COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Fidler c. Sun Life du Canada, compagnie d’assurance‑vie, [2006] 2 R.C.S. 3, 2006 CSC 30
Date : 20060629
Dossier : 30464
Entre :
Sun Life du Canada, compagnie d’assurance‑vie
Appelante
et
Connie Fidler
Intimée
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Major*, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron
Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 76)
La juge en chef McLachlin et la juge Abella (avec l’accord des juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish et Charron)
* Le juge Major n’a pas pris part au jugement.
______________________________
Fidler c. Sun Life du Canada, compagnie d’assurance‑vie, [2006] 2 R.C.S. 3, 2006 CSC 30
Sun Life du Canada, compagnie d’assurance‑vie Appelante
c.
Connie Fidler Intimée
Répertorié : Fidler c. Sun Life du Canada, compagnie d’assurance‑vie
Référence neutre : 2006 CSC 30.
No du greffe : 30464.
2005 : 6 décembre; 2006 : 29 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major*, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (le juge en chef Finch et les juges Prowse et Ryan) (2004), 239 D.L.R. (4th) 547, [2004] 8 W.W.R. 193, 196 B.C.A.C. 130, 27 B.C.L.R. (4th) 199, 13 C.C.L.I. (4th) 25, [2004] I.L.R. I‑4299, [2004] B.C.J. No. 982 (QL), 2004 BCCA 273, qui a modifié une décision du juge Ralph, [2002] 11 W.W.R. 352, 6 B.C.L.R. (4th) 390, 42 C.C.L.I. (3d) 272, [2003] I.L.R. I‑4139, [2002] B.C.J. No. 2209 (QL), 2002 BCSC 1336. Pourvoi accueilli en partie.
Avon M. Mersey, William Westeringh et Michael Sobkin, pour l’appelante.
Joseph J. Arvay, c.r., et Faith E. Hayman, pour l’intimée.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 La Juge en chef et la juge Abella — Pendant plus de cinq ans, Sun Life du Canada, compagnie d’assurance‑vie a refusé de verser à Connie Fidler les prestations d’invalidité de longue durée auxquelles elle avait droit. Le juge de première instance a conclu que même s’il n’y avait pas de mauvaise foi de l’assureur justifiant que des dommages‑intérêts punitifs soient accordés, ce refus avait causé à Mme Fidler une souffrance morale importante. Il a condamné Sun Life à lui verser 20 000 $ à titre de dommages‑intérêts pour la souffrance morale causée par la violation du contrat d’assurance‑invalidité collective. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a maintenu l’attribution de ces dommages‑intérêts. De plus, les juges majoritaires ont estimé que le juge de première instance avait commis une erreur manifeste et dominante en concluant à l’absence de mauvaise foi et ils ont accordé à Mme Fidler des dommages‑intérêts punitifs de 100 000 $.
2 Puisque le type de souffrance morale éprouvée par Mme Fidler était raisonnablement prévisible au moment de la conclusion du contrat d’assurance‑invalidité, nous ne voyons aucune raison de lui refuser une indemnité pour la souffrance morale découlant directement de la violation du contrat. Toutefois, la conclusion du juge de première instance selon laquelle Sun Life n’a pas agi de mauvaise foi ne devrait pas être modifiée et elle empêche que des dommages‑intérêts punitifs soient accordés. Par conséquent, nous infirmons l’ordonnance de la Cour d’appel quant aux dommages‑intérêts punitifs et nous rétablissons les dommages‑intérêts accordés par le juge de première instance.
I. Contexte
3 Connie Fidler travaillait comme réceptionniste dans une succursale de la Banque Royale du Canada à Burnaby en Colombie‑Britannique. Comme les autres employés de la banque, elle était couverte par une police d’assurance collective comportant un régime d’assurance‑invalidité de longue durée. Sun Life du Canada, compagnie d’assurance‑vie était l’assureur.
4 En 1990, alors qu’elle était âgée de 36 ans, Mme Fidler a dû être hospitalisée pendant plusieurs jours pour une pyélonéphrite, une infection rénale aiguë. Remise de l’infection, elle a continué malgré tout à souffrir de fatigue. Un diagnostic de syndrome de fatigue chronique et de fibromyalgie a finalement été établi.
5 Aux termes de la police d’assurance émise par Sun Life, Mme Fidler devenait admissible à des prestations d’invalidité de longue durée six mois après qu’elle soit devenue totalement invalide. Pour que l’assurée ait droit à ces prestations, son état de santé devait correspondre à la définition d’« invalidité totale » formulée comme suit dans la police :
[traduction] Invalidité totale d’un employé est un état d’incapacité continue causé par la maladie, qui :
1. perdure pendant le délai de carence et les 24 mois suivants [. . .] et l’empêche d’accomplir les fonctions principales de l’emploi qu’il occupe au moment où commence l’invalidité;
2. continue après cette période et l’empêche d’exercer tout emploi pour lequel il est ou peut devenir raisonnablement qualifié en raison de son instruction, de sa formation ou de son expérience. [Nous soulignons.]
6 Suivant la première clause de cette définition, Mme Fidler avait le droit de toucher des prestations d’invalidité de longue durée pendant deux ans si elle était incapable d’exercer son propre emploi; après deux ans, aux termes de la seconde clause, elle n’avait droit aux prestations que si elle était incapable d’exercer tout emploi.
7 Bien qu’un différend sur l’existence d’une invalidité totale ait d’abord opposé Mme Fidler et Sun Life, l’assurée a finalement commencé à recevoir des prestations d’invalidité de longue durée le 4 janvier 1991.
8 Mme Fidler a continué à toucher des prestations jusqu’à ce qu’à ce qu’une lettre de Sun Life en date du 12 mai 1997 l’informe que les versements prendraient fin le 30 avril 1997 [traduction] « par suite d’une enquête non médicale révélant que vos activités sont incompatibles avec votre prétendue invalidité ». Au moment où Sun Life a cessé de verser des prestations, elle ne disposait d’aucune preuve médicale indiquant que Mme Fidler était alors capable de travailler.
9 L’« enquête non médicale » consistait en une surveillance vidéo effectuée aux mois d’août et septembre 1996 par des détectives privés engagés par Sun Life, ainsi qu’en un « questionnaire sur le mode de vie », auquel Mme Fidler avait répondu au mois de janvier 1996 à la demande de Sun Life. Dans ses réponses aux questions, Mme Fidler décrivait ainsi ses activités : [traduction] « fais rarement les courses [. . .] aucun passe‑temps [. . .] ne reçois pas [. . .] loisirs limités à quelques sorties de camping ». Elle indiquait qu’elle préférait ne pas conduire [traduction] « à cause de la fatigue et de la douleur » et qu’elle [traduction] « n’avait pas grand espoir que son état change ».
