Apotex Inc. c. Sanofi‑Synthelabo Canada Inc., [2008] 3 R.C.S. 265, 2008 CSC 61
Apotex Inc. Appelante
c.
Sanofi‑Synthelabo Canada Inc., Sanofi‑Synthelabo et
ministre de la Santé Intimés
et
Association canadienne du médicament générique,
BIOTECanada et Les compagnies de recherche pharmaceutique
du Canada Intervenantes
Répertorié : Apotex Inc. c. Sanofi‑Synthelabo Canada Inc.
Référence neutre : 2008 CSC 61.
No du greffe : 31881.
2008 : 16 avril; 2008 : 6 novembre.
Présents : Les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel fédérale
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (le juge en chef Richard et les juges Noël et Evans) (2006), 282 D.L.R. (4th) 179, 358 N.R. 135, 59 C.P.R. (4th) 46, [2006] A.C.F. no 1945 (QL), 2006 CarswellNat 5335, 2006 CAF 421, qui a confirmé une décision du juge Shore (2005), 271 F.T.R. 159, 39 C.P.R. (4th) 202,
[2005] R.P.C. 34 (p. 855), [2005] A.C.F. no 482 (QL), 2005 CarswellNat 4380, 2005 CF 390. Pourvoi rejeté.
Harry B. Radomski, Richard Naiberg, Andrew R. Brodkin et Miles Hastie, pour l’appelante.
Anthony G. Creber et Cristin A. Wagner, pour les intimées Sanofi‑Synthelabo Canada Inc. et Sanofi‑Synthelabo.
Personne n’a comparu pour l’intimé le ministre de la Santé.
Edward Hore, pour l’intervenante l’Association canadienne du médicament générique.
Peter Wilcox et Jana Stettner, pour l’intervenante BIOTECanada.
Patrick E. Kierans, Jason Markwell et Cynthia L. Tape, pour l’intervenante Les compagnies de recherche pharmaceutique du Canada.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Rothstein —
I. Introduction
[1] Le présent pourvoi soulève des questions relatives à la validité de ce qu’on appelle un brevet de sélection. Dans le domaine des composés chimiques, l’objet d’un tel brevet s’entend généralement d’un composé faisant partie d’une catégorie plus grande visée par un brevet antérieur.
[2] L’appelante (« Apotex ») soutient que le brevet de sélection considéré en l’espèce est invalide pour cause d’antériorité, d’évidence et de double protection. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
II. Les faits
[3] Les parties reconnaissent que l’intimée (« Sanofi ») est titulaire du brevet 1,194,875 (« brevet 875 »), qui divulgue un genre ou une catégorie de composés inhibant l’agrégation des plaquettes dans le sang, ce qui joue un rôle important dans le traitement des coronaropathies, des artériopathies périphériques et des maladies vasculaires cérébrales. Ce brevet de genre divulgue plus de 250 000 composés possibles ayant cet effet antiplaquettaire, dont le racémate alpha-5 (4,5,6,7‑tétrahydro (3,2-c)thiénopyridyl)(2-chlorophényl)-acétate de méthyle (« racémate »).
[4] Un racémate est une substance constituée à parts égales de deux composés aux structures différentes appelés énantiomères ou isomères optiques. Les deux isomères, le dextrogyre et le lévogyre, sont l’image l’un de l’autre dans un miroir et font dévier le plan de la lumière polarisée dans des directions opposées.
[5] Les parties reconnaissent que Sanofi est aussi titulaire du brevet canadien 1,336,777 (« brevet 777 ») — l’objet du litige — délivré subséquemment. Le brevet divulgue et revendique le bisulfate de clopidogrel, qui est commercialisé sous l’appellation Plavix comme anticoagulant inhibiteur de l’agrégation plaquettaire.
[6] Le bisulfate de clopidogrel, soit l’isomère dextrogyre du racémate, est visé par les revendications du brevet 875 et présente des avantages par rapport au racémate et à l’isomère lévogyre. Non seulement l’isomère dextrogyre inhibe l’agrégation plaquettaire, mais il est aussi moins toxique et mieux toléré que l’isomère lévogyre et le racémate. Comme le bisulfate de clopidogrel, ses sels sont associés à un meilleur indice thérapeutique que les sels du mélange racémique. En fait, l’isomère lévogyre n’inhibe presque pas l’agrégation des plaquettes et il est nettement plus toxique que l’isomère dextrogyre.
[7] Le 10 mars 2003, Apotex a signifié à Sanofi un avis d’allégation en application du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (« Règlement AC »), afin d’obtenir du ministre de la Santé un avis de conformité pour une version générique du Plavix suivant l’art. C.08.004 du Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C. 1978, ch. 870. Dans cet avis, Apotex alléguait ne pas contrefaire le brevet 777 de Sanofi pour le Plavix, car ce brevet était invalide pour cause d’antériorité, d’évidence et de double protection. Le 28 avril 2003, Sanofi a saisi la Cour fédérale de la demande prescrite au par. 6(1) du Règlement AC pour l’obtention d’une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Apotex au motif que la version générique du Plavix contreferait son brevet 777. La Cour fédérale a rendu l’ordonnance d’interdiction ([2005] A.C.F. no 482 (QL), 2005 CF 390). La Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel d’Apotex ([2006] A.C.F. no 1945 (QL), 2006 CAF 421).
III. Les brevets de sélection
[8] Dans le présent pourvoi, notre Cour doit déterminer si le brevet de sélection est invalide en soi ou en l’espèce pour cause d’antériorité, d’évidence et de double protection.
[9] La description classique du brevet de sélection figure dans l’arrêt In re I. G. Farbenindustrie A. G.’s Patents (1930), 47 R.P.C. 289 (Ch. D.), où le juge Maugham explique à la p. 321 que les brevets portant sur des produits chimiques (dont bien sûr les composés pharmaceutiques) se divisent souvent en deux [traduction] « catégories nettement distinctes ». La première, celle des brevets d’origine, formée des brevets protégeant une invention source, à savoir la découverte d’une nouvelle réaction ou d’un nouveau composé. La seconde catégorie, celle des brevets visant une sélection des composés décrits en termes généraux et revendiqués dans le brevet d’origine. Le juge Maugham précise que les composés sélectionnés ne doivent pas avoir été réalisés auparavant, sinon le brevet de sélection [traduction] « ne satisfait pas à l’exigence de nouveauté ». Cependant, le composé sélectionné qui est « nouveau » et qui « possède une propriété particulière imprévue » remplit l’exigence de l’étape inventive. Le juge Maugham ajoute à la p. 322 que le brevet de sélection [traduction] « ne diffère pas en soi de tout autre brevet ».
[10] Le juge Maugham ne définit pas le brevet de sélection de manière exhaustive, mais il énonce trois conditions essentielles à sa validité (p. 322‑323).
1. L’utilisation des éléments sélectionnés permet d’obtenir un avantage important ou d’éviter un inconvénient important.
2. Tous les éléments sélectionnés (« à quelques exceptions près ») présentent cet avantage.
3. La sélection vise une qualité particulière propre aux composés en cause. Une recherche plus poussée révélant qu’un petit nombre de composés non sélectionnés présentent le même avantage ne permettrait pas d’invalider le brevet de sélection. Toutefois, si la recherche démontrait qu’un grand nombre de composés non sélectionnés présentent le même avantage, la qualité du composé revendiqué dans le brevet de sélection ne serait pas particulière.
[11] Même si les brevets de sélection ont fait couler beaucoup d’encre depuis la décision I. G. Farbenindustrie, les principes dégagés par le juge Maugham sont régulièrement cités et reconnus. J’estime qu’ils offrent un bon point de départ pour l’analyse que requiert le présent pourvoi.
IV. Le cadre législatif applicable en l’espèce
[12] Il convient d’abord de citer le juge Judson s’exprimant au nom de notre Cour dans l’arrêt Commissioner of Patents c. Farbwerke Hoechst Artiengesellschaft Vormals Meister Lucius & Bruning, [1964] R.C.S. 49, p. 57 :
[traduction] Il n’existe pas, en common law, de droit inhérent à un brevet. L’inventeur obtient son brevet conformément à la Loi sur les brevets. Un point c’est tout.
L’affirmation la plus récente voulant que le droit des brevets soit entièrement issu de la loi est celle de lord Walker dans l’arrêt Synthon B.V. c. SmithKline Beecham plc, [2006] 1 All E.R. 685, [2005] UKHL 59, par. 57-58 :
[traduction] L’origine du droit des brevets est purement législative et étonnamment ancienne. [. . .] Eu égard à l’interprétation et à l’application des dispositions législatives sur les brevets, la doctrine jurisprudentielle a largement contribué au fil des ans à clarifier les notions abstraites des lois et à en assurer l’application uniforme.
Il est tout de même salutaire de se faire rappeler de temps à autre que les concepts généraux auxquels se réfèrent les avocats spécialisés en droit des brevets prennent appui sur un texte législatif et ne sauraient avoir aucun autre véritable fondement.
Je passe donc au cadre législatif applicable en l’espèce.
[13] La procédure réglementaire permettant l’obtention — généralement par un fabricant de médicaments génériques — d’un avis de conformité délivré par le ministre de la Santé est bien connue. Le fabricant cherche à comparer son médicament avec celui d’un breveté pour lequel ce dernier a déposé une liste de brevets. L’objectif du fabricant est d’établir l’innocuité et l’efficacité de son produit et d’obtenir du ministre l’autorisation de le commercialiser. Ce processus de comparaison épargne temps et ressources au concurrent générique. Cependant, le ministre ne délivre un avis de conformité que si le brevet du produit de comparaison est expiré ou invalide ou que le produit générique ne le contrefait pas par ailleurs. Le Règlement AC lie donc l’autorisation de commercialiser un médicament générique à la validité d’un brevet et à sa contrefaçon.
