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27/06/2008 | CANADA | N°2008_CSC_39

Canada | Honda Canada Inc. c. Keays, 2008 CSC 39 (27 juin 2008)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Honda Canada Inc. c. Keays,

[2008] 2 R.C.S. 362, 2008 CSC 39

Date : 20080627

Dossier : 31739

Entre :

Honda Canada Inc. faisant affaire

sous la dénomination Honda of Canada Mfg.

Appelante / Intimée à l’appel incident

et

Kevin Keays

Intimé / Appelant à l’appel incident

‑ et ‑

Commission canadienne des droits de la personne,

Commission ontarienne des droits de la personne,

Commission des droits de la personne du Manitoba,

Alliance des m

anufacturiers et exportateurs du Canada,

Association des professionnels(elles) en ressources humaines de l'Ontario,

National ME/FM Action Network, Conseil de...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Honda Canada Inc. c. Keays,

[2008] 2 R.C.S. 362, 2008 CSC 39

Date : 20080627

Dossier : 31739

Entre :

Honda Canada Inc. faisant affaire

sous la dénomination Honda of Canada Mfg.

Appelante / Intimée à l’appel incident

et

Kevin Keays

Intimé / Appelant à l’appel incident

‑ et ‑

Commission canadienne des droits de la personne,

Commission ontarienne des droits de la personne,

Commission des droits de la personne du Manitoba,

Alliance des manufacturiers et exportateurs du Canada,

Association des professionnels(elles) en ressources humaines de l'Ontario,

National ME/FM Action Network, Conseil des Canadiens avec déficiences,

Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes et

Ontario Network of Injured Workers’ Groups

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein

Motifs de jugement :

(par. 1 à 80)

Motifs dissidents en partie :

(par. 81 à 124)

Le juge Bastarache (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Deschamps, Abella, Charron et Rothstein)

Le juge LeBel (avec l’accord du juge Fish)

______________________________

Honda Canada Inc. c. Keays, [2008] 2 R.C.S. 362, 2008 CSC 39

Honda Canada Inc., faisant affaire sous

la dénomination Honda of Canada Mfg. Appelante/Intimée au pourvoi incident

c.

Kevin Keays Intimé/Appelant au pourvoi incident

et

Commission canadienne des droits de la personne,

Commission ontarienne des droits de la personne,

Commission des droits de la personne du Manitoba,

Alliance des manufacturiers et exportateurs du Canada,

Association des professionnels(elles) en ressources humaines

de l’Ontario, National ME/FM Action Network, Conseil des

Canadiens avec déficiences, Fonds d’action et d’éducation

juridiques pour les femmes et Ontario Network of Injured

Workers’ Groups Intervenants

Répertorié : Honda Canada Inc. c. Keays

Référence neutre : 2008 CSC 39.

No du greffe : 31739.

2008 : 20 février; 2008 : 27 juin.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

POURVOI et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Rosenberg, Goudge et Feldman) (2006), 82 O.R. (3d) 161, 274 D.L.R. (4th) 107, 216 O.A.C. 3, 52 C.C.E.L. (3d) 165, [2006] C.L.L.C. ¶230‑030, [2006] O.J. No. 3891 (QL), 2006 CarswellOnt 5885, qui a infirmé en partie une décision du juge McIsaac (2005), 40 C.C.E.L. (3d) 258, [2005] C.L.L.C. ¶230‑013, [2005] O.J. No. 1145 (QL), 2005 CarswellOnt 1131. Pourvoi accueilli en partie, les juges LeBel et Fish sont dissidents en partie. Pourvoi incident rejeté.

Earl A. Cherniak, c.r., Jasmine T. Akbarali et Roslynn J. Kogan, pour l’appelante/intimée au pourvoi incident.

Hugh R. Scher, pour l’intimé/appelant au pourvoi incident.

Philippe Dufresne, pour l’intervenante la Commission canadienne des droits de la personne.

Anthony D. Griffin, pour l’intervenante la Commission ontarienne des droits de la personne.

Sarah Lugtig, pour l’intervenante la Commission des droits de la personne du Manitoba.

George Avraam et Mark Mendl, pour l’intervenante l’Alliance des manufacturiers et exportateurs du Canada.

Stuart E. Rudner et Stephen Rotstein, pour l’intervenante l’Association des professionnels(elles) en ressources humaines de l’Ontario.

Chris G. Paliare et Andrew K. Lokan, pour l’intervenant National ME/FM Action Network.

Frances M. Kelly et Gwen Brodsky, pour l’intervenant le Conseil des Canadiens avec déficiences.

Susan Ursel et Kim Bernhardt, pour l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes.

Debra M. McAllister et Ivana Petricone, pour l’intervenant Ontario Network of Injured Workers’ Groups.

Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, Deschamps, Abella, Charron et Rothstein rendu par

Le juge Bastarache —

1. Aperçu

[1] Le 29 mars 2000, l’intimé, Kevin Keays, a été licencié par Honda Canada Inc. (« Honda ») après 14 années de service. Il a intenté une action pour congédiement injustifié. Le juge de première instance lui a accordé un préavis de 15 mois. Après s’être penché sur l’opportunité d’accorder, sur le fondement de l’arrêt Wallace, des dommages‑intérêts supplémentaires pour la manière dont le congédiement avait été effectué, il a porté le préavis à 24 mois. Il a en outre condamné Honda à des dommages‑intérêts punitifs de 500 000 $, et adjugé des dépens d’indemnisation substantielle et une prime de 25 p. 100. La Cour d’appel a confirmé à l’unanimité la conclusion de congédiement injustifié, ainsi que les dommages‑intérêts généraux et ceux accordés pour les circonstances du congédiement (fondés sur l’arrêt Wallace). Elle a cependant réduit la prime. Les juges majoritaires (le juge Goudge étant dissident) ont abaissé le montant des dommages‑intérêts punitifs de 500 000 $ à 100 000 $.

[2] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en partie sans modifier le montant des dommages‑intérêts généraux. Toutefois, la Cour d’appel a eu tort de confirmer les dommages‑intérêts accordés pour les circonstances du congédiement (sur le fondement de l’arrêt Wallace) et de ne réduire que le montant des dommages‑intérêts punitifs. La décision d’accorder ces indemnités ainsi que la prime doit donc être infirmée. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi incident formé contre la réduction du montant des dommages‑intérêts punitifs.

[3] M. Keays a commencé à travailler chez Honda en 1986, d’abord à la chaîne de montage, puis à la saisie de données. En 1997, un médecin de la clinique des troubles du sommeil de l’hôpital de Toronto, le Dr Moldofsky, a confirmé qu’il était atteint du syndrome de la fatigue chronique (« SFC »). M. Keays a cessé de travailler, et un assureur indépendant, London Life, compagnie d’assurance‑vie, lui a versé des prestations d’assurance‑invalidité jusqu’à ce qu’il détermine, en 1998, qu’il était apte à reprendre le travail à temps plein. L’appel de la décision de l’assureur de mettre fin aux prestations — dans laquelle Honda n’a joué aucun rôle — a été rejeté.

[4] Même si suivant l’avis médical sur lequel reposait la décision de London Life, il pouvait reprendre le travail sans réserve, M. Keays a continué de s’absenter, et Honda l’a inscrit à son programme de gestion de l’invalidité. Grâce à ce programme, un employé invalide pouvait s’absenter du travail sans encourir de sanctions disciplinaires s’il confirmait que l’absence était attribuable à sa déficience. M. Keays s’est cependant absenté davantage que ce qu’avait prévu son médecin, le Dr Morris, et la teneur des billets de ce dernier présentés pour justifier les absences a changé, ce qui a incité l’employeur à croire que le médecin ne déterminait pas lui‑même que M. Keays s’absentait du travail en raison de sa déficience.

[5] À la fin de l’année 1999, comme M. Keays s’absentait de plus en plus souvent, la coordonnatrice administrative de Honda, Susan Selby, a pris les dispositions nécessaires pour qu’un médecin indépendant dont Honda a retenu les services, le Dr Lester Affoo, le rencontre. En janvier et en février 2000, les absences de M. Keays ont été encore plus nombreuses (14 jours au total). La supérieure de M. Keays, Betty Magill, en a alors discuté avec Mme Selby. Lors de leur rencontre le 3 mars, elles ont décidé de demander à M. Keays de consulter un spécialiste de la médecine du travail, le Dr Brennan, pour que ce dernier détermine comment il fallait composer avec sa déficience. Avant que la direction de Honda n’ait pu le rencontrer, M. Keays a retenu les services d’un avocat en vue d’une médiation, car il craignait d’être finalement congédié. Le 17 mars, Honda a reçu une lettre de l’avocat exposant les craintes de M. Keays et proposant un règlement négocié. Elle n’y a pas répondu.

[6] Le 21 mars, Mmes Magill et Selby ont rencontré M. Keays pour lui faire part des lacunes des billets de son médecin qualifiés de « sibyllins » par le Dr Reinders. Elles lui ont demandé de consulter le Dr Brennan afin de déterminer quelles mesures pouvaient être prises pour l’aider au travail. Elles ont également dit avoir reçu quelques jours plus tôt la lettre de son avocat, mais ne pas y avoir répondu parce qu’elles avaient pour principe de s’adresser directement aux employés. M. Keays a accepté de rencontrer le Dr Brennan. Or, le lendemain, il a informé Honda que, sur le conseil de son avocat, il ne le rencontrerait que si on lui expliquait au préalable l’objectif, la méthode et les paramètres de l’évaluation. M. Keays s’est ensuite absenté pendant une semaine. À son retour, le 28 mars 2000, Mme Selby lui a remis une lettre dont je juge utile de reproduire le texte intégral :

[traduction] Comme vous le savez, le 21 mars 2000, nous nous sommes réunis, Betty Magill, vous et moi, pour discuter de votre situation d’emploi actuelle chez Honda. Après la réunion, vous nous avez demandé des éclaircissements, et nous avons eu une autre discussion approfondie.

En voici le résumé :

1. Nous vous avons dit que nous nous penchions sur vos absences et sur leurs justifications par le médecin. Nous avons consulté le Dr Affoo, qui connaît votre cas. En outre, nous avons demandé au Dr Brennan (un nouveau médecin) d’examiner votre dossier médical en entier. L’un et l’autre médecins ont dit ne pas pouvoir établir de diagnostic vous rendant inapte au travail.

2. Votre médecin donne très peu de renseignements dans ses billets. Il reprend seulement ce que vous lui avez dit. Il n’établit pas un diagnostic ou un pronostic indépendant.

3. Nous avions l’intention de vous rencontrer après le congé de mars pour vous faire part de nos attentes. Toutefois, avant que nous ayons pu le faire, nous avons reçu une lettre de votre avocat datée du 17 mars 2000 demandant que vous n’ayez plus à présenter de billets pour justifier vos absences.

4. Lors de notre rencontre du 21 mars 2000, nous vous avons dit ne plus estimer qu’une déficience justifiait vos absences. Les Drs Brennan et Affoo croient que vous devriez vous présenter au travail régulièrement. Pour permettre au Dr Brennan de mieux vous connaître et de bien comprendre votre situation, nous avons voulu vous le faire rencontrer. L’idée était que le Dr Brennan puisse ensuite communiquer directement avec votre médecin pour assurer un bon suivi.

5. Avant la fin de la réunion, vous avez accepté, et je devais prendre le rendez‑vous.

Le lendemain (22 mars 2000), vous avez envoyé une lettre dans laquelle vous refusiez de rencontrer le Dr Brennan. Vous demandiez des précisions sur « l’objectif, la méthode et les paramètres de l’évaluation ». Depuis, vous vous êtes porté malade sans préciser la date de votre retour. Vous êtes rentré au travail aujourd’hui.

Notre position, que nous vous avons expliquée le 21 mars 2000, demeure inchangée. Kevin, nous ne croyons pas que votre absence récente soit justifiée et nous ne comptons pas vous donner d’explications supplémentaires sur l’objectif de la consultation du Dr Brennan. Nous en avons longuement discuté le 21 mars 2000. Notre position demeure la même. Nous souhaitons que vous rencontriez le Dr Brennan et que vous vous présentiez au travail.

Kevin, nous souhaitons sincèrement obtenir votre collaboration. Comme vous l’avez reconnu, votre état ne s’est pas amélioré au cours des trois dernières années et vous feriez n’importe quoi pour aller mieux et travailler normalement. Nous sommes résolus à vous appuyer dans le cadre d’une reprise du travail à temps plein. Nous espérons sincèrement obtenir votre collaboration.

Kevin, vous devez comprendre que la situation actuelle est inacceptable. Si vous refusez de rencontrer le Dr Brennan, nous n’aurons d’autre choix que de mettre fin à votre emploi.

[7] Plus tard le même jour, Mme Selby a téléphoné à M. Keays pour l’exhorter à relire la lettre et à revenir sur sa décision. M. Keays a persisté dans son refus de rencontrer le Dr Brennan. Comme il en avait été prévenu, il a alors été congédié.

