COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : RBC Dominion Valeurs mobilières Inc. c. Merrill Lynch Canada Inc., [2008] 3 R.C.S. 79, 2008 CSC 54
Date : 20081009
Dossier : 31904
Entre :
RBC Dominion Valeurs mobilières Inc.
Appelante
et
Merrill Lynch Canada Inc., James Michaud, Don Delamont,
Reginald Bellomo, James Swift, John Evin, Dave Neilson,
Victor Kravski, Christine Clarke, Alan Duffy, Connie Dodgson,
Norma Juozaitis, Alison Van Nest Klein, Barbara Daniel
et Holly Hale
Intimés
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 25)
Motifs dissidents en partie :
(par. 26 à 68)
La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Binnie, Deschamps, Fish, Charron et Rothstein)
La juge Abella
______________________________
RBC Dominion Valeurs mobilières Inc. c. Merrill Lynch Canada Inc., [2008] 3 R.C.S. 79, 2008 CSC 54
RBC Dominion Valeurs mobilières Inc. Appelante
c.
Merrill Lynch Canada Inc., James Michaud, Don Delamont,
Reginald Bellomo, James Swift, John Evin, Dave Neilson,
Victor Kravski, Christine Clarke, Alan Duffy, Connie Dodgson,
Norma Juozaitis, Alison Van Nest Klein, Barbara Daniel
et Holly Hale Intimés
Répertorié : RBC Dominion Valeurs mobilières Inc. c. Merrill Lynch Canada Inc.
Référence neutre : 2008 CSC 54.
No du greffe : 31904.
2008 : 25 avril; 2008 : 9 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (le juge en chef Finch et les juges Southin et Rowles) (2007), 25 B.L.R. (4th) 211, 275 D.L.R. (4th) 385, [2007] 3 W.W.R. 383, 235 B.C.A.C. 126, 388 W.A.C. 126, 63 B.C.L.R. (4th) 3, 55 C.C.E.L. (3d) 240, 2007 CLLC ¶210-006, [2007] B.C.J. No. 48 (QL), 2007 CarswellBC 46, 2007 BCCA 22, qui a infirmé en partie la décision de la juge Holmes relativement à la responsabilité (2003), 44 B.L.R. (3d) 72, 55 C.C.E.L. (3d) 179, [2003] B.C.J. No. 2700 (QL), 2003 CarswellBC 2923, 2003 BCSC 1773, et modifié sa décision relative aux dommages‑intérêts (2004), 50 B.L.R. (3d) 308, 36 B.C.L.R. (4th) 138, 55 C.C.E.L. (3d) 208, [2004] B.C.J. No. 2337 (QL), 2004 CarswellBC 2631, 2004 BCSC 1464, et qui a rejeté le pourvoi incident. Pourvoi accueilli en partie, la juge Abella est dissidente en partie.
Michael E. Royce, Risa M. Kirshblum et Catherine Powell, pour l’appelante.
Terrence J. O’Sullivan, M. Paul Michell et Stein K. Gudmundseth, pour les intimés.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Deschamps, Fish, Charron et Rothstein rendu par
La Juge en chef —
1. Introduction
[1] L’appelante RBC Dominion Valeurs mobilières Inc. (« RBC ») et l’intimée Merrill Lynch Canada Inc. sont des concurrentes dans le domaine du courtage en placements. Toutes deux avaient des bureaux dans la petite ville de Cranbrook, en Colombie‑Britannique. En novembre 2000, la quasi‑totalité des conseillers en placements de RBC ont quitté RBC pour se joindre à Merrill Lynch dans une opération coordonnée par le directeur de la succursale, Don Delamont. À la suite de ce départ, la succursale ne comptait plus que deux conseillers en placements novices que Merrill Lynch n’avait pas cherché à recruter et deux membres du personnel administratif. Aucun préavis n’a été donné à RBC. Dans les semaines qui ont précédé le départ des employés, des dossiers de clients de RBC ont été subrepticement copiés et transférés à Merrill Lynch. Le bureau de RBC s’est pour ainsi dire vidé de sa substance et a failli s’effondrer.
[2] RBC a poursuivi Merrill Lynch et ses anciens employés, réclamant des dommages‑intérêts compensatoires, punitifs et exemplaires. Elle a invoqué les causes d’action suivantes :
— à l’encontre de ses anciens employés : manquement à leur obligation fiduciaire, violation des conditions implicites de leurs contrats qui leur interdisaient de concurrencer de manière déloyale RBC après avoir quitté l’entreprise, violation des conditions implicites de leurs contrats aux termes desquelles ils devaient donner un préavis raisonnable de démission, et utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels;
— à l’encontre de Merrill Lynch et de son directeur James Michaud : leur responsabilité délictuelle pour avoir incité les employés de RBC à mettre fin à leurs contrats d’emploi sans donner de préavis et à violer leur obligation contractuelle de ne pas se livrer à une concurrence déloyale;
— à l’encontre de tous les intimés : leur responsabilité délictuelle pour complot et appropriation, celle‑ci se rapportant au retrait de documents qu’on savait appartenir à RBC.
[3] La Cour suprême de la Colombie‑Britannique a accueilli l’action de RBC ((2003), 44 B.L.R. (3d) 72, 2003 BCSC 1773). La juge Holmes a rejeté les demandes fondées sur le complot et a estimé que les anciens employés n’étaient pas assujettis à une obligation fiduciaire.
[4] La juge Holmes a statué que les anciens employés avaient violé les conditions implicites de leurs contrats de travail selon lesquelles ils étaient tenus de donner un préavis raisonnable de leur départ et devaient s’abstenir de concurrencer de manière déloyale RBC. Elle a conclu qu’ils ont fourni un préavis de départ inadéquat, ont entrepris de façon active et concertée de transférer des clients à Merrill Lynch avant que RBC puisse protéger ses rapports d’affaires et ont emporté avec eux des dossiers confidentiels de clients de RBC plusieurs semaines avant de quitter leur emploi. Elle a également conclu que les anciens employés ainsi que Merrill Lynch et M. Michaud avaient engagé leur responsabilité délictuelle en s’appropriant des dossiers confidentiels de clients de RBC. La juge Holmes a en outre statué que le directeur de la succursale, M. Delamont, avait manqué à son obligation contractuelle d’exercer avec loyauté les fonctions de son emploi chez RBC en favorisant et en coordonnant le départ des employés, tout en omettant d’en informer la direction de RBC.
[5] Dans la seconde partie du procès ((2004), 50 B.L.R. (3d) 308, 2004 BCSC 1464), la juge Holmes a évalué les dommages‑intérêts relatifs aux fautes de nature contractuelle et délictuelle. Elle a condamné M. Delamont à des dommages‑intérêts élevés pour le manquement à son obligation implicite d’agir de bonne foi, après avoir conclu que cette violation avait causé le quasi‑effondrement de la succursale de Cranbrook. La juge a en outre condamné tous les conseillers en placements, y compris M. Delamont, à des dommages‑intérêts pour la perte de profits pendant la période de préavis et la perte future de profits attribuable à la concurrence déloyale pendant cette période. Merrill Lynch a été tenue solidairement responsable du paiement de ces derniers dommages‑intérêts pour avoir incité les employés à manquer à leur obligation implicite de ne pas se livrer à une concurrence déloyale. La cour a également accordé des dommages‑intérêts punitifs, qui ne sont pas en litige devant notre Cour, au titre de l’appropriation illicite des dossiers des clients.