[14] L’alinéa 5(1)b) du Règlement AC dispose que dans sa demande d’avis de conformité, le fabricant d’un générique peut alléguer que le brevet est expiré, qu’il n’est pas valide ou qu’il ne sera pas contrefait. Le breveté peut ensuite demander à la Cour fédérale de rendre une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité au fabricant du générique avant l’expiration du brevet visé par l’avis d’allégation. La Cour fédérale fait droit à la demande lorsqu’elle conclut que l’allégation d’invalidité, d’expiration ou d’absence de contrefaçon n’est pas fondée. Lorsqu’elle conclut au fondement de l’allégation, elle rejette la demande, et le ministre peut alors délivrer un avis de conformité au fabricant du générique qui satisfait par ailleurs aux exigences.
[15] Le Règlement AC ne précise pas à l’issue de quelle démarche la Cour fédérale se prononce sur l’allégation d’invalidité du brevet formulée en application du sous‑al. 5(1)b)(iii). Il faut donc s’en remettre à la version de la Loi sur les brevets applicable aux demandes de brevet présentées avant le 1er octobre 1989, soit celle figurant dans les L.R.C. 1985, ch. P‑4.
[16] Dans le cas du brevet 875, la demande a été déposée en 1983. Le brevet a été délivré en 1985 et il a expiré en 2002. En ce qui concerne le brevet 777, la demande a été déposée en 1988, et le brevet a été délivré en 1995. À moins qu’il ne soit frappé de nullité, il expirera en 2012.
[17] L’invalidité visée à l’art. 5 du Règlement AC doit être mise en parallèle avec ce qui constitue par ailleurs un moyen de défense dans une action en contrefaçon suivant l’art. 59 de la Loi, dont voici le texte :
Dans toute action en contrefaçon de brevet, le défendeur peut invoquer comme moyen de défense tout fait ou manquement qui, d’après la présente loi ou en droit, entraîne la nullité du brevet; le tribunal prend connaissance de cette défense et des faits pertinents et statue en conséquence.
Le Règlement AC a été pris en vertu du par. 55.2(4) de la Loi et il appert que la déclaration d’invalidité d’un brevet doit s’appuyer sur « tout fait ou manquement qui, d’après la présente loi ou en droit, entraîne la nullité du brevet ». Dans la présente affaire, Apotex allègue que le brevet 777 est invalide pour cause d’antériorité, d’évidence et de double protection. Ces allégations font jouer tant la Loi que la doctrine jurisprudentielle qui en est issue.
V. L’antériorité
a) Dispositions législatives pertinentes
[18] Se prononcer sur l’antériorité exige que l’on se penche sur l’art. 27 de la Loi, qui énonce les principales conditions d’obtention du brevet. L’invention ne doit avoir été ni connue ou utilisée par une autre personne, ni décrite dans un brevet ou une publication imprimée dans quelque pays plus de deux ans avant le dépôt de la demande de brevet, ni en usage public ou en vente au Canada plus de deux ans avant le dépôt de la demande de brevet. Le paragraphe 27(1) prévoyait :
27. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, l’auteur de toute invention ou le représentant légal de l’auteur d’une invention peut, sur présentation au commissaire d’une pétition exposant les faits, appelée dans la présente loi le « dépôt de la demande », et en se conformant à toutes les autres prescriptions de la présente loi, obtenir un brevet qui lui accorde l’exclusive propriété d’une invention qui n’était pas :
a) connue ou utilisée par une autre personne avant que lui‑même l’ait faite;
b) décrite dans un brevet ou dans une publication imprimée au Canada ou dans tout autre pays plus de deux ans avant la présentation de la pétition ci‑après mentionnée;
c) en usage public ou en vente au Canada plus de deux ans avant le dépôt de sa demande au Canada.
[19] C’est en fonction de l’art. 27 qu’il convient de définir le critère de l’antériorité. Apotex ne soutient pas que le juge de première instance a commis une erreur dans l’interprétation du critère ou dans son application aux faits de l’espèce. Elle laisse plutôt entendre que l’interprétation actuelle du critère rend trop difficile la preuve de l’antériorité et que l’existence d’un système de brevets de genre et de sélection implique nécessairement l’antériorité, du moins dans la présente affaire, et partant, l’invalidité. Je rejette un argument aussi général. Le courant jurisprudentiel s’inscrivant dans la foulée de l’arrêt I. G. Farbenindustrie admet en principe le système des brevets de genre et de sélection. La véritable question qui se pose est celle de savoir si, au vu des faits de l’espèce, le brevet de sélection en cause était antériorisé.
b) Motifs du juge de première instance
[20] Après renvoi au par. 27(1) de la Loi, le juge de première instance opine qu’il y a antériorité « [lorsque] l’invention exacte a déjà été faite et a été divulguée au public » (par. 55). Il cite un extrait de l’arrêt Free World Trust c. —lectro Sant— Inc., [2000] 2 R.C.S. 1024, 2000 CSC 66, où notre Cour approuve le critère de l’antériorité énoncé dans l’arrêt Beloit Canada Ltée c. Valmet OY, [1986] A.C.F. no 87 (QL) (C.A.), par. 30 :
Il faut en effet pouvoir s’en remettre à une seule publication antérieure et y trouver tous les renseignements nécessaires, en pratique, à la production de l’invention revendiquée sans l’exercice de quelque génie inventif. Les instructions contenues dans la publication antérieure doivent être d’une clarté telle qu’une personne au fait de l’art qui en prend connaissance et s’y conforme arrivera infailliblement à l’invention revendiquée. [Souligné par le juge de première instance.]
[21] Le juge signale que dans l’arrêt General Tire & Rubber Co. c. Firestone Tyre & Rubber Co., [1972] R.P.C. 457, la Cour d’appel d’Angleterre a dit ce qui suit à la p. 486 :
[traduction] Si, par contre, la publication antérieure renferme des instructions qui sont susceptibles d’être exécutées de façon à contrevenir à la revendication du breveté, mais qui seraient à tout le moins aussi susceptibles d’être exécutées de façon à ne pas y contrevenir, la revendication du breveté ne se heurterait pas à une antériorité, bien qu’elle puisse être jugée non valide pour cause d’évidence. Pour constituer une antériorité opposable à la revendication du breveté, la publication antérieure doit contenir des instructions claires et non équivoques permettant d’obtenir ce que le breveté prétend avoir inventé . . . [Souligné par le juge de première instance.]
Il précise ensuite qu’au par. 26 de l’arrêt Free World, notre Cour a approuvé l’extrait suivant de l’arrêt General Tire :
[traduction] Aussi clair qu’il soit, un poteau indicateur placé sur la voie menant à l’invention du breveté ne suffit pas. Il faut prouver clairement que l’inventeur préalable a pris possession de la destination précise en y laissant sa marque avant le breveté. [p. 486]
[22] Les tribunaux canadiens ont adhéré sans réserve au critère de l’antériorité défini dans les arrêts Beloit et General Tire : Free World, par. 26. Lorsqu’il affirme ce qui suit au par. 57, il est clair que le juge Shore s’appuie sur le critère énoncé dans l’arrêt Beloit pour appliquer le droit aux faits de l’espèce :
La Cour doit, en se fondant sur le droit applicable, décider si une personne versée dans l’art a reçu des instructions d’une clarté telle que, lorsqu’elle prend connaissance du brevet ‘875 (ou de ses équivalents américains ou français) et s’y conforme, elle arrivera infailliblement à un composé ou à une composition pharmaceutique visé par les revendications du brevet ‘777 (c.‑à‑d. le bisulfate de clopidogrel).
c) Jurisprudence britannique récente
[23] Pour les motifs qui suivent et au vu de la jurisprudence récente, j’estime respectueusement que le juge de première instance a exagéré la rigueur du critère de l’antériorité en considérant que l’« invention exacte » devait déjà avoir été faite et avoir été rendue publique.
[24] En 2005, dans l’arrêt Synthon de la Chambre des lords, lord Hoffmann a apporté quelques précisions supplémentaires sur le critère de l’antériorité et sur son interprétation depuis l’arrêt General Tire. Le fait qu’il a qualifié d’inattaquable le passage cité des motifs de lord Westbury dans Hills c. Evans (1862), 31 L.J. Ch. (N.S.) 457, p. 463, indique clairement que son analyse ne tient pas à quelque modification du droit anglais découlant de l’adoption de la Patents Act 1977 (R.‑U.), 1977, ch. 37, non plus qu’à la ratification de la Convention sur la délivrance de brevets européens, 1065 R.T.N.U. 199 (entrée en vigueur le 7 octobre 1977) par le Royaume‑Uni. Il établit une distinction entre deux exigences en la matière qui, jusqu’alors, ne faisaient pas expressément l’objet d’un examen distinct, à savoir la divulgation antérieure et le caractère réalisable.
[25] Lord Hoffmann explique que suivant l’exigence de la divulgation antérieure, le brevet antérieur doit divulguer ce qui, une fois réalisé, contreferait nécessairement le brevet (par. 22) :
[traduction] Si je puis me permettre de résumer ce qui découle de ces deux énoncés fort connus [tirés de General Tire et de Hills c. Evans], l’objet de l’antériorité alléguée doit divulguer ce qui, une fois réalisé, contreferait le brevet. [. . .] Il s’ensuit que, peu importe que cela aurait sauté ou non aux yeux de quiconque au moment considéré, lorsque ce qui est décrit dans la divulgation antérieure est réalisable et une fois réalisé, contreferait nécessairement le brevet, la condition de la divulgation antérieure est remplie.
En ce qui concerne la divulgation, la personne versée dans l’art [traduction] « est censée tenter de comprendre ce que l’auteur de la description [dans le brevet antérieur] a voulu dire » (par. 32). À cette étape, les essais successifs sont exclus. La personne versée dans l’art se contente de lire le brevet antérieur pour en comprendre la teneur.