10 La vidéo réalisée pendant la surveillance, sur laquelle Sun Life s’est fondée pour conclure que Mme Fidler n’avait plus droit aux prestations, montrait notamment cette dernière alors qu’elle montait dans son véhicule et en sortait, qu’elle conduisait, faisait les courses et grimpait dans l’habitacle arrière du véhicule. Une note de service interne de Sun Life au sujet de la surveillance indiquait que Mme Fidler avait été [traduction] « active 5 JOURS COMPLETS! » En fait, la surveillance s’est effectuée à raison d’environ cinq heures par jour pendant trois jours et pendant une heure lors d’une quatrième journée. Selon Sun Life, la vidéo avait mis à mal la crédibilité de Mme Fidler et lui avait fait douter de la véracité de son affirmation selon laquelle elle était incapable d’accomplir toute tâche.
11 Selon Mme Fidler, la vidéo concordait avec les renseignements qu’elle avait fournis dans une déclaration supplémentaire à Sun Life le 5 août 1996, un mois avant la surveillance. Elle y affirmait : [traduction] « Je pense que je vais assez bien pour prendre soin de moi et vaquer à mes occupations quotidiennes — c.‑à‑d. payer mes comptes, faire des courses, etc., mais cela me demande un effort constant et je ne peux concevoir de tenter d’exercer un emploi. »
12 Le refus de Sun Life de verser des prestations à compter du 30 avril 1997 a été suivi d’un échange de lettres avec Mme Fidler qui a duré presque deux ans et a fait intervenir des professionnels de la santé, des enquêteurs et des rédacteurs‑sinistres. La correspondance a débuté par une lettre à Sun Life en date du 30 mai 1997 dans laquelle Mme Fidler demandait une copie de la vidéo de surveillance et de tout autre élément de preuve sur lequel Sun Life s’était fondée pour prendre sa décision. Le 21 juin suivant, un gestionnaire des demandes de règlement de Sun Life lui a répondu que Sun Life n’était pas disposée à communiquer son rapport d’enquête (y compris la vidéo) et lui a donné des précisions sur les activités jugées incompatibles avec l’affirmation de Mme Fidler selon laquelle elle était incapable d’accomplir un travail léger ou sédentaire.
13 Au mois de janvier 1998, le médecin traitant de Mme Fidler, le Dr Wilkinson, a encore une fois confirmé l’invalidité totale de sa patiente et a répété que celle‑ci n’était pas apte à retourner au travail. Le 5 mars 1998, le gestionnaire des demandes de règlement et le docteur Wilkinson ont recommandé un examen médical indépendant. Mme Fidler y a consenti sans difficulté.
14 Le Dr John Wade a procédé à l’examen indépendant le 29 septembre 1998. Tant Sun Life que Mme Fidler se sont appuyées sur ses conclusions :
[traduction] Je suis d’avis que Connie Fidler est de plus en plus en mesure d’envisager un retour au travail graduel. Pour que le retour au travail réussisse, elle devrait préalablement suivre un programme de mise en forme progressif pour améliorer son aptitude physique.
15 Sun Life a retenu de ce diagnostic que Mme Fidler était « de plus en plus en mesure d’envisager un retour au travail »; pour sa part, Mme Fidler a mis l’accent sur les mots « [p]our que le retour au travail réussisse » qui, selon elle, indiquaient qu’un retour au travail était prématuré et qu’il était subordonné à un programme de mise en forme.
16 Sun Life n’a pas donné suite à la recommandation du Dr Wade préconisant que Mme Fidler suive « un programme de mise en forme progressif ». Le médecin consultant de Sun Life, qui n’avait pas vu Mme Fidler ni communiqué avec elle, ne partageait pas l’hésitation du Dr Wade. S’appuyant sur la vidéo de surveillance et l’évaluation faite par le Dr Wade, il a formulé, le 13 novembre 1998, la conclusion suivante en dépit des opinions des Drs Wade et Wilkinson :
[traduction] Tout bien considéré, aucune preuve, médicale ou non médicale, ne permet d’affirmer que cette dame ne peut, sur une base régulière, exercer un emploi de bureau, un emploi sédentaire ou un emploi peu exigeant au plan physique, et ce, depuis le mois de septembre 1996 au moins. [Nous soulignons.]
17 Cette conclusion contredisait la preuve médicale que possédait Sun Life établissant que Mme Fidler n’était pas encore en mesure d’effectuer le moindre travail. Néanmoins, dans une lettre en date du 14 décembre 1998 adressée à Mme Fidler, Sun Life a confirmé sa décision de cesser de verser les prestations. Un an et demi s’étaient écoulés depuis la décision initiale de mettre fin aux prestations.
18 Le 2 février 1999, Mme Fidler a intenté cette action.
19 Au mois d’avril 2002, une semaine avant le début de l’instruction, Sun Life a offert de rétablir les prestations de Mme Fidler et de payer tous les arrérages, avec intérêts avant jugement. Le 22 avril 2002, la somme totale était de 52 516,10 $. Par conséquent, il n’a été question au procès que des dommages‑intérêts majorés et punitifs.
20 En première instance, le juge Ralph a accordé 20 000 $ à Mme Fidler pour ce qu’il a appelé des dommages‑intérêts majorés ((2002), 6 B.C.L.R. (4th) 390, 2002 BCSC 1336). Il a appliqué l’arrêt Warrington c. Great‑West Life Assurance Co. (1996), 139 D.L.R. (4th) 18, de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, qui statuait que des dommages‑intérêts majorés peuvent être accordés sans qu’existe une conduite distincte donnant ouverture à action si le contrat vise à assurer la [traduction] « tranquillité d’esprit », ce qui, à son avis, était le cas d’un contrat d’assurance‑invalidité de longue durée.
21 Compte tenu de la preuve qui lui avait été soumise, dont le témoignage de Mme Fidler et le témoignage corroborant du Dr Wade, le juge de première instance s’est dit convaincu que [traduction] « la perte des prestations d’invalidité a véritablement causé une souffrance et un inconfort supplémentaires importants » (par. 30) à Mme Fidler. Comme les prestations avaient été suspendues pendant cinq ans, il a estimé qu’il y avait lieu d’accorder à Mme Fidler 20 000 $ en dommages‑intérêts majorés à titre d’indemnisation pour la violation du contrat.
22 Le juge de première instance a cependant conclu que si Sun Life avait parfois manifesté [traduction] « beaucoup de zèle » dans le dossier de Mme Fidler, elle n’avait pas agi de mauvaise foi. Il a donc rejeté la demande de dommages‑intérêts punitifs de Mme Fidler.
23 Sun Life a interjeté appel de l’attribution de dommages‑intérêts majorés et, Mme Fidler, du rejet de sa demande de dommages‑intérêts punitifs. La Cour d’appel a rappelé le [traduction] « principe général » selon lequel la souffrance morale découlant d’une violation de contrat n’est susceptible d’indemnisation que si le contrat a pour objet la tranquillité d’esprit ((2004), 27 B.C.L.R. (4th) 199, 2004 BCCA 273). Concluant qu’il s’agissait d’un tel contrat en l’espèce, la Cour d’appel a statué, confirmant l’arrêt Warrington, que [traduction] « des dommages‑intérêts majorés peuvent s’ajouter à l’indemnité si l’assurée établit qu’une violation de ce contrat [pour la tranquillité d’esprit] lui a causé une souffrance morale » (par. 39), et elle a refusé à l’unanimité de modifier la décision du juge de première instance d’accorder des dommages‑intérêts majorés.