[6] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont annulé certaines de ces condamnations à des dommages‑intérêts, la juge Rowles étant dissidente en partie ((2007), 25 B.L.R. (4th) 211, 2007 BCCA 22). Le tableau suivant résume les principaux montants des dommages‑intérêts en litige. Il est acquis que Merrill Lynch a indemnisé ou indemnisera les autres défendeurs pour les dommages‑intérêts auxquels ils ont été ou seront condamnés.
Tous les c.p. de RBC, y compris
M. Delamont
M. Delamont (montants additionnels)
Merrill Lynch
M. Michaud
Juge de première instance
un total de 40 000 $ pour l’omission de donner un préavis de départ
(2,5 sem.)
un total de 225 000 $ pour la perte de profits attribuable à une concurrence déloyale
5 000 $ chacun à titre punitif
1 483 239 $ pour perte de profits en raison d’un manquement à l’obligation d’agir de bonne foi
5 000 $ additionnels à titre punitif
responsabilité solidaire pour un montant de 225 000 $ en raison d’une concurrence déloyale
250 000 $ à titre punitif
responsabilité solidaire pour un montant de 225 000 $ en raison d’une concurrence déloyale
10 000 $ à titre punitif
Juges majoritaires de la C.A.
un total de 40 000 $ pour l’omission de donner un préavis de départ
5 000 $ chacun à titre punitif
(appel incident rejeté)
5 000 $ additionnels à titre punitif
(appel incident rejeté)
250 000 $ à titre punitif
(appel incident rejeté)
10 000 $ à titre punitif
(appel incident rejeté)
Juge dissidente de la C.A. (dissidence partielle)
comme la majorité
comme la juge de première instance
comme la majorité
comme la majorité
[7] L’appelante RBC sollicite de notre Cour le rétablissement du jugement de la juge de première instance. Je suis d’accord avec cette demande, sauf en ce qui concerne le montant des dommages‑intérêts que la juge de première instance a estimé que les conseillers en placements devaient verser au titre de la concurrence déloyale en raison des actes qu’ils ont posés pendant la période de préavis de deux semaines et demie. J’accueillerais par conséquent le pourvoi en partie, essentiellement pour les motifs énoncés par la juge Rowles de la Cour d’appel.
2. Condamnation de M. Delamont au titre de la perte de profits
[8] La juge de première instance a condamné M. Delamont à des dommages‑intérêts de 1 483 239 $ pour la perte de profits que RBC a subie parce qu’il n’a pas accompli de bonne foi ses fonctions, ayant organisé le départ de la presque totalité des conseillers en placements de RBC. La condamnation à ce titre reposait sur des conclusions de fait précises de la juge de première instance :
[traduction] [L]a description de ses tâches prévoyait également qu’il [M. Delamont] devait chercher à retenir [les conseillers en placements] au sein de DMV, et certainement pas à favoriser et coordonner leur départ ainsi que la perte des clients qu’ils servaient. [(2003), 44 B.L.R. (3d) 72, par. 125]
Le manquement à son obligation en tant que directeur de la succursale a causé le départ des employés de DMV, sauf ceux de M. Swift et M. Kravski. Il est responsable de la perte de DMV résultant du quasi-effondrement de la succursale . . .
. . .
En résumé, le manquement de M. Delamont a fait bien plus que fournir une simple occasion de départ massif. Ses divers actes et omissions en violation de son obligation envers DMV sont directement à l’origine des circonstances dans lesquelles les employés ont décidé de partir. Je suis convaincue que ce manquement a causé le départ massif et le quasi-effondrement de la succursale de DMV, mais n’a pas causé les départs de M. Swift et M. Kravski. [(2004), 50 B.L.R. (3d) 308, par. 144 et 48]
Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont écarté cette réparation au motif qu’elle n’avait pas été demandée régulièrement dans les actes de procédure et que, quoi qu’il en soit, les dommages‑intérêts réclamés n’avaient pas de « lien étroit » comme l’exige le droit des contrats : Hadley c. Baxendale (1854), 9 Ex. 341, 156 E.R. 145.
[9] Les intimés font valoir que les actes de procédure ne justifiaient pas la condamnation de M. Delamont à des dommages‑intérêts de 1 483 239 $ pour la perte de profits attribuable au quasi‑effondrement du bureau de RBC. À l’instar de la juge de première instance et de la juge d’appel Rowles, je suis convaincue que les actes de procédure étayaient cette condamnation. Dans sa déclaration modifiée, la demanderesse plaidait ce qui suit :
[traduction] Chaque succursale est gérée par un directeur de succursale chargé de diriger les opérations quotidiennes de la succursale et d’embaucher, de former, de conseiller et de superviser les employés . . . [d.a., p. 223, par. 20]
La juge de première instance a conclu que M. Delamont avait manqué à son devoir de directeur. En tout état de cause, lorsqu’elles sont saisies d’actes de procédures dans le cadre de requêtes, les cours, suivant une approche téléologique, examinent tout préjudice que l’irrégularité invoquée peut avoir causé. En l’espèce, il n’y en avait pas. Les parties savaient que l’allégation suivant laquelle M. Delamont avait organisé la défection de l’ensemble des conseillers en placements à l’emploi de RBC était en litige, comme l’atteste l’interrogatoire tenu à cet égard lors du procès.
[10] Les intimés font ensuite valoir que la réparation accordée ne respecte pas l’exigence du lien étroit entre la rupture de contrat et les dommages‑intérêts contractuels énoncée dans Hadley c. Baxendale. Selon ce critère, la réparation à laquelle donne droit la rupture du contrat doit être soit celle qui découle naturellement de cette rupture, c’est‑à‑dire selon le cours normal des choses, soit celle que les deux parties pouvaient raisonnablement et probablement envisager, à la conclusion du contrat, comme conséquence probable de la rupture. Les intimés plaident que les parties n’envisageaient pas que M. Delamont soit tenu responsables des pertes au-delà de la période de préavis applicable.