[26] Lorsque l’exigence de la divulgation est remplie, le second élément établissant l’antériorité est le « caractère réalisable », à savoir la possibilité qu’une personne versée dans l’art ait pu réaliser l’invention (par. 26). Lord Hoffmann conclut que le volet du critère de l’antériorité correspondant au caractère réalisable équivaut au critère du caractère suffisant suivant les dispositions législatives pertinentes du Royaume‑Uni. (Notre Cour n’a pas à statuer en l’espèce sur l’incidence du caractère réalisable de l’invention sur le caractère suffisant du mémoire descriptif du brevet pour les besoins de l’al. 34(1)b) de la Loi sur les brevets du Canada dans sa version antérieure au 1er octobre 1989, devenu l’actuel al. 27(3)b), et mon analyse du caractère réalisable ne vaut que pour le critère de l’antériorité. La question de savoir si, au Canada, le caractère réalisable de l’invention et le caractère suffisant du mémoire descriptif se confondent l’un et l’autre devra être tranchée une autre fois.)
[27] Dès lors que l’objet de l’invention est divulgué dans un brevet antérieur, on suppose que la personne versée dans l’art est disposée à procéder par essais successifs pour arriver à l’invention. Bien que de tels essais soient exclus à l’étape de la divulgation, ils ne le sont pas pour les besoins du caractère réalisable, car la question n’est plus de savoir si la personne versée dans l’art saisit la teneur de la divulgation du brevet antérieur, mais bien si elle est en mesure de réaliser l’invention.
[28] Le juge de première instance a conclu à juste titre qu’il était lié par l’arrêt Beloit, lequel ne portait que sur un volet de l’antériorité : l’invention visée par le brevet en cause avait‑elle déjà été divulguée en totalité dans une même publication ou un même brevet. Le juge Hugessen y a conclu qu’elle ne l’avait pas été. Dès lors, il ne lui incombait pas de se demander en outre si, à supposer que la divulgation ait été claire, elle aurait en outre permis la réalisation de l’invention. Cette question ne faisait pas l’objet du litige. L’analyse consistant à isoler expressément le volet de la divulgation et celui du caractère réalisable apporte une nuance au raisonnement sous‑tendant l’arrêt Beloit. Elle explique la démarche qu’une personne versée dans l’art adopterait si le brevet d’origine antériorisait l’invention visée par le brevet subséquent. Je suis enclin à la faire mienne.
[29] Sous réserve de toute restriction prévue dans la Loi sur les brevets, je ne vois pas pourquoi l’analyse relative à l’antériorité ne s’appliquerait qu’aux brevets de genre. Toujours sous réserve de la Loi sur les brevets, l’analyse de l’antériorité et de l’évidence paraît valoir pour les brevets en général.
[30] Deux questions se posent dès lors en ce qui concerne le critère de l’antériorité : (1) en quoi consiste la divulgation antérieure et (2) dans quelle mesure le caractère réalisable admet‑il les essais successifs?
i. Divulgation
[31] Le paragraphe 27(1) de la Loi dispose qu’un brevet ne peut être délivré que pour une invention qui n’était pas « connue ou utilisée » ni « décrite » dans un brevet ou une publication plus de deux ans avant la demande. Se prononçant dans le contexte des brevets de genre et de sélection, lord Wilberforce a dit ce qui suit dans l’arrêt E. I. Du Pont de Nemours & Co. (Witsiepe’s) Application, [1982] F.S.R. 303 (H.L.), p. 311 :
[traduction] C’est l’absence de découverte des avantages particuliers, ainsi que la non‑réalisation, qui permettent à ces personnes de faire une invention liée à un élément de la catégorie.
Le composé réalisé pour les besoins du brevet de sélection n’a été que valablement prédit lors de l’obtention du brevet de genre. Il n’avait pas été réalisé et ses avantages particuliers n’étaient pas connus. C’est pourquoi on ne saurait refuser un brevet à celui qui, le premier, réalise le composé et découvre ses avantages particuliers.
[32] Pour ce qui est de la divulgation au sens de l’arrêt Synthon, « l’absence de découverte des avantages particuliers » dont fait mention lord Wilberforce dans l’arrêt Witsiepe’s s’entend de la non‑divulgation dans le brevet de genre des avantages particuliers de l’invention visée par le brevet de sélection. Dès lors, les avantages particuliers de l’objet du brevet de sélection par rapport à l’objet du brevet de genre n’ont pas été découverts, de sorte qu’il n’y a pas d’antériorité. À cette étape, la personne versée dans l’art lit le mémoire descriptif du brevet antérieur pour déterminer s’il divulgue les avantages particuliers de l’invention subséquente. Les essais successifs ne sont pas admis. Lorsque la lecture du brevet de genre ne permet pas de connaître les avantages particuliers de l’invention visée par le brevet de sélection, celui‑ci n’est pas antériorisé par le brevet de genre.
ii. Le caractère réalisable
[33] Après combien d’essais successifs conclut‑on au caractère non réalisable de l’invention déjà divulguée? Lorsque le juge de première instance conclut qu’une étape inventive était nécessaire pour parvenir à l’invention du deuxième brevet, le mémoire descriptif du premier brevet ne rend assurément pas l’invention réalisable.
Cependant, même lorsque aucune étape inventive n’est nécessaire, la personne versée dans l’art doit tout de même être capable d’exécuter ou de réaliser l’invention du deuxième brevet sans trop de difficultés.
[34] Deux décisions britanniques récentes valent d’être citées. Dans Halliburton Energy Services Inc. c. Smith International (North Sea) Ltd., [2006] EWCA Civ 1715 (BAILII), le lord juge Jacob, très expérimenté dans le domaine des brevets, dit au par. 18 :
[traduction] Le brevet a pour but d’enseigner aux gens comment faire quelque chose. Lorsque l’« enseignement » exige trop [d’efforts] eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris la nature de l’art, le brevet ne peut être considéré comme une « divulgation permettant la réalisation ». [. . .] Une entreprise colossale, même constituée d’opérations usuelles, n’est pas acceptable.
[35] Pour lui, la question est de savoir [traduction] « à quel moment les efforts requis pour parvenir à l’invention deviennent excessifs » (par. 20), d’où la nécessité d’une ligne de démarcation. Il avance une piste de solution au par. 21 :
[traduction] La solution consiste à exercer son jugement au regard de l’ensemble des facteurs pertinents, dont bien sûr la nature de l’invention et le domaine technique. Mais il y en a d’autres, comme la portée de la revendication du brevet ou l’existence de limites fonctionnelles dont l’exploration exige trop de travail.
[36] Dans Wobben c. Vestas‑Celtic Wind Technology Ltd., [2007] EWHC 2636 (Pat.) (BAILII), par. 196‑197, le juge Kitchin analyse plus avant le critère du caractère réalisable défini dans l’arrêt Synthon. Même si, dans cette affaire britannique, l’insuffisance était l’un des moyens de défense invoqués dans une action en contrefaçon, je suis d’avis que la décision permet de circonscrire le caractère réalisable pour les besoins de l’antériorité.
[37] Au vu de cette jurisprudence, j’estime que les facteurs suivants — dont l’énumération n’est pas exhaustive et l’applicabilité dépend de la preuve — doivent normalement être considérés.
1. Le caractère réalisable est apprécié au regard du brevet antérieur dans son ensemble, mémoire descriptif et revendications compris. Il n’y a aucune raison de limiter les éléments du brevet antérieur dont tient compte la personne versée dans l’art pour découvrir comment exécuter ou réaliser l’invention que vise le brevet subséquent. L’art antérieur est constitué de la totalité du brevet antérieur.
2. La personne versée dans l’art peut faire appel à ses connaissances générales courantes pour compléter les données du brevet antérieur. Les connaissances générales courantes s’entendent des connaissances que possède généralement une personne versée dans l’art en cause au moment considéré.
3. Le brevet antérieur doit renfermer suffisamment de renseignements pour permettre l’exécution du brevet subséquent sans trop de difficultés. Le caractère excessif des difficultés dépend de la nature de l’invention. Par exemple, lorsque celle‑ci relève d’un domaine technique où les essais sont monnaie courante, le seuil de ce qui constitue une difficulté excessive tend à être plus élevé que lorsque des efforts moindres sont la norme. Lorsqu’il est nécessaire de franchir une étape inventive, la divulgation antérieure ne satisfait pas au critère du caractère réalisable. Les essais courants sont toutefois admis et il n’en résulte pas de difficultés excessives. L’expérimentation ou les essais successifs ne doivent cependant pas se prolonger, et ce, même dans un domaine technique où ils sont monnaie courante. Aucune limite n’est fixée quant à la durée des efforts consacrés; toutefois, les essais successifs prolongés ou ardus ne sont pas tenus pour courants.
4. Les erreurs ou omissions manifestes du brevet antérieur ne font pas obstacle au caractère réalisable lorsque des habiletés et des connaissances raisonnables permettaient d’y remédier.
d) Application aux faits de l’espèce
i. L’antériorité au regard de la divulgation
[38] Le brevet de genre 875 couvre plus de 250 000 composés qui n’ont évidemment pas tous été synthétisés ou analysés. Ce brevet s’appuyait sur une prédiction valable. Il appert de son mémoire descriptif que 21 composés ont été synthétisés et analysés, dont le racémate visé en l’espèce. Selon le juge de première instance, le brevet 875 ne divulgue aucun avantage particulier de l’isomère dextrogyre de ce racémate, ni quelque avantage de l’utilisation du bisulfate avec l’isomère dextrogyre (par. 71).