24 Sur la question de savoir si le traitement du dossier de Mme Fidler par Sun Life était entaché de mauvaise foi, toutefois, la Cour a rendu une décision partagée. Rendant jugement pour la majorité, le juge en chef Finch a conclu que Sun Life s’était écartée [traduction] « considérablement » (par. 71) de son obligation d’agir avec la plus entière bonne foi. Il a déclaré que [traduction] « le refus arbitraire [de Sun Life] de verser des prestations d’invalidité de longue durée à une assurée vulnérable, pendant plus de cinq ans » (par. 74) nécessitait dénonciation et dissuasion. Il a donc estimé que l’attribution d’une somme de 100 000 $ en dommages‑intérêts punitifs constituait une réponse rationnelle et proportionnée à la conduite de Sun Life.
25 La juge Ryan a exprimé sa dissidence sur la question des dommages‑intérêts punitifs. Selon elle, les motifs du juge de première instance indiquaient qu’il avait [traduction] « conclu que Sun Life avait mal agi mais qu’elle n’avait pas fait preuve de malveillance » (par. 102) et que sa conduite [traduction] « n’atteignait pas le degré de mauvaise foi nécessaire pour donner droit à des dommages‑intérêts punitifs » (par. 101). Selon la juge Ryan, Mme Fidler n’avait pas démontré que ces conclusions procédaient d’une erreur manifeste et dominante.
26 Par son pourvoi, Sun Life nous demande d’annuler l’attribution de dommages‑intérêts majorés et de dommages‑intérêts punitifs.
II. Analyse
a) Les dommages‑intérêts pour souffrance morale par suite de violation de contrat
27 Les dommages‑intérêts pour violation de contrat servent à rétablir le demandeur dans la situation où il se serait trouvé si le contrat avait été exécuté, dans la mesure où une réparation pécuniaire peut le faire. Toutefois, il est établi en droit, au moins depuis 1854 et l’arrêt de la Cour de l’Échiquier Hadley c. Baxendale (1854), 9 Ex. 341, 156 E.R. 145, p. 151, que cette réparation doit être [traduction] « celle qu'on peut considérer justement et raisonnablement soit comme celle qui découle naturellement [. . .] de cette rupture du contrat, soit comme celle que les deux parties pouvaient raisonnablement et probablement envisager ».
28 Jusqu’à présent, les dommages‑intérêts pour souffrance morale n’ont pas été bien accueillis dans le groupe des mesures de réparation engendrées par ce principe. Il s’agit en l’espèce de déterminer si cet ostracisme demeure justifié.
29 Dans Hadley c. Baxendale, le tribunal a expliqué ainsi le principe de la prévisibilité raisonnable :
[traduction] Lorsque deux parties ont passé un contrat que l'une d'elles a rompu, la réparation que l'autre partie doit recevoir pour cette rupture doit être celle qu'on peut considérer justement et raisonnablement soit comme celle qui découle naturellement, c'est‑à‑dire selon le cours normal des choses, de cette rupture du contrat, soit comme celle que les deux parties pouvaient raisonnablement et probablement envisager, lors de la passation du contrat, comme conséquence probable de sa rupture. Cependant, si les demandeurs avaient porté à la connaissance des défendeurs les circonstances spéciales dans lesquelles le contrat avait été conclu et qu'elles aient été connues des deux parties, les dommages‑intérêts exigibles par suite de la rupture du contrat et envisagés par les deux parties seraient donc fondés sur le préjudice découlant normalement d'une rupture de contrat dans les circonstances particulières telles qu'elles étaient connues et avaient été révélées. Mais d'un autre côté, si ces circonstances spéciales étaient totalement inconnues de la partie qui rompt le contrat, tout au plus pourrait‑on considérer qu'elle avait en vue le préjudice qui découlerait généralement et dans la majorité des cas, abstraction faite de toutes circonstances particulières, à la suite d'une rupture de contrat. [Nous soulignons; p. 151.]
30 L’arrêt Hadley c. Baxendale n’établit aucune distinction entre les types de pertes susceptibles de recouvrement par suite d’une violation de contrat. Le principe de la prévisibilité raisonnable est énoncé comme un principe général. Néanmoins, des arrêts subséquents ont déclaré que la souffrance morale causée par la violation de contrat ne donnait pas lieu à une réparation, sauf dans certaines situations bien précises.
31 Bien que les tribunaux aient toujours reconnu que certaines pertes non pécuniaires découlant de la violation de contrat donnent lieu à une indemnisation, notamment les inconvénients et l’inconfort physiques, ils ont traditionnellement pris leur distance à l’égard des dommages‑intérêts pour souffrance morale.
32 Ce sont les décisions Hobbs c. London and South Western Rail. Co. (1875), L.R. 10 Q.B. 111, et Hamlin c. Great Northern Railway Co. (1856), 1 H. & N. 408, 156 E.R. 1261 (Ex.), qui sont à l’origine de cette tradition. En 1909, dans l’arrêt Addis c. Gramophone Co., [1909] A.C. 488, la Chambre des lords [traduction] « a jeté une ombre sur la common law » lorsqu’elle a rejeté une demande de dommages‑intérêts pour souffrance morale au motif que la conduite censément à l’origine de la souffrance ne conférait pas un droit d’action : Eastwood c. Magnox Electric plc, [2004] 3 All E.R. 991, [2004] UKHL 35, par. 1.
33 Encore maintenant, l’arrêt Addis est invoqué à l’appui de l’argument voulant que la souffrance morale causée par une violation de contrat n’est généralement pas indemnisable : voir Malik c. Bank of Credit and Commerce International S.A., [1998] A.C. 20 (H.L.), lord Nicholls, p. 38; Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1995] 9 W.W.R. 153 (C.A. Man.), par. 81, mod. par [1997] 3 R.C.S. 701; Morberg c. Klassen (1991), 49 C.L.R. 124 (C.S.C.‑B.); Taylor c. Gill, [1991] 3 W.W.R. 727 (B.R. Alb.); Chitty on Contracts (29e éd. 2004), vol. II, p. 1468; et voir S. M. Waddams, The Law of Damages (4e éd. 2004), p. 222.
34 En résumé, les fondements de la prévisibilité raisonnable avaient une limite : la souffrance morale. Comme le lord juge Bingham l’a indiqué dans Watts c. Morrow, [1991] 1 W.L.R. 1421 (C.A.), p. 1445 :
[traduction] Celui qui rompt un contrat n’assume généralement pas de responsabilité pour l’affliction, la frustration, l’angoisse, les désagréments, la contrariété, la tension ou l’exaspération que la rupture peut causer au cocontractant innocent. Selon moi, cette règle ne repose pas sur le postulat que de telles réactions ne sont pas prévisibles, ce qu’elles sont ou peuvent être à coup sûr, mais sur des considérations de principe. [Nous soulignons.]