[11] La juge de première instance a rejeté les arguments des défendeurs à ce sujet, concluant que les pertes raisonnablement envisagées ne se limitaient pas à la période de préavis :
[traduction] Je ne dis pas que les parties à ce contrat de travail ont envisagé que la responsabilité de M. Delamont du fait de cette rupture se limiterait aux pertes liées à la période du préavis qu’il aurait dû donner. [(2004), 50 B.L.R. (3d) 308, par. 55]
[12] Il est clair que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont appliqué incorrectement ce critère du lien étroit. Au lieu de se demander si les parties auraient raisonnablement pu envisager, lors de la conclusion du contrat, des dommages‑intérêts de cet ordre comme conséquence probable de sa rupture, les juges majoritaires se sont demandé si la rupture était prévisible. La majorité a statué que l’effondrement de la succursale n’était pas une conséquence prévisible découlant de la ligne de conduite choisie par M. Delamont parce que [traduction] « aucune des parties à ce contrat n’aurait jamais pensé à la rupture dont fait état l’allégation » (par. 106). Avec égards, cet argument confond l’imprévisibilité des conséquences avec l’imprévisibilité de la rupture du contrat. La question qu’il faut se poser est la suivante : si, lorsqu’elles ont conclu le contrat de travail, les parties avaient pensé à la possibilité que M. Delamont puisse organiser le départ de la quasi‑totalité des conseillers en placements, auraient‑elles envisagé une perte de profits donnant lieu à des dommages‑intérêts? À mon avis, la juge de première instance a correctement posé la question de droit et a tiré des faits une conclusion appropriée. Rien ne justifie une intervention fondée sur l’arrêt Hadley c. Baxendale.
[13] On peut écarter rapidement d’autres objections à cette réparation. La majeure partie de la réparation, comme l’ont conçue la juge de première instance et la juge dissidente de la Cour d’appel, découlait du manquement à l’obligation d’agir de bonne foi de M. Delamont dans l’exécution de son contrat de travail. Comme ce dernier l’a admis au procès, ce contrat lui demandait implicitement de retenir les employés de RBC qu’il supervisait. En organisant leur départ massif, il a manqué à cette obligation d’agir de bonne foi. Les dommages‑intérêts relatifs à ce manquement représentent le montant de la perte que cette violation a fait subir à RBC. Pour calculer cette perte, la juge de première instance a choisi une position à mi‑chemin entre celles préconisées par la demanderesse et la défenderesse. Après avoir entendu d’abondants témoignages des experts cités par les parties, elle a calculé la perte sur une période de cinq ans, faisant des déductions pour divers imprévus, ce qui était raisonnable et trouvait appui sur la preuve.
3. La condamnation des conseillers en placements au titre de la concurrence déloyale
[14] La juge de première instance a condamné les conseillers en placements, y compris M. Delamont, à des dommages‑intérêts totaux de 40 000 $ pour avoir omis de donner un préavis raisonnable de cessation d’emploi. Le montant a été calculé en fonction des profits que RBC aurait pu réaliser pendant les deux semaines et demie du préavis. La Cour d’appel a unanimement confirmé ce montant.
[15] La juge de première instance a en outre condamné les conseillers en placements à des dommages‑intérêts totaux de 225 000 $ au titre de la concurrence déloyale. Elle a statué que les employés démissionnaires continuaient d’être assujettis, pendant la période de préavis de deux semaines et demie, à leurs obligations contractuelles et particulièrement à leur obligation générale de fidélité envers RBC, ce qui les empêchait de lui faire concurrence pendant cette période. Elle a conclu qu’en concurrençant RBC pendant cette période, les conseillers en placements, dont M. Delamont, ont fait subir à RBC des pertes qui ont continué de s’accumuler après la période de préavis. Plus précisément, elle a conclu qu’en l’absence de cette concurrence « déloyale », RBC aurait retenu 25 p. 100 plutôt que 13,5 p. 100 de sa clientèle. Par conséquent, la juge de première instance a condamné tous les conseillers en placements à payer 11,5 p. 100 des profits de RBC pendant une période de cinq ans. Ce montant s’ajoutait aux dommages‑intérêts de 40 000 $ au titre de l’omission de donner un préavis raisonnable.
[16] L’appelante nous demande de rétablir cette réparation, que tous les membres de la Cour d’appel ont trouvé injustifiée.
[17] La divergence entre la juge de première instance et la Cour d’appel à cet égard reflète des opinions différentes en ce qui concerne les obligations des employés quittant leur emploi sans préavis. Comme nous l’avons vu, la juge de première instance a estimé que les employés continuaient d’être assujettis à une obligation générale de ne pas faire concurrence à leur ancien employeur pendant la période de préavis. Il s’agissait du fondement de sa condamnation aux dommages‑intérêts au titre de la non‑concurrence.
[18] Par contre, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont statué que les conseillers en placements n’avaient plus d’obligation de ne pas concurrencer RBC dès l’instant où ils ont cessé de travailler pour elle. Le point de vue de la Cour d’appel sur le droit relatif à cette question peut se résumer comme suit. On n’interdit généralement pas à l’employé démissionnaire de faire concurrence à son ancien employeur pendant la période de préavis et l’employeur ne peut réclamer des dommages‑intérêts qu’en raison du défaut de l’employé de donner un avis raisonnable (la juge Southin au nom de la majorité). On peut considérer que la juge d’appel Rowles a précisé, par rapport à cette affirmation générale, que l’ex‑employé peut être tenu responsable de certaines fautes, comme l’utilisation irrégulière de renseignements confidentiels pendant la période de préavis. Cela semble conforme à l’état actuel du droit, qui limite les obligations postérieures à la période d’emploi à l’obligation de ne pas utiliser abusivement des renseignements confidentiels, ainsi qu’à l’obligation découlant d’une obligation fiduciaire ou d’une clause restrictive : voir G. England, Employment Law in Canada (4e éd. (feuilles mobiles)), vol. 2, § 11.141. Aucune de ces dernières obligations n’est en cause en l’espèce.
[19] Pour les besoins de la présente affaire, le paragraphe qui précède résume bien l’état actuel du droit. Le contrat d’emploi prend fin lorsque l’employeur ou l’employé met fin au lien d’emploi, bien que des obligations résiduelles puissent subsister. Un employé qui met fin à son emploi peut être tenu à des dommages-intérêts s’il n’a pas donné un préavis raisonnable et s’il n’a pas respecté certaines obligations résiduelles. Sous réserve de ces obligations, l’employé est libre de faire concurrence à son ancien employeur.
[20] Dans la mesure où la juge de première instance a accordé des dommages-intérêts fondés sur le maintien d’une obligation générale des employés de ne pas faire concurrence à leur employeur, cette condamnation à des dommages-intérêts était erronée en droit.
[21] La juge de première instance a tiré d’autres conclusions au sujet de l’utilisation, par les employés de RBC, des dossiers confidentiels des clients, et ces conclusions laissent croire qu’elle aurait pu accorder des dommages-intérêts même en l’absence de cette conclusion erronée. Elle a tiré des conclusions de fait concernant les efforts déployés par les employés pour emporter des renseignements confidentiels avant de quitter RBC ((2003), 44 B.L.R. (3d) 72, par. 24-25). Au paragraphe 29, la juge de première instance a conclu en outre que Merrill Lynch a utilisé ces dossiers pour solliciter les clients de RBC après le départ des employés jusqu’à ce que les dossiers soient retournés peu après. En infirmant la réparation accordée du fait de l’utilisation de ces dossiers, la juge Rowles a souligné que les documents ont été retournés très rapidement, ce qui peut laisser croire qu’à son avis, la juge de première instance avait implicitement conclu que l’appropriation des dossiers, du fait de sa courte durée, n’avait entraîné aucune perte spécifique. La juge de première instance a tenu compte de l’utilisation des renseignements confidentiels lorsqu’elle a condamné M. Delamont à verser un montant global en réparation pour perte de profits, et elle a accepté la concession de RBC suivant laquelle l’appropriation des dossiers « à elle seule » ne lui avait causé aucun préjudice. Je suis d’accord avec la juge Rowles pour dire que, dès lors que M. Delamont a été condamné à verser un montant global en réparation pour perte de profits, il serait inopportun de condamner les conseillers en placements à des dommages-intérêts additionnels pour perte de profits en raison de l’utilisation abusive de renseignements confidentiels. Il n’est donc pas nécessaire pour notre Cour d’examiner la question précise de l’appropriation des documents.
