Performance Industries Ltd. c. Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd., [2002] 1 R.C.S. 678, 2002 CSC 19
Performance Industries Ltd. Appelants/Intimés au pourvoi incident
et Terrance O’Connor
c.
Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd. Intimée/Appelante au pourvoi incident
Répertorié : Performance Industries Ltd. c. Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd.
Référence neutre : 2002 CSC 19.
No du greffe : 27934.
2000 : 14 décembre; 2002 : 22 février.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Major, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
Contrats ‑- Réparations fondées sur l’equity -‑ Rectification du contrat -‑ Contrat écrit ne reflétant pas l’entente verbale antérieure — Y a‑t‑il ouverture à la réparation en equity que constitue la rectification? ‑- Le défaut de faire montre de diligence raisonnable fait‑il obstacle à la rectification?
Dommages‑intérêts -‑ Dommages‑intérêts punitifs — Contrat écrit ne reflétant pas l’entente verbale antérieure en raison de la fraude commise par l’une des parties ‑- La décision du juge du procès accordant des dommages‑intérêts punitifs doit‑elle être rétablie?
L’intimée exploitait un terrain de golf comptant 18 trous. L’appelant O a entamé des négociations en vue d’établir une coentreprise avec B, le propriétaire de l’intimée. Le juge de première instance a estimé que B et O avaient conclu une entente verbale, qui comportait une option visant la construction d’un complexe domiciliaire particulier par B au 18e trou. Durant les négociations, B a examiné avec O des photographies et des plans du type de complexe qu’il envisageait, à savoir une double rangée de maisons regroupées autour d’un cul‑de‑sac le long du 18e trou. Après que l’avocat de O a couché par écrit les termes de l’entente verbale, la clause établissant l’option mentionnait de façon précise la longueur de 480 verges du complexe proposé, mais, telle qu’elle avait été rédigée, au lieu de prévoir une largeur suffisante pour permettre la construction d’une double rangée de maisons (environ 110 verges), elle ne faisait état que d’une largeur suffisante pour une seule rangée de maisons (110 pieds). Lorsque B a voulu lever l’option, O a insisté sur l’application de la convention écrite même s’il savait qu’elle ne reflétait pas fidèlement l’entente verbale antérieure concernant l’option. L’intimée a entamé contre les appelants la présente action, dans laquelle elle sollicitait soit la rectification de la Convention soit des dommages‑intérêts en tenant lieu, des dommages‑intérêts punitifs et les dépens sur la base procureur‑client. Le juge du procès a conclu que l’intimée avait droit à la rectification de la clause relative à l’option, et il a accordé des dommages‑intérêts tenant lieu de rectification, établis sur la base de la perte des profits qui auraient été réalisés par la construction complète du complexe domiciliaire. Les dommages‑intérêts punitifs ont été fixés à 200 000 $. La Cour d’appel a annulé la décision accordant les dommages‑intérêts punitifs, mais elle a toutefois rejeté l’appel sur tous les autres points.
Arrêt : Le pourvoi principal et le pourvoi incident sont rejetés.
Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Major, Binnie et Arbour : Les préalables nécessaires pour donner ouverture à la réparation en equity que constitue la rectification sont réunis en l’espèce. Premièrement, l’intimée a établi l’existence et la teneur de l’entente verbale antérieure. Il existait un projet défini et devant être réalisé à un endroit déterminé, dont O et B avaient convenu précisément. Bien que les parties n’aient pas discuté de la description technique des lieux, elles travaillaient à un projet d’aménagement défini. Il est possible d’accepter les chiffres inscrits par O (110 x 480), tout en écartant l’erreur créée par sa substitution apparemment frauduleuse, relativement à une des dimensions, d’une mesure en pieds à une mesure en verges dans la rédaction de la clause relative à l’option. Deuxièmement, il a été jugé que O avait fait une assertion inexacte et frauduleuse en laissant croire que l’écrit reflétait fidèlement les conditions prévues par l’entente verbale antérieure. Troisièmement, la façon précise par laquelle l’écrit doit être rectifié est facile à déterminer : Il s’agit de remplacer le mot « pieds » par le mot « verges » dans la phrase « cent dix (110) pieds de largeur ». Quatrièmement, il existe une preuve convaincante de l’erreur unilatérale de B et de la connaissance par O de cette erreur. La version donnée par B de l’entente verbale était suffisamment corroborée sur des aspects importants par d’autres témoins ainsi que par des documents. Bell, en tant qu’homme d’affaires expérimenté, aurait dû examiner le texte de la clause relative à l’option avant de signer le document, mais la diligence raisonnable de la part du demandeur n’est pas un (cinquième) préalable au prononcé d’une ordonnance de rectification. L’absence de diligence raisonnable peut être prise en compte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de refuser la réparation en question, mais en l’espèce cette omission est contre balancée par la conclusion de fraude prononcée contre O, et la rectification a donc été accordée à bon droit.
En l’absence d’erreur de principe ou d’éléments factuels qui appuieraient les critiques formulées par les appelants, les conclusions des juridictions inférieures sur le montant des dommages‑intérêts compensatoires doivent être confirmées. Les dommages‑intérêts accordés pour la rupture du contrat rectifié doivent par conséquent inclure les pertes découlant des circonstances particulières connues des parties au moment où elles ont conclu le contrat.
La décision d’accorder des dommages‑intérêts punitifs en l’espèce ne doit pas être rétablie puisqu’elle ne sert aucun objectif rationnel. Ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles qu’un délit civil commande des dommages‑intérêts punitifs. Une décision accordant des dommages‑intérêts punitifs n’est rationnelle que « si, mais seulement si » les dommages‑intérêts compensatoires ne permettent pas de donner effet adéquatement aux objectifs de châtiment, de dissuasion et de dénonciation. En l’espèce, ni la décision accordant des dommages‑intérêts punitifs ni la somme de 200 000 $ accordée à ce titre ne satisfont au critère de la rationalité.
Le juge LeBel : Sous réserve des commentaires exposés sur la question des dommages‑intérêts punitifs dans l’arrêt Whiten, il y a accord avec les motifs de la majorité. C’est à juste titre que la rectification du contrat a été ordonnée, mais des dommages‑intérêts punitifs ne serviraient aucune fin rationnelle dans la présente affaire.
Jurisprudence
Citée par le juge Binnie
Arrêt appliqué : Whiten c. Pilot Insurance Co., [2002] 1 R.C.S. 595, 2002 CSC 18; arrêts mentionnés : Hart c. Boutilier (1916), 56 D.L.R. 620; Ship M. F. Whalen c. Pointe Anne Quarries Ltd. (1921), 63 R.C.S. 109; Downtown King West Development Corp. c. Massey Ferguson Industries Ltd. (1996), 133 D.L.R. (4th) 550; Lamb c. Kincaid (1907), 38 R.C.S. 516; First City Capital Ltd. c. British Columbia Building Corp. (1989), 43 B.L.R. 29; McMaster University c. Wilchar Construction Ltd. (1971), 22 D.L.R. (3d) 9; Montreal Trust Co. c. Maley (1992), 99 D.L.R. (4th) 257; Alampi c. Swartz (1964), 43 D.L.R. (2d) 11; Stepps Investments Ltd. c. Security Capital Corp. (1976), 73 D.L.R. (3d) 351; Augdome Corp. c. Gray, [1975] 2 R.C.S. 354; I.C.R.V. Holdings Ltd. c. Tri‑Par Holdings Ltd. (1994), 53 B.C.A.C. 72; Gordeyko c. Edmonton (1986), 45 Alta. L.R. (2d) 201; Kerr c. Cunard (1914), 16 D.L.R. 662; Byrnlea Property Investments Ltd. c. Ramsay, [1969] 2 Q.B. 253; Rumble c. Heygate (1870), 18 W.R. 749; Bloom c. Averbach, [1927] R.C.S. 615; Beverly Motel (1972) Ltd. c. Klyne Properties Ltd. (1981), 126 D.L.R. (3d) 757; Big Quill Resources Inc. c. Potash Corp. of Saskatchewan (2001), 203 Sask. R. 298; Prince Albert Credit Union c. Diehl, [1987] 4 W.W.R. 419; Windjammer Homes Inc. c. Generation Enterprises (1989), 43 B.L.R. 315; Farah c. Barki, [1955] R.C.S. 107; May c. Platt, [1900] 1 Ch. 616; Central R. Co. of Venezuela c. Kisch (1867), L.R. 2 H.L. 99; United Services Funds (Trustees of) c. Richardson Greenshields of Canada Ltd. (1988), 22 B.C.L.R. (2d) 322; Dalon c. Legal Services Society (British Columbia) (1995), 10 C.C.E.L. (2d) 89; Brown & Root Ltd. c. Chimo Shipping Ltd., [1967] R.C.S. 642; General Securities Ltd. c. Don Ingram Ltd., [1940] R.C.S. 670; Burrard Drydock Co. c. Canadian Union Line Ltd., [1954] R.C.S. 307; Corbin c. Thompson (1907), 39 R.C.S. 575; Asamera Oil Corp. c. Sea Oil & General Corp., [1979] 1 R.C.S. 633; New Horizon Investments Ltd. c. Montroyal Estates Ltd. (1982), 26 R.P.R. 268; Kinkel c. Hyman, [1939] R.C.S. 364; Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130.
Citée par le juge LeBel
Arrêt mentionné : Whiten c. Pilot Insurance Co., [2002] 1 R.C.S. 595, 2002 CSC 18.
Doctrine citée
American Law Institute. Restatement of the Law, Second : Contracts (2d), vol. 1. St. Paul, Minn. : American Law Institute Publishers, 1981.
Fridman, Gerald Henry Louis. The Law of Contract in Canada, 4th ed. Scarborough, Ont. : Carswell, 1999.
Spencer Bower, George, and Alexander Kingcome Turner. The Law of Actionable Misrepresentation, 3rd ed. London : Butterworths, 1974.
Waddams, Stephen M. The Law of Contracts, 4th ed. Toronto : Canada Law Book, 1999.
POURVOI PRINCIPAL et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (2000), 255 A.R. 329, 185 D.L.R. (4th) 269, 6 B.L.R. (3d) 24, [2000] A.J. No. 408 (QL), 2000 ABCA 116, qui a annulé la décision accordant des dommages-intérêts punitifs mais qui a rejeté, sur tous les autres aspects, l’appel formé par les appelants à l’encontre d’un jugement de la Cour du Banc de la Reine (1999), 246 A.R. 272, 49 B.L.R. (2d) 284, [1999] A.J. No. 741 (QL). Pourvoi principal et pourvoi incident rejetés.