[39] Au vu du dossier, le juge Shore pouvait conclure qu’une personne versée dans l’art n’aurait pu, après avoir pris connaissance du brevet 875, arriver à l’invention visée par le brevet 777. Aucun élément du brevet 875 n’indique que l’isomère dextrogyre présente des avantages différents de ceux du racémate, de l’isomère lévogyre ou de l’un des autres composés synthétisés et analysés dont il est fait mention, et encore moins de l’un des composés faisant seulement l’objet d’une prédiction valable. Au paragraphe 72 de ses motifs, le juge conclut :
La Cour fait en outre remarquer que, même si M. Klibanov était d’accord avec les experts d’Apotex pour dire qu’une personne versée dans l’art aurait pu constater l’activité et les caractéristiques des deux isomères et de divers bisulfates au moyen de méthodes qui étaient bien connues à l’époque, ces experts n’ont pas affirmé que les propriétés avantageuses de ces isomères et de leurs bisulfates — à plus forte raison celles de l’isomère dextrogyre et de son bisulfate — auraient été connues avec certitude avant la tenue des essais visant à déterminer les propriétés respectives des isomères et du bisulfate.
[40] Aucun élément n’établissait qu’en prenant connaissance du brevet 875, une personne versée dans l’art aurait su que l’isomère dextrogyre plus actif serait moins toxique que le racémate, l’isomère lévogyre ou n’importe lequel des autres composés synthétisés et analysés. Le Dr McClelland a en effet témoigné que même si on obtient « souvent » plus d’activité après séparation des isomères, on ne savait pas lequel de l’isomère lévogyre ou de l’isomère dextrogyre serait le plus actif (affidavit, par. 42; contre‑interrogatoire, p. 928‑930; question 322).
[41] Puisque le brevet 875 ne divulgue pas les avantages particuliers de l’isomère dextrogyre et de son bisulfate par rapport à l’isomère lévogyre, au racémate et à ses sels, ou aux autres composés synthétisés et analysés ou par ailleurs mentionnés, l’invention correspondant au brevet 777 n’a pas été divulguée et, de ce fait, elle n’est pas antériorisée.
ii. L’antériorité au regard du caractère réalisable
[42] Il n’est pas absolument nécessaire de se pencher sur le caractère réalisable, car l’antériorité exige à la fois la divulgation et le caractère réalisable, et la première n’a pas été établie. Toutefois, afin d’offrir des repères pour l’avenir, je me permets quelques observations sur le caractère réalisable en l’espèce.
[43] Le juge de première instance a estimé que « la personne versée dans l’art qui se conforme au brevet constituant une antériorité doit être en mesure d’arriver à l’invention revendiquée dans le brevet contesté la première fois qu’elle tente d’y arriver et chaque fois par la suite » (par. 65 (souligné dans l’original)). Or, le caractère réalisable défini dans les présents motifs admet un certain nombre d’essais successifs.
[44] Pour constituer une antériorité, le brevet de genre doit être suffisamment détaillé pour permettre la réalisation de l’objet du brevet de sélection sans trop de difficultés. En l’espèce, le juge de première instance conclut que le brevet 875 ne mène pas explicitement à l’invention revendiquée. Il signale qu’au vu du dossier, les enseignements du brevet antérieur ne permettaient d’obtenir qu’un racémate, en aucun cas ses isomères.
[45] Apotex fait toutefois valoir que les méthodes de séparation des isomères étaient bien connues des personnes versées dans l’art au moment de l’invention. À son avis, de telles personnes auraient pu un jour obtenir l’isomère à l’issue de simples essais courants.
[46] Pour que soit respecté le volet du critère de l’antériorité correspondant au caractère réalisable, les essais courants sont admis, mais non les étapes inventives. Aussi, lorsqu’un moyen de déterminer les lacunes du brevet d’origine peut aisément être découvert, des compétences et des connaissances raisonnables dans le domaine devraient suffire à combler ces lacunes. La personne versée dans l’art peut faire appel à ses connaissances générales courantes pour compléter les données du brevet.
[47] Certes, le juge Shore mentionne la notion excessivement stricte d’« infaillibilité », mais ses conclusions sur le respect du critère de l’antériorité se fondent sur les essais successifs. Il conclut que les éléments relatifs aux méthodes de séparation, y compris le témoignage de l’inventeur, prouvent que la découverte du clopidogrel, de son bisulfate et de leurs avantages ont nécessité des mois de recherche approfondie (par. 68-70).
[48] Si le juge de première instance avait été appelé à déterminer si cette recherche constituait une difficulté excessive pour la personne versée dans l’art, on peut penser qu’il aurait conclu par l’affirmative. Vu ma conclusion précédente sur la divulgation, il est cependant inutile d’examiner la question plus avant.
e) Conclusion relative à l’antériorité
[49] Je le répète, j’estime qu’il faut tenir compte des deux volets de l’antériorité — la divulgation et le caractère réalisable — et affiner ainsi la démarche préconisée dans l’arrêt Beloit.
[50] En l’espèce, l’invention revendiquée dans le brevet 777 n’a pas été divulguée dans le brevet 875, de sorte qu’elle n’est pas antériorisée. L’allégation d’antériorité n’est pas fondée.
VI. L’évidence
a) Dispositions législatives pertinentes
[51] La définition du mot « invention » figurant à l’art. 2 de la Loi est pertinente, car dans la version antérieure au 1er octobre 1989, aucune disposition n’écartait expressément la brevetabilité d’une invention évidente. Comme l’explique le professeur D. Vaver dans Intellectual Property Law : Copyright, Patents, Trade‑marks (1997), p. 136 :
[traduction] Jusqu’à tout récemment, la Loi sur les brevets n’écartait pas expressément la brevetabilité d’une invention évidente. Les tribunaux ont déduit le critère de la notion d’« invention ». Une invention était le fruit de l’ingéniosité, et sans celle‑ci, une découverte constituait une évidence. Et nul brevet n’est délivré pour ce qui est évident.
Voici la définition du mot « invention » qui figurait à l’art. 2 de la Loi :
Toute réalisation, tout[e] [. . .] composition de matières, ainsi que tout perfectionnement de l’un d’eux, présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité.
b) Motifs du juge de première instance
[52] Le juge Shore signale d’abord à juste titre qu’au moment considéré, l’évidence n’était pas expressément mentionnée dans la Loi. Il renvoie ensuite à l’arrêt Beloit, qui énonce le critère bien connu de l’évidence (par. 18) :
Pour établir si une invention est évidente, il ne s’agit pas de se demander ce que des inventeurs compétents ont ou auraient fait pour solutionner le problème. Un inventeur est par définition inventif. La pierre de touche classique de l’évidence de l’invention est le technicien versé dans son art mais qui ne possède aucune étincelle d’esprit inventif ou d’imagination; un parangon de déduction et de dextérité complètement dépourvu d’intuition; un triomphe de l’hémisphère gauche sur le droit. Il s’agit de se demander si, compte tenu de l’état de la technique et des connaissances générales courantes qui existaient au moment où l’invention aurait été faite, cette créature mythique (monsieur tout‑le‑monde du domaine des brevets) serait directement et facilement arrivée à la solution que préconise le brevet. C’est un critère auquel il est très difficile de satisfaire. [Souligné par le juge de première instance; par. 75.]
De l’avis du juge Shore, le critère établi dans l’arrêt Beloit n’admet pas le critère de quelque chose « valant d’être tenté » du point de vue de la personne versée dans l’art.
[53] Le juge de première instance reconnaît qu’il existe cinq techniques bien connues de séparation du racémate permettant d’obtenir l’isomère dextrogyre :
Ce que les experts disent, en fait, du point de vue juridique, c’est qu’il vaut la peine de tenter de séparer les isomères constituant le racémate : voilà ce qui ressort de cette preuve. Le fait de devoir essayer différentes méthodes, bien qu’il s’agisse de méthodes bien connues, pour découvrir laquelle donnera le résultat souhaité, ne peut signifier que le résultat souhaité, dans ce cas l’obtention des composés décrits aux revendications 1 et 3 et leurs compositions pharmaceutiques, était évident. [par. 80]
[54] Il conclut en outre qu’il fallait analyser l’isomère dextrogyre et ses sels pour découvrir leurs avantages, de sorte qu’on ne pouvait connaître l’isomère et ses avantages avant que les isomères du racémate ne soient isolés. Voici ce qu’il dit au par. 81 :
Ici encore, le fait de devoir utiliser différentes techniques de séparation sans savoir avec certitude si chaque technique ou certaines techniques bien précises permettraient en fait de séparer efficacement les isomères, puis le fait de devoir procéder à des essais pour déterminer les propriétés de l’isomère dextrogyre du racémate, ne peuvent signifier que ce composé et ses propriétés avantageuses étaient évidents.
c) Notion d’évidence au Royaume‑Uni et aux États‑Unis
[55] Apotex soutient que le critère de l’évidence énoncé dans l’arrêt Beloit est trop strict et qu’il est en décalage avec ceux appliqués au Royaume‑Uni et aux États‑Unis, où l’on admet l’idée de quelque chose « valant d’être tenté ».
[56] De façon générale, aux États‑Unis, les cours d’appel paraissent ne pas avoir fait leur le critère de « l’essai allant de soi ». Dans Application of Tomlinson, 363 F.2d 928 (C.C.P.A. 1966), le juge Rich a dit ce qui suit à la p. 931 :
[traduction] À notre avis, quand on y réfléchit un peu, il y a habituellement un élément d’« essai allant de soi » dans toute recherche qui n’est pas effectuée à l’aveuglette, mais bien avec certaines chances de réussite, et une décision sur la brevetabilité fondée sur ce critère serait non seulement contraire à la loi, mais entraînerait une détérioration marquée de l’ensemble du système de brevets, lequel est censé encourager l’investissement dans les efforts et les essais que l’on regroupe sous le vocable « recherche ».