2. Décisions des juridictions inférieures

2.1 Cour supérieure de justice de l’Ontario (2005), 40 C.C.E.L. (3d) 258

[8] Le juge McIsaac a conclu que Honda avait l’obligation de justifier sa décision de congédier M. Keays et qu’elle ne s’en était pas acquittée. Il a ajouté qu’il n’avait pas été raisonnable, dans les circonstances, d’exiger que M. Keays rencontre le Dr Brennan, et que M. Keays avait eu un motif valable de refuser. Le congédiement était disproportionné au refus. Le juge a conclu que M. Keays avait droit à un préavis de 15 mois suivant les principes énoncés dans la décision Bardal c. Globe & Mail Ltd. (1960), 24 D.L.R. (2d) 140 (H.C.J. Ont.). Qui plus est, il a porté le préavis à 24 mois en raison [traduction] « de la mauvaise foi flagrante manifestée par Honda lors du congédiement et des répercussions de cette mesure sur la santé de [M. Keays] » (par. 48). Vu l’allongement du préavis, il n’a pas jugé opportun d’accorder en sus des dommages‑intérêts pour choc nerveux et trouble émotionnel infligés délibérément.

[9] Le juge McIsaac a estimé ne pas avoir compétence pour se prononcer sur un délit qui aurait consisté dans la violation par Honda des droits garantis à M. Keays par le Code des droits de la personne de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. H.19. Il a toutefois reconnu qu’une telle violation pouvait constituer une [traduction] « faute donnant elle‑même ouverture à un droit d’action », de sorte que des dommages‑intérêts punitifs puissent être accordés, dans la mesure où l’acte reproché justifie lui‑aussi une sanction (par. 50).

[10] Le juge McIsaac a refusé d’indemniser M. Keays pour la « perte » des prestations d’invalidité que l’assureur lui aurait versées du fait de l’incapacité totale causée par son congédiement injustifié. Il a expliqué que M. Keays ne pouvait obtenir réparation à cet égard parce qu’il n’avait pas étayé sa demande de dommages‑intérêts majorés. Je suppose qu’il a voulu dire que M. Keays n’avait pas plaidé l’existence d’une cause d’action indépendante à l’appui de sa demande supplémentaire de dommages‑intérêts majorés proprement dits au sens de l’arrêt Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701.

[11] Le juge McIsaac a souligné le caractère exceptionnel des dommages‑intérêts punitifs, mais il [traduction] « n’a pas hésité à conclure que le demandeur a bel et bien établi que Honda s’est livré à une multitude d’actes de discrimination et de harcèlement en réponse à ses tentatives de résoudre ses difficultés d’adaptation » (par. 57). À son avis, Honda avait ourdi un [traduction] « complot pour que le Dr Brennan s’immisce dans la relation de longue date du demandeur avec ses médecins et arrive à écarter toute participation de ceux‑ci à la défense des droits de leur patient » (par. 60). Vu l’ensemble des circonstances, il a accordé 500 000 $ à titres de dommages‑intérêts punitifs.

[12] Il a adjugé des dépens d’indemnisation substantielle ainsi qu’une prime de 25 p. 100, soit au total 610 000 $.

2.2 Cour d’appel de l’Ontario (les juges Rosenberg et Feldman, et le juge Goudge, dissident en partie) (2006), 82 O.R. (3d) 161

[13] La Cour d’appel de l’Ontario a rejeté l’appel. Le juge Goudge, s’exprimant au nom de la cour, sauf au sujet du montant des dommages‑intérêts punitifs, a signalé que certaines conclusions du juge de première instance, fondées principalement sur les faits, justifiaient une grande déférence. Plus particulièrement, il n’a vu aucune raison de modifier les conclusions selon lesquelles la directive de consulter le Dr Brennan était déraisonnable, M. Keays avait un motif valable de ne pas obtempérer et le congédiement était disproportionné à l’insubordination alléguée et, partant, injustifié. Il a également confirmé les conclusions du juge de première instance sur le préavis requis.

[14] Le juge Goudge a rédigé les motifs de la Cour d’appel sur la possibilité d’accorder des dommages‑intérêts punitifs. S’appuyant sur l’arrêt McKinley c. BC Tel, [2001] 2 R.C.S. 161, 2001 CSC 38, il a estimé qu’un acte discriminatoire contraire aux dispositions sur les droits de la personne pouvait constituer une faute donnant elle‑même ouverture à un droit d’action, de sorte que des dommages‑intérêts punitifs pouvaient être accordés dans une affaire de congédiement injustifié. Il a rejeté la prétention de Honda selon laquelle le Code des droits de la personne de l’Ontario établissait un régime de réparation complet qui ne permettait l’octroi de tels dommages‑intérêts que dans le cas d’une poursuite intentée avec l’autorisation écrite du procureur général et jusqu’à concurrence de 25 000 $. Il a donc confirmé qu’il y avait eu faute donnant elle‑même ouverture à un droit d’action. Le comportement de Honda justifiait l’octroi de dommages‑intérêts punitifs.

[15] Sur la question du montant de cette indemnité, le juge Goudge s’est exprimé en son seul nom. À son avis, une cour d’appel devait réviser le montant accordé en se demandant si, compte tenu de toutes les circonstances, il s’imposait rationnellement pour sanctionner le comportement répréhensible du défendeur. Il a conclu qu’une somme de 500 000 $ n’était pas excessive à cet égard.

[16] Le juge Goudge a examiné la prétention de Honda selon laquelle le juge de première instance avait fait naître une crainte raisonnable de partialité justifiant la tenue d’un nouveau procès. S’exprimant à nouveau au nom de la Cour d’appel, il a reconnu l’emploi de [traduction] « plusieurs métaphores colorées », mais il a refusé d’y voir un manque d’équité ou d’impartialité (par. 75).

[17] Pour ce qui est des dépens, le juge Goudge a fait passer la prime de 155 000 $ à 77 500 $. Il a rejeté l’appel incident.

[18] Le juge Rosenberg a rédigé les motifs majoritaires sur la question du montant des dommages‑intérêts punitifs, qu’il a abaissés à 100 000 $, parce que, selon lui, la preuve n’étayait pas les conclusions de fait du juge de première instance et la somme accordée ne respectait pas le principe fondamental de la proportionnalité. Plus particulièrement, il n’a vu aucune preuve d’un complot de longue date de la part de l’entreprise. Le juge de première instance avait fait mention de « cinq ans » de comportement scandaleux, alors que les faits considérés s’étaient déroulés sur seulement sept mois. Selon le juge Rosenberg, seules des circonstances exceptionnelles pouvaient justifier le montant accordé à titre de dommages‑intérêts punitifs. En guise de comparaison, il a invoqué (au par. 110) l’arrêt Whiten c. Pilot Insurance Co., [2002] 1 R.C.S. 595, 2002 CSC 18, faisant observer que le juge de première instance avait cité le passage suivant hors contexte : « Pour rappeler à un défendeur riche et puissant ses responsabilités, il faut [. . .] frapper encore plus fort. » Vu les conclusions du juge de première instance étayées par la preuve et, plus particulièrement, les éléments établissant que Honda avait sciemment tenté d’intimider un employé vulnérable, puis de le renvoyer, le juge Rosenberg a conclu qu’il convenait d’accorder une indemnité supérieure à celle octroyée dans d’autres affaires de congédiement injustifié. À son avis, une somme d’au plus 100 000 $ était justifiée. Il a donc abaissé en conséquence le montant accordé à titre de dommages‑intérêts punitifs. Sur tous les autres points, le juge Rosenberg s’est dit d’accord avec le juge Goudge.

3. Analyse

[19] Le présent pourvoi soulève un certain nombre de questions importantes en ce qui concerne les dommages‑intérêts qu’il convient d’accorder en cas de congédiement injustifié. Avant d’examiner le bien‑fondé des différents chefs de dommages‑intérêts accordés en première instance et en appel, il est à mon avis essentiel de signaler que le juge de première instance — je le démontre plus loin — a commis un certain nombre d’erreurs manifestes et dominantes, dont certaines ont été mentionnées par le juge Rosenberg de la Cour d’appel. Deux erreurs entachent tout particulièrement le jugement de première instance et rendent suspectes d’autres conclusions et inférences. D’abord, le juge a estimé que le [traduction] « comportement répréhensible » de Honda était « planifié et délibéré et constituait un complot de longue date de la part de l’entreprise » (par. 60). La Cour d’appel a conclu qu’il n’y avait tout simplement pas d’élément étayant la thèse du complot. J’y reviendrai. Deuxièmement, le juge de première instance a affirmé que le [traduction] « comportement scandaleux » s’était poursuivi pendant cinq ans, alors que dans les faits, la période en question avait duré tout au plus sept mois. Il a donc statué sur le comportement de Honda en fonction d’une période qui n’était pas la bonne. Il a apparemment commis cette erreur parce qu’il a considéré la cessation des prestations d’invalidité de longue durée versées par London Life comme un facteur pertinent pour juger le comportement de Honda, alors que l’ensemble de la preuve tend à établir que la décision de l’assureur était totalement indépendante.

[20] D’autres erreurs de fait manifestes et dominantes ressortent de l’analyse. Toutefois, les exemples qui précèdent justifient à eux seuls la remise en cause du fondement factuel des conclusions tirées en première instance. Il me faut donc faire un examen relativement détaillé du dossier.

[21] Notre Cour doit certes corriger les nombreuses erreurs manifestes et dominantes du juge de première instance, mais le présent pourvoi lui offre par ailleurs l’occasion de clarifier et de redéfinir certains volets des règles de l’indemnisation dans le contexte d’un lien d’emploi.

[22] Premièrement, je préciserai quels facteurs doivent être pris en compte pour l’octroi de dommages‑intérêts tenant lieu de préavis en cas de congédiement injustifié.

[23] Deuxièmement, il convient de revoir le fondement des dommages‑intérêts liés aux circonstances du congédiement et le calcul de leur montant.

[24] Troisièmement, en ce qui concerne l’opportunité de dommages‑intérêts punitifs en l’espèce, je ne juge pas nécessaire de réexaminer la question de savoir si la violation du Code des droits de la personne de l’Ontario constitue une faute donnant elle‑même ouverture à un droit d’action. Je me pencherai néanmoins sur la nécessité de faire en sorte que les dommages‑intérêts liés aux circonstances du congédiement et les dommages‑intérêts punitifs ne fassent pas double emploi.

3.1 Dommages‑intérêts généraux — Le préavis de 15 mois

[25] Après avoir conclu au caractère injustifié du congédiement, le juge de première instance a statué que M. Keays avait droit à un préavis de 15 mois et aux dommages‑intérêts correspondants. Il s’est appuyé sur la décision Bardal et l’arrêt Minott c. O’Shanter Development Co. (1999), 168 D.L.R. (4th) 270 (C.A. Ont.), p. 293, ayant établi que le préavis raisonnable doit être déterminé en fonction de divers facteurs, dont la nature de l’emploi, l’ancienneté et l’âge de l’employé, ainsi que la possibilité de trouver un nouvel emploi. Pour fixer le préavis à 15 mois, le juge McIsaac a tenu compte du fait que la structure de gestion « peu hiérarchisée » (ou égalitaire) de l’employeur limitait l’incidence du niveau peu élevé du poste de M. Keays et que la formation spécialisée de ce dernier compensait son absence de scolarisation, ainsi que des longs états de service de l’employé et de l’inexistence d’emplois comparables à Alliston. La Cour d’appel a fait sienne cette évaluation.

[26] Devant notre Cour, Honda ne conteste pas le caractère injustifié du congédiement. Elle fait toutefois valoir que le préavis de 15 mois est excessif, car le juge de première instance n’a pas bien analysé les fonctions de M. Keays. Plus particulièrement, elle soutient que l’analyse aurait dû révéler que l’intéressé n’avait que très peu de responsabilités et qu’il consacrait une grande partie de son temps à saisir des données. Selon elle, étant donné les 14 années de service, le faible niveau de scolarisation et la nature de l’emploi, un préavis de 8 à 10 mois aurait été indiqué. Le fait que M. Keays n’exerçait aucune fonction de gestion était déterminant.

[27] Il est vrai que la « structure de gestion peu hiérarchisée » de Honda ne faisait pas vraiment ressortir la nature de l’emploi de M. Keays. Or, cette qualification importe peu, contrairement à l’expérience, aux compétences et aux autres éléments mentionnés dans la décision Bardal.

[28] Pour déterminer ce qui constitue un préavis raisonnable de cessation d’emploi, les tribunaux ont généralement appliqué les principes énoncés par le juge en chef McRuer dans la décision Bardal (p. 145) :

[traduction] Il est impossible de préciser ce qui constitue un préavis raisonnable dans des catégories particulières de cas. Le caractère raisonnable du préavis est à déterminer au cas par cas, eu égard à la nature de l’emploi, à l’ancienneté de l’employé, à l’âge de celui‑ci et à la possibilité d’obtenir un poste similaire, compte tenu de l’expérience, de la formation et des compétences de l’employé.

[29] La Cour a retenu ces quatre facteurs dans l’arrêt Machtinger c. HOJ Industries Ltd., [1992] 1 R.C.S. 986. Leur appréciation ne peut se faire qu’au cas par cas.

[30] D’aucuns ont certes laissé entendre que le niveau hiérarchique d’une personne ne devait pas influencer l’appréciation du préjudice infligé par un congédiement injustifié (voir Bramble c. Medis Health and Pharmaceutical Services Inc. (1999), 214 R.N.‑B. (2e) 111 (C.A.), et Byers c. Prince George (City) Downtown Parking Commission (1998), 53 B.C.L.R. (3d) 345 (C.A.). L’importance accordée jusqu’à ce jour au niveau hiérarchique de l’employé congédié n’est pas directement contestée en l’espèce. Il suffit donc de dire que la structure de gestion de Honda ne joue aucun rôle dans la détermination d’un préavis raisonnable en l’espèce. La « structure de gestion peu hiérarchisée » ne permet pas de définir la fonction de M. Keays, non plus que ses responsabilités et ses aptitudes, ni la nature de l’emploi qu’il a perdu. Le tribunal doit s’attacher à la situation particulière de l’intéressé pour arrêter la durée du préavis raisonnable. Toute présomption appliquée jusqu’à ce jour concernant le rôle du niveau hiérarchique à cet égard peut toujours être réfutée par la preuve.