4. Questions diverses
[22] J’estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner un certain nombre de questions intéressantes soulevées lors de la plaidoirie. Une partie des débats a porté sur la nature des obligations juridiques des employés cadres et non cadres; on a fait valoir que les premiers, contrairement aux derniers, pourraient avoir des obligations quasi‑fiduciaires. En l’espèce, on a conclu que les obligations auxquelles étaient assujettis tous les employés défendeurs étaient les obligations implicites de chacun d’exécuter de bonne foi ses fonctions et de donner un préavis raisonnable de la cessation d’emploi. Les dommages‑intérêts compensatoires octroyés trouvent appui dans ces obligations implicites, qui n’ont pas été sérieusement contestées. Il n’est par conséquent pas nécessaire aux fins de la présente affaire d’aller au‑delà de ces obligations.
[23] La période de préavis raisonnable établie par la juge de première instance n’était pas non plus en litige. En fixant cette période à deux semaines et demie, la juge de première instance a pris en considération l’effet qu’a eu sur RBC le départ simultané de la presque totalité du personnel de la succursale. Je fais remarquer que la juge de première instance a clairement séparé les différentes obligations qui se dégagent de ces contrats de travail. L’obligation de donner un avis de cessation d’emploi a donné lieu à des dommages‑intérêts, évalués en fonction de la durée de la période de préavis. D’autres obligations contractuelles, comme l’obligation d’agir de bonne foi, ont donné lieu aux dommages‑intérêts élevés auxquels M. Delamont a été condamné au titre de la perte de profits. La juge a pris soin d’éviter les chevauchements des dommages‑intérêts découlant de diverses obligations. Enfin, on n’a pas fait valoir que l’octroi de dommages‑intérêts punitifs était erroné.
5. Conclusion
[24] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en partie. L’ordonnance de la juge de première instance est rétablie, sauf en ce qui concerne les dommages‑intérêts auxquels ont été condamnés les conseillers en placements pour concurrence déloyale en raison de leur conduite pendant la période de préavis de deux semaines et demie.
[25] Les dépens suivront l’issue de la cause.
Version française des motifs rendus par
[26] La juge Abella (dissidente en partie) — Dans le meilleur des mondes, employeurs et employés feraient preuve de respect, de considération et d’empathie les uns envers les autres. Cependant, le litige dont nous somme saisis démontre qu’en réalité, cette aspiration ne se concrétise pas toujours. Il s’agit donc de savoir dans quelle mesure une rupture de la relation employeur‑employé franchit la limite juridique qui sépare la conduite décevante de la conduite indemnisable.
Contexte
[27] RBC Dominion Valeurs mobilières Inc. (« RBC ») et Merrill Lynch Canada Inc. sont des courtiers en valeurs mobilières. Quand les événements qui ont donné lieu au présent litige se sont produits en 2000, toutes deux avaient une succursale à Cranbrook, en Colombie‑Britannique, où chacune était la principale concurrente de l’autre. Le 20 novembre 2000, la plupart des conseillers en placements et leurs adjoints à la succursale de Cranbrook ont quitté RBC pour se joindre à Merrill Lynch.
[28] Les employés de RBC ont été recrutés par James Michaud, le directeur régional de Merrill Lynch, qui avait travaillé pour RBC et son prédécesseur pendant près de 20 ans avant de se joindre à Merrill Lynch en janvier 2000. À la demande de M. Michaud, Don Delamont, le directeur de la succursale de RBC et un ami de M. Michaud, a organisé une rencontre entre M. Michaud et les conseillers en placements de RBC, ce qui a finalement causé le départ des conseillers en placements de RBC, y compris M. Delamont, qui ont joint Merrill Lynch.
[29] RBC a immédiatement communiqué avec ses clients et a tenté de conserver leur clientèle, mais la plupart d’entre eux ont choisi de suivre leur conseiller démissionnaire.
[30] RBC a poursuivi Merrill Lynch, M. Michaud, M. Delamont, ses anciens conseillers en placements et plusieurs adjoints. En première instance, les conseillers en placements ont été condamnés à des dommages‑intérêts totaux de 40 000 $ pour avoir omis de donner à RBC un préavis de cessation d’emploi de deux semaines et demie. Cette partie de la décision n’est pas contestée en appel. La juge de première instance a aussi accordé à RBC des dommages‑intérêts punitifs en raison de l’« appropriation » de dossiers‑clients confidentiels de RBC : 5 000 $ payable par chaque conseiller en placements, 10 000 $ payable par M. Delamont, 10 000 $ payable par M. Michaud et 250 000 $ payable par Merrill Lynch. Ces dommages‑intérêts punitifs ne sont pas non plus contestés en appel.
[31] La juge de première instance a conclu que tous les conseillers en placements s’étaient livrés à une « concurrence déloyale » quand ils ont quitté RBC ((2003), 44 B.L.R. (3d) 72, 2003 BCSC 1773). À l’instar de Merrill Lynch et de M. Michaud, ils ont été tenus solidairement responsables des pertes, évaluées à 225 000 $, que leur conduite a fait subir à RBC sur une période de cinq ans. La Cour d’appel a infirmé à l’unanimité l’octroi de ces dommages‑intérêts ((2007), 25 B.C.L.R. (4th) 211, 2007 BCCA 22). Dans son appel devant notre Cour, RBC attaque cette partie de la décision de la Cour d’appel.
[32] La juge de première instance a conclu que M. Delamont, l’ancien directeur de la succursale de RBC, avait manqué à son obligation contractuelle d’agir de bonne foi envers son employeur en facilitant le départ des autres conseillers en placements pour qu’ils se joignent à Merrill Lynch. Elle l’a condamné à verser des dommages‑intérêts de 1 483 239 $ calculés en fonction d’une estimation de la perte de profits de la succursale sur une période cinq ans : voir (2004), 50 B.L.R. (3d) 308, 2004 BCSC 1464. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont annulé cette condamnation. RBC attaque également cette décision en appel.