35 Au nombre des considérations de principe énumérées à l’appui de cette restriction figure le caractère apparemment négligeable de la souffrance morale :
[traduction] [L]’expérience courante démontre que, bien que l’inexécution du contrat cause généralement de la déception chez le cocontractant innocent, le degré de déception et d’angoisse est rarement assez élevé pour donner lieu à l’attribution de dommages‑intérêts.
(Baltic Shipping Co. c. Dillon (1993), 176 C.L.R. 344 (H.C. Austr.), p. 365, le juge en chef Mason)
36 On a également fait découler cette interdiction du « stoïcisme » que l’on attend des commerçants. Dans McGregor on Damages (17e éd. 2003), l’auteur explique ce qui suit :
[traduction] La raison d’être de cette règle générale tient à ce que les contrats relèvent généralement du commerce et que la souffrance morale ne fait pas partie de ce que les parties envisagent comme risque commercial lié à l’opération. [p. 63]
Dans l’arrêt Johnson c. Gore Wood & Co., [2001] 2 W.L.R. 72 (H.L.), p. 108, lord Cooke fait écho à cette conception lorsqu’il fait remarquer ce qui suit : [traduction] « Les violations de contrat sont considérées comme des incidents du commerce et l’on attend de ceux qui prennent part à la vie commerciale qu’ils y opposent fermeté d’âme. »
37 Dans ses décisions, notre Cour a suivi l’interprétation restrictive de l’arrêt Addis en exigeant de façon générale que les demandes de dommages‑intérêts pour souffrance morale soient fondées sur une conduite donnant par elle‑même ouverture à action. C’est ainsi qu’elle a maintenu la règle générale selon laquelle la souffrance morale découlant d’une violation de contrat ne devrait pas donner lieu à des dommages‑intérêts : Peso Silver Mines Ltd. (N.P.L.) c. Cropper, [1966] R.C.S. 673.
38 Dans les années 1970, les tribunaux ont reconnu, sans pour autant s’écarter de la règle générale de la non‑indemnisation de la souffrance morale en matière contractuelle, que les raisons de principe fondant cette règle ne s’appliquaient pas toujours, et ils ont commencé à accorder des dommages‑intérêts sous ce chef lorsque le contrat avait pour objet le plaisir, la détente ou la tranquillité d’esprit. C’est lord Denning qui, comme tant d’autres fois, a mené la charge. Dans l’affaire Jarvis c. Swans Tours Ltd., [1973] 1 All E.R. 71 (C.A.), le demandeur avait confié par contrat à la défenderesse l’organisation de ses vacances. En fournissant des vacances exécrables, la défenderesse avait violé le contrat. Lord Denning a évoqué les décisions Hamlin et Hobbs, dont procédait l’arrêt Addis, mais a refusé de les suivre, les qualifiant de [traduction] « dépassées », et a statué que dans le cas de certains types de contrats, des dommages‑intérêts pouvaient être accordés pour souffrance morale :
[traduction] Dans les cas qui s’y prêtent, la souffrance morale peut donner lieu à indemnisation en matière contractuelle de la même manière que l’on peut indemniser pour traumatisme en responsabilité civile délictuelle. Un contrat concernant des vacances est un de ces cas, tout comme le seraient des contrats visant le divertissement et l’agrément. En cas d’inexécution du contrat, la déception, les tracas, les ennuis et la frustration causés par la violation peuvent ouvrir droit à des dommages‑intérêts. [p. 74]
39 Cette décision rendue dans Jarvis a émergé du cocon de la common law comme « l’exception de la tranquillité d’esprit » à la règle générale interdisant l’indemnisation pour souffrance morale en matière contractuelle. Cette exception a été limitée aux contrats visant à assurer la tranquillité d’esprit à l’un des contractants. Le lord juge Bingham a déclaré ce qui suit dans Watts c. Morrow : [traduction] « Si l’objet même du contrat est le plaisir, la détente, la tranquillité d’esprit ou l’absence de tracas, l’indemnisation est permise » (p. 1445).
40 Plus récemment, dans l’arrêt Farley c. Skinner, [2001] 4 All E.R. 801, [2001] UKHL 49, la Chambre des lords a élargi l’exception de la tranquillité d’esprit pour permettre l’indemnisation de la souffrance morale non seulement lorsque « l’objet même du contrat » est le plaisir, la détente ou la tranquillité d’esprit, mais également lorsque ces éléments constituent [traduction] « un objet substantiel ou important du contrat » (par. 24).
41 Le droit d’obtenir des dommages‑intérêts pour souffrance morale par suite de la violation d’un contrat conclu en vue du plaisir, de la détente ou de la tranquillité d’esprit a reçu un large accueil au Canada. Les tribunaux ont accordé de tels dommages‑intérêts non seulement pour la violation de contrats relatifs à des vacances, mais également pour violation de contrats visant des services relatifs à un mariage (Wilson c. Sooter Studios Ltd. (1988), 33 B.C.L.R. (2d) 241 (C.A.)) et des biens personnels de luxe (Wharton c. Tom Harris Chevrolet Oldsmobile Cadillac Ltd. (2002), 97 B.C.L.R. (3d) 307, 2002 BCCA 78). Des tribunaux ont inclu dans cette catégorie les contrats d’assurance‑invalidité : voir Warrington et Thompson c. Zurich Insurance Co. (1984), 7 D.L.R. (4th) 664 (H.C.J. Ont.). La Cour d’appel de l’Ontario a accepté l’indemnisation pour souffrance morale en matière contractuelle lorsque la tranquillité d’esprit constitue [traduction] « l’essence même » de la promesse : voir Prinzo c. Baycrest Centre for Geriatric Care (2002), 60 O.R. (3d) 474, par. 34.
42 Dans l’arrêt Vorvis c. Insurance Corp. of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 1085, cette Cour a expliqué que la suite d’arrêts accordant des dommages‑intérêts pour souffrance morale portent que « dans certains contrats, les parties peuvent fort bien avoir prévu, au moment de la passation du contrat, que sa violation dans certaines circonstances causerait au demandeur un préjudice moral » (p. 1102). Ainsi, il est clair qu’une faute indépendante donnant ouverture à action n’a pas toujours été requise, contrairement à l’argument que nous a présenté Sun Life.