[31] Ce point de vue concorde avec la formulation initiale du critère dans la décision Bardal, où le juge en chef McRuer a dit :

[traduction] Il est impossible de préciser ce qui constitue un préavis raisonnable dans des catégories particulières de cas. [Je souligne; p. 145.]

[32] Il faut se garder d’accorder une importance disproportionnée à l’un ou l’autre des facteurs énoncés dans cette décision. En l’espèce, le juge de première instance a eu tort d’appliquer l’un des facteurs — la structure de gestion peu hiérarchisée — au lieu de se pencher sur les fonctions réelles de M. Keays. Malgré cette erreur, la décision de fixer le préavis à 15 mois commande la déférence, car au vu de l’ensemble des circonstances, rien ne justifie la Cour de modifier les conclusions tirées en première instance. M. Keays figurait au nombre des premiers employés embauchés à l’usine de Honda. Il y a passé la totalité de sa vie active. Il n’avait pas fait d’études et souffrait d’une maladie particulièrement incapacitante. Tous ces éléments réduisent grandement ses chances de trouver un nouvel emploi et justifient donc le préavis de 15 mois.

3.2 Dommages‑intérêts liés aux circonstances du congédiement

[33] Le juge de première instance a appliqué l’arrêt Wallace et conclu que Honda avait congédié M. Keays en faisant preuve d’une mauvaise foi manifeste, de sorte qu’il était justifié de porter le préavis à 24 mois. Il s’est fondé sur les conclusions de fait suivantes :

· Dans la lettre du 28 mars, Honda a délibérément dénaturé les avis de ses médecins.

· On a leurré M. Keays en lui demandant de consulter le Dr Brennan.

· L’état de santé de M. Keays s’est détérioré après son congédiement; il est devenu dépressif, il a souffert d’un trouble d’adaptation pendant trois à quatre mois et il a été incapable de travailler par la suite.

· Honda a mis fin aux mesures d’« adaptation » en guise de représailles à la décision de M. Keays de retenir les services d’un avocat.

[34] La Cour d’appel a statué qu’en raison de la nature factuelle de la conclusion selon laquelle il y avait eu mauvaise foi de sa part, Honda devait démontrer que le juge de première instance avait commis une erreur manifeste et dominante. À son avis, Honda ne l’avait pas fait, et la décision de première instance était suffisamment étayée par la preuve. Je ne suis pas d’accord. Suivant une juste interprétation du dossier, s’agissant de la manière dont elle a congédié M. Keays, Honda n’a nullement fait preuve d’une mauvaise foi manifeste justifiant une indemnisation pour les circonstances du congédiement.

[35] Je le répète, le juge de première instance a commis un certain nombre d’erreurs de fait manifestes et dominantes à partir d’un fondement factuel qui justifiait, à son avis, une indemnisation selon l’arrêt Wallace, à savoir des dommages‑intérêts liés aux circonstances du congédiement. Pour ce seul motif, sa décision doit être infirmée. J’y reviendrai. Je signale toutefois que la présente affaire met en évidence les problèmes que soulève en droit l’octroi de tels dommages‑intérêts. Il convient donc que la Cour réexamine la démarche préconisée dans l’arrêt Wallace et qu’elle apporte les correctifs qui s’imposent.

3.2.1 L’analyse des faits

[36] Aucun des quatre motifs invoqués par le juge de première instance pour l’octroi de dommages‑intérêts fondés sur l’arrêt Wallace n’est valable. Je les examine à tour de rôle.

3.2.1.1 La lettre du 28 mars

[37] Honda fait valoir devant notre Cour que rien ne permettait au juge de première instance de conclure au caractère brutal et implacable de sa lettre du 28 mars (dont le texte est reproduit au par. 6 des présents motifs). Il ressort des faits et de la lettre que Honda s’appuyait sur un avis d’expert et ne faisait que transmettre à M. Keays les renseignements obtenus de spécialistes. Les deux extraits suivants de la lettre sont les plus « litigieux » :

[traduction]

1. Nous vous avons dit que nous nous penchions sur vos absences et sur leurs justifications par le médecin. Nous avons consulté le Dr Affoo, qui connaît votre cas. En outre, nous avons demandé au Dr Brennan (un nouveau médecin) d’examiner votre dossier médical en entier. L’un et l’autre médecins ont dit ne pas pouvoir établir de diagnostic vous rendant inapte au travail.

. . .

4. Lors de notre rencontre du 21 mars 2000, nous vous avons dit ne plus estimer qu’une déficience justifiait vos absences. Les Drs Brennan et Affoo croient que vous devriez vous présenter au travail régulièrement. Pour permettre au Dr Brennan de mieux vous connaître et de bien comprendre votre situation, nous avons voulu vous le faire rencontrer. L’idée était que le Dr Brennan puisse ensuite communiquer directement avec votre médecin pour assurer un bon suivi. [Je souligne.]

[38] Le juge de première instance a fait droit à la prétention de M. Keays selon laquelle Honda avait délibérément dénaturé les avis des deux médecins dans le but de l’intimider, d’écarter ses médecins à lui et de l’obliger à rencontrer le Dr Brennan. La preuve contredit cette conclusion.

[39] Premièrement, le Dr Affoo a opiné que M. Keays était apte au travail et qu’il devait essayer de travailler le plus possible. Il en a informé Mme Selby. Le témoignage du Dr Affoo est clair sur ce point :

[traduction]

Q : . . . avez‑vous discuté du cas de M. Keays avec quelqu’un chez Honda?

R : Par la suite, j’ai fait rapport de notre rencontre à Susan Selby, du service des employés. Je lui ai expliqué que M. Keays disait souffrir du syndrome de la fatigue chronique, un diagnostic qui avait été établi par ses médecins. Nous avons parlé des nombreuses absences de M. Keays, et je lui ai expliqué le point de vue de ce dernier, c’est‑à‑dire qu’il avait l’impression de faire le maximum et que nous devions nous attendre à ce qu’il s’absente aussi souvent que dans le passé.

Q : Vous souvenez‑vous avoir eu d’autres échanges?

R : Vraisemblablement de la même nature.

Q : Vous souvenez‑vous avoir indiqué qu’à votre avis, l’état de M. Keays justifiait ou non son absentéisme?

R : Eh bien, j’estimais qu’il se débrouillait quand même assez bien chez Honda. Vous savez, j’ai discuté -- je lui ai dit [à Mme Selby] qu’il travaillait à un bureau et ainsi de suite et qu’il paraissait s’en tirer assez bien au travail. À mon avis, d’après ce que je savais du syndrome de la fatigue chronique, vous comprenez, on souhaite que l’employé se présente au travail et on l’y incite le plus possible. C’est certain que je ne pensais pas qu’il avait besoin de s’absenter aussi souvent qu’il l’avait fait auparavant. Je croyais, vous comprenez, qu’il pouvait s’absenter -- je croyais qu’il s’absenterait probablement trois ou quatre fois par mois, peut‑être, à cause de sa maladie, mais qu’il pourrait, grâce à un régime de vie strict, vous comprenez, grâce aux soins que lui prodiguait son propre médecin, il devrait pouvoir bien s’en tirer. [Je souligne.]

[40] Deuxièmement, le Dr Brennan a fait savoir à Honda qu’il ne pouvait diagnostiquer le SFC sans d’abord rencontrer M. Keays. Voici ce qu’il a dit lors de son interrogatoire :

[traduction] Je ne pouvais confirmer le diagnostic du SFC, principalement parce que je ne croyais pas disposer de toutes les données nécessaires. [Je souligne.]

Les propos de Honda selon lesquels les deux médecins ne pouvaient diagnostiquer une affection empêchant M. Keays de travailler n’avaient rien de trompeurs ou d’inexacts. Le Dr Affoo a clairement estimé qu’il aurait été bénéfique que M. Keays travaille, et le Dr Brennan ne pouvait manifestement pas diagnostiquer le SFC sans rencontrer d’abord M. Keays. Honda ne faisait que communiquer à M. Keays les renseignements obtenus de ses experts. Au vu de ces éléments de preuve, je ne vois pas comment le juge de première instance a pu conclure que Honda tentait d’intimider M. Keays en déformant les avis des médecins. Ceux‑ci étaient clairs, et Honda n’avait aucune raison de mettre en doute leur bien‑fondé. Le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante en reprochant à Honda de s’être fiée à l’avis de ses médecins.

[41] Il a dit au par. 43 de ses motifs :

[traduction] Bien que des éléments de la lettre puissent être justes si on les considère isolément, dans le contexte global, l’état de santé de M. Keays est présenté de manière déformée.

[42] Il n’a pas précisé en quoi, dans son « contexte global », la lettre déformait la réalité. Pour qu’un document écrit donne une certaine impression lorsqu’il est considéré dans son « contexte global », des indices doivent s’y trouver. En l’espèce, la lettre n’en contient aucun. Considérée dans son « contexte global », la lettre du 28 mars informe tout simplement M. Keays que Honda veut lui faire rencontrer le Dr Brennan parce que, selon ses experts, son état de santé ne l’empêche pas de travailler. Le contexte global s’entend du fait que Honda reconnaît la déficience de M. Keays et son obligation de composer avec elle. Il s’agit d’une considération importante pour juger de la bonne foi de Honda.

3.2.1.2 Ni leurre ni intransigeance

[43] Au par. 45 de ses motifs, le juge de première instance a conclu que M. Keays avait été [traduction] — leurré — parce que le Dr Brennan avait déjà conclu qu’il n’était pas vraiment malade. D’abord, il faut signaler qu’aucune preuve n’étaye le caractère [traduction] — intransigeant — de l’attitude du Dr Brennan. Une analyse minutieuse du dossier révèle que le médecin ne pouvait tout simplement pas, à la lumière des renseignements qui lui avaient été fournis et sans d’abord rencontrer M. Keays, confirmer que celui‑ci souffrait du SFC.

[44] Selon le juge de première instance (par. 45), dans une note transmise à Honda le 3 décembre 2000, le Dr Brennan [traduction] « mentionne que le SFC suscite une “grande controverse” et que, de l’avis de “nombreux médecins”, il ne faut pas l’assimiler à une maladie “en soi” et que, pour sa part, il “peut très bien s’agir d’un état pathologique réel”, mais uniquement “dans de très rares cas” ». Ces seules affirmations ne devraient pas permettre de conclure à l’attitude intransigeante du Dr Brennan concernant l’absentéisme au travail. D’autres éléments doivent cependant être pris en compte. Après avoir opiné que le SFC constituait un état pathologique réel dans de très rares cas, le Dr Brennan a ajouté :

[traduction] Ces cas correspondent à ceux recensés par le Centre for Disease Control (CDC) d’Atlanta. Le CDC a établi des critères stricts pour diagnostiquer le syndrome de la fatigue chronique (SFC) et le différencier notamment de la dépression, de la fatigue causée par une maladie chronique, de la simulation et des diverses maladies rhumatismales.

[45] Le Dr Brennan adhérait donc simplement à la thèse dominante retenue par le CDC. Je ne vois pas comment on peut qualifier son attitude d’intransigeante puisqu’il reprenait les données mises à sa disposition. Si néanmoins son attitude était intransigeante vis‑à‑vis de l’absentéisme au travail, on ne peut reprocher à Honda d’avoir accepté son avis d’expert, à moins que l’existence d’un complot ne soit avérée. Or, la Cour d’appel a conclu qu’aucun complot n’était à l’origine du congédiement de M. Keays. Le juge Rosenberg dit à juste titre (par. 91 et 93) :

[traduction] Rien n’étaye la thèse d’un complot de longue date de la part de l’entreprise. Pendant plusieurs années, l’appelante a composé avec la déficience de l’intimé, qui allait s’aggravant. Comme elle fonctionnait à partir d’un minimum de ressources, il lui était difficile de composer avec les absences prolongées, mais il n’y a là aucune preuve de complot.

. . .

. . . rien n’étaye la thèse d’un complot visant l’immixtion du Dr Brennan dans la relation entre l’intimé et son médecin. En fait, la conclusion du juge de première instance sur ce point ne concorde pas avec sa conclusion plus générale voulant que l’appelante ait eu l’intention de congédier l’intimé. En effet, une telle immixtion n’aurait pas été nécessaire si l’intention de l’entreprise avait toujours été de congédier l’intimé.

[46] Partant, il n’était pas loisible à la Cour d’appel de faire sienne la conclusion du juge de première instance selon laquelle M. Keays avait été leurré lorsqu’on lui avait demandé de rencontrer le Dr Brennan. Honda donnait tout simplement suite à un avis d’expert qu’on peut difficilement qualifier d’intransigeant. Nul motif rationnel ne justifie la conclusion qu’il n’était pas tout à fait normal, dans les circonstances, de demander à M. Keays de rencontrer le Dr Brennan.