[33] La juge de première instance a toutefois rejeté l’argument de RBC selon lequel M. Delamont et les autres conseillers en placements étaient des employés ayant une obligation fiduciaire. Elle a conclu que, puisqu’il est [traduction] « inévitable qu’on se livre à une vive concurrence pour les clients une fois la relation terminée », on ne pourrait attribuer des obligations fiduciaires aux conseillers en placements, y compris M. Delamont ((2003), 44 B.L.R. (3d) 72, par. 66). La conclusion selon laquelle il n’existait pas de rapport fiduciaire entre RBC et les conseillers en placements, y compris M. Delamont, n’est pas contestée en appel.
[34] Je suis d’accord avec la conclusion de la Juge en chef selon laquelle la Cour d’appel a eu raison d’annuler la condamnation pour concurrence déloyale prononcée par la juge de première instance contre les conseillers en placements. Cependant, en toute déférence, je ne souscris pas à la conclusion selon laquelle M. Delamont a manqué à une obligation contractuelle implicite d’agir de bonne foi en quittant son emploi. De plus, à mon avis, la conclusion de la juge de première instance selon laquelle la période d’indemnisation des pertes de RBC était de cinq ans n’est pas étayée par les principes régissant les dommages‑intérêts pour rupture de contrat, encore moins pour ce contrat de travail en particulier.
Analyse
[35] Les seules questions qui nous sont soumises sont de savoir si M. Delamont a manqué envers son employeur à une obligation implicite d’agir de bonne foi et, dans l’affirmative, les dommages‑intérêts auxquels il est tenu. Il s’agit là de questions limitées comportant de vastes répercussions.
[36] La juge de première instance a fondé sa conclusion que M. Delamont avait manqué à cette obligation sur le fait qu’il n’a pas retenu les services des autres conseillers en placements. La question est de savoir si l’on peut affirmer qu’en raison de son obligation d’agir de bonne foi, M. Delamont devait retenir les services de ces conseillers.
[37] Chaque contrat de travail comporte une condition implicite selon laquelle les employés ont, envers leur employeur, une obligation d’agir de « bonne foi ». La portée de cette obligation est imprécise et par le passé, cette obligation n’a été employée que pour condamner un employé n’ayant pas la qualité de fiduciaire à des dommages‑intérêts (plutôt que le congédier) s’il a fait concurrence à son employeur pendant qu’il était à son emploi, ou s’il a utilisé à mauvais escient des informations confidentielles.
[38] La juge de première instance n’a pas conclu que M. Delamont avait fait une concurrence déloyale à RBC lorsqu’il était au service de cette dernière. Et le manquement à son obligation de ne pas utiliser à mauvais escient des informations confidentielles a été admis devant nous et a donné lieu aux dommages‑intérêts punitifs accordés en première instance pour appropriation de dossiers‑clients. En condamnant M. Delamont à des dommages‑intérêts en raison de sa conduite à l’égard des autres conseillers en placements alors qu’il était au service de RBC, la juge de première instance lui a non seulement imposé une responsabilité unique, elle l’a également puni pour des actes qu’il avait pleinement le droit de poser.
[39] Le contrat de travail constitue un marché de services personnels, ce qui signifie que, sous réserve de l’analyse qui suit au sujet des clauses de non‑concurrence et des obligations fiduciaires, les employés sont généralement libres de quitter leur emploi et, en partant, de faire concurrence à leur ancien employeur. S’il s’agit là, il va sans dire, d’une situation difficilement acceptable pour un employeur, elle reste néanmoins légitime (Canadian Aero Service Ltd. c. O’Malley, [1974] R.C.S. 592, p. 606, où l’on fait une distinction pour les employés ayant une obligation fiduciaire; CRC‑Evans Canada Ltd. c. Pettifer (1997), 26 C.C.E.L. (2d) 294 (B.R. Alb.), par. 54; Alnor Services Ltd. c. Sawyer (1990), 31 C.C.E.L. 34 (C.S.C.‑B.); Faccenda Chicken Ltd. c. Fowler, [1986] 1 All E.R. 617 (C.A.); Geoffrey England, Employment Law in Canada (4e éd. (feuilles mobiles)), vol. 2, § 11‑141).
[40] Comme l’a indiqué le juge Hall dans Barton Insurance Brokers Ltd. c. Irwin (1999), 170 D.L.R. (4th) 69 (C.A.C.‑B.), par. 39 :
[traduction] . . . l’intérêt général du public pour la libre concurrence et le fait qu’en général les citoyens devraient être libres d’exploiter de nouvelles possibilités, à mon avis, obligent les tribunaux à faire preuve de prudence lorsqu’il s’agit d’imposer des obligations restrictives aux anciens employés dans des circonstances qui sont loin d’être claires. En général, [. . .] le droit préconise la liberté des personnes de chercher à obtenir un avantage économique grâce à la mobilité en matière d’emploi.
Et dans Imperial Sheet Metal Ltd. c. Landry (2007), 315 R.N.‑B. (2e) 328, 2007 NBCA 51, le juge Robertson a aussi fait remarquer ce qui suit au par. 37 :
. . . s’il y a un conflit entre l’intérêt qu’a un ancien employeur à protéger ses intérêts commerciaux et l’intérêt qu’a un ancien employé à gagner sa vie, ajouté à l’intérêt du public pour la libre concurrence en matière de biens et services, ce sont les intérêts de l’ancien employé qui l’emportent habituellement.
En d’autres mots, un employé est généralement libre de faire concurrence à un ancien employeur dès que l’emploi prend fin.
[41] Les parties à un contrat de travail peuvent évidemment, par contrat, modifier ces principes en négociant une clause restrictive raisonnable (Elsley c. J.G. Collins Insurance Agencies Ltd., [1978] 2 R.C.S. 916).
[42] RBC, un titan dans cette industrie, était tout à fait libre de demander à ses employés de signer de telles clauses restrictives lorsqu’ils étaient embauchés. Elle a choisi de ne pas le faire. Ni M. Delamont, ni aucun des autres conseillers en placements, n’étaient assujettis à une clause de non‑concurrence. Cette absence de clause de non‑concurrence a une incidence non seulement sur l’analyse de l’obligation d’agir de bonne foi, mais aussi sur l’opportunité de condamner M. Delamont à des dommages‑intérêts pour les pertes subies sur une période de cinq ans, une question que j’aborde à la fin des présents motifs.
[43] La juge de première instance a conclu que RBC n’avait pas demandé à ses employés de signer de telles clauses parce que [traduction] « exiger des nouveaux conseillers en placements qu’ils acceptent de telles conditions est considéré comme un obstacle au recrutement » ((2003), 44 B.L.R. (3d) 72, par. 99). Au nom des juges majoritaires de la Cour d’appel, la juge Southin a expliqué comme suit l’ironie de cette omision :
[traduction] Nous sommes ici en présence d’une intimée qui est un employeur averti. Elle a délibérément choisi de ne pas exiger de clauses de non‑concurrence et de non‑sollicitation de ses employés et de ne pas ajouter dans ses contrats écrits pour chacun de ces employés, y compris M. Delamont, une clause quant au préavis ou une clause prévoyant que « si vous quittez votre emploi, vous promettez de ne pas faire une concurrence déloyale ».