David R. Haigh, c.r., et Brian Beck, pour les appelants/intimés au pourvoi incident.
Lowell Westersund et Munaf Mohamed, pour l’intimée/appelante au pourvoi incident.
Version française du jugement du juge en chef McLachlin et des juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Major, Binnie et Arbour rendu par
1 Le juge Binnie -- Dans le présent pourvoi, notre Cour est appelée à se prononcer sur la rectification d’un contrat envisageant la réalisation d’un rêve d’aménagement immobilier qui s’est transformé en cauchemar pour les associés en conflit. On projetait de construire des maisons le long du 18e trou du terrain de golf de Sylvan Lake, en périphérie de Red Deer, en Alberta. Le projet ne s’est pas concrétisé en raison de la mésentente survenue entre les parties au sujet de la superficie du terrain visé par le contrat d’aménagement.
2 Il existait un contrat écrit, mais le président de l’intimée ne s’est pas donné la peine de le lire avant de le signer. S’il l’avait fait, l’erreur qui a été commise lorsqu’on a couché par écrit l’entente verbale intervenue antérieurement entre les parties aurait vraisemblablement été décelée et le projet d’aménagement aurait été réalisé. Les appelants, qui se fondent sur l’écrit, affirment qu’une partie qui a omis de faire montre de diligence raisonnable dans ses opérations commerciales doit être déboutée de sa demande en rectification fondée sur l’equity. Il s’agit de leur argument le plus solide.
3 Le témoin principal et l’« âme dirigeante » de l’appelante Performance Industries Ltd. (« Performance »), qui s’en tient fermement à l’écrit, est Terrance O’Connor. L’entreprise commune lui a finalement valu de voir ses actions être qualifiées par le juge de première instance de [traduction] « frauduleuses, malhonnêtes et dolosives » ((1999), 246 A.R. 272, par. 114). Ce dernier l’a condamné personnellement (solidairement avec sa société Performance Industries Ltd.) à verser la somme de 1 047 810 $, y compris 200 000 $ au titre des dommages‑intérêts punitifs, plus les dépens établis sur la base procureur‑client. Sa société et lui se pourvoient devant notre Cour, invoquant diverses erreurs de droit, dont peu ont été débattues devant le juge de première instance.
4 Dans le cas de son ancien associé, Frederick Bell, propriétaire de la société Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd. (« Sylvan »), le litige qui traîne devant les tribunaux depuis sept ans met un frein à ses aspirations commerciales. Tout cela, de conclure le juge de première instance, parce qu’O’Connor a souscrit des affidavits mensongers, refusé de produire des documents pertinents, donné de faux témoignages au cours de deux procès distincts et fait [traduction] « tout en son pouvoir pour empêcher la vérité d’éclater au grand jour » (par. 115). Aujourd’hui, Bell serait, dit-on, un homme usé, [traduction] « divorcé [et sans] l’initiative ou l’enthousiasme et la détermination nécessaires pour s’engager, à son âge, dans une telle entreprise » (par. 90). Bell a obtenu une somme de 200 000 $ au titre des dommages‑intérêts punitifs en première instance, mais la Cour d’appel de l’Alberta a infirmé cet aspect du jugement ((2000), 255 A.R. 329, 2000 ABCA 116). Dans son pourvoi incident devant notre Cour, sa société, Sylvan, demande le rétablissement de cette décision.
5 Parce qu’il est question dans les deux cas de dommages-intérêts punitifs, le présent pourvoi a été entendu avec l’affaire Whiten c. Pilot Insurance Co., [2002] 1 R.C.S. 595, 2002 CSC 18, qui est décidée en même temps.
6 Je suis d’avis, pour des motifs quelque peu différents de ceux exposés par la Cour d’appel de l’Alberta, de rejeter le pourvoi principal et le pourvoi incident, avec dépens sur la base partie‑partie dans les deux cas.
I. Les faits
7 Sylvan exploitait depuis 1979 un terrain de golf d’une superficie de 171,53 acres et comptant 18 trous, en vertu d’un bail qui lui conférait un droit de premier refus si le propriétaire du golf décidait de le vendre. Le 3 novembre 1989, un acheteur sans aucun lien avec O’Connor ou Performance a offert d’acheter le terrain de golf pour la somme de 1,3 million de dollars. Sylvan avait jusqu’au 31 décembre 1989 pour faire l’acquisition du golf aux mêmes conditions. L’offre extérieure a déclenché la succession d’événements qui ont conduit à la présente action.
8 O’Connor connaissait le terrain de golf de Sylvan Lake, puisqu’il y avait joué fréquemment et y avait organisé le tournoi de golf de son entreprise pendant quelques années.
9 À l’insu de Bell, O’Connor avait discuté avec le propriétaire du terrain de golf loué par Sylvan de la possibilité d’acquérir le terrain, mais sans succès. Dès le 31 mars 1989, il avait obtenu un engagement de financement de la Banque fédérale de développement (« BFD »). Lorsqu’il a appris que Sylvan avait exercé son droit de premier refus (ou droit de préemption), O’Connor a fait une offre d’aide financière à Bell, qui l’a refusée. Toutefois, lorsque l’ancien associé de Bell s’est désisté et que les efforts de Sylvan en vue de financer par d’autres moyens l’achat du golf se sont révélés infructueux, Bell a repris contact avec O’Connor. Bell a témoigné que, au cours de leur rencontre, il avait dit à O’Connor qu’il souhaitait s’assurer la faculté d’exploiter le golf pendant une autre période de cinq ans, ainsi que la possibilité, au terme de cette période, de réaliser un complexe domiciliaire près du 18e trou, dans le but de s’assurer une retraite confortable. Des négociations en vue d’établir une coentreprise se sont amorcées vers la fin novembre ou le début décembre 1989.
10 Après un certain nombre d’entretiens préliminaires, O’Connor a passé environ deux heures et demie à la résidence de Bell au cours de la fin de semaine des 16 et 17 décembre. Les deux hommes ont discuté abondamment dans le camion d’O’Connor un ou deux jours plus tard. Le juge de première instance a estimé que Bell et O’Connor s’étaient entendus verbalement sur les modalités de leur coentreprise. Ils mettraient en commun leurs ressources ainsi qu’un prêt hypothécaire de 700 000 $ consenti par la BFD pour acheter le terrain de golf. Sylvan (Bell) l’exploiterait ensuite pour son propre compte pendant cinq ans, sans la participation journalière d’O’Connor. Au terme de la période de cinq ans, Sylvan serait achetée par Performance (O’Connor) pour une somme déterminée, déduction faite de tout solde de l’emprunt hypothécaire obtenu de la BFD.
11 Dans le présent pourvoi, le seul point litigieux est l’option relative à la construction du complexe domiciliaire susceptible d’être exécutée par Bell (ou par un tiers) au [traduction] « 18e trou ». O’Connor et Bell n’ont pas discuté de la description technique du terrain visé par l’option, mais dans son témoignage Bell a affirmé -- et le juge de première instance l’a cru -- avoir montré à O’Connor des photographies et des plans du type de complexe qu’il envisageait, à savoir une double rangée de maisons (c.-à-d. de chaque côté d’une rue) regroupées autour d’un cul-de-sac le long du 18e trou (qui mesure 480 verges). Une photographie montrant un complexe comparable -- qui est situé près d’un terrain de golf et où Bell a habité dans la région torontoise de Bayview -- a été produite dans le cours des négociations (et déposée en preuve sous la cote P1, onglet 67). O’Connor a accepté de consentir une option visant l’achat de terrains en vue de permettre la construction d’un tel complexe, option sans laquelle (a conclu le juge de première instance) Bell n’aurait pas accepté la coentreprise de cinq ans. Les parties ont convenu que le prix d’achat des terrains visés par l’option serait de 400 000 $ en cas d’acquisition par un tiers (ou de 200 000 $ si Sylvan (Bell), qui en était alors propriétaire, décidait de les aménager).
12 Comme convenu, O’Connor a confié à son avocat la tâche de coucher par écrit les termes de l’entente verbale. Un document a été produit en temps voulu. La clause 18, établissant l’option, mentionnait de façon précise la longueur de 480 verges du complexe proposé, mais au lieu de prévoir une largeur suffisante pour permettre la construction d’une double rangée de maisons (environ 110 verges), elle ne faisait état que d’une largeur suffisante pour une seule rangée de maisons (110 pieds). Cette constatation inexacte de l’entente verbale a été invoquée ainsi, au par. 9 de la déclaration :
[traduction] Le paragraphe 18 de la Convention écrite du 21 décembre 1989 ne reflète pas fidèlement les termes de l’entente verbale intervenue entre Performance et Sylvan, en ce qu’il décrit faussement la largeur des terrains visés par la convention comme étant « cent dix pieds (110 pi.) de largeur dans une orientation est-ouest », alors que la largeur des terrains du 18e trou était d’environ 110 verges dans une orientation est-ouest. [En italique dans l’original.]
Bell envisageait la construction d’environ 58 maisons, sur à peu près 11 acres. Le projet de convention établi par O’Connor ne prévoyait que 3,6 acres. Le juge de première instance a ajouté foi à l’affirmation de Bell selon laquelle il avait expressément dit à O’Connor, au cours des négociations, que la construction d’une seule rangée de maisons (qui était tout ce que la clause 18 permettait) serait [traduction] « un gaspillage de terrain et une utilisation non rentable du 18e trou » (par. 42).
13 Voici le texte de la clause 18 de la Convention de coentreprise, telle qu’elle avait été rédigée par l’avocat d’O’Connor :
[traduction]
18. Les deux parties reconnaissent qu’elles envisagent la vente d’une partie des terrains aux fins de construction d’un complexe domiciliaire pendant la durée de la tenance à bail de Sylvan. Cette parcelle est décrite ainsi : cent dix (110) pieds de largeur dans une orientation est-ouest et environ quatre cent quatre-vingt (480) verges de longueur dans une orientation nord-sud, et contiguë à la limite est du terrain sur toute sa longueur. Les parties conviennent que, si elles reçoivent une offre convenable, ces terrains seront vendus à un tiers promoteur. Il est convenu que constituerait une offre convenable le paiement d’une somme d’au moins quatre cent mille dollars (400 000 $) en espèces pour ces terrains, en plus de l’engagement d’assurer sans interruption l’existence du terrain de golf, qui doit avoir une superficie minimale de six mille deux cent cinquante (6250) verges de longueur et compter dix-huit trous bien divisés, bien définis et raisonnablement larges (à titre d’information, les parties reconnaissent que, à la date de la présente convention, les trous du terrain de golf sont pour la plupart bien divisés, bien définis et raisonnablement larges). [Je souligne.]