3.2.1.3 L’absence de représailles

[47] Le juge de première instance a commis une autre erreur manifeste et dominante lorsqu’il a conclu que Honda avait mis fin aux mesures d’adaptation en guise de représailles à la décision de M. Keays de retenir les services d’un avocat. La décision de Honda de ne plus accepter les billets du médecin ne visait pas à punir M. Keays, mais bien, comme l’a conclu le juge Rosenberg de la Cour d’appel (par. 98), à obtenir simplement la confirmation de l’invalidité. Encore une fois, il importe de signaler que Honda ne nie pas l’existence d’un problème devant être résolu de manière professionnelle et équitable. Je le répète, la teneur des billets avait changé : ils étaient devenus « sibyllins » (par. 6 des présents motifs). Qui plus est, comme je l’indique au par. 5, Mmes Selby et Magill se sont rencontrées pour discuter des lacunes des billets du médecin et des absences de l’employé bien avant que l’avocat de M. Keays n’envoie sa lettre.

3.2.1.4 La détérioration de l’état de M. Keays

[48] Le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante en tenant compte de l’invalidité de M. Keays subséquente à son congédiement. En effet, les principes énoncés dans l’arrêt Wallace ne permettaient pas d’indemnisation à cet égard, car rien ne prouvait que les circonstances du congédiement étaient la cause de cette invalidité.

3.2.2 L’analyse juridique

[49] La décision du juge de première instance en l’espèce fait ressortir les problèmes de l’indemnisation pour le comportement de l’employeur lors du congédiement. Elle soulève spécialement des questions quant à l’opportunité d’accorder des dommages‑intérêts pour les circonstances du renvoi (fondés sur l’arrêt Wallace) par l’allongement du préavis. Le récent arrêt Fidler c. Sun Life du Canada, compagnie d’assurance‑vie, [2006] 2 R.C.S. 3, 2006 CSC 30, en particulier, commande le réexamen de la question.

3.2.2.1 L’état actuel du droit

[50] L’action pour congédiement injustifié se fonde sur l’obligation, découlant tacitement du contrat de travail, de donner un préavis raisonnable de l’intention de mettre fin à la relation d’emploi en l’absence d’un motif valable de le faire. Ainsi, l’employé auquel l’employeur ne donne pas un préavis raisonnable de cessation d’emploi peut intenter une action pour manquement à cette obligation tacite (Wallace, par. 115). Suivant la règle générale issue de l’arrêt britannique Addis c. Gramophone Co., [1909] A.C. 488 (H.L.), des dommages‑intérêts ne sont alors accordés que pour le préjudice causé par l’omission de l’employeur de donner le préavis requis, et l’employé ne peut être indemnisé de la perte de son emploi non plus que des souffrances morales causées par le congédiement. Notre Cour a confirmé cette règle dans l’arrêt Peso Silver Mines Ltd. (N.P.L.) c. Cropper, [1966] R.C.S. 673, p. 684 :

[traduction] . . . il est impossible de majorer les dommages‑intérêts en raison des circonstances du renvoi, que ce soit à l’égard de l’humiliation subie par l’[employé] ou des effets néfastes sur sa réputation et sur ses chances de se trouver un autre emploi.

[51] Plus tard, dans l’arrêt Vorvis c. Insurance Corp. of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 1085, le juge McIntyre a dit (p. 1103) :

. . . je suis d’avis de conclure qu’il est possible d’accorder des dommages‑intérêts majorés dans une action pour violation de contrat lorsque cela est indiqué, mais qu’en l’espèce il n’y a pas lieu de les accorder. On a généralement appliqué la règle établie depuis longtemps dans les arrêts Addis et Peso Silver Mines pour refuser l’attribution de tels dommages‑intérêts. Dans les relations entre employeur et employés (en l’absence de conventions collectives qui font intervenir le régime moderne de droit du travail), il a toujours été loisible à l’une ou l’autre des parties de résilier le contrat de travail moyennant un préavis raisonnable et, en conséquence, le seul préjudice qui pourrait en découler serait celui qui résulte de l’omission de donner ce préavis.

[52] Néanmoins, dans cet arrêt, la Cour n’a pas exclu la possibilité d’accorder des dommages‑intérêts majorés pour congédiement injustifié dans le cas où les actes reprochés donnent eux‑mêmes ouverture à un droit d’action. Voici ce qu’a affirmé le juge McIntyre (p. 1103) :

Je ne voudrais pas qu’on conclue de mes propos que des dommages‑intérêts majorés ne peuvent jamais être accordés dans une affaire de renvoi injustifié, surtout quand les actes reprochés donneraient eux‑mêmes ouverture à un droit d’action, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. [Je souligne.]

[53] Dans l’arrêt Wallace, le juge Iacobucci a interprété strictement l’arrêt Vorvis et l’analyse fondée sur la « faute donnant elle‑même ouverture à un droit d’action », rejetant à la fois l’obligation contractuelle tacite d’agir de bonne foi et la responsabilité délictuelle pour manquement à cette obligation lors d’un congédiement (par. 73) :

S’appuyant sur les principes énoncés dans l’arrêt Vorvis, précité, la Cour d’appel a jugé que toute attribution de dommages‑intérêts en sus d’une indemnisation de rupture de contrat en raison du défaut de donner un préavis raisonnable de cessation d’emploi [traduction] « doit se fonder sur un comportement donnant lui‑même ouverture à un droit d’action » (p. 184). Bien que l’arrêt Vorvis ait été critiqué [. . .], il représente un énoncé exact de l’état du droit. [. . .] Un contrat de travail n’est pas un contrat dans lequel la tranquillité d’esprit est elle‑même visée (voir, par exemple, l’arrêt Jarvis c. Swans Tours Ltd., [1973] 1 Q.B. 233 (C.A.)), et ainsi, en l’absence d’une faute donnant elle‑même ouverture à un droit d’action, la prévisibilité des souffrances morales ou le fait que les parties aient envisagé qu’elles surviendraient n’a aucune conséquence . . . [Je souligne.]

[54] Ce qui nous amène à l’arrêt Fidler dans lequel, par la voix de la juge en chef McLachlin et de la juge Abella, la Cour a statué que l’existence d’une faute donnant elle‑même ouverture à un droit d’action n’était plus une exigence pour l’indemnisation de la souffrance morale causée par la rupture d’un contrat, que celui‑ci vise ou non la « tranquillité d’esprit ». Voici ce qu’elle a dit (par. 49) :

Nous concluons qu’il ne faut pas voir les affaires de « tranquillité d’esprit » comme une exception à la règle générale interdisant l’indemnisation de la souffrance morale en matière contractuelle, mais plutôt comme des cas d’application du principe de la prévisibilité raisonnable qui régit généralement l’attribution de dommages‑intérêts pour violation de contrat.

Cette conclusion s’appuyait sur le principe énoncé dans l’arrêt Hadley c. Baxendale (1854), 9 Ex. 341, 156 E.R. 145, selon lequel la réparation susceptible d’être obtenue pour rupture du contrat est [traduction] « celle qu’on peut considérer justement et raisonnablement soit comme celle découlant naturellement [. . .] de cette rupture du contrat, soit comme celle que les deux parties pouvaient raisonnablement et probablement envisager » (p. 151). Voici comment, dans Hadley, on a expliqué le principe de la prévisibilité raisonnable :

[traduction] Cependant, si les demandeurs avaient porté à la connaissance des défendeurs les circonstances spéciales dans lesquelles le contrat avait été conclu et qu’elles aient été connues des deux parties, les dommages‑intérêts exigibles par suite de la rupture du contrat et envisagés par les deux parties seraient donc fondés sur le préjudice découlant normalement d’une rupture de contrat dans les circonstances particulières telles qu’elles étaient connues et avaient été révélées. Mais d’un autre côté, si ces circonstances spéciales étaient totalement inconnues de la partie qui rompt le contrat, tout au plus pourrait‑on considérer qu’elle avait en vue le préjudice qui découlerait généralement et dans la majorité des cas, abstraction faite de toutes circonstances particulières, à la suite d’une rupture de contrat. [p. 151]

[55] En conséquence, dans le cas où, lors de la formation du contrat, les parties ont envisagé que, dans certaines circonstances, un manquement infligerait un préjudice moral, ce dernier est indemnisable (Fidler, par. 42; Vorvis, p. 1102). La Cour l’a réaffirmé au par. 54 de l’arrêt Fidler en reconnaissant que la règle de l’arrêt Hadley expliquait l’allongement du préavis dans l’affaire Wallace :

Il s’ensuit qu’une seule règle permet que des dommages‑intérêts compensatoires soient accordés pour violation d’un contrat : la règle de l’arrêt Hadley c. Baxendale. Le critère de cet arrêt réunit en un principe unique toutes les formes de dommages‑intérêts en matière contractuelle. Ce qui explique pourquoi des dommages‑intérêts peuvent être accordés lorsque le contrat a notamment pour objet d’assurer un avantage psychologique, tout comme ils peuvent être accordés lorsque le contrat a notamment pour objet d’assurer un avantage matériel. Cela explique aussi qu’une prolongation de la période de préavis ait pu être accordée dans un cas de congédiement injustifié en droit de l’emploi : voir Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701. Dans tous les cas, ces résultats sont fondés sur ce que les parties pouvaient raisonnablement envisager au moment de la formation du contrat. [Italiques dans l’original omis.]

[56] Il nous faut donc d’abord nous demander ce qu’ont envisagé les parties lors de la formation du contrat ou, comme l’a dit la Cour au par. 44 de l’arrêt Fidler, « qu’était‑il promis au contrat? » Suivant son libellé, le contrat d’emploi est susceptible de résiliation moyennant préavis ou paiement d’une indemnité en tenant lieu, indépendamment du préjudice psychologique normal causé par une telle mesure. Au moment de la formation du contrat, le préjudice psychologique éventuel infligé par le congédiement n’est habituellement pas envisagé puisqu’une telle mesure est usitée et parfaitement légale. La souffrance morale normale causée par un congédiement n’est pas indemnisable.

[57] Des dommages‑intérêts ne doivent donc être accordés pour les circonstances du congédiement que lorsqu’est remplie la condition énoncée dans l’arrêt Wallace, à savoir que l’employeur se soit comporté, lors du congédiement, « de façon inéquitable ou [en faisant] preuve de mauvaise foi en étant, par exemple, menteu[r], trompeu[r] ou trop implacabl[e] » (par. 98).

[58] L’application de l’arrêt Fidler rend inutile l’analyse approfondie de la portée de l’obligation de bonne foi découlant tacitement du contrat d’emploi. Dans cet arrêt, la Cour a dit que « si la promesse se rapportant à l’état d’esprit fait partie du marché raisonnablement envisagé par les parties, la souffrance morale causée par le manquement à cette promesse peut donner lieu à des dommages‑intérêts » (par. 48). Dans l’arrêt Wallace, elle a statué que les employeurs ont « une obligation de bonne foi et de traitement équitable dans le mode de congédiement » (par. 95) et qu’ils devraient, dans le cadre d’une telle mesure, être « francs, raisonnables et honnêtes avec leurs employés » (par. 98). Depuis cette décision, à tout le moins, les deux parties au contrat s’attendent donc à ce que l’employeur agisse de bonne foi s’il congédie l’employé, faute de quoi il y aura préjudice prévisible susceptible d’indemnisation. Je le rappelle, notre Cour l’a reconnu tout autant dans l’arrêt Fidler lui‑même en précisant que le principe de l’arrêt Hadley « explique [. . .] qu’une prolongation de la période de préavis ait pu être accordée dans un cas de congédiement injustifié en droit de l’emploi » (par. 54).

[59] Pour clarifier tout à fait ma pensée, je conclus cette analyse de la jurisprudence de notre Cour en affirmant qu’il n’y a aucune raison de continuer de faire une distinction entre les « dommages‑intérêts majorés proprement dits » accordés sur le fondement d’une cause d’action distincte et les dommages‑intérêts accordés pour le préjudice moral infligé par le comportement de l’employeur lors du congédiement. Le préjudice causé par les circonstances du congédiement est toujours indemnisable suivant le principe de l’arrêt Hadley, à condition qu’il y ait eu manquement à l’obligation de bonne foi examinée précédemment. Par ailleurs, lorsque le droit à l’indemnisation est reconnu, il n’y a pas lieu d’allonger le préavis pour déterminer le juste montant de l’indemnité. Le montant de l’indemnisation est calculé en appliquant les mêmes principes et de la même manière que pour les autres préjudices moraux. Partant, lorsque l’employé peut prouver que* les circonstances du congédiement lui ont infligé un préjudice moral que les parties avaient envisagé, l’indemnisation se fera non pas par l’allongement arbitraire du préavis, mais bien par l’octroi d’une somme dont le montant reflète le préjudice réel. À titre d’exemples de comportements qui infligent un préjudice indemnisable, mentionnons l’atteinte à la réputation de l’employé découlant de déclarations faites lors du congédiement, l’inexactitude du motif invoqué ou le dessein de priver l’employé d’un droit, notamment celui à des prestations de retraite ou à la titularisation (voir les exemples donnés dans l’arrêt Wallace, par. 99‑100).

[60] Au vu de ce qui précède, la confusion entre les dommages‑intérêts accordés pour les circonstances du congédiement et les dommages‑intérêts punitifs n’a rien d’étonnant, les deux indemnités étant versées à cause du comportement de l’employeur lors du congédiement. Il convient de signaler l’importance de préserver la nature fondamentale des dommages‑intérêts liés aux circonstances du congédiement, c’est‑à‑dire que la somme accordée pour le préjudice psychologique doit toujours viser l’indemnisation. La Cour doit éviter la double indemnisation ou la double sanction, comme celles intervenues dans la présente affaire.