43 D’autres partagent le point de vue retenu par cette Cour dans Vorvis selon lequel il faudrait voir dans l’indemnisation de la souffrance morale dans le cas de contrats visant la « tranquillité d’esprit » une expression du principe général des dommages‑intérêts compensatoires exposé dans Hadley c. Baxendale plutôt qu’une exception à ce principe. Dans Baltic Shipping, le juge en chef Mason de la Haute Cour de l’Australie s’est demandé s’il convenait de restreindre à certaines catégories les demandes d’indemnisation pour souffrance morale découlant de violations de contrat, et il a fait remarquer ce qui suit :
[traduction] . . . le principe fondamental présidant à l’indemnisation en common law est celui du rétablissement de la partie lésée dans la situation (pas uniquement financière) où elle se serait trouvée si la faute donnant ouverture à action n’avait pas été commise. Si l’on ajoute à cela le fait que l’angoisse et l’humiliation sont des chefs de dommages‑intérêts reconnus, du moins hors du domaine contractuel, et le fait que les exceptions qui ont été apportées à la règle générale l’ont affaiblie, nous nous trouvons devant une règle reposant sur de fragiles considérations de principe et qui, sur le plan conceptuel, va à l’encontre du principe fondamental régissant l’indemnisation, surtout maintenant que le droit de la responsabilité civile et le droit des contrats tendent à converger. [p. 362]
Pareillement, le professeur J. D. McCamus affirme, dans The Law of Contracts (2005), p. 877, que lorsqu’on voit la tranquillité d’esprit comme une manifestation ou une représentation de ce que les cocontractants pouvaient raisonnablement envisager, [traduction] « aucune raison impérieuse n’empêche d’appliquer simplement le critère de la prévisibilité lui‑même ». La contradiction qui semble exister entre la règle générale formulée dans Hadley c. Baxendale et l’exception disparaît alors. Voir aussi : S. K. O’Byrne, « Damages for Mental Distress and Other Intangible Loss in a Breach of Contract Action » (2005), 28 Dal. L.J. 311, p. 346‑347 du manuscrit, et R. Cohen et S. O’Byrne, « Cry Me a River : Recovery of Mental Distress Damages in a Breach of Contract Action — A North American Perspective » (2005), 42 Am. Bus. L.J. 97.
44 Nous concluons que l’indemnisation de la souffrance morale causée par la violation de contrat peut, dans les cas appropriés, être accordée en application du principe de l’arrêt Hadley c. Baxendale : voir Vorvis. Le tribunal devrait se poser la question suivante : « qu’était‑il promis au contrat? » et accorder une indemnisation pour manquement à ces promesses. Les dommages‑intérêts compensatoires visent à rétablir la partie lésée dans la situation où elle se serait trouvée s’il n’y avait pas eu violation de contrat. Comme l’a affirmé le Conseil privé dans Wertheim c. Chicoutimi Pulp Co., [1911] A.C. 301, p. 307 : [traduction] « le plaignant devrait, dans la mesure où une réparation pécuniaire peut le faire, être rétabli dans la situation où il se serait trouvé si le contrat avait été respecté ». L’importance de l’indemnisation accordée est évidemment fonction de l’application des règles d’exclusion des dommages indirects. Rien ne justifie de ne pas y inclure des dommages‑intérêts pour souffrance morale lorsque ces dommages‑intérêts étaient raisonnablement prévisibles pour les parties lors de la conclusion du contrat. Cette conclusion découle du principe fondamental de l’indemnisation en matière contractuelle : le rétablissement des parties dans la situation envisagée dans le contrat, qu’elle soit matérielle ou non. Le rôle du droit consiste simplement à assurer aux parties les avantages prévus au contrat, quelle qu’en soit la nature, s’ils étaient raisonnablement prévisibles.
45 Il ne s’ensuit pas cependant que toute souffrance morale associée à la violation d’un contrat peut donner lieu à indemnisation. Dans le cas des contrats commerciaux usuels, la possibilité d’une violation de contrat causant une souffrance morale n’entre généralement pas dans ce qui est raisonnablement prévisible. Il n’est pas inhabituel qu’une personne lésée par la violation d’un contrat ressente de la frustration ou de la colère. Le droit n’accorde pas de dommages‑intérêts pour la frustration dans un tel cas. Il en va autrement toutefois lorsque les parties concluent un contrat dont un des objets est d’assurer un avantage psychologique particulier. Dans un tel cas, la partie lésée devrait en principe pouvoir être indemnisée de ces souffrances si elles sont établies en preuve et s’il est démontré qu’elles étaient raisonnablement prévisibles par les parties au moment de la conclusion du contrat. Les principes fondamentaux des dommages‑intérêts en matière contractuelle ne cessent pas de s’appliquer du simple fait que l’objet promis, la sécurité d’esprit par exemple, est intangible.
46 Les considérations de principe pour lesquelles le droit répugne à indemniser la souffrance morale en matière contractuelle commerciale étayent cette conclusion. Comme on l’a vu, deux raisons de principe fondent cette hésitation : le caractère négligeable de la souffrance morale et le fait qu’en matière commerciale, la souffrance morale découlant d’une violation de contrat [traduction] « ne fait pas partie de ce que les parties envisagent comme risque commercial lié à l’opération » : McGregor on Damages, p. 63. Aucune de ces raisons ne s’applique aux contrats lorsque la sécurité d’esprit ou la satisfaction promises font partie du risque envisagé par les parties.
47 Cela ne dégage pas le demandeur de l’obligation de prouver sa perte. Le tribunal doit être convaincu : (1) que le contrat visait notamment à assurer un avantage psychologique et que la violation du contrat a causé une souffrance morale raisonnablement prévisible par les parties; et (2) que la souffrance morale causée était suffisamment intense pour justifier une indemnisation. Ces deux points exigent une attention spéciale aux faits particuliers à chaque cas.
48 Bien que pour donner lieu à indemnisation, la souffrance morale consécutive à une violation contractuelle doive raisonnablement être prévisible pour les parties, il n’existe à notre avis aucune raison d’exiger qu’elle constitue l’aspect dominant ou « l’essence même » du marché. Comme la Chambre des lords l’a fait remarquer dans l’arrêt Farley, le droit des contrats protège tous les éléments importants du marché, non simplement les éléments « dominants » ou « essentiels ». Lord Steyn a rejeté les distinctions de ce genre qui, d’après lui, relèvent [traduction] « de la forme et non du fond » (par. 24). Lord Hutton a ajouté ce qui suit :
[traduction] Si un demandeur qui n’a subi aucune perte financière peut recouvrer des dommages‑intérêts dans certains cas si l’obligation principale du contrat n’a pas été respectée, je ne vois aucune raison de principe pouvant justifier de refuser d’indemniser un demandeur pour l’inexécution d’une obligation qui, bien qu’elle ne soit pas la principale obligation du contrat, n’en a pas moins été signalée au cocontractant comme obligation importante. [par. 51]
Le principe sous‑entend que si la promesse se rapportant à l’état d’esprit fait partie du marché raisonnablement envisagé par les parties, la souffrance morale causée par le manquement à cette promesse peut donner lieu à des dommages‑intérêts. Cela n’est ni plus ni moins que la règle formulée dans Hadley c. Baxendale.
49 Nous concluons qu’il ne faut pas voir les affaires de « tranquillité d’esprit » comme une exception à la règle générale interdisant l’indemnisation de la souffrance morale en matière contractuelle, mais plutôt comme des cas d’application du principe de la prévisibilité raisonnable qui régit généralement l’attribution de dommages‑intérêts pour violation de contrat.