14 Le 21 décembre 1989, O’Connor et Bell ont signé la Convention de coentreprise de même que la documentation relative au financement de l’achat de l’ensemble de la propriété. Les documents ont alors été communiqués à l’avocat de Sylvan, qui les a examinés et a suggéré quelques modifications, ce qui a eu pour effet de retarder au 27 décembre 1989 la signature de la Convention de coentreprise modifiée. Au procès, l’avocat de Sylvan a témoigné ne pas avoir discuté avec Bell des dimensions de la parcelle visée par l’option, et Bell a déclaré ne jamais avoir lu la clause relative à l’option. Tous les exemplaires des documents avaient été remis à son avocat. L’avocat d’O’Connor n’a pas été appelé à témoigner, omission qui a amené le juge du procès à tirer la conclusion défavorable à O’Connor selon laquelle la déposition de l’avocat n’aurait pas aidé la cause d’O'Connor.
15 O’Connor savait, à la lumière des commentaires formulés par Bell durant les négociations, que ce dernier ne signerait aucune Convention ne lui accordant pas la faculté d’acquérir suffisamment de terrain pour aménager un complexe de type « Bayview » comportant deux rangées de maisons. Toute superficie inférieure serait [traduction] « un gaspillage de terrain ». O’Connor savait par conséquent que, lorsque Bell avait signé le document, il n’avait pas remarqué qu’on avait substitué la mesure 110 pieds à la mesure 100 verges.
16 En 1990, Bell a connu quelques [traduction] « problèmes de trésorerie » qui ont entraîné une modification des modalités financières de la Convention, mais il n’en a pas moins poursuivi l’élaboration des plans de l’éventuel complexe. Pendant un certain temps en 1992, il y a travaillé avec la société UMA Engineering Ltd. Il a subséquemment retenu les services de Norman Trouth, consultant en aménagement, qui a préparé d’autres plans et croquis proposant la construction de 50 et 58 maisons le long du 18e trou. M. Trouth estimait que le projet de construction de 58 maisons sur une parcelle d’environ 10,9 acres pourrait rapporter 820 100 $. À certains égards, Bell envisageait une superficie plus vaste que celle dont avait convenu verbalement O’Connor. Conformément à ce qui avait été envisagé dès le départ, ces propositions impliquaient un certain réaménagement du tracé du 18e trou. Bell a donc remis ces propositions d’aménagement à O’Connor, qui a dit qu’il les examinerait. Entre‑temps, les terrains du parcours de golf avaient été annexés à la ville de Sylvan Lake et il était devenu possible d’aménager l’ensemble des 171,5 acres, situation très avantageuse pour O’Connor.
17 Puis le temps a passé. En mai 1993, Bell a de nouveau communiqué avec O’Connor, qui a promis d’examiner la proposition mais n’y a pas répondu, ni à ce moment ni après une rencontre subséquente organisée par l’épouse de Bell. Le temps continuait cependant de courir, car l’option exigeait que l’aménagement soit complété au plus tard le 31 décembre 1994. Finalement, dans une lettre datée du 8 juin 1993, l’avocat d’O’Connor a avisé Bell qu’[traduction] « [i]l [était] très peu probable que Performance Industries Ltd. approuve tout projet d’aménagement qui ne soit pas strictement conforme à la Convention ».
18 Bell a témoigné qu’à ce moment, pour la première fois, il a lu la clause 18 et constaté qu’elle ne correspondait pas à l’entente verbale. O’Connor, a-t-il conclu, avait introduit un changement de dimension qui avait transformé un projet viable en [traduction] « un gaspillage de terrain ». Il était furieux, a-t-il dit. Il s’est rendu au bureau d’O’Connor, où ils ont eu une discussion qu’il a qualifiée de très animée.
19 Des efforts ont été déployés afin de résoudre le différend, mais O’Connor continuait à maintenir que, aux termes de la clause 18 de la Convention, Bell n’avait le droit d’aménager la propriété que sur une bande de terrain de 110 pieds de largeur, contiguë au 18e trou, du côté est du terrain de golf. Bell, pour sa part, continuait d’exiger qu’O’Connor respecte l’entente verbale, ce qui impliquait qu’on considère que la mention 110 pieds signifiait plutôt 110 verges.
20 En décembre 1994, avant l’expiration de la période de validité de cinq ans de la coentreprise, O’Connor a offert les sommes nécessaires pour racheter la participation de Sylvan. Bell a refusé de permettre à Sylvan de se départir de la possession du terrain et O’Connor a engagé une action demandant l’exécution forcée de la Convention. La Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a fait droit à l’action et O’Connor a pris possession de la propriété et construit un pavillon au 18e trou. Également à la fin de 1994, Sylvan a entamé contre Performance et O’Connor la présente action sollicitant soit la rectification de la Convention soit des dommages-intérêts en tenant lieu, des dommages-intérêts punitifs et les dépens sur la base procureur‑client.
II. L’historique des procédures judiciaires
A. Cour du Banc de la Reine de l’Alberta (1999), 246 A.R. 272
21 Le juge Wilkins a souligné qu’il incombait au demandeur [traduction] « d’établir à la fois que Bell se trompait quant à la description du bien-fonds à aménager lorsqu’il a signé la Convention et qu’O’Connor savait qu’il se trompait » (par. 66).
22 Selon le juge Wilkins, [traduction] « [l]a façon dont O’Connor s’est comporté en tentant de tirer avantage de l’erreur qu’il savait que Bell avait commise en signant la Convention équivaut à une fraude ou à une assertion inexacte assimilable à fraude ou à dol » (par. 87). Il a conclu qu’[traduction] « [i]l serait injuste, inéquitable et abusif que la cour n’accorde pas réparation à Bell devant une telle conduite » (par. 87). En conséquence, il ressortait [traduction] « clairement de la preuve » que Bell avait droit à la rectification de la clause 18 de la Convention. Sylvan a obtenu des dommages-intérêts au lieu de l’exécution forcée de la Convention de coentreprise rectifiée.
23 Les dommages‑intérêts compensatoires ont été fixés à [traduction] « la somme que Bell aurait eu le droit de [recevoir] si on lui avait permis de construire le complexe domiciliaire au 18e trou conformément aux termes de la clause 18 rectifiée » (par. 92). Le juge Wilkins était convaincu qu’un complexe de 58 maisons aurait pu [traduction] « être construit et en grande partie vendu avant le 31 décembre 1994 » (par. 93). En conséquence, il a fixé 820 100 $ les dommages-intérêts compensatoires, sur la base de l’aménagement d’un complexe de 58 lots au 18e trou, qui mesure 480 verges. De cette somme, il a soustrait 200 000 $ (soit la somme que Sylvan (Bell) aurait eu à verser à Performance (O’Connor) pour lever l’option de 400 000 $), ce qui a donné un résultat net de 620 100 $.
24 Relativement aux dommages-intérêts punitifs, le juge Wilkins a réitéré sa conclusion que les [traduction] « actions d’O’Connor étaient assimilables à une fraude ou à une assertion inexacte participant de la fraude et du dol » (par. 109). Les « actions [d’O’Connor] commandent [sa] condamnation à une somme qui aura valeur d’exemple et en même temps fera en sorte qu’[il] ne profite pas indûment de sa conduite » (par. 109). Le juge Wilkins a dit que [traduction] « [l]a seconde partie de l’affirmation qui précède est le seul fondement justifiant d’accorder des dommages-intérêts punitifs » (par. 109) en l’espèce. Par conséquent, O’Connor devrait être condamné, au titre des dommages-intérêts punitifs, au paiement d’une somme [traduction] « à tout le moins suffisante pour lui faire remettre le profit indigne qu’il a réalisé par sa conduite répréhensible » (par. 110). Les dommages-intérêts punitifs ont été établis à 200 000 $. En raison de leur comportement abusif pendant le déroulement de l’action, les défendeurs (appelants au présent pourvoi) ont été condamnés aux dépens sur la base procureur‑client.
25 O’Connor a prétendu qu’il ne devait pas être tenu personnellement responsable à l’égard de tout jugement prononcé contre Performance en faveur de la demanderesse, mais le juge Wilkins a « complètement » (par. 119) rejeté cet argument. Le juge a dit que chaque mesure prise pour appuyer cette coentreprise l’avait été à l’instigation d’O’Connor, comme toutes les tentatives visant à miner les intérêts légitimes de Bell dans cet interminable litige. [traduction] « Il ne saurait certes y avoir de cas plus clair où la cour doit écarter le bénéfice de la personnalité juridique et tenir » (par. 119) O’Connor personnellement responsable. Et c’est ce qu’a fait le juge Wilkins.
B. Cour d’appel de l’Alberta (2000), 255 A.R. 329, 2000 ABCA 116
26 Dans un arrêt per curiam, la Cour d’appel a confirmé la décision du juge Wilkins indiquant que la Convention pouvait être rectifiée et que le bénéfice de la personnalité juridique pouvait être écarté. Elle a aussi confirmé les décisions de ce dernier relativement aux dommages-intérêts, sauf celle concernant les dommages-intérêts punitifs, qu’elle a annulée. Elle a également confirmé l’ordonnance accordant les dépens sur la base procureur‑client.
27 En ce qui a trait aux dommages-intérêts compensatoires, la Cour d’appel a dit ne [traduction] « pas être disposée à modifier les dommages-intérêts en l’espèce» (par. 27). Elle a toutefois qualifié de « généreux » (par. 27) le quantum accordé par le juge de première instance.
28 La Cour d’appel a souscrit à la conclusion du juge de première instance que [traduction] « la conduite répréhensible des défendeurs était à ce point inacceptable que des mesures de punition et de dissuasion s’imposaient » (par. 28), mais elle a ajouté que des dommages-intérêts punitifs « ne doivent être accordés que s’ils servent un objectif rationnel » (par. 28). De l’avis de la Cour d’appel, les [traduction] « dommages-intérêts compensatoires substantiels et généreux accordés » (par. 29) par le juge de première instance satisfaisaient à la fois aux objectifs de punition et de dissuasion en l’espèce. La Cour d’appel estimait également ne pas être en présence d’une affaire où des dommages-intérêts punitifs étaient requis pour faire en sorte que le défendeur ne profite pas de sa conduite répréhensible. O’Connor aurait tiré des bénéfices de l’exécution de la Convention, même s’il ne s’était pas comporté de façon répréhensible. La Cour d’appel a donc annulé la décision accordant les dommages-intérêts punitifs. L’appel a toutefois été rejeté sur tous les autres points.