Si l’appelante avait pris soin de se protéger au moyen de telles clauses, ses conseillers n’auraient peut‑être même pas pensé à partir parce qu’ils auraient jugé préférable de respecter les clauses expresses du contrat ou par crainte des conséquences du non respect de ces clauses. [par. 57‑58]
[44] Comme la solution des clauses de non‑concurrence est offerte, j’estime que rien ne justifie les tribunaux d’imposer rétroactivement à la concurrence après‑emploi des restrictions que les parties n’ont pas négociées. Comme l’a affirmé le juge Robertson dans Imperial Sheet Metal :
Les tribunaux ne devraient pas considérer que des conditions restrictives sont réputées être incorporées à des contrats de travail qui ont pu être négociés quelque temps avant la dissolution de la relation employeur‑employé. À l’échelle mondiale, les Titan de la finance et de l’industrie paient des millions pour que leurs cadres supérieurs signent des clauses de non‑concurrence. Pourquoi les tribunaux devraient‑ils imposer ces clauses gratuitement lorsqu’il s’agit d’employés de rang plus modeste? [par. 6]
[45] Dans ce contexte, les commentaires de la juge Martin dans une affaire mettant en cause des circonstances semblables sont convaincants :
[traduction] . . . [l’employeur] n’avait pas conclu avec chacun des défendeurs un contrat de travail contenant une clause de non‑concurrence. [. . .] Je pense que cela est particulièrement important parce que [l’employeur] ne peut raisonnablement prétendre qu’il était impossible de prévoir la défection massive de ses employés au profit d’un concurrent. De toute évidence, il aurait pu se protéger en faisant conclure à ses [employés] un tel contrat de travail.
(Research Capital Corp. c. Yorkton Securities Inc. (2002), 329 A.R. 190, 2002 ABQB 957, par. 26)
[46] Outre l’absence d’une clause de non‑concurrence dans son contrat de travail, il faut souligner que M. Delamont n’était pas, selon la juge de première instance, un employé ayant une obligation fiduciaire. Il s’agit là d’une conclusion fondamentale. Il existe une nette distinction entre les employés assujettis à des obligations fiduciaires de haut niveau et ceux qui ne le sont pas. (Voir Canadian Aero Service, p. 605-606. Voir également Restauronics Services Ltd. c. Forster (2004), 239 D.L.R. (4th) 98, 2004 BCCA 130, par. 48; Kusy’s Electric Ltd. c. Sullivan (2007), 305 Sask. R. 210, 2007 SKQB 397, par. 48; Cinema Internet Networks Inc. (c.o.b Cinemaworks) c. Porter, [2006] B.C.J. No. 3200 (QL), 2006 BCSC 1843, par. 41; Monarch Messenger Services Ltd. c. Houlding (1984), 56 A.R. 147 (B.R.), par. 13‑18; et Golden Images Management Ltd. c. Champers Enterprises Ltd., [2001] B.C.J. No. 1308 (QL), 2001 BCSC 924, par. 96.)
[47] La conclusion selon laquelle M. Delamont n’était pas un employé ayant une obligation fiduciaire signifie que la juge de première instance, qui a examiné les fonctions et responsabilités de M. Delamont, le contrôle et le pouvoir indépendant qu’il exerçait sur les activités de RBC, ainsi que la nature et la structure organisationnelle de RBC, était convaincue que ce dernier ne devait pas être assujetti aux devoirs accrus que l’on impose aux employés ayant une obligation fiduciaire — des devoirs qui pourraient subsister après la fin de la relation employeur‑employé. (Voir Randall Scott Echlin et Christine M. Thomlinson, For Better or For Worse : A Practical Guide to Canadian Employment Law (2e éd. 2003), p. 254.)
[48] La décision de la juge de première instance selon laquelle il n’existait pas de rapport fiduciaire entre M. Delamont et RBC reposait sur sa conclusion que même si ce dernier exerçait [traduction] « certaines fonctions de gestion limitées », il était [traduction] « avant tout » un conseiller en placements qui consacrait 75 à 80 p. 100 de son temps à cette fonction auprès d’une clientèle importante représentant 35 à 40 p. 100 des actifs de la succursale de Cranbrook. Elle a conclu que M. Delamont [traduction] « n’était pas, de par sa fonction de directeur de succursale, en position d’agir sur les intérêts économiques de [RBC] tant à l’échelle nationale qu’à celle de la succursale de Cranbrook » ((2003), 44 B.L.R. (3d) 72, par. 65). En d’autres mots, les « fonctions de gestion limitées » de M. Delamont ne lui donnaient, pas plus qu’à un conseiller en placements ordinaire, le pouvoir d’agir sur les intérêts économiques de RBC.
[49] RBC a eu gain de cause lorsqu’elle a exhorté la juge de première instance à conclure que, même s’il n’avait pas la qualité de fiduciaire, M. Delamont occupait tout de même une position particulière en tant que directeur de succursale. C’est ce qui a amené la juge de première instance à conclure que l’obligation implicite d’agir de bonne foi de M. Delamont comportait une obligation exécutoire de protéger les intérêts de RBC en cherchant activement à retenir les conseillers en placements au sein de celle‑ci. En toute déférence pour l’opinion contraire des juges majoritaires de notre Cour, je ne vois aucune raison d’imposer une telle obligation à un employé qui se trouve dans la situation de M. Delamont. Cela revient à reformuler et à élargir considérablement la façon dont les tribunaux ont interprété et appliqué l’obligation implicite d’agir de bonne foi des employés n’ayant pas qualité de fiduciaires. Une telle conclusion est également incompatible tant avec la nature de la relation d’emploi particulière de M. Delamont qu’avec la culture de l’industrie dans laquelle il était employé.
[50] Les obligations fiduciaires ne découlent pas du titre d’un employé, un directeur de succursale par exemple, mais de l’autorité ou du contrôle qu’il exerce sur les activités de l’employeur. Étant donné que M. Delamont consacrait moins du quart de son temps à l’exercice de fonctions de gestion et qu’il n’avait aucun contrôle sur la prise des décisions de l’entreprise, la juge de première instance a conclu que la relation de M. Delamont avec son employeur n’était pas de nature fiduciaire. Pourtant, elle lui a quand même imposé ce qui équivaut à une responsabilité fiduciaire en élargissant la portée de son obligation implicite d’agir de bonne foi.
[51] Un tel élargissement de la portée de l’obligation implicite d’un employé n’ayant pas qualité de fiduciaire d’agir de bonne foi a pour effet de créer en droit une nouvelle catégorie d’employés « liés par une obligation quasi‑fiduciaire », un sous‑ensemble d’employés que le droit n’a pas encore reconnu. Et selon moi, le droit ne devrait pas le reconnaître maintenant.
[52] Élargir ainsi la portée de l’obligation d’agir de bonne foi peut faire peser sur les employés une responsabilité nouvelle et potentiellement énorme. J’estime que cette évolution présente non seulement une incertitude malvenue et crée un effet punitif, elle risque également d’élargir ce que cette Cour a longtemps reconnu comme une inégalité de pouvoir dans les relations employeur‑employé en consolidant davantage la vulnérabilité inhérente des employés (Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, p. 1051‑1052, Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701, par. 91‑93).