50 Il convient d’ajouter un autre point.
51 Il peut être utile de préciser l’emploi de l’expression « dommages‑intérêts majorés » dans le contexte de l’indemnisation pour souffrance morale causée par une violation de contrat. Selon la définition qu’en donne Waddams (The Law of Damages (1983), p. 562‑563) et retenue dans Vorvis, p. 1099, les « dommages‑intérêts majorés »
désignent des dommages‑intérêts qui visent à indemniser, mais qui tiennent compte pleinement du préjudice moral, comme l’anxiété et l’humiliation, que le comportement injurieux du défendeur a pu causer.
Comme l’ont fait remarquer de nombreux auteurs, l’emploi de l’expression est ambigu. La jurisprudence reconnaît deux catégories distinctes de dommages‑intérêts « majorés ».
52 La première catégorie concerne les dommages‑intérêts majorés proprement dits, qui résultent de circonstances aggravantes. Ils ne sont pas accordés en vertu du principe général établi dans Hadley c. Baxendale mais reposent sur une cause d’action distincte — généralement la responsabilité délictuelle — comme la diffamation, l’oppression ou la fraude. L’idée que des dommages‑intérêts pour souffrance morale causée par la violation d’un contrat puissent être accordés lorsque le contrat avait notamment pour objet d’assurer un avantage psychologique particulier n’a aucun effet sur la possibilité que le demandeur obtienne ces dommages‑intérêts. Si un demandeur peut établir la souffrance morale résultant de la violation d’une cause d’action indépendante, alors il peut recouvrer des dommages‑intérêts en conséquence. Dans un tel cas, l’attribution de dommages‑intérêts découle de la cause d’action distincte. Elle ne découle pas de la violation du contrat elle‑même, et elle n’a rien à voir avec les dommages‑intérêts en matière contractuelle en vertu de la règle établie dans Hadley c. Baxendale.
53 La seconde catégorie concerne les dommages‑intérêts pour la souffrance morale causée par la violation du contrat elle‑même. Ceux‑ci sont accordés en vertu de la règle établie dans Hadley c. Baxendale, comme nous l’avons vu précédemment. Ils sont indépendants de toute circonstance aggravante et reposent entièrement sur les attentes qu’avaient les cocontractants au moment de la formation du contrat. Relativement à cette catégorie de dommages‑intérêts, l’expression « dommages‑intérêts majorés » devient inutile et constitue de fait une source de confusion possible.
54 Il s’ensuit qu’une seule règle permet que des dommages‑intérêts compensatoires soient accordés pour violation d’un contrat : la règle de l’arrêt Hadley c. Baxendale. Le critère de cet arrêt réunit en un principe unique toutes les formes de dommages‑intérêts en matière contractuelle. Ce qui explique pourquoi des dommages‑intérêts peuvent être accordés lorsque le contrat a notamment pour objet d’assurer un avantage psychologique, tout comme ils peuvent être accordés lorsque le contrat a notamment pour objet d’assurer un avantage matériel. Cela explique aussi qu’une prolongation de la période de préavis ait pu être accordée dans un cas de congédiement injustifié en droit de l’emploi : voir Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701. Dans tous les cas, ces résultats sont fondés sur ce que les parties pouvaient raisonnablement envisager au moment de la formation du contrat. Il ne s’agit pas de dommages‑intérêts majorés proprement dits.
55 Le fait de reconnaître que l’arrêt Hadley c. Baxendale énonce le critère unique et déterminant en matière de dommages‑intérêts compensatoires dans les cas de violation de contrat réfute par conséquent tout argument voulant que l’existence d’une faute indépendante donnant ouverture à une action est une condition préalable à l’obtention de dommages‑intérêts pour souffrance morale. Lorsqu’une perte résulte de la violation du contrat elle‑même, les dommages‑intérêts seront déterminés en fonction de ce que les parties pouvaient raisonnablement envisager au moment de la formation du contrat. Il ne sera nécessaire de prouver une cause d’action indépendante que si les dommages‑intérêts sont d’une toute autre nature : s’ils sont réclamés en raison de circonstances aggravantes qui vont au‑delà de ce que les parties escomptaient lors de la conclusion du contrat.
56 En l’espèce, la première question est de savoir si le contrat d’assurance‑invalidité visait notamment à procurer un avantage psychologique faisant en sorte que, au moment de la conclusion du contrat, les parties pouvaient raisonnablement prévoir que la violation du contrat leur causerait une souffrance morale. Nous estimons que oui. Le marché conclu stipulait qu’en contrepartie du paiement des primes, l’assureur verserait des prestations à la demanderesse en cas d’invalidité. Il ne s’agit pas d’un simple contrat commercial. Il s’agit plutôt d’un contrat procurant des avantages matériels, comme des paiements, et des avantages immatériels, comme l’assurance d’une sécurité de revenu en cas d’invalidité. Si l’assuré devient invalide et l’assureur fait défaut de verser les prestations prévues par la police, ce dernier porte atteinte à cette expectative raisonnable de sécurité.
57 La souffrance morale est une conséquence que les parties au contrat d’assurance‑invalidité peuvent raisonnablement prévoir advenant un défaut de versement des prestations prévues. L’avantage immatériel que procure un tel contrat est la perspective pour une personne de continuer à jouir d’une sécurité financière lorsque l’invalidité l’empêche de travailler et, donc, de gagner un revenu. Si l’assuré se fait injustement refuser les prestations, il peut se trouver dans l’impossibilité de subvenir à ses besoins. Cette pression financière s’ajoutant à la perte de son travail et à l’invalidité va vraisemblablement accroître l’angoisse et le stress de l’assuré. De plus, l’assuré invalide est confronté à la difficile tâche de pallier la perte de revenu causée par le refus de l’assureur de verser les prestations. Voir D. Tartaglio, « The Expectation of Peace of Mind : A Basis for Recovery of Damages for Mental Suffering Resulting from the Breach of First Party Insurance Contracts » (1983), 56 S. Cal. L. Rev. 1345, p. 1365‑1366.
58 C’est précisément pour se protéger contre cette insécurité et ce stress financiers et émotionnels que les gens souscrivent des polices d’assurance‑invalidité. Retarder sans justification le bénéfice de cette protection peut causer un stress énorme. Les dommages‑intérêts accordés à Mme Fidler pour la souffrance morale découlaient de la violation du contrat par Sun Life. Accepter l’argument de cette dernière selon lequel l’indemnisation de ce préjudice était assujettie à l’existence d’une faute indépendante donnant ouverture à action équivaudrait à entériner [traduction] « l’incohérence conceptuelle consistant à obliger un demandeur à démontrer plus que le simple fait que la souffrance morale était une conséquence raisonnablement prévisible de la violation » (O’Byrne, p. 334 (en italique dans l’original)).