III. L’analyse
29 Lorsque des gens d’affaires raisonnablement avertis couchent par écrit leurs ententes verbales, dans des documents qui sont préparés et revus par des avocats puis modifiés avant d’être signés, il y a généralement peu de chances qu’il y ait lieu à rectification. Pas plus d’ailleurs qu’une mésentente entre associés commerciaux n’entraîne ordinairement une condamnation à des dommages-intérêts punitifs. La présente affaire est inhabituelle en ce que le juge de première instance a conclu à l’existence de fraude et de dol de la part de l’appelant O’Connor. Les appelants doivent par conséquent tenter d’établir le bien-fondé de leurs prétentions, pour peu que cela soit possible, à partir des assertions mêmes de Bell et en s’appuyant sur tout ce qu’ils peuvent trouver dans la jurisprudence au soutien de leur thèse.
30 L’avocat des appelants (qui ne les représentait pas en première instance) soulève trois points, qu’il énonce ainsi : (1) le rapport entre l’allégation d’erreur unilatérale et la réparation que constitue la rectification (particulièrement lorsque l’erreur est le fruit de la propre négligence du demandeur); (2) le type d’allégations et de preuve que doit présenter le demandeur qui sollicite la rectification, de même que la norme de preuve applicable en pareil cas; (3) la méthode appropriée pour quantifier les dommages-intérêts accordés à la place de la rectification lorsque l’objet du contrat rectifié est une option portant sur la vente de terrains. Comme il a été mentionné plus tôt, l’intimée se pourvoit de façon incidente contre l’annulation de la décision accordant les dommages-intérêts punitifs.
A. Rectification du contrat
31 La rectification est une réparation en equity visant à empêcher qu’un écrit soit utilisé comme moyen de commettre une fraude ou de se livrer à une conduite répréhensible [traduction] « équivalant à fraude ». La règle traditionnelle ne permettait la rectification qu’en cas d’erreur mutuelle, mais il y a maintenant ouverture à rectification en cas d’erreur unilatérale (comme dans la présente affaire), pourvu que certains préalables rigoureux soient réunis. Dans la mesure où ils sont pertinents en l’espèce, ces préalables peuvent être résumés ainsi. La rectification est fondée sur l’existence d’un contrat verbal préalable dont les conditions sont déterminées et déterminables. Le demandeur doit établir que les conditions convenues verbalement n’ont pas été couchées adéquatement par écrit. L’erreur peut être frauduleuse ou innocente. L’exigence essentielle est que, au moment de la signature de l’écrit, le défendeur connaissait l’erreur ou aurait dû la connaître, et que le demandeur n’en connaissait pas l’existence. De plus, la tentative du défendeur d’utiliser l’écrit erroné doit constituer « une fraude ou l’équivalent d’une fraude ». La tâche des tribunaux dans une affaire de rectification est de corriger et non de faire des supputations. Elle consiste à reconstituer le marché original conclu par les parties, et non à rectifier une erreur de jugement qu’une partie aurait reconnue tardivement : Hart c. Boutilier (1916), 56 D.L.R. 620 (C.S.C.), p. 630; Ship M. F. Whalen c. Pointe Anne Quarries Ltd. (1921), 63 R.C.S. 109, p. 126-127; Downtown King West Development Corp. c. Massey Ferguson Industries Ltd. (1996), 133 D.L.R. (4th) 550 (C.A. Ont.), p. 558; G. H. L. Fridman, The Law of Contract in Canada (4e éd. 1999), p. 867; S. M. Waddams, The Law of Contracts (4e éd. 1999), par. 336. Dans l’arrêt Hart, précité, p. 630, le juge Duff (plus tard Juge en chef du Canada) a souligné que [traduction] « [l]e pouvoir de rectification ne doit être utilisé qu’avec grande prudence ». Tout assouplissement de l’application de la rectification qui en ferait un substitut à l’exercice de diligence raisonnable lors de la signature d’un document aurait pour effet d’ébranler la confiance du monde des affaires à l’égard des contrats écrits.
B. Objection préliminaire
32 L’intimée prétend que les appelants ne devraient pas être admis à plaider des objections à la rectification qui n’ont pas été soulevées au procès. Par exemple, l’incertitude qui caractériserait les conditions de l’entente verbale antérieure est une question que n’ont soulevée les appelants qu’après avoir été déboutés par la Cour d’appel de l’Alberta. Cette objection n’est pas sans fondement. À moins que les parties n’aient traité de façon exhaustive une question de fait au procès en présentant leur preuve, et de préférence au cours des plaidoiries devant le juge, il y a toujours un risque très réel que le dossier d’appel ne comporte pas tous les faits pertinents ou l’opinion du juge de première instance sur quelque question de fait cruciale, ou encore que n’ait jamais été obtenue une explication qui aurait pu être donnée par une partie ou par un ou plusieurs de ses témoins en déposant. Comme l’a dit le juge Duff dans l’arrêt Lamb c. Kincaid (1907), 38 R.C.S. 516, p. 539 :
[traduction] Selon moi, un tribunal d’appel ne devrait pas recevoir un tel argument soulevé pour la première fois en appel, à moins qu’il ne soit clair que, même si la question avait été soulevée en temps opportun, elle n’aurait pas été éclaircie davantage.
33 À mon avis, les prétentions des appelants au sujet des questions touchant à la rectification reposent sur des faits, mais elles peuvent être examinées à la lumière de la preuve au dossier et elles soulèvent d’importantes questions de droit et d’equity. Il est loisible à la Cour, dans le cadre d’un pourvoi, d’examiner une nouvelle question de droit dans les cas où elle peut le faire sans qu’il en résulte de préjudice d’ordre procédural pour la partie adverse et où son refus de le faire risquerait d’entraîner une injustice.
34 En l’espèce, l’intimée a demandé et obtenu une réparation en equity pour faire rectifier une situation qui n’aurait jamais dû se produire si Bell avait lu adéquatement le projet de convention en décembre 1989. Qui sollicite l’équité doit lui-même agir avec équité. Si la réparation en equity a été accordée à tort, nous ne devrions pas faire abstraction d’une objection fatale parce que l’avocat a omis de la soulever au procès. Les faits essentiels à la nouvelle thèse juridique avancée par les appelants sont faciles à dégager de la preuve et les conclusions nécessaires sont implicites, sinon toujours explicites, dans les motifs du juge de première instance.
C. Les préalables à la rectification
35 Comme il a été indiqué précédemment, la personne en affaires qui invoque sa propre erreur unilatérale pour se soustraire aux conditions -- couchées par écrit -- d’un document qu’elle a signé et qui, à première vue, semble parfaitement clair, doit surmonter de sérieux obstacles. Le droit est résolu à prévenir la proverbiale avalanche de poursuites que pourraient vouloir engager des contractants insatisfaits, qui veulent se délier d’un marché peu avantageux.
36 J’ai évoqué plus tôt les quatre préalables, ou « obstacles », que le demandeur doit surmonter. Les appelants cherchent à en ajouter un cinquième. La rectification ne devrait pas, affirment-ils, être ouverte à un demandeur qui a été négligent dans l’examen de la documentation relative à un contrat commercial. Dans la mesure où leur argument signifie que, en pareils cas, la Cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser d’accorder la réparation en equity à un tel demandeur, je suis d’accord avec eux. Dans la mesure où ils affirment que l’absence de diligence raisonnable (ou la négligence) d’un demandeur constitue un empêchement absolu, je crois que leur thèse est incompatible avec les principes et les autorités, et qu’elle devrait être rejetée.
37 Selon le premier des obstacles traditionnels, il incombe à Sylvan (Bell) d’établir l’existence et la teneur de l’entente verbale antérieure incompatible. La rectification est [traduction] « [l’]entorse la plus consacrée à la règle de l’exclusion de la preuve extrinsèque » (Waddams, op. cit., par. 336). La condition exigeant une entente verbale antérieure prévient « l’avalanche de poursuites » de la part de contractants insatisfaits qui ont tout simplement omis de lire les documents contractuels, ou qui éprouvent maintenant des réserves sur le bien-fondé de ce qu’ils ont signé.
38 Pour franchir le deuxième obstacle, Sylvan (Bell) doit démontrer non seulement que l’écrit ne correspond pas à l’entente verbale antérieure, mais également qu’O’Connor connaissait ou aurait dû connaître l’existence de l’erreur lorsque les conditions convenues verbalement ont été couchées par écrit. Ce n’est que lorsque le fait de permettre à O’Connor de tirer profit de l’erreur constituerait « une fraude ou l’équivalent d’une fraude » qu’il y a ouverture à rectification. Cette exigence prévient l’avalanche de poursuites de la part de contractants insatisfaits qui ont simplement fait une erreur. L’equity agit sur la conscience du défendeur qui cherche à tirer profit d’une erreur dont il connaissait ou aurait raisonnablement dû connaître l’existence au moment où le document a été signé. À elle seule, une erreur unilatérale ne peut justifier la rectification d’un document, mais il peut y avoir ouverture à cette réparation si le fait de permettre à la partie qui n’était pas dans l’erreur de tirer profit du document constitue une fraude ou l’équivalent d’une fraude : Hart, précité, p. 630; Ship M. F. Whalen, précité, p. 126-127.
39 Déterminer ce qui constitue « une fraude ou l’équivalent d’une fraude » constitue, bien sûr, une question cruciale. Dans First City Capital Ltd. c. British Columbia Building Corp. (1989), 43 B.L.R. 29, madame le juge en chef McLachlin de la Cour suprême de la Colombie-Britannique (maintenant Juge en chef du Canada) a souligné que, [traduction] « dans ce contexte, “une fraude ou l’équivalent d’une fraude” ne s’entend pas du délit que constituent le dol ou la fraude stricte au sens juridique du terme, mais plutôt à la catégorie plus vaste des fraudes par implication ou fraudes reconnues en equity [. . .] Dans ce sens plus large, la fraude s’entend également d’opérations qui ne sont pas dolosives, mais à l’égard desquelles le tribunal estime qu’il serait abusif de laisser une personne profiter de l’avantage obtenu » (p. 37). Au « sens plus large » de fraude donnant ouverture à une réparation en equity, la fraude se présente sous [traduction] « un nombre tellement infini de formes que les tribunaux n’ont pas tenté de la définir », mais « elle vise toutes sortes de manœuvres déloyales et de conduites abusives en matière contractuelle » : McMaster University c. Wilchar Construction Ltd. (1971), 22 D.L.R. (3d) 9 (H.C. Ont.), p. 19. Voir également Montreal Trust Co. c. Maley (1992), 99 D.L.R. (4th) 257 (C.A. Sask.), le juge Wakeling; Alampi c. Swartz (1964), 43 D.L.R. (2d) 11 (C.A. Ont.); Stepps Investments Ltd. c. Security Capital Corp. (1976), 73 D.L.R. (3d) 351 (H.C. Ont.), le juge Grange (plus tard juge à la Cour d’appel), p. 362-363, et Waddams, op. cit., par. 342.