Voir également In re O’Farrell, 853 F.2d 894 (Fed. Cir. 1988), p. 903.
[57] Toutefois, dans KSR International Co. c. Teleflex Inc., 127 S. Ct. 1727 (2007), le juge Kennedy a rejeté au nom des juges unanimes l’interprétation restrictive à laquelle s’était livrée la cour d’appel dans la même affaire (p. 1739) :
[traduction] Au fil de ses décisions sur la question de l’évidence, la Cour a établi une démarche large et flexible incompatible avec la manière dont la Court of Appeals a appliqué en l’espèce le critère « TSM » [Teaching-Suggestion‑Motivation] (enseignement, indice ou motivation). La décision Graham a assurément reconnu la nécessité de l’uniformité et de la certitude. Néanmoins, les principes qui y ont été établis ont confirmé l’« approche fonctionnelle » de la décision Hotchkiss. Graham préconise en effet un examen de large portée et invite les tribunaux, lorsque l’affaire s’y prête, à tenir compte de toute considération accessoire pouvant se révéler éclairante.
[58] À la p. 1742, il dit clairement que le critère de l’« essai allant de soi » peut être appliqué dans le cadre de l’examen portant sur l’évidence :
[traduction] La même interprétation étroite a amené la Court of Appeals à conclure erronément que l’évidence de la revendication d’un brevet ne peut être établie par le seul fait que la combinaison des éléments constituait un « essai allant de soi ». [. . .] Lorsqu’un besoin précis ou la pression du marché incite à résoudre un problème et qu’il existe un nombre limité de solutions connues et prévisibles, la personne dotée de compétences usuelles a une bonne raison d’opter pour celles qui, parmi ces solutions, sont techniquement à sa portée. Si le résultat escompté est obtenu, il est sans doute attribuable à des compétences usuelles et au bon sens, et non à l’innovation. Dans ce cas, le fait que la combinaison des éléments constituait un essai allant de soi en démontrerait peut‑être le caractère évident au sens de l’art. 103.
[59] Au Royaume‑Uni, le critère de l’« essai allant de soi » est reconnu depuis au moins 1967 : voir l’arrêt Johns‑Manville Corporation’s Patent, [1967] R.P.C. 479 (C.A.). L’état actuel du droit au Royaume‑Uni est résumé dans l’arrêt H. Lundbeck A/S c. Generics (UK) Ltd., [2008] R.P.C. 19 (p. 437), [2008] EWCA Civ 311. En réponse à la prétention qu’en première instance, le juge Kitchin avait refusé de considérer le critère de l’« essai allant de soi », lord Hoffmann a dit ce qui suit (par. 24‑25) :
[traduction] [Le juge de première instance] cite l’arrêt Angiotech Pharmaceuticals Inc. c. Conor Medsystems Inc., [2007] R.P.C. 20, qui énonce la position actuelle de [la Cour d’appel] sur la mesure dans laquelle l’idée qu’une étape donnée allait de soi joue dans la détermination du caractère évident ou non évident d’une invention. Il résume ensuite l’état actuel du droit (par. 72) :
« L’évidence doit s’apprécier selon les faits de l’espèce. La cour doit considérer l’importance de tout facteur à la lumière des circonstances pertinentes, dont la motivation derrière la recherche d’une solution au problème qui sous‑tend le brevet, le nombre et l’étendue des recherches possibles, les efforts requis par elles et les chances de réussite. »
Cet énoncé de principe n’a fait l’objet d’aucune critique . . .
Voir aussi Angiotech Pharmaceuticals Inc. c. Conor Medsystems Inc., [2007] R.P.C. 20 (p. 487), [2007] EWCA Civ 5, par. 45 (inf. par [2008] R.P.C. 28 (p. 716), [2008] UKHL 49). L’énoncé figurant au par. 45 de la décision de la Cour d’appel demeure pertinent et incontesté.
[60] L’état actuel du droit relatif à l’« essai allant de soi » est semblable au Royaume‑Uni et aux États‑Unis. Il est désormais manifeste que les deux pays reconnaissent la pertinence de ce facteur dans le cadre de l’examen portant sur l’évidence. La Cour suprême des États‑Unis l’a reconnu expressément dans l’arrêt KSR. La convergence du droit britannique et du droit américain sur ce point donne à penser qu’il convient de remettre en question la manière restrictive dont les tribunaux canadiens ont interprété le critère établi dans l’arrêt Beloit.
d) La notion d’évidence au Canada
[61] Je cite d’emblée les propos du lord juge Diplock dans l’arrêt Johns‑Manville (p. 493-494) :
[traduction] Le droit des brevets peut trop facilement être embrouillé par la terminologie employée et par le renvoi à une foule de décisions relatives à d’autres inventions de catégories différentes. Lorsque l’évidence est en cause, le bien‑fondé de la décision ne dépend pas de ce que son auteur a paraphrasé ou non le texte de la loi d’une certaine manière. Je doute qu’il existe un libellé convenant à toutes les catégories de revendication.
Même si, en l’espèce, l’évidence ne s’apprécie pas au regard d’un critère expressément prévu dans la loi, mais bien par déduction nécessaire au vu des exigences de la Loi sur les brevets applicables à l’invention, les propos du lord juge Diplock sont néanmoins à‑propos, car les tribunaux ont souvent vu dans le libellé de l’arrêt Beloit une prescription légale limitant l’examen de l’évidence.
[62] Je ne pense pas que dans cet arrêt, le juge Hugessen a voulu conférer un caractère universel à la définition plutôt colorée qu’il y donne de l’évidence, de façon qu’elle s’applique indépendamment du contexte à toute catégorie de revendication. Je remarque en particulier que le critère de l’« essai allant de soi » n’est obligatoire ni au Royaume‑Uni ni aux États‑Unis. Il s’agit d’un élément parmi d’autres selon le contexte et la nature de l’invention.
[63] Dans l’arrêt KSR, le juge Kennedy met en garde contre l’application d’une règle trop rigide qui restreint l’examen portant sur l’évidence. Une démarche large et flexible englobant [traduction] « toute considération accessoire pouvant se révéler éclairante » convient davantage (p. 1739). J’en déduis que dans la plupart des cas où il est appelé à statuer sur les faits, le juge ou le jury ne doit appliquer une règle rigide que si la loi l’y oblige.
[64] À mon avis, les facteurs énoncés par le juge Kitchin, puis repris par lord Hoffmann dans l’arrêt Lundbeck (par. 59), ne sont pas exhaustifs, mais offrent des repères pour déterminer si une étape donnée « allait de soi ». Cependant, la notion d’« essai allant de soi » commande la prudence. Ce n’est qu’un des éléments à considérer pour statuer sur l’évidence. Elle ne saurait permettre de réfuter toute allégation de contrefaçon. Le régime des brevets vise à favoriser le financement de la recherche et du développement, ce qui est assurément d’une importance capitale dans le domaine pharmaceutique et celui de la biotechnologie.
[65] Dans l’arrêt Saint‑Gobain PAM SA c. Fusion Provida Ltd., [2005] EWCA Civ 177 (BAILII), le lord juge Jacob a dit ce qui suit au par. 35 :
[traduction] La seule inclusion possible de quelque chose dans un programme de recherche dans l’optique d’en apprendre davantage et de faire une découverte ne suffit pas. S’il en allait autrement, peu d’inventions seraient brevetables. L’éventualité d’une protection ne justifierait la recherche que dans des domaines n’offrant aucune chance de découverte. La notion d’« essai allant de soi » ne s’applique vraiment que lorsqu’il est plus ou moins évident que l’essai sera fructueux.
Dans l’arrêt General Tire, le lord juge Sachs dit à la p. 497 :
[traduction] Après tout, la locution « aller de soi » est très usitée et il ne nous paraît pas nécessaire d’étoffer la principale définition du dictionnaire, à savoir quelque chose de « très clair ».
Dans Intellectual Property Law, le professeur Vaver convient de ce sens (p. 136). J’estime que la notion d’« essai allant de soi » n’est applicable que lorsqu’il est très clair ou, pour reprendre les termes employés par le lord juge Jacob, qu’il est plus ou moins évident, que l’essai sera fructueux.
[66] Pour conclure qu’une invention résulte d’un « essai allant de soi », le tribunal doit être convaincu selon la prépondérance des probabilités qu’il allait plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention. La seule possibilité d’obtenir quelque chose ne suffit pas.
[67] Lors de l’examen relatif à l’évidence, il y a lieu de suivre la démarche à quatre volets d’abord énoncée par le lord juge Oliver dans l’arrêt Windsurfing International Inc. c. Tabur Marine (Great Britain) Ltd., [1985] R.P.C. 59 (C.A.). La démarche devrait assurer davantage de rationalité, d’objectivité et de clarté. Le lord juge Jacob l’a récemment reformulée dans l’arrêt Pozzoli SPA c. BDMO SA, [2007] F.S.R. 37 (p. 872), [2007] EWCA Civ 588, par. 23 :
[traduction] Par conséquent, je reformulerais comme suit la démarche préconisée dans l’arrêt Windsurfing :
(1) a) Identifier la « personne versée dans l’art ».
b) Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;
(2) Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;
(3) Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation;
(4) Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité? [Je souligne.]
La question de l’« essai allant de soi » se pose à la quatrième étape de la démarche établie dans les arrêts Windsurfing et Pozzoli pour statuer sur l’évidence.
i. Dans quels cas la notion d’« essai allant de soi » est‑elle pertinente?