59 La deuxième question est de savoir si l’intensité de la souffrance morale en l’espèce justifiait qu’une indemnité soit accordée. Là encore, à notre avis, la réponse est oui. Le juge de première instance a conclu que la violation du contrat par Sun Life a causé à Mme Fidler une perte substantielle qu’elle a subie pendant cinq ans. Il a conclu en fait que [traduction] « la perte des prestations d’invalidité a véritablement causé [à Mme Fidler] une détresse et un inconfort additionnels substantiels » (par. 30 (nous soulignons)). La preuve, notamment une preuve médicale volumineuse attestant le stress et l’inquiétude qui ont affligé Mme Fidler, étayait amplement cette conclusion. Le juge a estimé que le simple versement des arrérages et de l’intérêt ne compensait pas Mme Fidler pour les années où elle avait été privée de prestations. En lui accordant 20 000 $, il a voulu l’indemniser des conséquences psychologiques découlant de la violation du contrat par Sun Life, conséquences que les parties à un contrat de services et d’avantages personnels comme celui qui nous occupe peuvent raisonnablement prévoir. Nous souscrivons à la décision de la Cour d’appel de ne pas intervenir à cet égard.
b) Les dommages‑intérêts punitifs
60 Mme Fidler a également demandé des dommages‑intérêts punitifs. Signalant qu’il n’y avait pas eu mauvaise foi, le juge de première instance a refusé de les accorder, mais la Cour d’appel a infirmé cette partie de son jugement et a accordé à Mme Fidler un montant additionnel de 100 000 $ à titre de dommages‑intérêts punitifs.
61 Alors que les dommages‑intérêts compensatoires visent principalement à compenser les pertes, pécuniaires ou non, occasionnées au demandeur par la conduite du défendeur, les dommages‑intérêts punitifs ont pour objet le châtiment, la dissuasion et la dénonciation : Whiten c. Pilot Insurance Co., [2002] 1 R.C.S. 595, 2002 CSC 18, par. 43.
62 De par sa nature, la violation de contrat doit parfois être réprimée. Mais pour entraîner la condamnation à des dommages‑intérêts punitifs, la conduite reprochée doit s’écarter de façon marquée des normes de conduite acceptées; c’est le cas exceptionnel d’une conduite que l’on peut qualifier de si malveillante, opprimante ou abusive qu’elle choque le sens de la dignité de la cour : Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 196; Whiten, par. 36. L’inconduite doit être d’une nature propre à provoquer davantage que la réprobation entourant l’inexécution d’un contrat. Selon l’arrêt Whiten au par. 36, « les dommages‑intérêts punitifs chevauchent la frontière entre le droit civil (indemnisation) et le droit criminel (punition) ». Le droit criminel et les régimes de réglementation en matière quasi criminelle sont reconnus comme les principaux moyens de châtiment. Il importe que les tribunaux n’aient recours aux dommages‑intérêts punitifs que dans les cas exceptionnels, et encore, avec retenue.
63 Dans Whiten, notre Cour a énoncé les principes régissant l’attribution de dommages‑intérêts punitifs et a affirmé que dans les cas de violation de contrat, la conduite doit non seulement s’écarter des normes ordinaires de bonne conduite mais doit en plus donner elle‑même ouverture à action. Si la violation en question consiste en un refus de verser les prestations d’assurance, cette exigence sera respectée du fait que l’assureur a violé l’obligation contractuelle d’agir de bonne foi. La question préliminaire qui se pose est donc de savoir si l’appelante a violé non seulement l’obligation contractuelle de verser les prestations d’invalidité de longue durée, mais aussi l’obligation contractuelle indépendante de traiter de bonne foi la réclamation de l’intimée. Relativement à cette question préliminaire, la norme juridique à laquelle les assureurs, dont Sun Life, sont astreints a été correctement décrite par le juge O’Connor dans l’arrêt 702535 Ontario Inc. c. Lloyd’s London, Non‑Marine Underwriters (2000), 184 D.L.R. (4th) 687 (C.A. Ont.), par. 29 :
[traduction] L’obligation d’agir de bonne foi oblige aussi l’assureur à traiter équitablement la réclamation de son assuré. L’obligation d’agir équitablement s’applique aussi bien à la manière dont l’assureur fait enquête et évalue la réclamation qu’à la décision de payer ou non la demande. Pour décider s’il doit refuser de payer une demande présentée par son assuré, l’assureur doit évaluer le bien‑fondé de cette demande de façon impartiale et raisonnable. Il ne doit pas refuser ou retarder le paiement afin de tirer profit de la vulnérabilité financière de l’assuré ou de se ménager une position de force dans la négociation du règlement. La décision de l’assureur de refuser le paiement devrait être fondée sur une interprétation raisonnable des obligations que lui impose la police. Toutefois, cette obligation d’agir équitablement ne signifie pas pour autant que l’assureur doit nécessairement avoir raison lorsqu’il décide de contester son obligation d’indemniser un assuré. Le simple rejet d’une demande qui finira par être reconnue comme valable ne constitue pas en soi un acte de mauvaise foi.
64 L’appréciation de la conduite de Sun Life par rapport à la question de la « bonne foi » nécessite un examen minutieux de la preuve. Le juge de première instance a conclu que l’assureur n’avait pas fait preuve de mauvaise foi. L’audition de la preuve a duré neuf jours. Le juge a pu observer les témoins, au nombre desquels figuraient James Craig, qui représentait le service de gestion des régimes d’invalidité de Sun Life, ainsi que Mme Fidler elle‑même. Si l’on tient compte de l’élément subjectif de l’obligation d’agir de bonne foi, l’appréciation que le juge a faite de la crédibilité de M. Craig, en particulier, revêt de l’importance dans l’examen de la question de savoir si Sun Life poursuivait un but inapproprié lorsqu’elle a refusé la réclamation de Mme Fidler.
65 Après l’audition et l’examen de la preuve, le juge de première instance a rejeté la demande de dommages‑intérêts punitifs de Mme Fidler. Il a signalé les éléments de preuve suivants dans ses motifs : la surveillance effectuée par Sun Life a permis d’enregistrer des activités qui n’étaient pas incompatibles avec les déclarations de Mme Fidler; une note de service interne avait exagéré la nature des activités de Mme Fidler; un gestionnaire de règlement de Sun Life avait indiqué dans une note de service que Sun Life pourrait avoir gain de cause dans l’éventualité d’un litige se rapportant au refus de la réclamation de Mme Fidler; et le médecin consultant de Sun Life avait conclu à tort à l’absence de preuve médicale ou non médicale établissant que Mme Fidler ne pouvait effectuer un travail léger.