3.2.2.2 L’application du critère révisé à la présente espèce

[61] J’ai analysé les principales erreurs manifestes et dominantes qui entachent la conclusion du juge de première instance selon laquelle Honda a agi de « mauvaise foi » en congédiant M. Keays. J’estime qu’il n’y a pas eu de tel manquement et qu’il n’était pas justifié d’accorder des dommages‑intérêts pour les circonstances du congédiement.

3.3 Dommages‑intérêts punitifs

[62] Dans l’arrêt Vorvis, le juge McIntyre a statué au nom des juges majoritaires que des dommages‑intérêts punitifs peuvent être accordés lorsque l’acte reproché constitue en lui‑même un « méfait donnant ouverture à un droit d’action ». En 2002, dans l’arrêt Whiten, le juge Binnie, au nom des juges majoritaires, a de nouveau approfondi la question des dommages‑intérêts punitifs. Il a précisé qu’une « faute donnant elle‑même ouverture à un droit d’action » au sens de la règle énoncée dans l’arrêt Vorvis n’exige pas qu’un délit indépendant soit commis ni que le manquement à l’obligation contractuelle d’agir de bonne foi constitue une faute indépendante. Il a conclu qu’« [i]l faut certes une faute indépendante donnant ouverture à [un droit d’] action, mais [qu’] elle peut découler de la violation d’une stipulation contractuelle distincte ou d’une autre obligation, telle une obligation de fiduciaire » (par. 82). Dans la présente affaire, le juge de première instance et la Cour d’appel ont conclu que le [traduction] « comportement discriminatoire » de Honda était assimilable à une faute donnant elle‑même ouverture à un droit d’action pour ce qui est de l’attribution de dommages‑intérêts punitifs. Cela dit, il n’est pas nécessaire d’approfondir la notion de « faute donnant ouverture à un droit d’action »; la Cour l’a fait dans l’affaire Whiten. L’élément déterminant en l’espèce est que la décision n’a pas d’assise factuelle. Il faut donc déterminer, après examen des faits, les raisons pour lesquelles l’octroi de dommages‑intérêts punitifs n’était pas bien justifié suivant le critère issu de l’arrêt Whiten. J’examinerai aussi la nécessité d’éviter le chevauchement dans l’indemnisation. Les dommages‑intérêts accordés pour les circonstances du congédiement sont de nature compensatoire. Les dommages‑intérêts punitifs sont accordés uniquement lorsque l’acte fautif délibéré est si malveillant et inacceptable qu’il justifie une sanction indépendante. Cette distinction doit orienter l’analyse du tribunal.

[63] En l’espèce, le juge de première instance a accordé des dommages‑intérêts punitifs en raison du comportement discriminatoire de l’employeur. Or, selon Honda, dans l’arrêt Seneca College of Applied Arts and Technology c. Bhadauria, [1981] 2 R.C.S. 181, la Cour a statué que la discrimination ne pouvait constituer une cause d’action indépendante. Dans cet arrêt, notre Cour a clairement indiqué qu’une réparation ne pouvait être obtenue sur le fondement du droit commun lorsque les dispositions substantielles d’une loi sur les droits de la personne se doublaient d’un mécanisme complet d’application. Suivant son raisonnement, le Code des droits de la personne de l’Ontario visait à remédier aux effets de la discrimination, et permettre de saisir un tribunal de droit commun en cas de violation de ses dispositions aurait encouragé son application à une fin non prévue par le législateur, à savoir celle de punir l’employeur qui prend une mesure discriminatoire envers un employé. La personne qui alléguait le non‑respect du code devait donc demander réparation en application du régime établi par celui‑ci. Qui plus est, les modifications subséquentes apportées au code (permettant au demandeur d’invoquer sa violation comme cause d’action en liaison avec une autre faute) précisaient que seul le préjudice causé par l’atteinte, notamment à la dignité, aux sentiments et à l’estime de soi, pouvait faire l’objet d’une indemnisation pécuniaire. À cet égard, ces modifications confirmaient l’objectif réparateur du Code.

[64] S’appuyant sur l’arrêt McKinley, la Cour d’appel a conclu que l’arrêt Bhadauria faisait obstacle à une instance civile reposant directement sur une violation du Code, mais non à une conclusion qu’une faute donne elle‑même ouverture à un droit d’action pour ce qui est de l’obtention de dommages‑intérêts punitifs. À mon sens, le Code prévoit un mécanisme complet pour statuer sur les allégations de discrimination, et l’arrêt Bhadauria a établi qu’une violation du Code ne peut constituer une faute donnant ouverture à un droit d’action; l’exigence juridique n’est pas remplie.

[65] Dans son pourvoi incident, M. Keays soutient que la Cour devrait revenir sur l’arrêt Bhadauria et reconnaître le délit distinct de discrimination. Dans cet arrêt, le juge en chef Laskin a statué au nom de la Cour qu’une réparation ne pouvait être obtenue sur le fondement du droit commun lorsque les dispositions substantielles sur les droits de la personne (celles du Code) se doublent d’un mécanisme complet d’application. La crainte sous‑jacente était que le délit de discrimination large et non circonscrit créé par la Cour d’appel ne fasse naître une responsabilité indéterminée. Le juge en chef Laskin écrit à la p. 189 :

C’est une chose que de faire appliquer une obligation de diligence découlant de la common law aux normes de comportement prévues par une loi; il s’agit simplement là d’appliquer le droit en matière de négligence à la reconnaissance des délits civils visés par la loi. C’est tout autre chose que de créer par autorisation judiciaire une obligation — qui n’est aucunement assimilable à une obligation de diligence dans le droit en matière de négligence — de conférer un avantage économique à certaines personnes avec lesquelles le prétendu obligé n’a aucun rapport . . .

Des intervenants au présent pourvoi disent craindre qu’un délit de discrimination ne soit pas bien circonscrit. En outre, comme l’a fait observer l’intervenante la Commission des droits de la personne du Manitoba, les dispositions sur les droits de la personne confèrent une compétence exclusive en la matière au tribunal des droits de la personne de la province ou du territoire, sauf en Ontario. Par conséquent, la crainte exprimée par notre Cour dans l’arrêt Bhadauria que la reconnaissance d’un délit de discrimination aille à l’encontre de l’intention du législateur demeure bien réelle.

[66] L’intervenant le Conseil des Canadiens avec déficiences fait valoir que la reconnaissance d’un délit de discrimination pourrait affaiblir un régime législatif qui offre à de nombreuses victimes un moyen plus facile et plus efficace d’obtenir réparation.

[67] Cela dit, point n’est besoin en l’espèce de revenir sur l’arrêt Bhadauria ni de reconnaître un délit distinct de discrimination comme le préconise M. Keays. Aucune preuve de discrimination n’étayait une allégation fondée sur l’art. 5 du Code des droits de la personne de l’Ontario, de sorte qu’aucune atteinte aux dispositions sur les droits de la personne ne constituait une faute donnant ouverture à un droit d’action, comme l’exigeait le juge Goudge, de la Cour d’appel. De plus, nul élément de preuve n’établissait que le comportement satisfaisait aux exigences strictes de l’arrêt Whiten. Le juge de première instance a conclu que la mesure d’adaptation prise par l’inscription au programme de gestion de l’invalidité était elle‑même discriminatoire, car M. Keays [traduction] « devait, pour chaque absence, être dispensé d’“encadrement” en présentant un billet de son médecin, comme un élève susceptible de faire l’école buissonnière » (par. 53). Il a ensuite précisé qu’il était absurde d’offrir aux employés un programme de gestion de l’invalidité puis de les décourager d’y avoir recours en exigeant qu’ils présentent des billets du médecin. Le lien qu’il a établi entre l’encadrement et l’exigence de tels billets est déroutant. Celle‑ci découlait en effet de la mesure d’adaptation en ce qu’elle permettait à l’employé de s’absenter sans encourir une mesure disciplinaire pour non‑respect de l’obligation d’assiduité. Aucun préjudice ne découlait du fait de participer au programme de gestion de l’invalidité et d’être traité différemment des personnes affligées de « maladies courantes ». La différence de traitement constituait une mesure d’adaptation à la situation particulière d’une personne atteinte d’une déficience particulière et elle visait à accorder un avantage. Il appert du dossier que l’objectif du programme était l’établissement d’une relation suivie entre la direction et le médecin traitant, ainsi que le contrôle des absences pour déterminer en particulier un taux d’absentéisme qui ne donnerait pas lieu à des mesures disciplinaires. L’allégation selon laquelle le programme était lui‑même discriminatoire n’est pas étayée par les faits.

[68] Même si je déférais à l’avis du juge de première instance sur ce point, notre Cour a statué que « l’attribution de dommages‑intérêts punitifs doit toujours se faire après mûre réflexion et que le pouvoir discrétionnaire de les accorder doit être exercé avec une très grande prudence » (Vorvis, p. 1104‑1105). Les tribunaux ne devraient en accorder qu’à titre exceptionnel (Whiten, par. 69), et la faute donnant elle‑même ouverture à un droit d’action n’est qu’un des nombreux éléments qu’ils doivent alors examiner attentivement avant de le faire. Un autre élément important est que le comportement en cause ait été « dur, vengeur, répréhensible et malicieux » et « de nature extrême et [qu’il] mérite, selon toute norme raisonnable, d’être condamné et puni » (Vorvis, p. 1108). L’existence d’un tel comportement ne ressort pas des faits de la présente affaire. La mise sur pied d’un programme de gestion de l’invalidité comme celui considéré en l’espèce ne peut être assimilée à l’intention malveillante de faire preuve de discrimination envers des personnes atteintes de certaines affections.

[69] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont confirmé les dommages‑intérêts punitifs accordés, mais abaissé leur montant à 100 000 $. Les conclusions étayant cette décision sont manifestement erronées et, dans certains cas, elles contredisent celles de la Cour d’appel. Toutefois, avant de pousser l’analyse factuelle, il convient de signaler que même si les faits avaient justifié l’attribution de dommages‑intérêts punitifs, les tribunaux inférieurs auraient dû être conscients du fait que des dommages‑intérêts compensatoires avaient déjà été accordés et que, suivant l’ancien critère, ils comportaient un élément de dissuasion. En effet, un principe important veut que l’octroi de dommages‑intérêts punitifs tienne non pas à la perte du demandeur, mais à la conduite répréhensible du défendeur (Whiten, par. 73). En l’espèce, le même comportement est à l’origine des dommages‑intérêts liés aux circonstances du congédiement et des dommages‑intérêts punitifs. Les tribunaux inférieurs ont eu tort de ne pas se demander si, pour atteindre les objectifs de la réprobation, de la dissuasion et de la punition, des dommages‑intérêts punitifs s’imposaient en sus des dommages‑intérêts déjà accordés pour les circonstances du congédiement. Quoi qu’il en soit, la distinction entre les deux sortes de dommages‑intérêts est désormais plus claire.

[70] Je le répète, le chevauchement des dommages‑intérêts liés aux circonstances du congédiement et des dommages‑intérêts punitifs est considérable en l’espèce. L’analyse portant sur ces derniers doit néanmoins débuter par l’examen du comportement reproché à Honda qui a justifié leur attribution.

[71] Suivant la principale allégation, Honda aurait adopté un comportement discriminatoire en obligeant M. Keays à présenter un billet de son médecin pour chacune de ses absences, alors que les employés souffrant de « maladies courantes » n’y étaient pas tenus. Le juge de première instance a également conclu que cette exigence avait eu pour effet d’accroître la durée des absences, faisant fi du témoignage de Mme Selby selon lequel Honda ne faisait pas de la remise d’un billet du médecin une condition préalable au retour au travail. Rappelons que les employés qui ne participaient pas au programme de gestion de l’invalidité n’avaient pas à présenter un billet pour une absence de moins de cinq jours, mais ils s’exposaient à une mesure disciplinaire en cas d’absentéisme excessif (d.a., p. 282-283). En revanche, les employés inscrits au programme pouvaient s’absenter périodiquement et manquer à l’obligation d’assiduité générale sans encourir de mesures disciplinaires grâce à un mécanisme de surveillance fondé sur un suivi avec les médecins. Le programme de gestion de l’invalidité vise à assurer le suivi avec le médecin de famille dans l’intérêt du traitement. Il permet des absences pour invalidité, une mesure d’adaptation arrêtée avec les médecins. Un billet du médecin est exigé pour attester le lien entre l’absence et la déficience. Il n’y a pas de caractéristiques stéréotypées ou arbitraires attribuées en l’espèce (Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal, [2007] 1 R.C.S. 161, 2007 CSC 4, par. 49). De plus, j’estime qu’un employeur doit assurer le suivi du dossier des employés qui s’absentent régulièrement, étant donné la nature même du contrat d’emploi et l’obligation qui lui incombe de gérer ses ressources humaines.

[72] Le juge de première instance a également jugé discriminatoire le refus de retirer du dossier de M. Keays le « rapport d’encadrement », même si rien ne prouvait que l’existence d’un tel rapport serait préjudiciable. La preuve révélait que l’encadrement n’était pas une mesure disciplinaire et qu’il rendait simplement admissible au programme de gestion de l’invalidité, lequel écartait toute sanction disciplinaire en cas d’absence (d.a., p. 306‑314).