40 Suivant le troisième obstacle, Sylvan (Bell) doit démontrer [traduction] « de façon précise » comment l’écrit peut être formulé pour exprimer l’intention antérieure (Hart, précité, le juge Duff, p. 630). Cette exigence prévient « l’avalanche de poursuites » de la part de ceux qui inviteraient les tribunaux à spéculer sur les intentions inexprimées des parties ou à imposer ce qui, a posteriori, semble être un arrangement judicieux, qu’auraient pu conclure les parties mais qu’elles n’ont par ailleurs pas choisi. La compétence des tribunaux en equity se limite à exprimer en mots ce sur quoi -- et uniquement ce sur quoi -- les parties s’étaient déjà entendues verbalement.
41 Le quatrième obstacle oblige à établir tous les éléments susmentionnés en apportant, conformément aux diverses façons dont notre Cour l’a décrite, une preuve [traduction] « au‑delà de tout doute raisonnable » (Ship M. F. Whalen, précité, p. 127), une preuve [traduction] « qui ne laisse aucun “doute juste et raisonnable” » (Hart, précité, p. 630), une « preuve convaincante » ou une « preuve [. . .] plus que suffisante » (Augdome Corp. c. Gray, [1975] 2 R.C.S. 354, p. 371-372). Selon moi, l’approche moderne est bien décrite par l’expression « preuve convaincante », c.-à-d. une preuve qui peut être bien inférieure à la norme applicable en matière criminelle, mais qui excède toutefois la preuve qui satisfait péniblement à la norme de la « prépondérance des probabilités » applicable en matière civile.
42 Certains critiques avancent qu’il est inutile de recourir à une norme de preuve plus exigeante que celle ordinairement applicable en droit civil (par exemple, Waddams, op. cit., par. 343), mais une fois de plus, l’objectif est de renforcer l’utilité des ententes écrites en prévenant une « avalanche » d’affaires limites qui affaibliraient des exigences perçues à juste titre comme de rigoureux préalables à la rectification.
43 Il a déjà été jugé que la preuve était insuffisante si elle émanait seulement de la partie demandant la rectification. Dans l’arrêt Ship M. F. Whalen, précité, p. 127, le juge Duff a dit qu’[traduction] « [u]n tel témoignage oral doit être adéquatement étayé par des éléments de preuve documentaire et par des éléments résultant de la conduite des parties ». La pratique moderne a cessé d’insister sur la présentation d’éléments de preuve documentaire corroborants (Waddams, op. cit., par. 337; Fridman, op. cit., p. 879). Dans certains cas, il est tout simplement impossible d’apporter une telle preuve, mais si le témoignage oral est corroboré par la conduite des parties ou par une autre preuve, le tribunal peut, à son appréciation, accorder la rectification.
44 Il convient maintenant d’examiner les constatations du juge de première instance au sujet de ces exigences traditionnelles. Je me pencherai ensuite sur le cinquième préalable proposé par les appelants, à savoir l’exercice de diligence raisonnable par l’auteur de la demande.
(1) L’existence et la teneur de l’entente verbale antérieure
45 L’argument principal des appelants à l’encontre de la rectification est que l’entente verbale antérieure est nulle pour cause d’incertitude. Ils invoquent l’arrêt I.C.R.V. Holdings Ltd. c. Tri-Par Holdings Ltd. (1994), 53 B.C.A.C. 72, dans lequel la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a refusé d’accorder la rectification d’une convention d’achat d’un terrain de caravaning parce que, de l’avis du juge Finch (maintenant Juge en chef de la Colombie-Britannique), les parties ne s’étaient jamais entendues sur [traduction] « l’emplacement précis de la limite est » (par. 7), et l’arrêt Gordeyko c. Edmonton (1986), 45 Alta. L.R. (2d) 201 (B.R.), où le juge Stratton (plus tard juge à la Cour d’appel) a conclu au caractère incertain de la preuve relative au délai de préavis envisagé par l’entente verbale antérieure. Voir également l’affaire Kerr c. Cunard (1914), 16 D.L.R. 662 (C.S.N.-B.). L’avocat des appelants a cité l’observation « lapidaire » suivante de lord Denning : [traduction] « [l]’erreur commise par une partie, au su de l’autre, est un motif justifiant de résoudre un contrat, non d’en conclure un » (Byrnlea Property Investments Ltd. c. Ramsay, [1969] 2 Q.B. 253 (C.A.), p. 265).
46 Je reconnais avec les appelants que, sur ce point, les motifs du juge de première instance sont quelque peu insatisfaisants, mais cela semble s’expliquer par le fait qu’on ne lui avait pas présenté l’argument fondé sur « l’incertitude » plaidé devant nous à l’encontre de la rectification. La question de l’incertitude concernant l’objet n’a été soulevée ni dans les actes de procédure, ni au procès. Dans ses motifs, le juge de première instance s’est attaché aux points qu’il estimait litigieux. Relativement aux nouveaux arguments des appelants, il convient de rappeler les propos du vice‑chancelier James dans Rumble c. Heygate (1870), 18 W.R. 749 (Ch.), où ce dernier a dit, à la p. 750, à l’égard des objections formulées dans cette affaire à l’encontre de la validité de l’entente, sur le fondement de l’incertitude caractérisant l’emplacement et la superficie des terrains, elles [traduction] « ne sont rien d’autre que des ombres qui se dissipent sous la lumière du sens commun ».
47 La Cour doit tenter de maintenir la validité du marché conclu par les parties lorsqu’il est possible d’en dégager les conditions avec un degré de certitude raisonnable, c.-à-d. si on présente une preuve convaincante. En l’espèce, le juge de première instance a fondé sa décision accordant des dommages-intérêts compensatoires sur la conclusion que le terrain visé par l’option permettait la construction de 58 maisons unifamiliales situées le long des 480 verges du 18e trou. Personne ne conteste la longueur de 480 verges. O’Connor lui-même a tiré le chiffre 480 de la distance indiquée sur la carte de pointage utilisée au terrain de golf de Sylvan Lake. Le chiffre mentionné par O’Connor quant à la largeur du complexe (110) peut aussi être accepté. Il s’agit de décider si ce chiffre exprimait une profondeur en verges ou en pieds. Le juge de première instance semble avoir conclu que le différend au sujet de la profondeur du complexe domiciliaire (unique objet de désaccord entre les parties) se résumait à un simple choix entre la version de Bell (le « plan A ») et celle d’O’Connor (le « plan B »). Les deux plans étaient basés sur la longueur du 18e trou, soit 480 verges. Le plan B, qu’O’Connor avait décrit dans le document, envisageait une seule rangée de maisons selon un plan d’aménagement de 110 pieds de profondeur. Le plan A de Bell envisageait deux rangées de maisons séparées par une emprise routière, selon un aménagement analogue à celui illustré par la photographie aérienne du complexe de Bayview dont Bell et O’Connor avaient discuté au cours de leur rencontre des 16 et 17 décembre. Suivant le plan A, la profondeur était d’environ 110 verges. Si la profondeur de 110 pieds du plan B était triplée, passant à 110 verges, le bien-fonds visé par l’option triplerait grosso modo de superficie, passant d’environ 3,6 acres (plan B) à environ 10,9 acres (plan A), et pourrait accueillir les 58 lots plus l’emprise routière municipale standard. Dans l’affaire I.C.R.V. Holdings, précitée, le problème était que les parties ne s’étaient jamais entendues sur les limites du bien-fonds. En l’espèce, le juge de première instance a conclu qu’il y avait eu accord, même si les parties ne s’étaient pas exprimées en jargon juridique. C’est une situation qui n’est pas rare : Bloom c. Averbach, [1927] R.C.S. 615, le juge Lamont, p. 621 :
[traduction] On prétend que, si les lettres avaient été remises à un avocat pour qu’il prépare un contrat formel à partir de celles-ci, il aurait été incapable de déterminer quels éléments d’actif devaient être inclus dans l’expression « bâtiments, matériel et accessoires fixes » ou ce qui était visé par les mots « stock, etc. » Peut-être n’aurait-il pas été capable de le faire, mais il ne s’agit pas du critère applicable. Voici quel est ce critère : Les parties elles-mêmes comprenaient-elles clairement ce qui était inclus dans chaque expression? En d’autres termes, y avait-il accord des volontés au sujet de ces expressions? [Je souligne.]
48 Le juge de première instance a donc estimé que les parties s’étaient entendues verbalement à l’égard d’un complexe domiciliaire le long du 18e trou. Il ne s’agissait pas d’un simple avant-contrat. Il a conclu à l’existence d’un projet défini et devant être réalisé à un endroit déterminé dont O’Connor et Bell avaient convenu précisément.
49 Bien que les parties n’aient pas discuté de la description technique des lieux, elles travaillaient à un projet d’aménagement défini. O’Connor ne saurait se plaindre du fait que les chiffres qu’il a inscrits à la clause 18 (110 x 480) sont acceptés et confirmés. La question, par conséquent, est l’erreur créée par sa substitution apparemment frauduleuse, relativement à une des dimensions, d’une mesure en pieds à une mesure en verges. Nous savons que le chiffre 480 désigne des verges puisqu’il correspond à la distance du 18e trou. Si le chiffre 110 désigne non pas des pieds mais des verges, il y a alors symétrie des unités de mesure, la certitude est maintenue et la thèse de Bell est confirmée.
(2) Fraude ou conduite équivalant à fraude
50 La notion de conduite « équivalant à fraude », par opposition à la fraude en soi, est souvent utilisée lorsque [traduction] « le tribunal n’est pas convaincu que la partie qui demande l’exécution a réellement eu connaissance de l’erreur » (Waddams, op. cit., par. 342). Le juge de première instance n’a aucunement hésité à conclure de la sorte en l’espèce. Il a qualifié les actions d’O’Connor de [traduction] « frauduleuses, malhonnêtes et dolosives » (par. 114).