[68] Dans les domaines d’activité où les progrès sont souvent le fruit de l’expérimentation, le recours à la notion d’« essai allant de soi » pourrait être indiqué. Dans ces domaines, de nombreuses variables interdépendantes peuvent se prêter à l’expérimentation. Par exemple, certaines inventions du secteur pharmaceutique pourraient justifier son application étant donné l’existence possible de nombreuses compositions chimiques semblables pouvant donner lieu à des réponses biologiques différentes et être porteuses de progrès thérapeutiques notables.
ii. « Essai allant de soi » : éléments à considérer
[69] Lorsque l’application du critère de l’« essai allant de soi » est justifiée, les éléments énumérés ci‑après doivent être pris en compte à la quatrième étape de l’examen de l’évidence. Tout comme ceux pertinents pour l’antériorité, ils ne sont pas exhaustifs et s’appliquent selon la preuve offerte dans le cas considéré.
1. Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?
2. Quels efforts — leur nature et leur ampleur — sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?
3. L’art antérieur*** fournit‑elle un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?
[70] Les mesures concrètes ayant mené à l’invention peuvent constituer un autre facteur important. Il est vrai que l’évidence tient en grande partie à la manière dont l’homme du métier aurait agi à la lumière de l’art antérieur****. Mais on ne saurait pour autant écarter l’historique de l’invention, spécialement lorsque les connaissances des personnes qui sont à l’origine de la découverte sont au moins égales à celles de la personne versée dans l’art.
[71] Par exemple, le fait pour l’inventeur et les membres de son équipe de parvenir à l’invention rapidement, facilement, directement et à relativement peu de frais, compte tenu de l’art antérieur***** et des connaissances générales courantes, pourrait étayer une conclusion d’évidence, sauf lorsque leurs efforts et leurs connaissances se sont révélés plus grands que ceux attribués à la personne versée dans l’art. Leur démarche tendrait à indiquer qu’une personne versée dans l’art, grâce à ses connaissances générales courantes et à l’art antérieur******, aurait agi de même et serait arrivée au même résultat. Par contre, lorsque temps, fonds et efforts ont été consacrés à la recherche ayant finalement mené à l’invention, et ce, avant que l’inventeur ne se mette à la recherche de l’invention ou qu’on ne lui enjoigne de le faire, y compris les démarches qui se sont révélées vaines et inutiles, une conclusion de non‑évidence pourrait être fondée. On pourrait en déduire que la personne versée dans l’art n’aurait pas fait mieux en s’appuyant sur ses connaissances générales courantes et sur l’art antérieur*******. En fait, lorsque les intéressés, y compris l’inventeur et les membres de son équipe, avaient de grandes compétences dans le domaine technique en cause, la preuve pourrait indiquer que la personne versée dans l’art aurait obtenu des résultats bien pires et ne serait vraisemblablement pas parvenue à l’invention. Il ne lui aurait pas paru évident d’emprunter le parcours ayant mené à l’invention.
e) Application aux faits de l’espèce
[72] Au vu des quatre étapes établies dans les arrêts Windsurfing et Pozzoli, je fais miennes les conclusions factuelles du juge de première instance dans la mesure où elles ne sont pas touchées par son rejet du critère de l’essai allant de soi. Lorsque l’application de ce critère commande un examen plus poussé de la preuve, notre Cour doit tirer certaines conclusions de fait. En l’espèce, j’estime cela préférable au renvoi du dossier au juge de première instance pour qu’il rende une nouvelle décision qui pourrait à nouveau donner lieu à des appels.
[73] Apotex a déposé son avis d’allégation en 2002. Six ans se sont écoulés depuis. Si le brevet 777 est invalide et que toutes les autres conditions sont remplies, le ministre devrait lui délivrer un avis de conformité sans délai. La procédure que prévoit le Règlement AC se veut en effet sommaire, et je crois qu’il est temps que l’affaire connaisse enfin un dénouement. Je passe maintenant à l’analyse.
i. Identifier la personne versée dans l’art
[74] Les deux parties conviennent que la personne versée dans l’art est le chimiste pharmaceutique de formation.
ii. Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne fictive
[75] Apotex présente les mêmes observations que pour l’antériorité en insistant sur le fait que, les méthodes de séparation étant bien connues, l’invention revendiquée et ses avantages auraient été évidents pour la personne versée dans l’art. Au vu du dossier, le juge de première instance a conclu que cinq méthodes bien connues permettaient d’isoler les isomères du racémate. Il n’a toutefois pas estimé que la personne versée dans l’art aurait connu l’avantage relatif de l’isomère dextrogyre.
iii. Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation
[76] L’interprétation des revendications du brevet 777 n’est pas en cause. Il est entendu que celles‑ci visent l’isomère dextrogyre du racémate, ses sels pharmaceutiquement acceptables et leurs procédés d’obtention.
[77] Il n’est pas facile de saisir l’idée originale à partir ses seules revendications. La seule présence d’une formule chimique ne permet pas de déterminer l’inventivité de la revendication. J’estime donc que l’on doit pouvoir se fonder sur le mémoire descriptif pour définir l’idée originale qui sous‑tend les revendications. On ne saurait cependant s’appuyer sur le mémoire descriptif pour interpréter le texte des revendications de façon plus restrictive ou plus extensive.
[78] En l’espèce, il est clair que l’idée originale à la base des revendications du brevet 777 est un antiplaquettaire à l’effet thérapeutique supérieur et à la toxicité moindre comparativement aux autres composés couverts par le brevet 875, et les méthodes permettant de l’obtenir.
iv. Recenser les différences, s’il en est, entre les brevets 875 et 777
[79] Le brevet 875 divulgue plus de 250 000 composés possibles dont il prédit l’effet antiplaquettaire. Vingt et un ont été synthétisés et analysés. Rien ne distingue le racémate visé en l’espèce des autres composés divulgués ou analysés quant à leur effet thérapeutique ou à leur toxicité. Je rappelle que le brevet 875 ne divulgue aucun avantage particulier associé à l’isomère dextrogyre de ce racémate, une fois isolé, ni aucun avantage découlant de l’utilisation du bisulfate de l’isomère dextrogyre. Il n’établit aucune différence entre les propriétés du racémate, celles de l’isomère dextrogyre et celles de l’isomère lévogyre, non plus qu’entre les avantages des autres composés synthétisés, analysés ou dont il prédit l’efficacité.
[80] En revanche, le brevet 777 revendique l’invention de l’isomère dextrogyre du racémate, le clopidogrel et de son bisulfate, divulgue leurs avantages par rapport à l’isomère lévogyre et au racémate, et énonce expressément le procédé de séparation des isomères du racémate.
v. Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée dans le brevet 777, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?
[81] La question est maintenant de savoir si la nature de l’invention en cause justifie l’application du critère de l’« essai allant de soi ». La découverte de l’isomère dextrogyre et de son bisulfate est issue de l’expérimentation. Il y avait des variables interdépendantes avec lesquelles M. Badorc devait faire des expériences. L’application du critère de l’« essai allant de soi » en l’espèce rendrait recevable le témoignage des témoins experts sur la découverte des avantages de l’isomère dextrogyre et de son bisulfate ainsi que sur leurs procédés d’obtention.
[82] On ne peut reprocher quoi que ce soit à l’analyse que le juge de première instance a cru bon d’effectuer. Cependant, il aurait dû en outre permettre l’application — justifiée en l’espèce — du critère de l’« essai allant de soi ».
[83] Les considérations suivantes sont donc pertinentes à cette quatrième étape de l’examen portant sur l’évidence.
(1) Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux?
[84] Comme je le fais remarquer précédemment, le juge Shore conclut que la personne versée dans l’art n’aurait pu savoir que l’isomère dextrogyre présentait des avantages différents de ceux du racémate et de l’isomère lévogyre avant d’isoler les isomères du racémate et d’analyser chacun d’eux (par. 81). Il ajoute que la personne versée dans l’art n’aurait pu connaître les avantages du bisulfate avant de combiner les différents sels avec l’isomère dextrogyre (par. 82).
[85] La seule existence de procédés connus permettant d’isoler les isomères d’un racémate ne signifie pas qu’une personne versée dans l’art y recourerait nécessairement. Il n’est d’ailleurs pas tenu compte de l’existence de tels procédés lorsque aucun élément n’établit qu’il allait plus ou moins de soi d’y recourir. Il est vrai que, selon la preuve, à l’époque considérée, une personne versée dans l’art aurait su que les avantages d’un racémate pouvaient différer de ceux de ses isomères. Toutefois, la possibilité de découvrir l’invention ne suffit pas. Pour satisfaire au critère de l’« essai allant de soi », l’invention doit être évidente au regard de l’art antérieur******** et des connaissances générales courantes, ce que la preuve n’établit pas en l’espèce.
(2) Quels efforts — leur nature et leur ampleur — sont requis pour réaliser l’invention?
[86] Je le rappelle, le juge de première instance a conclu que cinq techniques connues permettaient d’isoler les isomères du racémate. Il a aussi estimé que rien n’établissait qu’à l’époque considérée, une personne versée dans l’art aurait su laquelle aurait fonctionné pour le racémate en cause. Suivant la preuve, une personne versée dans l’art aurait fini par trouver la bonne.
[87] Comme je l’ai déjà signalé, le juge Shore a par ailleurs conclu qu’aucun élément n’établissait qu’à l’époque considérée, une personne versée dans l’art aurait connu les avantages des isomères avant de les séparer du racémate et de les analyser, même si ces avantages pouvaient être découverts. Suivant la preuve, en recourant à des techniques connues, il était possible de découvrir les avantages de différents sels pharmaceutiquement acceptables combinés avec l’isomère dextrogyre.
[88] Cependant, pour ce qui est de savoir s’il « allait de soi » de tenter de découvrir l’invention, une fois prise la décision d’isoler l’isomère dextrogyre, les méthodes pour y parvenir étaient connues, celles permettant d’analyser les avantages des isomères étaient également connues et le procédé pour déterminer les avantages des sels combinés avec l’isomère l’était lui aussi.