[73] Le juge de première instance a par ailleurs invoqué à l’appui de sa décision le harcèlement dont aurait fait l’objet M. Keays et qu’il a semblé relier entièrement à la recommandation du Dr Affoo que M. Keays envisage la possibilité d’exercer une fonction exigeant peu d’effort physique (par. 55). Il est certes difficile d’établir une ligne de conduite à partir d’un seul incident. Aussi, il s’agissait d’une simple recommandation d’un expert indépendant à laquelle Honda n’a jamais donné suite. J’ai déjà examiné l’argument en me penchant sur les dommages‑intérêts liés aux circonstances du congédiement (par. 39 des présents motifs).

[74] Enfin, les dommages‑intérêts punitifs seraient justifiés parce que Honda aurait exercé des « représailles » contre M. Keays. (Se reporter au par. 47 des présents motifs.)

[75] La Cour d’appel a fait état de la conclusion selon laquelle Honda savait que M. Keays tenait à son emploi et en dépendait pour l’obtention de prestations d’invalidité. Ces faits ne sont pas remis en cause. Or, ils ne sauraient justifier des dommages‑intérêts punitifs. Tout employé tient à son emploi. Ce qui importe c’est le comportement de Honda à l’égard du suivi médical et des mesures d’adaptation nécessités par M. Keays. Sur ce point, il était erroné de tenir Honda responsable de la cessation du versement des prestations d’assurance‑invalidité de longue durée, car London Life avait pris seule sa décision. Il était donc infondé d’imputer à Honda la décision de l’assureur et d’accorder en conséquence des dommages‑intérêts punitifs.

[76] La Cour d’appel a conclu que Honda savait que l’état de santé de M. Keays le rendait particulièrement vulnérable. Elle a toutefois conclu que l’employeur ne connaissait ni la gravité ni la nature véritable de l’affection dont souffrait M. Keays, car ce dernier ne facilitait pas l’échange de renseignements sur le sujet. Honda entretenait des doutes sur la déficience dont se disait atteint M. Keays et elle cherchait à confirmer son existence. Dans le dossier médical de l’employé, le SFC n’était pas diagnostiqué de manière définitive. De plus, M. Keays refusait toute rencontre avec le Dr Brennan malgré les assurances répétées qu’elle devait uniquement permettre au médecin de mieux le connaître, après quoi le Dr Brennan aurait communiqué avec le médecin traitant.

[77] Enfin, la Cour d’appel a relevé le refus de Honda de s’adresser à l’avocat de M. Keays. Nul employeur n’est légalement tenu de s’adresser à l’avocat d’un employé pendant la durée du contrat d’emploi. Les parties ont toujours le droit de communiquer directement l’une avec l’autre. Il était cependant inadmissible que Honda dise à M. Keays qu’il avait eu tort de prendre un avocat et que cela allait envenimer les choses. C’était certes un moyen de mettre à mal les conseils de l’avocat. Ce comportement était inapproprié et inutilement dur, mais il ne justifie pas l’attribution de dommages‑intérêts punitifs.

[78] La preuve et les conclusions de la Cour d’appel m’amènent à conclure que le comportement de Honda n’était pas inacceptable ou scandaleux au point de justifier des dommages‑intérêts punitifs suivant le critère énoncé dans l’arrêt Whiten. Par conséquent, la décision de la Cour d’appel doit être infirmée sur ce point.

4. La prime

[79] La dernière question à trancher est celle de la prime. Dans l’arrêt Walker c. Ritchie, [2006] 2 R.C.S. 428, 2006 CSC 45, notre Cour a statué que le risque de non‑paiement des honoraires de l’avocat ne constituait pas un facteur pertinent pour l’application des Règles de procédure civile de l’Ontario (règle 57.01). Cet arrêt rendu après que la prime eut été accordée, ainsi que la décision favorable à Honda rendue par notre Cour dans le cadre du présent pourvoi, sont décisifs. Par conséquent, la prime est annulée.

5. Conclusion

[80] Le pourvoi est accueilli en partie et le pourvoi incident est rejeté. La décision d’accorder des dommages‑intérêts liés aux circonstances du congédiement et des dommages‑intérêts punitifs est annulée. Les dépens du présent pourvoi et du pourvoi incident sont adjugés à Honda. Devant les autres cours, les dépens sont adjugés sur la base d’une indemnisation partielle, et la prime est annulée.

Version française des motifs des juges LeBel et Fish rendus par

[81] Le juge LeBel (dissident en partie quant au pourvoi) — J’ai pris connaissance des motifs de mon collègue le juge Bastarache. Je conviens avec lui que l’octroi de dommages‑intérêts punitifs n’avait aucun fondement et faisait double emploi avec l’indemnité anciennement appelée « dommages‑intérêts fondés sur l’arrêt Wallace ». Je reconnais également qu’il y a lieu de revoir la classification des catégories d’indemnité accordée en cas de congédiement. Cependant, il importe que toute réforme du droit respecte le principe reconnu par notre Cour selon lequel le contrat de travail est un contrat de bonne foi. Ce contrat intègre les valeurs protégées et reconnues par les codes des droits de la personne et la Charte canadienne des droits et libertés, spécialement au sujet de la discrimination. Comme l’a conclu notre Cour dans l’arrêt Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701, le contrat d’emploi traduit souvent d’importantes inégalités de pouvoir. Pour ces motifs, il doit être exécuté et résilié avec bonne foi et équité.

[82] En tout respect pour mes collègues d’avis contraire, je crois, au vu des faits de l’espèce, que l’octroi de dommages‑intérêts supplémentaires pour les circonstances du congédiement (les dommages‑intérêts fondés sur l’arrêt Wallace) devrait être confirmé. Le juge de première instance n’a commis aucune erreur dominante à cet égard ((2005), 40 C.C.E.L. (3d) 258). Son analyse des faits n’est peut‑être pas irréprochable, mais des éléments de preuve suffisants étayent ses conclusions selon lesquelles Honda a fait preuve de mauvaise foi et de discrimination en mettant fin à l’emploi de l’intimé, Kevin Keays.

[83] En guise de conclusion aux présents motifs, je me permets quelques remarques sur la décision de notre Cour dans l’affaire Seneca College of Applied Arts and Technology c. Bhadauria, [1981] 2 R.C.S. 181, et son incidence sur l’évolution du droit de la responsabilité délictuelle.

I. Contrôle judiciaire et conclusions de mauvaise foi

[84] La jurisprudence de notre Cour a considérablement influencé le rôle des cours d’appel à l’égard de la révision des faits. D’ailleurs, notre Cour reconnaît être elle aussi assujettie au principe selon lequel les conclusions du juge des faits justifient la déférence (St‑Jean c. Mercier, [2002] 1 R.C.S. 491, 2002 CSC 15, par. 37 et 46, le juge Gonthier). Le procès instruit par la Cour supérieure de justice a duré 30 jours. Le juge de première instance a entendu de nombreux témoignages, souvent contradictoires, à partir desquels il a tiré de nombreuses conclusions de fait. Même si son analyse des faits n’est pas irréprochable, ses conclusions sur la mauvaise foi et la discrimination conservent un fondement factuel suffisant. En raison de la manière dont les questions en litige ont été abordées devant la Cour, je devrai examiner de façon assez détaillée les erreurs que le juge de première instance aurait commises, afin de déterminer si ses conclusions de mauvaise foi et de discrimination possédaient un fondement factuel suffisant.

[85] J’ai examiné les erreurs relevées par les juges majoritaires de la Cour d’appel, ainsi que celles invoquées par le juge Bastarache à l’appui de sa conclusion selon laquelle des dommages‑intérêts fondés sur l’arrêt Wallace (ou liés aux circonstances du congédiement) n’étaient pas justifiés en l’espèce. À mon sens, plusieurs des conclusions jugées erronées par la Cour d’appel trouvaient appui dans la preuve. Les conclusions jugées erronées par mon collègue restent elles aussi, selon moi, généralement étayées par la preuve. J’examinerai ces prétendues erreurs à tour de rôle.

[86] Je reconnais que le juge de première instance a eu tort d’associer Honda à la décision de cesser de verser à M. Keays des prestations d’invalidité de longue durée. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont à juste titre écarté sa conclusion faute de preuve que Honda avait joué un rôle dans la décision de mettre fin aux prestations ou de rejeter l’appel formé par M. Keays à ce sujet. Je résume ci‑après les autres erreurs qu’ils imputent au premier juge :

1. Le comportement répréhensible de l’appelante était [traduction] « planifié et délibéré et constituait un complot de longue date de la part de l’entreprise ». Les juges majoritaires ont estimé que la preuve n’était pas concluante à cet égard.

2. L’appelante a ourdi un complot pour s’immiscer dans la relation entre l’intimé et son médecin. Selon les juges majoritaires, cette opinion contredisait la conclusion du juge de première instance voulant que l’appelante ait voulu congédier l’intimé. Si telle avait été son intention, il aurait été inutile d’imposer l’intervention du Dr Brennan.

3. L’appelante a tiré avantage de son comportement répréhensible, car elle s’est débarrassée d’un [traduction] « employé à problèmes ». La majorité n’a pu trouver un élément de preuve à l’appui de cette conclusion.

4. L’avocat de l’entreprise a manqué au Code de déontologie du Barreau du Haut‑Canada. Selon les juges majoritaires, ses actes pouvaient tout au plus constituer une violation technique des règles de déontologie, mais ils ne justifiaient pas la majoration des dommages‑intérêts punitifs.

((2006), 82 O.R. (3d) 161, par. 91, 93, 98, 100 et 101)

[87] Dans le cas de la première conclusion, il se peut que le juge de première instance ait exagéré la gravité du comportement de Honda. Toutefois, la preuve supporte sa conclusion que Honda soupçonnait injustement M. Keays de simuler son invalidité et qu’elle cherchait à justifier ses soupçons. Il faut garder présent à l’esprit qu’en cherchant ainsi à confirmer ses doutes, Honda entendait nécessairement (1) empêcher M. Keays d’invoquer son état de santé pour s’absenter du travail sans s’exposer à des mesures disciplinaires ou (2) justifier le congédiement de M. Keays pour toutes absences répétées, ou les deux. Dans l’un et l’autre cas, le comportement de Honda restait préjudiciable à M. Keays.

[88] La deuxième conclusion, voulant que l’appelante entendait s’immiscer dans la relation entre l’intimé et son médecin, demeure également raisonnable. Comme je l’explique plus loin au sujet de l’attitude — intransigeante — du Dr Brennan, la démarche de celui‑ci visait essentiellement à remettre en question l’opinion du médecin traitant de l’employé. De plus, l’objectif du Dr Brennan — maximiser la productivité de l’employé — , contredisait celui du médecin traitant — maximiser le bien‑être de son patient. Certes, pareil conflit ne survient pas dans tous les cas. Cependant, dans la présente affaire, le risque qu’il se présente s’avérait élevé du fait des débats suscités par le syndrome de la fatigue chronique (« SFC ») et de la difficulté de poser un diagnostic à son sujet.

[89] À mon avis, le juge de première instance pouvait à bon droit qualifier le comportement de Honda d’immixtion dans la relation entre M. Keays et son médecin traitant. Honda mettait en doute le diagnostic et les évaluations du médecin de M. Keays. Pourtant, elle n’a aucunement justifié son scepticisme. Vu la nature subjective des douleurs ressenties par M. Keays, il est injuste de qualifier les billets du médecin de « sibyllins » et d’affirmer que ce dernier se contentait d’y reprendre les propos de son patient. Comme le juge de première instance l’a fait remarquer, si Honda entretenait des doutes à ce sujet, la première démarche logique [traduction] « consistait à déterminer si, à quelque moment, le SFC avait été diagnostiqué de manière appropriée » (par. 18).

[90] Par ailleurs, cette conclusion ne contredit pas celle du juge de première instance voulant que Honda désirait congédier M. Keays. Le juge ne laisse pas entendre que Honda a voulu dès le départ mettre fin à l’emploi du salarié. Il renvoit plutôt à la volonté de l’employeur de [traduction] « priver un employé d’une mesure d’adaptation qu’il avait déjà obtenue » (par. 60). Tel était l’objectif fondamental de l’appelante. La stratégie de Honda à cet égard a consisté, selon le juge, à décourager les absences (par voie d’intimidation et par l’exigence d’un billet du médecin avant le retour au travail), ce qui a finalement mené au congédiement lorsque M. Keays a refusé d’obtempérer. Il s’ensuit donc, selon le juge, que Honda a voulu imposer la participation du Dr Brennan afin de légitimer ses actes. Ou bien M. Keays rencontrait le Dr Brennan, qui justifiait les doutes de Honda et prévenait ses absences à l’avenir, ou bien il était congédié pour insubordination (ou pour absences répétées injustifiées), mettant ainsi fin à la nécessité de composer avec sa situation.

[91] Je passe maintenant à la troisième conclusion. À supposer que Honda ait voulu priver M. Keays d’une mesure d’adaptation, elle y est de toute évidence parvenue en le congédiant. Si telle était son intention, elle devait logiquement en tirer quelque avantage. Le dossier fait état d’inquiétudes au sujet du moral des autres employés et de l’aptitude de M. Keays à s’acquitter de ses tâches dans le cadre d’un système de production fondé sur l’utilisation d’un niveau minimum de ressources. Dans la mesure où M. Keays nuisait à la réalisation de l’objectif d’efficacité de l’entreprise, Honda a clairement tiré avantage du congédiement.