66 D’autre part, il a pris en considération le fait que les rapports médicaux concernant l’état de Mme Fidler n’étaient pas concluants, que Sun Life avait agi sur la foi de ses propres consultants et spécialistes, que Mme Fidler avait contracté sa maladie à un jeune âge et que son expérience de travail antérieure se rapportait à du travail sédentaire. Il a résumé ainsi son raisonnement et ses conclusions :
[traduction] Je dois reconnaître, toutefois, que la poursuite du versement des prestations à Mme Fidler au‑delà de deux ans dépendait de la question de savoir si elle pouvait accomplir quelque travail que ce soit. Étant donné que la maladie de Mme Fidler est de celles dont le diagnostic ne s’établit pas par radiographie ou résonnance magnétique, je ne crois pas que l’on puisse dire que Sun Life a agi de mauvaise foi et cela, même si cette dernière semble avoir parfois mis beaucoup de zèle à réfuter le droit de Mme Fidler à des prestations d’invalidité de longue durée en dépit d’une preuve médicale solide indiquant qu’elle était toujours invalide. [par. 38]
67 Le juge en chef Finch, au nom de la majorité de la Cour d’appel, a jugé qu’il y avait eu erreur manifeste et dominante sur la question de la mauvaise foi. Il s’est appuyé en particulier sur trois éléments du dossier : d’abord, l’absence de preuve médicale justifiant le refus de la réclamation de Mme Fidler; ensuite, les notes de service internes de Sun Life exagérant les résultats de la surveillance et indiquant la volonté d’éviter une image négative dans l’éventualité d’un litige; et enfin, le défaut de Sun Life de communiquer à Mme Fidler la vidéo de surveillance sur laquelle elle se fondait pour refuser la réclamation.
68 On peut soutenir que les observations de l’équipe de surveillance concordaient avec les renseignements fournis par Mme Fidler dans les réponses supplémentaires qu’elle a données au questionnaire. De plus, les documents internes de Sun Life, comme le rapport de surveillance et le rapport du médecin consultant, renferment des affirmations de fait laconiques et inexactes qui empêchent de conclure que Sun Life a examiné la réclamation de l’assurée avec soin et impartialité.
69 D’autre part, le fait que la conduite de Mme Fidler pendant la surveillance semblait démontrer qu’elle pouvait se livrer à quelques activités, combiné aux conclusions ambiguës de l’examen médical indépendant, contribue à affaiblir la conclusion que Sun Life poursuivait un but inapproprié en refusant la réclamation de Mme Fidler.
70 Sauf pour ce qui est de la non‑communication de la vidéo, le juge de première instance a expressément pris en considération ces éléments de preuve. Et la question de la non‑communication perd beaucoup d’importance du fait que Sun Life a décrit dans une lettre envoyée à Mme Fidler les activités précises observées pendant la surveillance et les conclusions qu’elle en a tiré.
71 Comme le juge en chef Finch, nous trouvons préoccupant que Sun Life ait décidé, en l’absence de toute preuve médicale indiquant que l’assurée était apte à reprendre le travail, de mettre fin au versement de prestations relatives à une invalidité impossible à observer. Et nous sommes conscientes que les faits révèlent une conduite extrêmement troublante — il est pour le moins inapproprié que Sun Life ait refusé pendant cinq ans de verser des prestations d’invalidité sans preuve médicale à l’appui. Mais un assureur ne manque pas nécessairement à son obligation d’agir de bonne foi lorsqu’il refuse à tort une réclamation qu’il reconnaît ensuite comme légitime ou qui est déclarée telle par un tribunal. Sur ce point, nous divergeons d’avis avec le juge en chef Finch qui, en accordant des dommages‑intérêts punitifs, a considéré que l’admission par Sun Life que Mme Fidler avait droit à des prestations était [traduction] « l’équivalent au civil d’[un] plaidoyer de culpabilité » (par. 78). Il convient plutôt de se demander si le refus découle d’une analyse terriblement bâclée de la réclamation ou de l’application de considérations malhonnêtes dans le processus de règlement.
72 En bout de ligne, l’issue de chaque affaire dépend des faits qui lui sont propres. Comme le juge O’Connor l’a affirmé dans l’arrêt 702535 Ontario :
[traduction] Ce qui constitue de la mauvaise foi dépend des circonstances de chaque espèce. Pour établir s’il y a eu manquement à l’obligation, le tribunal examinera la conduite de l’assureur dans tout le processus de traitement des réclamations pour déterminer si, compte tenu des circonstances existant alors, l’assureur a promptement et impartialement donné suite à la réclamation. [par. 30]
73 La conclusion du juge de première instance que Sun Life n’avait pas agi de mauvaise foi procédait d’un examen exhaustif de la preuve pertinente et elle était solidement appuyée sur son évaluation des motifs pour lesquels Sun Life avait rejeté la réclamation de Mme Fidler. Il a examiné tous les points saillants du traitement de la réclamation par Sun Life, y compris les aspects susceptibles d’indiquer que l’assureur s’était livré à de l’obstruction ou n’avait pas accordé l’importance voulue à la réclamation, mais il n’a pas conclu en ce sens.
74 Le juge de première instance n’a pas considéré non plus que Sun Life avait poursuivi un but inapproprié. Sur le fondement des difficultés rencontrées par Sun Life pour s’assurer de l’invalidité de Mme Fidler, en particulier, il a conclu que Sun Life n’avait pas agi de mauvaise foi et que son refus de verser les prestations reposait plutôt sur un doute qui, pour mal fondé qu’il fût, n’en était pas moins réel sur la question de savoir si Mme Fidler était incapable d’exercer tout emploi, comme l’exigeait la police.
75 La conduite de Sun Life était troublante, mais pas au point qu’il soit justifié d’infirmer la conclusion du juge de première instance sur l’absence de mauvaise foi. Les motifs du juge ne révèlent aucune erreur de droit, et sa conclusion que Sun Life n’avait pas agi de mauvaise foi est indissociable de ses conclusions de fait et de son examen de la preuve. Comme la juge Ryan de la Cour d’appel l’a indiqué dans sa dissidence :
[traduction] Le juge de première instance a vu et entendu les témoins. Il a examiné les pièces déposées en preuve. Il lui appartenait d’apprécier la preuve et d’en déterminer l’importance et l’effet. À mon avis, Mme Fidler n’a pas été en mesure de démontrer que les conclusions du juge étaient déraisonnables ou entachées d’une erreur manifeste. [par. 104]
Certes, l’attribution de dommages‑intérêts punitifs ne dépend pas exclusivement de l’existence d’une faute donnant ouverture à action. Dans Whiten, cette Cour a énoncé les facteurs qu’il faut prendre en compte pour déterminer si l’attribution de dommages‑intérêts punitifs est justifiée. Cependant, en l’absence de mauvaise foi en l’espèce, il n’est pas nécessaire de poursuivre l’analyse.
76 Mme Fidler a droit à 20 000 $ pour souffrance morale, mais sa demande de dommages‑intérêts punitifs est rejetée. Par conséquent, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi en partie, d’annuler l’attribution de dommages‑intérêts punitifs par la Cour d’appel et de rétablir l’ordonnance du juge Ralph, avec dépens en faveur de Mme Fidler devant toutes les cours.
Pourvoi accueilli en partie, avec dépens en faveur de l’intimée.
Procureurs de l’appelante : Fasken Martineau DuMoulin, Vancouver.
Procureurs de l’intimée : Faith Hayman Law Corporation, Vancouver.
* Le juge Major n’a pas pris part au jugement.