51 Non seulement le juge de première instance était-il convaincu des conditions de l’entente verbale antérieure ainsi que de l’erreur de Bell, mais il était également convaincu « hors de tout doute raisonnable » qu’O’Connor connaissait l’existence de cette erreur. Il a dit ceci, au par. 79 :
[traduction] La cour est convaincue hors de tout doute raisonnable qu’O’Connor connaissait l’existence de l’erreur de Bell et qu’il a choisi de laisser Bell signer la Convention alors que ce dernier croyait erronément que le document représentait l’entente verbale. Il a agi ainsi avec la nette intention d’invoquer ultérieurement les conditions de la Convention pour contrecarrer ou limiter tout projet de Bell d’affecter une partie plus grande du terrain de golf à la construction résidentielle.
52 O’Connor a donc fait une assertion inexacte et frauduleuse en laissant croire que l’écrit reflétait fidèlement les conditions prévues par l’entente verbale antérieure. Il savait que Bell ne signerait pas un accord ne comportant pas l’option d’acquérir suffisamment de terrain pour réaliser l’aménagement de type « Bayview » comptant deux rangées de maisons qui avait été précisé dans le contrat verbal antérieur. Par conséquent, O’Connor savait que, au moment où il a signé le document, Bell n’avait pas décelé la substitution de la mesure 110 pieds à la mesure 110 verges. O’Connor a sciemment profité de l’erreur de Bell pour [traduction] « contrecarrer ou limiter tout projet de Bell d’affecter une partie plus grande du terrain de golf à la construction résidentielle ». La perte de Bell se traduirait par un gain pour O’Connor, puisque ce dernier (Performance) allait devenir seul propriétaire du terrain visé par l’option le 31 décembre 1994.
53 Bien que, à certains endroits, le juge de première instance ait décrit la conduite d’O’Connor comme « équivalant à une fraude » alors qu’ailleurs il l’a qualifiée de véritable fraude, considérés globalement, ses motifs ne peuvent être caractérisés que comme une constatation de véritable fraude.
(3) Formulation précise de la rectification
54 Il ressort de ce qui précède que la [traduction] « façon précise » dont peut être formulé l’écrit pour qu’il soit conforme à l’entente verbale antérieure consiste simplement à remplacer le mot « pieds » par le mot « verges » dans la phrase [traduction] « cent dix (110) pieds de largeur ».
(4) Existence d’une « preuve convaincante »
55 C’est au regard de la norme de la preuve « hors de tout doute raisonnable » que le juge de première instance a tiré ses conclusions clés à l’égard de l’entente verbale antérieure, de l’erreur unilatérale de Bell et de la connaissance par O’Connor de cette erreur.
56 Il a aussi conclu que la version donnée par Bell de l’entente verbale était suffisamment corroborée sur des aspects importants par d’autres témoins (dont son épouse, son ancien associé, son avocat et, par la suite, les consultants en aménagement) ainsi que par des documents (notamment les notes de son avocat et le plan du complexe du terrain de golf Bayview discuté vers la mi‑décembre 1989).
D. Le défaut de diligence raisonnable de Bell
57 Dans les faits, les appelants cherchent à subordonner la rectification à un cinquième obstacle (ou préalable). Selon eux, cette réparation doit être refusée, sauf dans les cas où l’erreur que comporte l’écrit n’aurait pu être décelée même si l’intéressé avait fait preuve de diligence raisonnable.
58 O’Connor prétend que le fait que Bell n’ait pas lu la clause 18 et constaté qu’on y utilisait une mesure en verges et une autre en pieds devrait être fatal à sa demande, parce que la Cour ne devrait pas venir en aide aux gens d’affaires qui se montrent négligents dans la protection de leurs intérêts. Par ailleurs, il affirme que la cause réelle de la perte de Bell n’est pas le document frauduleux, mais l’omission de ce dernier de déceler la fraude quand il en a eu l’occasion.
59 Je reconnais que Bell, homme d’affaires expérimenté, aurait dû examiner le texte de la clause 18 avant de signer le document. Les termes de la clause 18 étaient clairs à première vue (encore que bien des gens auraient pu mal interpréter une description technique où sont utilisées diverses unités de mesure, comme c’est le cas à la clause 18 en l’espèce). Il a eu le temps d’examiner le document avec son avocat. Il l’a fait. Des modifications ont été demandées. Il n’a pas remarqué qu’on avait substitué 110 pieds à 110 verges; de fait, il dit ne pas avoir lu du tout la clause 18.
60 Au paragraphe 76 de ses motifs, le juge de première instance a accepté le témoignage de l’avocat de Bell, qui a admis ne pas s’être attardé aux limites prévues à la clause 18 relativement à l’étendue de la parcelle devant être aménagée, ni s’être mis une note lui rappelant de les porter à l’attention de M. Bell, comme il l’aurait fait normalement :
[traduction] Il n’a pu expliquer son omission de le faire autrement que par le fait que, après avoir reçu la Convention signée par Bell, il s’était concentré sur le parachèvement et l’enregistrement de la documentation pour faciliter la clôture de [l’acquisition] au plus tard le 31 décembre 1989. La cour accepte le témoignage de M. Hancock et celui de Bell portant qu’ils n’ont à aucun moment parlé de la description technique de la propriété figurant à la clause 18.
61 Il est incontestable que les tribunaux doivent exiger des entités commerciales qu’elles fassent preuve d’un niveau raisonnable de diligence lorsqu’elles constatent leurs opérations par écrit. Autrement, les contrats écrits perdront leur utilité et les échanges commerciaux en souffriront. La rectification ne doit pas devenir un substitut tardif à l’exercice de diligence raisonnable.
62 Par ailleurs, la plupart des affaires d’erreur unilatérale impliquent un certain manque de diligence de la part du demandeur. Une lecture attentive du texte du contrat aurait normalement permis de déceler l’erreur dont le demandeur sollicite, après coup, la correction. La partie invoquant l’erreur aura souvent omis de lire le document en entier ou bien elle l’aura lu trop rapidement ou sans en avoir bien pesé chaque mot. Comme on le souligne dans l’ouvrage américain Restatement of the Law, Second : Contracts (2d) (1981), au commentaire accompagnant l’art. 157 (« Effect of Fault of Party Seeking Relief »), [traduction] « étant donné qu’une partie peut souvent éviter une erreur en faisant preuve d’une telle diligence, l’ouverture du recours serait gravement restreinte si la négligence de la partie l’empêchait d’exercer ce recours ». Le commentaire B traite de l’ [traduction] « [o]mission de lire un écrit ». [traduction] « En règle générale, quiconque donne son assentiment à un écrit est présumé en connaître la teneur et ne peut se soustraire aux obligations qui lui incombent aux termes de ce document simplement en prétendant ne pas les avoir lus; son assentiment est réputé couvrir autant les clauses inconnues que les clauses connues. » Cette proposition est toutefois assortie de la réserve suivante, précisant que la [traduction] « règle exceptionnelle » de l’art. 157 (laquelle permet la rectification ou la « réformation » du contrat) ne s’applique que lorsqu’une entente a précédé l’écrit. [traduction] « Dans un tel cas, la négligence dont a fait montre une partie en ne lisant pas l’écrit ne fait pas obstacle à la réformation de ce document s’il n’exprime pas adéquatement l’entente préalable ».
63 L’une des raisons pour lesquelles, dans les affaires de rectification, le moyen de défense fondé sur la négligence contributive ou le défaut de diligence raisonnable n’est pas convainquant est le fait que le demandeur ne réclame rien de plus que l’exécution de l’entente verbale antérieure par laquelle le défendeur était déjà lié.
64 Le commentaire formulé dans l’ouvrage américain Restatement est compatible avec la jurisprudence canadienne. Par exemple, dans Beverly Motel (1972) Ltd. c. Klyne Properties Ltd. (1981), 126 D.L.R. (3d) 757 (C.S.C.-B.), le vendeur a signé, dans le bureau de l’avocat de l’acquéreur, des documents que ce dernier avait déjà signés et qui transféraient la propriété de deux lots, le lot particulier (avec un motel) que le vendeur avait offert en vente et le lot adjacent, qui était vacant et zoné résidentiel. De toutes ces personnes, seul l’acquéreur a (le jour de la signature) remarqué l’erreur et il était [traduction] « heureux et étonné » de voir qu’un autre lot avait été inclus dans l’opération. L’acquéreur, qui n’a pas manqué de saisir l’occasion, n’avait toutefois joué aucun rôle dans la création de cette erreur. Le juge Gould a reconnu (aux p. 758-759) qu’[traduction] « [i]l était vrai que s’ils [les trois actionnaires du vendeur] avaient fait un peu attention en lisant la description officielle dans les documents, ils auraient décelé l’erreur. Ils ne l’ont manifestement pas lue avec attention et, quoique leur omission témoigne d’un manque de la diligence, elle est compréhensible puisqu’ils étaient accompagnés de leur propre avocat, qui était présent dans le bureau de l’avocat de l’acquéreur, et que les deux avocats donnaient clairement l’impression que les documents définitifs étaient en règle et prêts à être signés ». Le juge Gould a ordonné la restitution du deuxième lot au vendeur original, car il était [traduction] « injuste, inéquitable ou abusif » (p. 760) de permettre « à l’acquéreur » de conserver l’avantage juridique qu’il venait de recevoir » (p. 759). Le juge Gould a reconnu que la présence d’un avocat pourrait permettre d’expliquer pourquoi une partie peut ne pas avoir lu elle-même le texte d’un document. En l’espèce, Bell a laissé aux avocats le soin de s’occuper des documents, sans s’apercevoir qu’il n’avait pas donné suffisamment d’information à son propre avocat pour lui permettre de vérifier les chiffres d’O’Connor. Il n’avait, à l’époque, aucune raison de mettre en doute l’intégrité d’O’Connor.
65 Si le défaut de diligence raisonnable avait été un bon moyen de défense à l’encontre d’une demande en rectification, cette réparation aurait probablement été refusée dans les affaires Big Quill Resources Inc. c. Potash Corp. of Saskatchewan (2001), 203 Sask. R. 298, 2001 SKCA 31; Stepps Investments, précitée, le juge Grange, p. 362; Prince Albert Credit Union c. Diehl, [1987] 4 W.W.R. 419 (B.R. Sask.); Montreal Trust, précitée, p. 262; Windjammer Homes Inc. c. Generation Enterprises (1989), 43 B.L.R. 315 (C.S.C.-B.).
E. Réparation à caractère discrétionnaire
66 En conséquence, je conclus que la diligence raisonnable de la part du demandeur n’est pas un préalable au prononcé d’une ordonnance de rectification. Toutefois, je m’empresse d’ajouter que la rectification est une réparation en equity et que la décision de l’accorder ou non relève du pouvoir discrétionnaire de la cour. La conduite du demandeur est pertinente dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Lorsque le tribunal conclut qu’il serait injuste d’imputer au défendeur une responsabilité qu’il convient plutôt d’attribuer à la négligence du demandeur, il peut refuser d’ordonner la rectification. Ce n’est pas le cas en l’espèce.