[92] Au sujet de la quatrième conclusion, après examen du dossier, je reconnais que le juge de première instance a mal qualifié la situation, du moins selon le témoignage des deux autres employées de Honda qui étaient présentes (Mmes Susan Selby et Betty Magill). Elles ont déclaré avoir rencontré M. Keays pour discuter de l’éventualité d’une entrevue avec le Dr Brennan. Après que M. Keays eut quitté la salle de réunion, l’avocat de l’entreprise a communiqué avec elles pour les rencontrer relativement à une toute autre affaire. L’avocat les a rejointes, et M. Keays est retourné dans la salle de réunion alors qu’il s’y trouvait toujours. Quelques propos ont été échangés au sujet du dossier de M. Keays, mais leur importance semble être demeurée très limitée.

[93] Pour résumer, je suis d’avis que la Cour d’appel a eu raison d’imputer trois erreurs au juge de première instance : (1) l’association de Honda à la résiliation de l’assurance invalidité de longue durée de M. Keays; (2) la conclusion, tirée en fonction de la date de la cessation des prestations, que le comportement de Honda avait duré cinq ans; (3) l’assimilation de l’incident survenu avec l’avocat de l’entreprise à un manquement au Code de déontologie du Barreau. Je suis toutefois en désaccord avec les conclusions des juges majoritaires au sujet des autres prétendues erreurs. Dans une certaine mesure, ces « erreurs » se rattachaient à celle que soulève le juge Bastarache à propos de la lettre du 28 mars, que j’étudierai maintenant.

A. La lettre du 28 mars

[94] Aux paragraphes 37 à 42 de ses motifs, le juge Bastarache exprime l’avis que le juge de première instance a eu tort de conclure que, dans sa lettre du 28 mars, Honda avait délibérément dénaturé les opinions des Drs Affoo et Brennan dans un but d’intimidation. Au paragraphe 40, il écrit qu’il n’y avait « rien de trompeu[r] » dans la lettre. Au paragraphe 42, il affirme que « la lettre [. . .] informe tout simplement M. Keays que Honda veut lui faire rencontrer le Dr Brennan parce que, selon ses experts, son état de santé ne l’empêche pas de travailler ».

[95] Or, des éléments de la preuve permettaient au juge de conclure au caractère trompeur de la lettre. La lettre affirmait expressément : [traduction] « L’un et l’autre médecins ont dit ne pas pouvoir établir de diagnostic vous rendant inapte au travail. » Honda y ajoutait : [traduction] « . . . nous vous avons dit ne plus estimer qu’une déficience justifiait vos absences. » Pourtant, le premier juge signale que le Dr Brennan a témoigné qu’il [traduction] « n’avait jamais dit à Honda que M. Keays n’était atteint d’aucune déficience, mais seulement qu’il ne pouvait le confirmer » (par. 43). Il mentionne également le fait que, dans son témoignage, le Dr Affoo [traduction] « a convenu avec le demandeur que s’absenter quatre fois par mois se situait dans les limites acceptables pour une personne souffrant du SFC » (par. 43). De plus, même si le Dr Affoo a témoigné qu’un tel absentéisme n’était pas déraisonnable compte tenu de ce qu’il avait constaté chez d’autres patients atteints du SFC, il importe de souligner qu’il a également affirmé ne pouvoir se rappeler exactement ce qu’il avait dit à Mme Selby au sujet du taux d’absentéisme prévisible dans le cas de M. Keays. Le Dr Affoo s’est seulement souvenu avoir confirmé que [traduction] « son état pouvait l’obliger à s’absenter » (d.a., p. 572).

[96] Le juge de première instance a estimé que l’employeur [traduction] « insinuait clairement que l’employé simulait l’invalidité et qu’il devait se présenter au travail et cesser de s’absenter » (par. 43). La question de déterminer si la lettre laissait ou non entendre que M. Keays simulait demeure discutable, mais l’employeur y laissait clairement entendre que l’état de M. Keays ne justifiait pas ses absences. Je ne vois aucune preuve que l’un ou l’autre des médecins ait indiqué à Honda qu’il croyait que M. Keays simulait ou qu’il était apte à travailler sans que le SFC ne l’oblige à s’absenter. Au contraire, le Dr Affoo a témoigné avoir informé Honda qu’elle devait s’attendre à un certain nombre d’absences. Le juge de première instance pouvait donc conclure que la lettre [traduction] « présentait de manière trompeuse les données médicales dont disposait alors Honda » (par. 43).

B. Allégations de tromperie et d’intransigeance

[97] Aux paragraphes 43 à 46, le juge Bastarache rejette la conclusion du juge de première instance selon laquelle Honda avait tendu un piège à M. Keays lorsqu’elle avait insisté pour qu’il rencontre le Dr Brennan, ainsi que celle voulant que ce dernier ait eu une attitude intransigeante vis‑à‑vis de l’absence au travail. Il invoque à l’appui (1) que le Dr Brennan reprenait seulement les critères établis par le Center for Disease Control (« CDC ») pour diagnostiquer le SFC et (2) qu’on ne pouvait reprocher à Honda de s’être fiée à l’avis de son expert, à moins de complot (ce qui n’était pas le cas). Il conclut ainsi qu’il était « tout à fait normal, dans les circonstances », que Honda demande à M. Keays de rencontrer le Dr Brennan (par. 46). Après examen du dossier, je pense au contraire que le juge de première instance pouvait raisonnablement conclure que l’attitude du Dr Brennan paraissait intransigeante et que Honda avait tendu un piège à M. Keays, au moins en partie, lors de la demande de rencontrer le médecin de l’entreprise, car elle savait la démarche vouée à l’échec.

[98] Premièrement, je dois souligner que le juge Bastarache associe à tort la remarque du juge de première instance sur l’attitude intransigeante du Dr Brennan à l’opinion de celui‑ci sur le SFC. Pour démontrer que le médecin n’adoptait pas une telle attitude, mon collègue s’appuie sur son opinion sur le SFC, qui, selon lui, reprenait « simplement [. . .] la thèse dominante retenue par le CDC » (par. 45). Or, le juge de première instance affirme en fait que [traduction] « le dossier établit indiscutablement l’approche intransigeante du Dr Brennan vis‑à‑vis de l’absence au travail pour cause de maladie ou de blessure » (par. 45 (je souligne)). L’opinion du Dr Brennan sur le SFC constitue un sujet distinct. Le juge Bastarache mentionne l’attitude intransigeante du Dr Brennan à l’égard de l’absentéisme au travail (par. 44 et 45), mais seulement en rapport avec l’opinion du médecin sur le SFC.

[99] Plusieurs passages du témoignage du Dr Brennan trahissent son intransigeance envers l’absence au travail et l’accommodement aux handicaps en général. Par exemple, il conçoit cet accommodement dans les termes suivants : [traduction] « en fait, la mesure d’adaptation idéale est celle qu’on n’a pas à prendre parce que la déficience en cause n’est pas de nature à empêcher l’employé d’accomplir ses tâches habituelles » (d.a., p. 618 (je souligne)). Plus loin, il fait état d’une démarche où le travailleur invalide se voit assigner des fonctions adaptées à son handicap. Dans une autre partie de son témoignage, le Dr Brennan reconnaît que certaines personnes acceptent difficilement les affectations à de nouvelles fonctions moins « prestigieuses », même dans le but de composer avec les conséquences de leur état (d.a., p. 662). Il affirme que ce constat ne l’influence pas dans sa recommandation de la mesure d’accommodement appropriée. Il ajoute d’ailleurs : [traduction] « . . . mon avis se fonde sur une approche médicale ou fonctionnelle, et la médecine ne se soucie pas du prestige. »

[100] Ces extraits restent troublants. On y sous‑entend que l’objectif du processus d’accommodement consiste à recommander la mesure qui convient le mieux à Honda plutôt qu’à l’employé. Bien que le médecin laisse entendre qu’il se contente de donner un avis « médical », sa recommandation vise à maximiser la productivité de l’employé au bénéfice de Honda, selon l’état de santé de l’intéressé. L’objectif du Dr Brennan ne semble manifestement pas être celui de découvrir des méthodes grâce auxquelles Honda facilitera l’accomplissement des tâches habituelles de l’employé handicapé. Bien sûr, cet employé peut être devenu incapable d’occuper le même poste. Cependant, pour respecter l’objectif d’une collaboration véritable dans la recherche d’un aménagement, des concessions mutuelles s’imposent. Suivant l’approche du Dr Brennan, au lieu d’aider l’employé handicapé dans l’exercice de ses fonctions, l’employeur peut accepter de l’affecter à d’autres tâches qui ne requièrent pas un véritable accommodement de sa part. Dans cette optique, la déficience demeure le problème de l’employé, un problème que ne partage nullement l’employeur. Sous l’angle du droit à l’égalité, cette approche reste préoccupante, car elle restreint les possibilités d’emploi des personnes handicapées.

[101] De manière générale, le Dr Brennan paraît avoir été d’avis que lui seul pouvait véritablement déterminer si l’employé souffrait d’un handicap. Il a mis en doute l’opinion des autres médecins. Il a exigé de rencontrer l’employé sans égard à la teneur du dossier médical, car il devait examiner la personne lui‑même afin d’évaluer son « handicap » et d’arrêter la bonne mesure d’« adaptation ». Sa qualité de médecin l’autorisait à donner un avis « médical » non seulement sur ce que la personne était en mesure de faire, mais aussi sur ce qui était « préférable » pour elle du point de vue thérapeutique. En conséquence, il se pouvait très bien que son avis diffère de celui du médecin traitant. Son but consistait non pas à prodiguer des soins médicaux à l’employé, mais, je le rappelle, à optimiser la productivité de celui‑ci. À mon sens, les passages précités justifiaient amplement le juge de première instance de qualifier d’intransigeante l’attitude du Dr Brennan à l’égard de l’absentéisme au travail et des mesures d’accommodement en général.

[102] Par ailleurs, Honda a plaidé que, sans égard à l’attitude du Dr Brennan, on ne saurait lui reprocher de s’être fiée à l’avis de son expert, sauf preuve d’un complot. Il faut vraisemblablement entendre par « avis » l’exigence de rencontrer M. Keays en personne pour confirmer le diagnostic du SFC. Or, le juge de première instance a expressément rejeté la prétention selon laquelle cette rencontre s’imposait. Il s’agissait d’une conclusion cruciale de l’analyse relative à l’allégation de congédiement injustifié. Le juge a estimé que, en raison des nombreuses mentions du SFC dans le dossier médical de M. Keays, ainsi que de l’invalidité prolongée imputable à ce syndrome, il n’était pas nécessaire que l’employé voie le médecin [traduction] « pour remédier [à son] problème d’absentéisme » (par. 18).

[103] M. Keays hésitait à rencontrer le Dr Brennan à cause de l’expérience qu’il avait vécue auparavant avec l’assureur. Celui‑ci avait en effet exigé que son propre médecin l’examine, puis il avait mis fin aux prestations d’assurance invalidité de longue durée même si le médecin traitant de M. Keays était demeuré d’avis que son patient n’était pas en mesure de retourner au travail. M. Keays craignait que le même scénario se reproduise, c’est‑à‑dire que le Dr Brennan ne confirme pas que le SFC justifiait ses absences et que cela ne mette en péril son emploi chez Honda. Le juge de première instance semble invoquer l’intransigeance du Dr Brennan pour valider la crainte de M. Keays que le médecin ne reconnaisse pas que le SFC l’obligeait à s’absenter. De plus, selon certains éléments de preuve, Honda connaissait (et approuvait) l’approche du Dr Brennan. Mme Selby a témoigné que ce dernier [traduction] « jouissait d’une excellente réputation, en autant [qu’elle] sache, pour le règlement des dossiers d’absentéisme au travail, ainsi qu’une approche nouvelle, un point de vue nouveau » (d.a., p. 449).

[104] Le juge de première instance paraît avoir surtout reproché à Honda de s’être fiée au Dr Brennan et à l’approche qu’il privilégiait pour « régler » le cas de M. Keays et de ses absences. En d’autres termes, Honda comptait sur le médecin pour légitimer son opinion que les absences n’étaient pas justifiées. Devant la preuve au procès, cette conclusion n’était pas déraisonnable.

[105] À propos de la question de savoir si Honda cherchait à piéger M. Keays, le Dr Brennan a témoigné que Mme Selby lui avait demandé de prendre connaissance du dossier et [traduction] « de donner son avis au sujet de l’existence d’un handicap chez l’employé et de son obligation de se présenter au travail » (d.a., p. 624). Cette démarche laisse penser qu’avant de saisir le Dr Brennan du dossier, Honda mettait déjà en doute l’existence du handicap de M. Keays. De plus, Honda a mis fin à la mesure d’accommodement consentie à l’employé au moment même où elle l’a exhorté à rencontrer le Dr Brennan (et le juge de première instance renvoie précisément à ce fait au par. 29 de ses motifs). Il n’était donc pas déraisonnable qu’il conclue que la rencontre visait à confirmer l’opinion de Honda sur le caractère injustifié des absences de M. Keays. J’y reviendrai lorsque j’aborderai la question des représailles.