[53] Même si l’on pouvait affirmer que le rôle de directeur de succursale de M. Delamont l’obligeait implicitement de tenter de retenir les conseillers en placements, il ne s’ensuit pas que cette attente devrait être élevée au rang d’une obligation implicite d’agir de bonne foi donnant ouverture à une réclamation en dommages‑intérêts. Un employé n’est pas un serviteur sous contrat. En l’absence de concurrence au cours de l’emploi ou d’utilisation à mauvais escient d’informations confidentielles, on ne s’est jamais fondé sur l’obligation d’agir de bonne foi pour condamner à des dommages‑intérêts un employé n’ayant pas qualité de fiduciaire parce qu’il n’a pas fait preuve de la plus grande diligence possible pour favoriser les intérêts de son employeur.
[54] Comme on le rapporte couramment dans les pages des affaires de nos journaux, les employés n’ayant pas qualité de fiduciaire, même les employés cadres, quittent régulièrement leurs employeurs pour bénéficier de ce qu’ils espèrent être des possibilités d’emploi plus attrayantes. L’obstacle que créera l’incertitude d’une nouvelle catégorie d’employés « liés par une obligation quasi‑fiduciaire » aura vraisemblablement un effet paralysant injustifié sur la mobilité de ces employés cadres n’ayant pas qualité de fiduciaires, qui ont toujours eu l’impression bien légitime qu’en l’abesnce de clauses de non‑concurrence, ils pouvaient, individuellement ou en compagnie de leurs collègues, quitter leur employeur et lui faire concurrence.
[55] Comme l’admettent les juges majoritaires, en l’absence de clause de non‑concurrence ou de relation de nature fiduciaire, M. Delamont avait le droit de quitter RBC et de faire concurrence à son ancien employeur. Il me semble que cette conclusion soit incompatible avec la conclusion qu’il avait quand même envers RBC une plus lourde obligation d’agir de bonne foi.
[56] La relation de M. Delamont avec RBC était ou n’était pas de nature fiduciaire. Étant donné la conclusion expresse qu’elle ne l’était pas, il ne faudrait pas lui imposer des obligations plus lourdes ou des attentes plus élevées.
[57] Les discussions que M. Delamont a eues avec les autres conseillers en placements ne constituent pas non plus, selon moi, un manquement à une obligation d’agir de bonne foi ouvrant droit à une indemnisation. Le droit incontesté de l’employé de concurrencer son employeur une fois la relation d’emploi terminée me semble avoir pour corollaire nécessaire le droit d’établir, pendant qu’il est encore employé, des plans en vue de possibilités d’emploi futur, sous réserve, bien sûr, de son obligation de ne pas porter atteinte à la confidentialité des renseignements de l’employeur. Mais ne constitue pas, à mon avis, un manquement à l’obligation implicite d’agir de bonne foi le fait d’être à l’affût de nouvelles possibilités d’emploi, de négocier avec un concurrent ou de faire part de ses intentions à ses collègues de travail. (Voir Stacey R. Ball, Canadian Employment Law (feuilles mobiles), vol. 1, p. 15‑2, note 9.) Je suis d’accord avec le juge Macklin qui fait remarquer ce qui suit dans Westcan Bulk Transport Ltd. c. Stewart (2005), 373 A.R. 236, [2005] ABQB 97 :
[traduction] Toute personne a le droit fondamental de gagner sa vie. [. . .] Les restrictions raisonnables [à ce droit] ne comprennent pas les mesures raisonnables que l’employé doit prendre pour se préparer à gagner sa vie le plus rapidement possible après la fin de son lien d’emploi avec l’employeur. [par. 83]
(Voir aussi Leith c. Rosen Fuels Ltd. (1984), 5 C.C.E.L. 184 (H.C.J. Ont.), p. 195.)
[58] Certains employés choisiront de parler de leurs projets de départ à des collègues. Dans certains cas, cette divulgation peut inciter un autre employé, voire même un groupe d’employés, à envisager de partir aussi. Aucune modalité implicite du contrat de travail ordinaire n’interdit une telle conversation ou incitation. S’il est indéniable que le projet de M. Delamont d’aller travailler pour Merrill Lynch a incité certains conseillers en placements de RBC à le suivre, on ne peut ignorer le fait que les autres conseillers en placements ont en fin de compte décidé de leur plein gré de quitter RBC. À mon avis, il ne serait ni réaliste ni juste de punir les employés cadres non liés par une obligation fiduciaire qui, tout en veillant légitimement à leurs propres intérêts professionnels, aident leurs collègues à améliorer leurs possibilités d’avancement. Un employé a le droit de maximiser ses possibilités d’emploi, tout comme l’employeur est libre de créer un milieu de travail aussi accueillant et attrayant que possible pour les employés qu’il espère retenir.
[59] Cela nous amène enfin à la réalité culturelle particulière de l’industrie dans laquelle s’inscrit le présent litige, une réalité dans laquelle il serait encore plus injuste de condamner M. Delamont à des dommages‑intérêts pour avoir aidé les autres conseillers en placements à changer d’emploi. RBC exerce ses activités dans une industrie où le recrutement chez la concurrence et les soudains changements d’allégeance des employés sont monnaie courante. Les conseillers en placements changent fréquemment d’employeur, ne donnant généralement que peu ou pas de préavis. Une vigoureuse concurrence après‑emploi est normale dans ce secteur et constitue un facteur qu’envisagent tous les acteurs. La juge de première instance a décrit ainsi cette réalité :
[traduction] La preuve indique que les [conseillers en placements] qui s’en vont ne donnent habituellement que peu de préavis, sinon aucun. Au mieux, un gestionnaire de la firme est avisé en personne du fait que le [conseiller en placements] quitte le jour même. Souvent, un [conseiller en placements] qui s’en va ne donne aucun préavis.
Lorsqu’un [conseiller en placements] annonce qu’il s’en va travailler ailleurs, il est ordinairement raccompagné sur‑le‑champ jusqu’à l’extérieur des lieux, et les serrures sont changées.
Ces méthodes brutales reflètent, selon moi, l’attente d’une concurrence féroce pour les clients inscrits au registre du [conseiller en placements] qui s’en va.
((2003), 44 B.L.R. (3d) 72, par. 77-79)
Elle a également reconnu que [traduction] « [l]’élément central de la relation entre le [conseiller en placements] et la firme est la reconnaissance implicite qu’à son départ, le [conseiller en placements] prendra avec lui une grande partie [des clients de son registre] au grave détriment de la firme », et qu’il est « inévitable qu’on se livre à une vive concurrence pour les clients une fois la relation terminée » (Ibid., par. 48 et 66). Cette réalité de la concurrence, dont RBC a inévitablement tiré profit à l’occasion en tant qu’employeur, explique pourquoi cette dernière n’a pas exigé de ses employés qu’ils signent des clauses de non‑concurrence.