F. Fraude
67 À la lumière des faits de l’espèce, il existe une raison plus fondamentale expliquant pourquoi l’argument des appelants fondé sur le défaut de diligence raisonnable de Bell ne constitue pas un moyen de défense. O’Connor n’a pas fait que « saisir » l’occasion et profiter de l’erreur d’un associé commercial. Dans l’entente verbale antérieure, O’Connor s’était engagé à faire préparer un document qui en énoncerait les modalités. Selon le juge de première instance, non seulement O’Connor a‑t‑il violé cet engagement, mais en outre, dans le cadre de son stratagème frauduleux, il a fait en sorte que le document énonce erronément les modalités de l’option, il a laissé croire à Bell, de manière inexacte et frauduleuse, que le document reflétait adéquatement leur entente verbale, il a laissé Bell le signer tout en sachant que ce dernier commettait une méprise en le signant, puis il a tardé à répondre aux propositions d’aménagement de celui-ci (et ainsi évité d’attirer l’attention de ce dernier sur l’erreur) jusqu’à ce qu’il soit devenu presque trop tard pour que le projet de construction puisse être réalisé. O’Connor a admis avoir donné à son avocat la description technique erronée qui figure à la clause 18. À mon avis, il ne devrait pas être autorisé à plaider qu’il ne doit pas être tenu responsable de ce qui est survenu par la suite parce que sa fraude était tellement évidente qu’elle aurait dû être décelée.
68 [traduction] « La fraude “corrompt tout” » : Farah c. Barki, [1955] R.C.S. 107, p. 115 (le juge Kellock citant les propos du juge Farwell dans May c. Platt, [1900] 1 Ch. 616, p. 623).
69 Le type de moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable que préconisent les appelants dans les affaires de fraude été rejeté dans les termes suivants, il y a plus de 125 ans, par le lord chancelier Chelmsford : [traduction] « dès qu’il est établi qu’il y a eu assertion inexacte et frauduleuse ou dissimulation intentionnelle ayant induit une personne à conclure un contrat, ne peut alors être opposé à la demande présentée par cette personne en vue d’être déliée du contrat l’argument que celle-ci aurait pu découvrir la vérité par un examen adéquat. Cette personne a le droit de répondre à son adversaire : “Vous, en particulier, qui avez déclaré des faussetés, ou avez caché la vérité, dans le but de m’inciter à conclure le contrat, ne pouvez m’accuser d’avoir manqué de prudence parce que je me suis fondé implicitement sur votre intégrité et votre honnêteté” » : Central R. Co. of Venezuela c. Kisch (1867), L.R. 2 H.L. 99, p. 120‑121.
70 Les restrictions énoncées par lord Chelmsford ont été citées et appliquées par madame le juge Southin (maintenant juge à la Cour d’appel) dans United Services Funds (Trustee of) c. Richardson Greenshields of Canada Ltd. (1988), 22 B.C.L.R. (2d) 322 (C.S.), où elle a fait remarquer que [traduction] « [l]a négligence de la victime ne constitue jamais un moyen de défense dans une action pour fraude » (p. 355).
[traduction] Dès que le demandeur prend connaissance de la fraude, il doit atténuer ses pertes, mais, à mon avis, tant qu’il n’en connaît pas l’existence, il ne se pose en droit aucune question concernant la diligence raisonnable ou quoi que ce soit d’autre s’y apparentant.
Et, à mon avis, il s’agit aussi d’une bonne chose. Il est bien possible que la société civilisée soit menacée par des périls beaucoup plus grands que la malhonnêteté endémique. Mais je ne vois rien qui contribuerait davantage à la malhonnêteté qu’une règle de droit qui exigerait que nous soyons continuellement sur nos gardes contre les escrocs, au risque de nous faire répondre, en défense : « Ah! Ah! c’est de votre faute si je vous ai trompé ». Un tel moyen de défense ne devrait pas pouvoir être invoqué par un escroc. [p. 336]
Voir également Dalon c. Legal Services Society (British Columbia) (1995), 10 C.C.E.L. (2d) 89 (C.S.C.-B.). Dans leur ouvrage The Law of Actionable Misrepresentation (3e éd. 1974), p. 218, les auteurs Spencer Bower et Turner abondent dans le même sens :
[traduction] Celui qui a fait un mensonge, même innocent, par lequel il a amené autrui à changer d’avis -- a fortiori celui qui a frauduleusement menti à cette fin et avec un résultat semblable --, s’est à jamais privé lui-même du droit de faire valoir devant une cour de justice, tout autant que devant un tribunal de moralité, que la personne induite en erreur a agi sur la foi de son mensonge de la façon dont lui, l’auteur, entendait qu’elle le fasse. Il ne saurait jamais être admis à se plaindre du fait que l’autre personne a cru le mensonge qui lui a été fait dans le but même de lui inspirer cette conviction, ou de plaider, comme excuse, que si la personne induite en erreur n’avait pas été assez stupide pour faire confiance à un fripon de son espèce, il n’y aurait pas eu de préjudice.
71 Comme les appelants n’ont pas réussi à établir que la diligence raisonnable de la part de la demanderesse constitue un préalable à la rectification, ni à ébranler le bien-fondé des conclusions du juge de première instance à l’égard des préalables traditionnels examinés précédemment, leur pourvoi doit être rejeté relativement aux questions touchant à la rectification.
G. Dommages-intérêts accordés en lieu et place de la rectification
72 Le juge de première instance a accordé, au titre des dommages-intérêts compensatoires, une somme de 620 100 $ représentant la perte des profits qu’aurait permis de réaliser la construction complète d’un complexe domiciliaire au 18e trou. Les appelants prétendent que les dommages-intérêts devraient se limiter à la différence entre la valeur marchande du terrain et le prix de l’option, prix établi à 400 000 $. Ils font valoir que les dommages-intérêts compensatoires ne devraient pas comprendre [traduction] « le profit qu’on pouvait raisonnablement s’attendre à tirer » d’un ensemble résidentiel de 58 lots.
73 La conclusion de fait est toutefois que les parties ont expressément envisagé (même le témoignage d’O’Connor en fait foi) que les terrains visées par l’option seraient affectés à la construction domiciliaire. Les dommages-intérêts accordés pour la rupture du contrat rectifié doivent par conséquent inclure les pertes découlant des circonstances particulières connues des parties au moment où elles ont conclu le contrat : Brown & Root Ltd. c. Chimo Shipping Ltd., [1967] R.C.S. 642, p. 648; General Securities Ltd. c. Don Ingram Ltd., [1940] R.C.S. 670; Burrard Drydock Co. c. Canadian Union Ligne Ltd., [1954] R.C.S. 307; Corbin c. Thompson (1907), 39 R.C.S. 575; Asamera Oil Corp. c. Sea Oil & General Corp., [1979] 1 R.C.S. 633, p. 655. Dans New Horizon Investments Ltd. c. Montroyal Estates Ltd. (1982), 26 R.P.R. 268 (C.S.C.-B.), le juge en chef Nemetz a dit ceci, aux p. 272-273 :
[traduction] [L]es dommages-intérêts de la demanderesse doivent être établis en fonction des profits que les deux parties avaient estimé pouvoir être tirés par la demanderesse, n’eût été la rupture du contrat. Il n’est pas nécessaire que ces prévisions comprennent une estimation ou un calcul précis de ces pertes, seulement « [. . .] qu’on tienne compte des circonstances visant le chef ou type de dommage en question ».
74 Les appelants font ensuite valoir que, même en supposant que le juge de première instance ait choisi la bonne méthode de calcul des dommages-intérêts, celui-ci aurait dû soustraire des sommes plus élevées au titre des éventualités, en particulier les éventualités suivantes : (1) Sylvan (Bell) ne disposait pas des ressources financières requises pour lever l’option et financer le projet; (2) le projet n’aurait pu de toute façon être complété avant la fin de 1994, comme cela était stipulé. Essentiellement, ils prétendent que, dans la détermination des dommages-intérêts, le tribunal doit soustraire de la valeur d’une possibilité de réaliser un bénéfice une somme correspondant à l’improbabilité que cette possibilité se concrétise, et ils invoquent à cette fin l’observation faite par le juge Crocket dans l’arrêt Kinkel c. Hyman, [1939] R.C.S. 364, p. 383 :
[traduction] Quant à moi, je ne puis trouver aucune décision [. . .] justifiant un tribunal d’accorder plus qu’une somme symbolique en dommages-intérêts pour la perte d’une simple occasion de réaliser un bénéfice possible, sauf preuve établissant l’existence d’une probabilité raisonnable que la demanderesse tire de cette occasion un avantage ayant quelque valeur pécuniaire substantielle.
75 C’est ici, selon moi, que l’argument des appelants va à l’encontre de la règle qui interdit de soulever, en appel, de nouvelles questions basées sur les faits. Le juge de première instance a tiré la conclusion de fait que l’intimée avait contracté en vue d’obtenir la possibilité de construire un complexe domiciliaire sur environ 10,9 acres de terrain de premier ordre. Elle a été injustement privée de cette possibilité. Le juge de première instance a entrepris de déterminer la valeur de cette possibilité perdue (qui, bien sûr, valait considérablement moins qu’une certitude). L’avocat ayant occupé pour les appelants en première instance ne s’est pas vraiment opposé à la demande de dommages-intérêts présentée par Sylvan, et il n’a pas présenté beaucoup d’éléments de preuve tendant à en réfuter le bien-fondé, soit en appelant ses propres témoins soit en contre-interrogeant ceux de l’intimée afin de contester vigoureusement le témoignage d’expert donné par M. Trouth et d’autres témoins. Il est bien possible que M. Trouth ait été excessivement optimiste et ses chiffres généreux, mais son témoignage n’a pas été contredit.
76 La Cour d’appel de l’Alberta a qualifié de [traduction] « substantiels et généreux » (par. 29) les dommages-intérêts compensatoires accordés en l’espèce, mais elle a conclu ainsi, à cet égard : [traduction] « [m]algré nos réserves, nous ne sommes pas disposés à modifier les dommages-intérêts en l’espèce » (par. 27). En l’absence d’erreur de principe ou d’éléments factuels qui appuieraient les critiques formulées par les appelants, notre Cour ne devrait pas modifier les conclusions concordantes des tribunaux de l’Alberta sur le montant des dommages-intérêts compensatoires.
