foncière universitaire de l'Université de la Colombie‑Britannique, Richmond et Burnaby », elle devrait appliquer la technique du trait de crayon bleu et supprimer les mots « l'agglomération de ». À mon avis, la divisibilité pure et simple ne s'applique pas en l'occurrence.
[49] Comme je l'ai expliqué, la divisibilité pure et simple doit être appliquée restrictivement, et uniquement dans des circonstances particulières. Dans Canadian American Financial Corp. (Canada) Ltd. c. King (1989), 60 D.L.R. (4th) 293 (C.A.C.‑B.), le juge Lambert a déclaré, aux p. 305‑306, que
[traduction] les tribunaux n'auront [recours à la technique du trait de crayon bleu pour] diviser la clause et en retrancher un élément que s'il est honnêtement possible de dire que l'obligation qui subsiste est en soi une obligation sensée et raisonnable sur laquelle les parties se seraient incontestablement entendues sans changer quoi que ce soit aux autres clauses du contrat ni modifier autrement le marché. [. . .] C'est dans ce contexte qu'il est question, dans la jurisprudence, de la possibilité de diviser une clause invalide ou d'en supprimer des éléments qui sont dénués d'importance ou qui sont de pure forme, et qui sont étrangers à son objet principal, afin de la rendre valide . . .
[50] En supprimant les mots « l'agglomération de », il ne resterait que les mots « la ville de Vancouver ». KRG Western écrit dans son mémoire qu'il [traduction] « ressort clairement du contexte que, pour les parties, le secteur géographique visé par la restriction devait inclure non seulement la ville de Vancouver, mais également ses banlieues immédiates » (par. 82). La Cour d'appel a estimé que les parties [traduction] « avaient clairement en tête une portée géographique qui comprenait la ville de Vancouver et quelque chose de plus » (par. 57 (je souligne)). Cependant, aucun élément de preuve ne démontre que les parties se seraient « incontestablement » entendues pour supprimer les mots « l'agglomération de » « sans changer quoi que ce soit aux autres clauses du contrat ni modifier autrement le marché ». La divisibilité pure et simple n'est par conséquent pas applicable en l'espèce.
B. Le droit à la rectification n'a pas été établi
[51] Dans son mémoire, KRG Western affirme que, de toute évidence, [traduction] « il doit y avoir eu erreur dans le libellé » de la clause et que l'expression « l'agglomération de la ville de Vancouver » constitue une « description erronée » (par. 75 et 78). Cette prétention et les actes de procédure déposés par KRG en première instance invitent la Cour à appliquer la théorie de la rectification pour clarifier cette description erronée.
[52] Il ne s'agit cependant pas d'une affaire où la rectification est possible. Dans Frederick E. Rose (London) Ld. c. William H. Pim Jnr. & Co., [1953] 2 Q.B. 450 (C.A.), le lord juge Denning a apporté les précisions suivantes, à la p. 461 :
[traduction] La rectification concerne les contrats et les documents, et non les intentions. Pour obtenir une rectification, il faut démontrer que les parties étaient parfaitement d'accord sur les stipulations du contrat, mais qu'elles ont fait une erreur lorsqu'elles les ont consignées par écrit; et il n'y a pas davantage lieu à cet égard, pour établir les conditions du contrat conclu, de sonder la pensée des parties — de sonder leurs intentions — qu'il n'y a lieu de le faire à propos de la formation de tout autre contrat.
En l'espèce, rien n'indiquait ce que les parties avaient en tête en utilisant le mot « agglomération » lors de la conclusion du contrat et rien n'indiquait qu'elles s'étaient entendues sur un secteur géographique, puis avaient écrit le mot « agglomération » par erreur.
[53] Dans Performance Industries Ltd. c. Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd., 2002 CSC 19, [2002] 1 R.C.S. 678, le juge Binnie a énoncé, aux par. 37-40, les conditions préalables à la rectification : il faut (1) établir l'existence et la teneur de l'entente verbale antérieure incompatible; (2) prouver que la partie qui réclame l'application de l'entente écrite connaissait ou aurait dû connaître la discordance entre l'entente verbale et l'entente écrite, dans des circonstances qui constituent une fraude ou l'équivalent d'une fraude; et (3) démontrer « de façon précise » comment l'écrit peut être formulé pour exprimer l'intention antérieure.