[89] Selon l’affidavit du Dr Badorc, les travaux entrepris en novembre 1985 pour découvrir l’invention visée par le brevet 777 se sont poursuivis jusqu’en avril 1986, et le témoin connaissait déjà l’invention protégée par le brevet 875. Il aurait pu être nécessaire de recourir à cinq méthodes de séparation du racémate avant de déterminer les avantages de l’isomère dextrogyre. Comme pour l’antériorité, on pourrait déduire que s’il avait été appelé à trancher cette question, le juge aurait conclu qu’il ne s’agissait pas d’essais courants, mais bien d’une expérimentation longue et ardue. Quoi qu’il en soit, dans la présente affaire, il s’agit d’une élément négligeable étant donné la conclusion que je tire concernant l’ensemble de la démarche analysée ci‑après au par. 91.
(3) L’art antérieur********* fournit‑elle un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet 777?
[90] Le secteur pharmaceutique est sans conteste extrêmement concurrentiel. Les entreprises sont toujours à l’affût de médicaments nouveaux et améliorés qu’elles veulent commercialiser dès que possible. La demande d’un antiplaquettaire efficace et non‑toxique peut donc être présumée. Toutefois, ni le brevet 875 ni ses connaissances générales courantes ne donnaient à la personne versée dans l’art un motif de rechercher l’objet du brevet 777. Le brevet antérieur était un brevet de genre, de sorte qu’une sélection était prévisible. Il n’établissait cependant pas de distinction entre les composés quant à leur efficacité et à leur toxicité, ce qui donne à penser que ce qu’il y avait lieu de retenir ou d’omettre n’était alors pas évident pour la personne versée dans l’art.
(4) Quelle démarche a mené à l’invention?
[91] L’affidavit du Dr Badorc révèle que plusieurs années avant novembre 1985, Sanofi était à mettre au point la forme salifiée du racémate. En novembre 1985, le racémate a fait l’objet d’essais cliniques préliminaires chez l’humain. C’est alors qu’on a demandé au Dr Badorc d’isoler les isomères du racémate. Après la découverte de l’activité et de la non‑toxicité de l’isomère dextrogyre et de la non‑activité et de la toxicité de l’isomère lévogyre, les travaux de Sanofi ont porté non plus sur le racémate, mais sur l’isomère dextrogyre. Cette décision a toutefois été prise après que Sanofi eut « consacré des millions de dollars et des années de travaux à la mise au point [du racémate] et à la tenue d’essais cliniques préliminaires chez l’humain » sans au moins tenter de déterminer si l’isomère dextrogyre avait des avantages par rapport au racémate (affidavit du Dr Badorc, par. 25). Ce témoignage n’a pas été contredit.
(5) L’invention visée par le brevet 777 « allait‑elle de soi »?
[92] Les moyens de parvenir à l’objet du brevet 777 faisaient partie des connaissances générales courantes. On peut supposer qu’il existait un motif de chercher un produit efficace et non toxique inhibant l’agrégation des plaquettes dans le sang. Cependant, ni le brevet 875 ni les connaissances générales courantes ne rendaient évidents les propriétés de l’isomère dextrogyre du racémate ou les avantages du bisulfate, de sorte qu’il n’était pas évident que l’essai serait fructueux. Les efforts et le temps consacrés démontrent qu’il n’était pas possible de prédire rapidement ou aisément l’avantage que présentait l’isomère dextrogyre. S’il était allé de soi d’isoler l’isomère dextrogyre, il est difficile de croire que Sanofi ne l’aurait pas fait au lieu de consacrer en vain temps et argent au racémate. Je conclus que l’art antérieur********** et les connaissances générales courantes des personnes versées dans l’art à l’époque considérée n’étaient pas suffisantes pour qu’il aille plus ou moins de soi de tenter d’isoler l’isomère dextrogyre.
f) Conclusion sur le caractère évident
[93] Je le répète, le brevet de genre 875 se distinguait sensiblement du brevet de sélection 777. La différence n’était pas évidente. Eu égard à l’analyse qui précède, je conclus que l’allégation d’évidence n’est pas fondée.
VII. La double protection
[94] Apotex attaque la validité du brevet 777 en alléguant également la double protection. Elle conteste aussi le bien‑fondé de la notion de brevet de sélection pour le même motif.
[95] Un seul brevet peut être accordé pour une invention (Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, 2000 CSC 67, par. 63). Apotex soutient qu’un brevet de sélection revendique la même invention que le brevet initial ou brevet de genre, en sorte que le brevet de sélection ne peut être valide.
[96] Apotex déplore en fait que la notion de brevet de sélection permette la « perpétuation » d’un brevet. Le brevet de genre d’origine est délivré pour un nombre d’années déterminé. Si son titulaire obtient ultérieurement un brevet de sélection pour la même invention, le nombre d’années pendant lesquelles il jouit d’un monopole pour la fabrication ou l’utilisation de l’invention en est accru, ce qui est incompatible avec la durée limitée du monopole accordé initialement.
[97] La perpétuation du brevet est une préoccupation légitime. Selon les circonstances, les stratégies visant à accroître la durée du monopole peuvent aller à l’encontre de l’objectif de la Loi sur les brevets, qui est de favoriser l’inventivité par l’octroi d’une exclusivité pour un temps tout en assurant la divulgation de l’invention pour permettre sa réalisation et son utilisation par autrui une fois le brevet expiré.
[98] Cependant, cette préoccupation générale ne justifie pas la remise en question du brevet de sélection en soi, et ce, pour deux raisons. Premièrement, l’obtention d’un brevet de sélection peut intéresser une autre personne que l’inventeur ou le titulaire du brevet de genre d’origine, auquel cas la question de l’antériorité ou de l’évidence peut se poser, mais non celle de la perpétuation.
[99] À l’audience, les avocats d’Apotex ont fait valoir que dans le domaine pharmaceutique, la seule personne susceptible de demander un brevet de sélection est le titulaire du brevet de genre. Dans un secteur d’activité aussi concurrentiel, une entreprise qui est en mesure de mettre au point un produit plus efficace pourrait être impatiente de le faire et demander un brevet de sélection, même s’il lui fallait conclure un accord avec le titulaire du brevet de genre pour la commercialisation du produit en cause. Et même si Apotex a raison, des brevets de genre et de sélection sont accordés dans d’autres secteurs que celui de la pharmaceutique. Le principe qui les sous‑tend a vocation générale.
[100] Deuxièmement et surtout, le brevet de sélection favorise le perfectionnement par voie de sélection. L’inventeur ne sélectionne qu’un élément de l’objet du brevet de genre d’origine parce qu’il obtient ainsi quelque chose de mieux et de différent par rapport à ce qui est revendiqué dans le brevet initial.
[101] Le juge de première instance a conclu que les revendications des brevets 777 et 875 n’étaient pas identiques. Je suis d’accord avec lui. Dans son mémoire, Apotex compare les revendications 1, 8, 14 et 15 du brevet 875 et les revendications 1 et 3 du brevet 777.
Brevet 875
[Revendication] 1. Procédé pour la préparation de dérivés de formule générale (I) : [. . .] ainsi que les deux énantiomères ou leur mélange [racémate], de ces composés de formule (I); [. . .] dans laquelle [. . .] si désiré, [on] sépare ses énantiomères et/ou le salifie par action des bases minerales; . . . [p. 16‑17]
[Revendication] 8. Procédé selon la revendication 1, pour la préparation de l’[alpha]-[tétrahydro-4,5,6,7 thiéno [3,2-c] pyridyl-5] o‑chlorophénylacétate de méthyle, caractérisé en ce que l’on condense la tétrahydro-4,5,6,7 thiéno [3,2-c] pyridine sur le chloro-2 o-chlorophénylacétate de méthyle, et obtient le dérivé cherché que l’on isole. [p. 19]
[Revendication] 14. Dérivés de formule générale (I) : [. . .] ainsi que les deux énantiomères ou leur mélange de ces composés de formule (I) . . . [p. 20‑21]
[Revendication] 15. [alpha]-(tétrahydro-4,5,6,7 thiéno [3,2-c] pyridyl-5] o-chlorophénylacétate de méthyle, chaque fois qu’il est obtenu par le procédé de la revendication 8 ou ses équivalents chimiques manifestes. [page 21]
(Soulignements par le juge de première instance; italiques ajoutés par Apotex.)
Brevet 777
[traduction]
1. L’isomère dextrogyre de l’alpha-5 (4,5,6,7-tétrahydro (3,2-c) thiénopyridyl) (2-chlorophényl) acétate de méthyle et ses sels acceptables du point de vue pharmaceutique.
3. L’hydrogénosulfate de l’isomère dextrogyre de l’alpha-5 (4,5,6,7-tétrahydro (3,2-c) thiénopyridyl) (2-chlorophényl) acétate de méthyle.
(Soulignements et italiques ajoutés par Apotex.)
[102] Bien qu’Apotex ne dise pas expressément quelles revendications des brevets 875 et 777 elle compare, il est évident qu’en ce qui concerne la question de la double protection, les revendications de produit 1 et 3 du brevet 777 et les revendications 1, 8 et 15 du brevet 875 ne sont pas identiques, car les revendications 1 et 8 visent des procédés, et la revendication 15, un produit obtenu grâce à l’un de ces procédés. La seule comparaison à considérer est celle de la revendication 14 du brevet 875 et de la revendication 1 du brevet 777. La revendication 3 du brevet 777 correspond à l’hydrogénosulfate de l’objet de la revendication 1 du brevet 777, de sorte que si la revendication 1 n’est pas invalide, la revendication 3 ne l’est pas non plus.
[103] La revendication 14 du brevet 875 vise tous les dérivés de formule générale I, ainsi que les deux isomères et le mélange racémique. Elle est générale et vise une catégorie ou un genre. La revendication 1 du brevet 777 est spécifique et ne vise que l’isomère dextrogyre du racémate. C’est un brevet de sélection type.