[60] Les firmes visent aussi régulièrement à embaucher les employés de leurs concurrentes. Dans environ 10 à 15 p. 100 des cas, l’embauche des employés par RBC constituait des [traduction] « embauches d’employés des concurrents ». La façon dont la juge de première instance a décrit cette pratique est instructive :
[traduction] À l’époque en cause, et probablement encore aujourd’hui, l’embauche d’employés des concurrents était courante et agressive, et elle était considérée comme nécessaire à la croissance des firmes de courtage. Les firmes versaient des incitatifs financiers et des récompenses aux [conseillers en placements] qui réussissaient ou aidaient à attirer une « recrue provenant de la concurrence ». La valeur de ces recrues réside en partie dans leur expérience, mais surtout dans le volume d’affaires qu’elles emportent de l’ancienne firme. À l’époque en cause, on pouvait s’attendre à ce qu’une recrue provenant de la concurrence apporte entre 50 et 75 p. 100 des clients de son registre, un courtier d’expérience traînant une clientèle de longue date pouvant apporter jusqu’à 90 p. 100 de ses clients.
(Ibid., par. 10)
[61] Une des réalités découlant de cette grande mobilité des employés et de la compétitivité des firmes est que, lorsqu’un conseiller en placements quitte son emploi, ses clients ne demeurent pas nécessairement fidèles à la firme. RBC a tenté de persuader ses clients de rester. Il n’est pas surprenant qu’elle n’ait eu que peu de succès puisqu’il s’agit d’une industrie de services dans laquelle les clients sont susceptibles d’établir un lien personnel avec leur conseiller. Les clients choisissent souvent, et c’est leur droit, de suivre leur conseiller.
[62] En l’absence d’une clause de non‑concurrence dans son contrat ou d’une relation de nature fiduciaire avec son employeur, M. Delamont était libre de quitter RBC en tout temps et de parler de ses intentions à ses collègues de travail. Ces derniers étaient libres à leur tour, seuls ou en groupe, de se laisser influencer par lui. Par son propre départ, ou en facilitant le départ des autres conseillers en placements, M. Delamont n’a donc pas manqué à l’obligation d’agir de bonne foi envers RBC.
[63] Même en supposant qu’il y a eu manquement, les dommages‑intérêts accordés pour le rôle que M. Delamont a joué dans le départ des conseillers en placements sont nettement démesurés et exagérés. La définition explicative des principes de la prévisibilité raisonnable et de l’éloignement en matière de rupture de contrat se trouve dans l’arrêt Hadley c. Baxendale (1854), 9 Ex. 341, 156 E.R. 145, où la cour a dit ce qui suit :
[traduction] Lorsque deux parties ont passé un contrat que l’une d’elles a rompu, la réparation que l’autre partie doit recevoir pour cette rupture doit être celle qu’on peut considérer justement et raisonnablement soit comme celle qui découle naturellement, c’est‑à‑dire selon le cours normal des choses, de cette rupture du contrat, soit comme celle que les deux parties pouvaient raisonnablement et probablement envisager, lors de la passation du contrat, comme conséquence probable de sa rupture. [p. 151]
Le juge doit donc se demander « ce que les parties pouvaient raisonnablement envisager au moment de la formation du contrat » (Fidler c. Sun Life du Canada, compagnie d’assurance‑vie, [2006] 2 R.C.S. 3, 2006 CSC 30, par. 54).
[64] Le principe de l’éloignement [traduction] « assujettit l’attribution de dommages‑intérêts aux limites raisonnables qu’impose l’équité » (Matheson (D.W.) & Sons Contracting Ltd. c. Canada (Attorney General) (2000), 187 N.S.R. (2d) 62, 2000 NSCA 44, par. 69, le juge Cromwell). Il vise [traduction] « à empêcher les surprises injustes pour le défendeur, à assurer une répartition équitable des risques liés à la transaction et à éviter les effets paralysants que la menace d’une responsabilité illimitée pourrait avoir sur des activités utiles » (Jamie Cassels et Elizabeth Adjin‑Tettey, Remedies : The Law of Damages (2e éd. 2008), p. 352). L’application du principe reposera sur la nature et la culture du commerce en question ainsi que sur la relation contractuelle particulière entre les parties, y compris l’existence d’un rapport fiduciaire entre l’employé et son employeur ou d’une clause de non‑concurrence.
[65] La juge de première instance a calculé le montant des dommages‑intérêts accordés en raison du manquement, par M. Delamont, à son obligation d’agir de bonne foi en fonction des pertes que RBC aurait subies sur une période de cinq ans. En l’absence d’une clause de non‑concurrence ou de rapports de fiduciaires, les dommages‑intérêts auxquels M. Delamont a été condamné ne concordent ni avec les attentes raisonnables des parties en l’espèce, ni avec celles de tout autre acteur de l’industrie en cause. Un montant de dommages‑intérêts équivalant à une perte de profits sur une période de cinq ans est excessif, même s’il existait une clause restrictive. (Voir England, § 11.31 et § 11.37; Ernst & Young c. Stuart, [1993] 6 W.W.R. 245 (C.S.C.-B.).)
[66] La clé de cette question réside dans les attentes raisonnables des parties. Ces attentes doivent nécessairement prendre en compte le fait qu’il est entendu, dans l’industrie en cause, que les relations entre les employés et les employeurs sont souvent éphémères et peuvent changer brusquement. Les firmes pratiquent des méthodes de recrutement agressives auprès des concurrents, et l’on s’attend à ce que, lorsqu’ils quittent leur employeur, les conseillers en placements fassent tout en leur pouvoir pour amener leurs clients avec eux. Dans cette culture, l’attribution de dommages‑intérêts fondés sur une perte de profits calculée sur une période de cinq ans est déraisonnable. Dans cette industrie où la concurrence est féroce, aucun employé n’ayant pas qualité de fiduciaire et non lié par une clause de non‑concurrence ne s’attend raisonnablement à être tenu responsable de la perte de profits que l’employeur a subie par suite de son départ ou de l’influence qu’il a pu avoir sur ses collègues de travail, encore moins pour une aussi longue période.
[67] Le montant des dommages‑intérêts auxquels M. Delamont a été condamné est problématique pour une autre raison. Ce montant comprend des dommages‑intérêts substantiels découlant de son propre départ de son poste de conseiller en placements. Cela a pour effet de punir M. Delamont pour avoir décidé de partir et confère au montant de 1,5 million de dollars auquel il a été condamné, rajouté aux dommages‑intérêts punitifs distincts de 10 000 dollars, un caractère encore plus punitif et non approprié. Puisqu’il avait le droit de quitter son employeur, on voit difficilement pourquoi M. Delamont pourrait être puni pour une perte de profits découlant d’une décision légitime de mettre fin à son contrat de travail.
[68] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi accueilli en partie, la juge Abella est dissidente en partie.
Procureurs de l’appelante : Lenczner Slaght Royce Smith Griffin, Toronto.
Procureurs des intimés : Lax O’Sullivan Scott, Toronto.