[54] En l'espèce, KRG Western n'a pas établi l'existence d'une entente verbale antérieure, et encore moins la teneur d'une telle entente. Elle affirme simplement qu'il [traduction] « doit y avoir eu erreur dans le libellé » du contrat. Pour demander une rectification, il faut impérativement faire valoir une entente antérieure à laquelle il aurait été dérogé lorsque le contrat a été consigné par écrit.
[55] Le juge Binnie a fait les observations suivantes, au par. 40, sur l'obligation de démontrer « de façon précise » comment l'écrit peut être formulé :
Suivant le troisième obstacle, Sylvan (Bell) [l'intimée dans cette cause] doit démontrer [traduction] « de façon précise » comment l'écrit peut être formulé pour exprimer l'intention antérieure (Hart, précité, le juge Duff, p. 630). Cette exigence prévient « l'avalanche de poursuites » de la part de ceux qui inviteraient les tribunaux à spéculer sur les intentions inexprimées des parties ou à imposer ce qui, a posteriori, semble être un arrangement judicieux, qu'auraient pu conclure les parties mais qu'elles n'ont par ailleurs pas choisi. La compétence des tribunaux en equity se limite à exprimer en mots ce sur quoi — et uniquement ce sur quoi — les parties s'étaient déjà entendues verbalement.
J'estime que la Cour d'appel a imposé ce qui, a posteriori, lui semblait être un arrangement judicieux qu'auraient pu conclure les parties, mais qu'elles n'ont par ailleurs pas choisi.
[56] Je signalerais aussi les commentaires suivants faits par le juge Binnie au par. 31 :
Dans l'arrêt Hart, précité, p. 630, le juge Duff (plus tard Juge en chef du Canada) a souligné que [traduction] « [l]e pouvoir de rectification ne doit être utilisé qu'avec grande prudence ». Tout assouplissement de l'application de la rectification qui en ferait un substitut à l'exercice de diligence raisonnable lors de la signature d'un document aurait pour effet d'ébranler la confiance du monde des affaires à l'égard des contrats écrits.
[57] En l'espèce, KRG Western ne peut faire valoir aucune entente préalable, écrite ou verbale, qui expliquerait l'expression [traduction] « l'agglomération de la ville de Vancouver ». La rectification a pour objet de rétablir l'entente véritablement conclue par les parties, n'eût été l'erreur commise dans l'entente écrite. Or dans le cas qui nous occupe, rien ne permet de croire que les parties auraient convenu d'une chose, puis inscrit par erreur quelque chose d'autre dans le contrat écrit. En fait, elles ont plutôt utilisé une expression ambiguë dans le contrat écrit. La clause restrictive originale a été rédigée par un avocat de Toronto qui, semble‑t‑il, ne savait pas que l'expression [traduction] « l'agglomération de la ville de Vancouver » n'avait pas de sens défini en droit. La théorie de la rectification ne s'applique pas.
VI. Conclusion
[58] À mon avis, la Cour d'appel a eu tort de récrire en l'espèce la clause restrictive pour remplacer [traduction] « l'agglomération de la ville de Vancouver » par « la ville de Vancouver, la dotation foncière universitaire de l'Université de la Colombie‑Britannique, Richmond et Burnaby ». L'expression « l'agglomération de la ville de Vancouver » était ambiguë et il n'existait aucun contexte ni autre élément de preuve établissant que les parties s'étaient entendues, au moment de la conclusion du contrat, sur le secteur géographique visé par cette expression. Qui plus est, le juge de première instance a conclu que la clause restrictive était déraisonnable (par. 52). La Cour d'appel ne pouvait pas reformuler la portée géographique de la clause restrictive selon ce qui lui semblait raisonnable.
[59] Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi avec dépens devant notre Cour et devant les juridictions inférieures et de rétablir la décision du juge de première instance rejetant l'action de KRG Western.
Pourvoi accueilli avec dépens.
Procureurs de l'appelant : Clark Wilson, Vancouver.
Procureurs de l'intimée : Lindsay Kenney, Vancouver.