[104] La délivrance du brevet de genre d’origine avait pour fondement la prédiction valable, ce qui est nécessairement le cas lorsque plus de 250 000 composés possibles sont en cause. Ces composés n’avaient pas tous été analysés. Cependant, le commissaire aux brevets a estimé qu’on pouvait raisonnablement conclure que l’objet du brevet de genre d’origine était nouveau, utile et non évident. On a ultérieurement déterminé que l’efficacité de certains éléments de l’objet du brevet de genre d’origine était nulle ou, du moins, inférieure à celle de l’objet du brevet de sélection. Il s’agit d’une donnée très utile.
[105] Retenu expressément par notre Cour dans l’arrêt Monsanto Co. c. Commissaire des brevets, [1979] 2 R.C.S. 1108, le critère de la « prédiction valable » met en balance le souci de divulguer rapidement, dans l’intérêt public, toute invention nouvelle et utile avant même que son utilité n’ait été confirmée sans réserve par des essais et le souci, toujours dans l’intérêt public, de ne pas encombrer le domaine public de brevets inutiles et de ne pas accorder un monopole pour une mésinformation : voir Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [2002] 4 R.C.S. 153, 2002 CSC 77, par. 66. Dans l’arrêt Monsanto, au nom des juges majoritaires, le juge Pigeon a tiré les conclusions suivantes (p. 1117) :
Si j’ai cité de nouveau le passage cité par la Commission [d’appel des brevets], c’est que je suis d’avis que la dernière phrase est importante parce qu’elle indique clairement ce que l’on entend par « prédiction valable ». Il ne peut s’agir d’une certitude puisqu’elle n’exclut pas tout risque qu’une partie du domaine visé puisse se révéler inutile. Le critère formulé par le juge Graham [dans la décision Olin Mathieson Chemical Corp. c. Biorex Laboratories Ltd., [1970] R.P.C. 157 (Ch. D.)] me paraît donc présenter seulement deux motifs possibles pour rejeter des revendications comme celles en litige.
1. Il y a preuve de l’inutilité d’une partie du domaine visé; [ou]
2. Ce n’est pas une prédiction valable. [Je souligne.]
Telle a toujours été la position des tribunaux canadiens (voir p. ex. Ciba‑Geigy AG c. Canada (Commissaire des brevets), [1982] A.C.F. no 425 (QL) (C.A.)).
[106] Dans la présente affaire, on a constaté que l’isomère lévogyre était inefficace et toxique. Le racémate n’était pas aussi efficace que l’isomère dextrogyre. La découverte que l’isomère dextrogyre était plus efficace et moins toxique que les autres composés du brevet de genre représente un progrès appréciable digne d’être encouragé par la politique en matière de brevet.
[107] Il est vrai que la prédiction valable du brevet 875 selon laquelle le racémate et l’isomère lévogyre produiraient les mêmes résultats que l’isomère dextrogyre ne s’est pas avérée. Certains éléments du brevet de genre d’origine pourraient de ce fait être contestés, mais le brevet de sélection demeure valide.
[108] Apotex fait valoir qu’une allégation de double protection s’attache aux revendications des deux brevets, et non à la divulgation. J’en conviens. Dans l’arrêt Whirlpool, le juge Binnie a dit ce qui suit au par. 63 :
Il est clair que l’interdiction du double brevet implique une comparaison des revendications plutôt que des divulgations, car ce sont les revendications qui définissent le monopole.
Dans cette affaire, le litige ne portait pas sur un brevet de sélection. Mais puisque le brevet de sélection doit être considéré comme tout autre brevet, les propos sans équivoque du juge Binnie s’appliquent aussi à son égard.
[109] Je conviens avec Apotex que l’existence de la double protection n’exige pas que les revendications soient formulées de la même manière dans les deux brevets. Néanmoins, le libellé des revendications, même s’il est différent, doit décrire la même invention.
[110] L’invention correspondant à la revendication 14 du brevet 875 n’est pas la même que celle visée par la revendication 1 du brevet 777, car la première a une plus grande portée que la seconde. Dans l’arrêt May & Baker Ltd. c. Boots Pure Drug Co. (1950), 67 R.P.C. 23 (H.L.), qui ne porte pas sur un brevet de sélection, Lord Simonds décrit néanmoins de manière saisissante un scénario très semblable à celui de la présente espèce (p. 32) :
[traduction] Y a‑t‑il alors une différence entre les inventions revendiquées dans le mémoire descriptif d’origine et le mémoire descriptif modifié? D’un côté, une vaste gamme de composés possibles, représentant sans doute une parcelle de la chimie organique considérée dans sa totalité, mais si nombreux que leur nombre ne veut plus rien dire, chacun étant susceptible de receler quelque secret ou de présenter des avantages pour le genre humain. De l’autre, deux médicaments spécifiques. Ces inventions sont‑elles identiques ou différentes? J’hésite, chers collègues, à faire appel au sens commun de crainte que d’autres diffèrent d’opinion en l’espèce. Néanmoins, l’unanimité des juges saisis de la question me conforte dans l’opinion bien arrêtée qu’il tombe sous le sens que les inventions ne sont pas identiques, mais différentes. Et si elles sont différentes, je crois que leur différence essentielle ne peut être niée.
À mon avis, les remarques de lord Simonds s’appliquent en tous points à la présente espèce.
[111] À cet égard, le litige porte sur ce que l’on appelle parfois le double brevet relatif à la « même invention ». C’est l’essentiel de la thèse de la double protection d’Apotex. Le juge de première instance a conclu qu’il n’y avait pas « identité » des revendications des brevets 777 et 875, ce qu’exige la preuve du double brevet relatif à la même invention : voir Whirlpool, par. 64-65.
[112] Apotex invoque par ailleurs le double brevet relatif à une « évidence ». Dans l’arrêt Whirlpool, le juge Binnie explique au par. 66 :
Il s’agit d’un critère plus souple et moins littéral qui interdit la délivrance d’un deuxième brevet dont les revendications ne visent pas un « élément brevetable distinct » de celui visé par les revendications du brevet antérieur.
Dans l’arrêt Commissioner of Patents c. Farbwerker Hoechst Aktiengesellschaft Vormals Meister Lucius & Bruning, notre Cour a statué que même s’il n’y avait pas « identité » des revendications, la dilution d’une nouvelle substance une fois ses usages médicaux déterminés dans le brevet initial ne donnait pas lieu à une nouvelle invention justifiant un deuxième brevet. Malgré l’absence d’« identité » des revendications, le brevet subséquent a été invalidé.
[113] Le brevet de sélection revendiquant un composé brevetable distinct de celui visé par les revendications du brevet de genre ne saurait être invalidé pour cause de double brevet relatif à une évidence. En l’espèce, parmi les nombreux composés dont le brevet 875 a prédit l’effet antiplaquettaire, l’isomère dextrogyre du racémate s’est révélé plus avantageux que le racémate et l’isomère lévogyre. Comme je l’ai déjà expliqué, les revendications du brevet 777 visent un composé brevetable distinct de ceux visés par les revendications du brevet 875. En conséquence, l’allégation du double brevet relatif à une « évidence » n’est pas fondée.
[114] Bien qu’une allégation de double protection exige la comparaison des revendications du brevet de genre et du brevet de sélection, le mémoire descriptif du brevet de sélection doit définir clairement la nature de la caractéristique du composé sélectionné pour lequel le breveté revendique un monopole. Voir l’arrêt I. G. Farbenindustrie, p. 323. En l’espèce, le mémoire descriptif du brevet 777 satisfait à cette exigence en ce qu’il précise à la p. 1 :
[traduction] Contre toute attente, seul l’énantiomère dextrogyre Id présente une activité inhibitrice de l’agrégation des plaquettes, l’énantiomère lévogyre I1 étant inactif à cet égard. De plus, l’énantiomère lévogyre I1 inactif est celui des deux énantiomères qui est le moins bien toléré. [d.a., p. 156]
[115] J’estime donc que l’allégation d’Apotex selon laquelle les brevets de sélection sont invalides pour cause de double protection et, plus particulièrement, que les brevets 777 et 875 de Sanofi sont invalides pour le même motif, n’est pas fondée.
VIII. Dispositif
[116] Il s’ensuit que les revendications 1 et 3 du brevet 777 ne sont ni antériorisées ni évidentes, de sorte que les revendications 10 et 11 relatives à une composition ne le sont pas non plus. Enfin, je conclus que la thèse d’Apotex relative à la double protection n’est pas fondée. En conséquence, les allégations d’invalidité du brevet 777 pour cause d’antériorité, d’évidence et de double protection n’ont aucun fondement.
[117] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs de l’appelante : Goodmans, Toronto.
Procureurs des intimées Sanofi‑Synthelabo Canada Inc. et Sanofi‑Synthelabo : Gowling Lafleur Henderson, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne du médicament générique : Hazzard & Hore, Toronto.
Procureurs de l’intervenante BIOTECanada : Torys, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Les compagnies de recherche pharmaceutique du Canada : Ogilvy Renault, Toronto.
*Voir Erratum [2010] 3 R.C.S. iv
**Voir Erratum [2010] 3 R.C.S. iv
***Voir Erratum [2010] 3 R.C.S. iv
****Voir Erratum [2010] 3 R.C.S. iv
*****Voir Erratum [2010] 3 R.C.S. iv
******Voir Erratum [2010] 3 R.C.S. iv
*******Voir Erratum [2010] 3 R.C.S. iv
********Voir Erratum [2010] 3 R.C.S. iv
*********Voir Erratum [2010] 3 R.C.S. iv
**********Voir Erratum [2010] 3 R.C.S. iv