H. Y a-t-il lieu de rétablir la décision accordant les dommages-intérêts punitifs?
77 Dans son pourvoi incident, l’intimée demande le rétablissement de la décision lui accordant des dommages-intérêts punitifs de 200 000 $ qu’a annulée la Cour d’appel de l’Alberta. Les principes régissant l’opportunité d’accorder de tels dommages-intérêts et la détermination de leur quantum ont été débattus à l’audition du présent pourvoi, qui a été entendu le même jour que l’affaire Whiten, précitée, dont les motifs ont été déposés en même temps que les présents motifs.
78 Il suffit d’appliquer les principes élaborés dans l’arrêt Whiten. Il n’est pas nécessaire de refaire l’analyse qui les sous-tend.
79 Exceptionnellement, des dommages-intérêts punitifs sont accordés lorsqu’une conduite « malveillante, opprimante et abusive [. . .] choque le sens de la dignité de la cour ». Ce critère limite en conséquence de tels dommages-intérêts aux seules conduites répréhensibles représentant un écart marqué par rapport aux normes ordinaires en matière de comportement acceptable : Whiten, précité, par. 36, et Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 196.
80 La conduite répréhensible reprochée à O’Connor fut l’indifférence éhontée qu’il a manifestée à l’égard des droits accordés à Bell par l’entente verbale de décembre 1989, et l’utilisation qu’il a faite ultérieurement de l’écrit (qui, savait-il, ne reflétait pas fidèlement leur entente verbale) jusqu’au dépôt de l’action en justice le 4 janvier 1995, en vue de s’approprier le terrain de golf et ainsi réduire à néant la valeur de l’option accordant à Bell la faculté de construire le complexe domiciliaire convenu.
81 Les délits comme le dol ou la fraude intègrent déjà un type de conduite répréhensible qui, jusqu’à un certain point, « choque le sens de la dignité de la cour » et « représent[e] un écart marqué par rapport aux normes ordinaires en matière de comportement acceptable ». Pourtant les affaires de fraude ne donnent pas toutes lieu à une condamnation au paiement de dommages-intérêts punitifs.
82 La fraude d’O’Connor était un préalable au succès de la demande en rectification de Bell, dont la société recevra maintenant la somme de 620 100 $ en dommages-intérêts compensatoires. Le fait de devoir payer 620 100 $ est une punition qui fait mal. Il reste à se demander si une punition additionnelle est rationnellement requise pour satisfaire aux objectifs de châtiment, de dissuasion ou de dénonciation (Whiten, précité, par. 43).
83 Dans l’arrêt Whiten, on souligne que tout défendeur doit « être informé suffisamment à l’avance de ce qu’on lui reproche afin de pouvoir apprécier l’ampleur du risque qu’il court et d’avoir la possibilité de répliquer » (Whiten, précité, par. 86). En l’espèce, la déclaration modifiée réclamait expressément des dommages-intérêts punitifs de 1 020 100 $, dont le fondement était la [traduction] « remise des profits que les défendeurs tireront par suite de l’erreur unilatérale [de la demanderesse] ». Comme il a été mentionné plus tôt, le juge de première instance a accordé la somme de 200 000 $ au titre des dommages-intérêts punitifs.
84 Dans l’arrêt Hill, précité, par. 197, le juge Cory a décrit ainsi la norme de contrôle applicable pour l’appréciation de la « rationalité » :
Contrairement aux dommages‑intérêts compensatoires, les dommages‑intérêts punitifs ne sont pas généralisés. En conséquence, les tribunaux disposent d’une latitude et d’une discrétion beaucoup plus grandes en appel. Le contrôle en appel devrait consister à déterminer si les dommages‑intérêts punitifs servent un objectif rationnel. En d’autres termes, la mauvaise conduite du défendeur était‑elle si outrageante qu’il était rationnellement nécessaire d’accorder des dommages‑intérêts punitifs dans un but de dissuasion?
85 L’arrêt Whiten confirme que « [l]e critère de la “rationalité” » s’applique tant pour statuer sur l’opportunité des dommages‑intérêts punitifs que sur leur quantum » (par. 101).
86 Je souscris à la conclusion de la Cour d’appel de l’Alberta selon laquelle la décision d’accorder des dommages-intérêts punitifs en l’espèce ne sert aucun objectif rationnel.
87 La fraude commise par O’Connor était, bien sûr, répréhensible. D’ailleurs, la fraude est généralement une conduite répréhensible, mais ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles qu’elle commande des dommages-intérêts punitifs. En l’espèce, le juge de première instance a estimé qu’une punition additionnelle s’imposait en sus du paiement de dommages-intérêts compensatoires généreux, et ce pour deux raisons, à savoir que les actions d’O’Connor (1) [traduction] « commandent une condamnation à une somme qui aura valeur d’exemple » et (2) « en même temps fera en sorte qu’O’Connor ne profite pas indûment de sa conduite » (par. 109). Il s’agit là de deux objectifs légitimes d’une condamnation au paiement de dommages-intérêts punitifs (Whiten, précité, par. 43 et 111). Il faut toutefois se rappeler qu’une décision accordant des dommages-intérêts punitifs n’est rationnelle que « si, mais seulement si » les dommages-intérêts compensatoires ne permettent pas de donner effet adéquatement aux objectifs de châtiment, de dissuasion et de dénonciation.
88 En l’espèce, il s’agissait de relations commerciales entre deux hommes d’affaires, dont l’un a tenté de rouler l’autre. Il n’y a pas eu abus de position dominante. La conduite d’O’Connor était préméditée et délibérée, et elle a persisté pendant une période de quatre ans et demi. En fin de compte, les tribunaux ont rempli leur rôle et Bell a été pleinement indemnisé, en plus de se voir adjuger les dépens sur la base procureur‑client, décisions qui, globalement, ont sans aucun doute eu un effet punitif sur O’Connor. De plus, ce dernier est stigmatisé d’une décision judiciaire (maintenant confirmée par deux tribunaux d’appel) ayant qualifié ses actions de [traduction] « frauduleuses, malhonnêtes et dolosives ». Sa conduite a été sévèrement dénoncée et il a été condamné personnellement à verser une indemnité considérable. L’intimée est incapable de mentionner quelque circonstance aggravante qu’on ne retrouve pas dans la plupart des affaires de fraude commerciale, outre le fait qu’il a été jugé qu’O’Connor s’était comporté de façon abominable pendant le déroulement de l’instance. Toutefois, comme il a été indiqué précédemment, le juge de première instance n’a pas tenu compte de cette considération dans sa décision accordant les dommages-intérêts punitifs, puisqu’elle avait servi de fondement à sa décision adjugeant les dépens sur la base procureur‑client.
89 La deuxième raison invoquée par le juge de première instance pour justifier les dommages-intérêts punitifs était de faire en sorte qu’O’Connor « ne profite pas indûment de sa conduite » (par. 109). Mais en fait, O’Connor n’a aucunement profité de sa conduite répréhensible. La source de ses profits liés au projet d’aménagement était le contrat verbal. Tout profit réalisé par les appelants Performance et O’Connor après paiement à l’intimée de la somme de 620 100 $ au titre des dommages-intérêts compensatoires leur revenait de plein droit en vertu des conditions de la Convention (rectifiée). Comme on l’a vu plus tôt, l’entente verbale de décembre 1989 prévoyait que, au terme d’une période de cinq ans, la société d’O’Connor, Performance, acquérerait les terrains formant le club de golf (moins ceux visés par l’option si celle-ci était levée), qu’elle pourrait alors aménager à son gré pour son propre compte. Bien que, dans l’ensemble, la conduite d’O’Connor en l’espèce ait été jugée répréhensible, son comportement ne fut pas entièrement dénué d’aspects positifs. Au tout début du projet, par exemple, O’Connor a assumé la quote-part de Bell aux intérêts du prêt hypothécaire quand ce dernier a cessé d’être en mesure de contribuer la somme qu’il s’était engagé à payer. Le conflit opposant Bell et O’Connor ne devrait pas être dépeint caricaturalement comme une bataille entre le bien et le mal.
90 Il se peut, comme a estimé le juge de première instance, que les profits d’O’Connor sur les terrains non visés par l’option lui permettent [traduction] « de recouvrer la totalité des dommages-intérêts qu’il a été condamné à payer à Bell au titre du manque à gagner, ou une somme plus grande encore » (par. 109) mais, en toute déférence, cela ne constitue pas une justification rationnelle pour punir O’Connor davantage. Ces profits ne sont pas le fruit d’une conduite répréhensible visant Bell.
91 Enfin, la somme de 200 000 $ coïncide avec celle que Sylvan (Bell) était tenue de verser pour lever l’option et dont le juge de première instance a à juste titre tenu compte dans la détermination des dommages-intérêts compensatoires. Ce chiffre n’a aucun lien rationnel avec les profits susceptibles d’être tirés par les appelants de la réalisation d’activités d’aménagement sur le reste des terrains du parcours de golf, profits au sujet desquels aucune preuve n’a été produite. De plus, il s’agissait d’un paiement que les appelants avaient le droit de conserver en vertu de la Convention rectifiée.
92 Comme il a été mentionné dans l’arrêt Whiten, précité, par. 98 et 100, ainsi que dans l’arrêt Hill, précité, par. 197, les dommages‑intérêts punitifs ne sont pas des dommages-intérêts « généraux », et l’opportunité d’accorder de tels dommages-intérêts ainsi que la détermination de leur quantum doivent satisfaire au critère de la rationalité. En toute déférence, en l’espèce ni la décision accordant des dommages-intérêts punitifs ni la somme de 200 000 $ ne satisfont à ce critère.
IV. Conclusion
93 Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi principal et le pourvoi incident, avec dépens sur la base partie-partie dans les deux cas.
Version française des motifs rendus par
94 Le juge LeBel -- Sous réserve des commentaires que j’ai faits sur la question des dommages-intérêts punitifs dans le pourvoi connexe Whiten c. Pilot Insurance Co., [2002] 1 R.C.S. 595, 2002 CSC 18, je souscris aux motifs du juge Binnie en l’espèce. Je trancherais le pourvoi principal et le pourvoi incident de la manière qu’il suggère. C’est à juste titre que la rectification du contrat a été ordonnée, mais des dommages-intérêts punitifs ne serviraient aucune fin rationnelle dans la présente affaire.
Pourvoi principal et pourvoi incident rejetés avec dépens.
Procureurs des appelants/intimés au pourvoi incident : Burnet, Duckworth & Palmer, Calgary.
Procureurs de l’intimée/appelante au pourvoi incident : Fraser Milner Casgrain, Calgary.