[106] Enfin, les témoignages de Mmes Magill et Selby n’établissent pas clairement que Honda aurait consulté le Dr Brennan pour confirmer le diagnostic de M. Keays comme elle le prétend. À certains moments, ces témoignages laissent entendre qu’il s’agissait de déterminer si l’employé était apte à reprendre le travail de manière plus assidue (c.‑à‑d. sans s’absenter à cause du SFC), et non s’il souffrait d’une véritable maladie. Toutefois, selon Mme Magill, la rencontre visait trois objectifs. Premièrement, examiner simplement le dossier médical de M. Keays en sa présence, et discuter de son état, de ses symptômes et de leur incidence sur son travail. Deuxièmement, concevoir un plan de traitement en coordination avec le médecin de M. Keays. Troisièmement, réévaluer toute limitation de l’aptitude au travail et envisager d’autres affectations chez Honda (d.a., p. 402‑403). Mme Magill a affirmé que le Dr Brennan n’avait pas tiré de conclusion sur l’état de santé de M. Keays, seulement sur son aptitude à travailler (d.a., p. 406).

[107] Par contre, Mme Selby a nié que l’un des objectifs de la rencontre ait été la mise au point d’un plan de traitement dont Dr Brennan coordonnerait l’application avec le médecin de M. Keays (d.a., p. 506). Cependant, elle a affirmé que la rencontre proposée visait non seulement à partager de l’information, mais aussi à déterminer [traduction] « si le Dr Brennan pouvait faire quelque chose pour aider M. Keays à l’avenir » (d.a., p. 457). Elle a ajouté que M. Keays [traduction] « ne présentait pas de limitations dont l’évaluation était nécessaire ». Ainsi, elle a nié que l’un des objectifs de la rencontre correspondait à l’évaluation des limitations de l’employé en vue de son affectation à d’autres tâches au sein de l’entreprise (d.a., p. 507).

[108] Mme Selby a aussi témoigné qu’elle avait d’abord parlé de M. Keays au Dr Brennan pour obtenir son avis pour déterminer si [traduction] « nous pouvions raisonnablement nous attendre à ce que Kevin se présente régulièrement au travail » (d.a., p. 449). Le Dr Brennan a cependant déclaré que Mme Selby lui avait demandé de prendre connaissance du dossier de M. Keays afin de [traduction] « donner son avis au sujet de l’existence d’un handicap chez l’employé et de son obligation de se présenter au travail » (d.a., p. 624). Il a ajouté avoir proposé à Mme Selby de rencontrer M. Keays pour connaître ses antécédents médicaux (d.a., p. 667‑668). Or, selon Mmes Magill et Selby, on avait dit à M. Keays que la rencontre visait à réviser le dossier et à partager de l’information (d.a., p. 341 et 503).

[109] La question de l’objectif de la rencontre me paraît importante pour évaluer l’allégation selon laquelle l’entreprise cherchait à piéger M. Keays. En effet, l’examen du dossier révèle à tout le moins un certain manque de franchise dans l’information communiquée à M. Keays au sujet de ce projet de rencontre. Les témoignages de Mme Magill, de Mme Selby et du Dr Brennan se contredisent en partie. En conséquence, l’objet précis de la rencontre demeure nébuleux. Le médecin a laissé entendre que Mme Selby lui avait demandé de déterminer si l’employé [traduction] « était vraiment atteint d’une déficience » et si ses absences étaient justifiées. Or, ce n’est apparemment pas ce qu’on a dit à M. Keays. Mme Magill a fait état d’autres objectifs, qui n’ont pas non plus été communiqués à M. Keays. Si la franchise a fait défaut, le juge de première instance peut avoir été justifié de conclure qu’on avait voulu piéger M. Keays.

C. Représailles

[110] Au paragraphe 47, le juge Bastarache écarte la conclusion du juge de première instance selon laquelle Honda avait mis fin à la mesure d’adaptation en guise de représailles à la décision de M. Keays de retenir les services d’un avocat. Il écrit que « [l]a décision de Honda [. . .] visait [. . .] à obtenir simplement la confirmation de l’invalidité ». Il ajoute que les supérieures de M. Keays s’étaient rencontrées pour discuter des lacunes des billets de son médecin « bien avant que l’avocat de M. Keays n’envoie sa lettre ».

[111] Je trouve suspecte l’interruption par Honda de la mesure d’accommodement appliquée à M. Keays au même moment où elle a insisté pour que l’employé rencontre le Dr Brennan. La lettre de l’avocat de M. Keays était datée du 16 mars. Elle visait à soustraire l’employé à l’obligation de présenter un billet de son médecin chaque fois qu’il revenait au travail après une absence. Il s’agissait donc d’obtenir une mesure plus adaptée à la situation de M. Keays. En guise de réponse, Honda n’a plus reconnu qu’une déficience justifiait quelque absence de sa part. D’ailleurs, à la réunion du 21 mars, Honda a informé M. Keays qu’elle ne reconnaissait plus qu’une déficience l’obligeait à s’absenter et qu’elle exigeait qu’il prenne rendez‑vous avec le Dr Brennan pour le « suivi » de son état de santé.

[112] Je ne crois pas que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante lorsqu’il a conclu que l’annulation de la mesure d’adaptation faisait suite, du moins en partie, à la démarche entreprise par M. Keays pour faire valoir son droit à une mesure d’accommodement appropriée suivant le Code des droits de la personne de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. H.19. Au lieu de considérer le point de vue de M. Keays, Honda a nié la justification de ses absences répétées. On ne saurait voir dans ce geste une démarche visant à confirmer l’existence du handicap de l’employé. Dans sa lettre du 28 mars, Honda affirme expressément ne plus reconnaître qu’une déficience justifie l’employé de s’absenter. De plus, même si elle mettait en doute la présence du handicap dont se disait atteint M. Keays, le fait que ces préoccupations avaient été soulevées avant la rencontre du 21 mars ne saurait, selon moi, ni expliquer ni justifier l’annulation unilatérale et subite de la mesure d’accommodement minimale.

D. Détérioration de l’état de santé de M. Keays

[113] Parce qu’il estime que Honda n’a pas agi de mauvaise foi, le juge Bastarache reproche aussi au juge de première instance d’avoir tenu compte de la détérioration de l’état de santé de M. Keays. Comme je l’explique précédemment, je n’accepte pas le raisonnement que tient mon collègue pour écarter les conclusions de fait tirées en première instance. J’estime que celles‑ci prennent appui sur la preuve. Puisque, selon moi, Honda a agi de mauvaise foi, la détérioration de l’état de santé de M. Keays après son congédiement demeure pertinente pour la détermination du montant des dommages‑intérêts fondés sur l’arrêt Wallace.

II. Révision des critères d’attribution de dommages‑intérêts fondés sur l’arrêt Wallace

[114] Dans ses motifs, le juge Bastarache clarifie la méthode appropriée pour déterminer dans quels cas il y aura lieu de faire droit à une demande de dommages‑intérêts fondés sur l’arrêt Wallace. Je le répète, ce réexamen du droit applicable en la matière est à la fois nécessaire et bienvenu. Mon collègue expose que des dommages‑intérêts fondés sur l’arrêt Wallace sont accordés lorsque « les circonstances du congédiement [. . .] ont infligé un préjudice moral que les parties avaient envisagé » (par. 59). Cependant, dans l’arrêt Wallace, notre Cour a reconnu que les employeurs avaient une — obligation de bonne foi et de traitement équitable — lors d’un congédiement et — qu’ils devraient, dans le cadre d’une telle mesure, être “francs, raisonnables et honnêtes avec leurs employés” » (par. 58), de sorte que l’omission de l’employeur de s’acquitter convenablement de cette obligation peut causer un préjudice moral prévisible. Un manquement à l’obligation de bonne foi peut donc justifier l’octroi de dommages‑intérêts compensatoires. C’est le cas en l’espèce.

[115] La conclusion du juge de première instance selon laquelle Honda a agi de mauvaise foi s’appuie amplement sur la preuve. Certains aspects du comportement de l’employeur sont particulièrement convaincants à cet égard. Je mentionne au premier chef le caractère trompeur de la lettre du 28 mars, qui laisse entendre que, de l’avis des Drs Affoo et Brennan, M. Keays ne souffre pas d’un handicap qui l’oblige à s’absenter du travail. Cette affirmation sous‑entend nécessairement que les absences récentes de l’employé n’étaient pas liées à sa déficience ou, du moins, qu’elles ne se justifiaient pas du point de vue médical. D’où la mention, plus loin dans la lettre, que toute absence de M. Keays liée au SFC au‑delà de ce qui est normalement autorisé donnera lieu à une mesure disciplinaire. Autrement dit, il n’était plus admis à bénéficier du programme de gestion de l’invalidité. La justification de cette décision résiderait dans l’avis des experts médicaux de Honda, alors qu’aucun des médecins n’avait recommandé d’exclure M. Keays du programme en question, ni estimé que ses absences liées au SFC étaient injustifiées.

[116] Le manque de franchise apparent de Honda à propos de l’objet de la rencontre proposée entre M. Keays et le Dr Brennan constitue un autre sujet de préoccupation. Ni Mme Magill ni Mme Selby n’ont justifié leur refus d’expliquer à M. Keays le but de la rencontre, sauf en affirmant qu’elles l’avaient déjà fait de vive voix. Pourtant, je le souligne, les témoignages se contredisaient à ce sujet. Le caractère confus de l’information communiquée par les employés de Honda explique la perplexité de M. Keays et sa demande d’éclaircissements. En outre, l’omission de fournir des précisions par écrit reste quelque peu suspecte. Aussi, dans la mesure où M. Keays était d’accord pour rencontrer le Dr Brennan si des éclaircissements lui étaient donnés et où son refus de rencontrer le médecin a entraîné son congédiement, l’omission de fournir des éclaircissements paraît indûment rigide.

[117] La nature des événements ayant mené au renvoi rendait raisonnable la conclusion que le comportement de Honda lié à la mesure, et non seulement la mesure elle‑même, a aggravé l’état de santé de M. Keays. Par conséquent, l’octroi de dommages‑intérêts se justifie en l’espèce par le comportement de Honda et le préjudice qu’il a causé à M. Keays. Même si, comme l’explique le juge Bastarache, les dommages‑intérêts fondés sur l’arrêt Wallace se veulent compensatoires, en raison de l’imprécision de la preuve du préjudice causé à M. Keays par le comportement de Honda, je suis de l’avis de confirmer l’indemnisation accordée par le juge de première instance en sus du droit à un préavis de 15 mois. Le montant de l’indemnité me paraît raisonnable et compenserait adéquatement le préjudice subi par M. Keays.

III. L’arrêt Bhadauria et le droit de la responsabilité délictuelle

[118] Je conviens qu’il n’est pas indispensable en l’espèce de revenir sur l’arrêt Bhadauria. Toutefois, à mon avis, dans cet arrêt, l’opinion du juge en chef Laskin a dépassé le cadre de ce qui était nécessaire pour régler le dossier. Dans cet arrêt, la Cour a statué essentiellement que la common law ne garantissait pas à Mme Bhadauria un droit auquel le comportement du défendeur, qu’elle disait être discriminatoire, avait porté atteinte (p. 191‑192). Or, plutôt que de s’en tenir à ce constat, le juge en chef Laskin poursuit son raisonnement et ajoute que le Code des droits de la personne de l’Ontario « empêche toute action civile fondée directement sur une violation de ses dispositions [et] exclut aussi toute action qui découle de la common law et est fondée sur l’invocation de la politique générale énoncée dans le Code » (p. 195). Ces conclusions impliquent (et leur interprétation le confirme) qu’aucun comportement apparenté au type de comportement interdit par le Code ne saurait fonder d’une instance en common law. Dans sa promotion de l’égalité, le Code s’attaque à un large éventail de comportements. Toutefois, le comportement considéré dans Bhadauria était particulier à cette affaire. Il aurait simplement suffi de conclure que le droit invoqué par Mme Bhadauria n’était pas garanti par la common law. Il était inutile que la Cour écarte toute action civile fondée sur un comportement discriminatoire.

[119] Cette remarque incidente ne doit pas faire indéfiniment obstacle à l’évolution du droit de la responsabilité délictuelle. Le paysage juridique a changé. Les strictes prescriptions des codes des droits de la personne et de la Charte ont orienté l’évolution de la common law sous de nombreux rapports.

[120] Dans la présente affaire, la décision de congédier M. Keays comporte un aspect discriminatoire préoccupant qui entache le processus de congédiement et permet de douter que le lien d’emploi ait été rompu de bonne foi. Le juge Bastarache souligne que la différence de traitement par rapport aux employés affligés de maladies courantes n’a pas porté préjudice à M. Keays, car elle constituait une mesure d’adaptation et M. Keays était donc implicitement comparé à cette catégorie d’employés (par. 67). Mon collègue ne se demande pas si cette mesure d’accommodement était appropriée et si elle s’adaptait à la situation de l’employé, c’est‑à-dire son invalidité particulière.

[121] L’intervenant National ME/FM Action Network a expliqué en quoi la mesure d’accommodement offerte par Honda n’était pas appropriée :

[traduction] Le SFC [syndrome de la fatigue chronique] est encore mal compris. Les symptômes de ceux qui en souffrent sont extrêmement variables. Aucun examen de laboratoire ne permet de confirmer un diagnostic. Dans ce contexte, accorder une importance démesurée, par exemple, au fait que les billets du médecin reprennent les symptômes énumérés par le patient, au manque de précision du médecin traitant dans la prévision des absences et à l’incapacité des médecins employés ou mandatés par l’employeur de « confirmer » un diagnostic de SFC ou de reconnaître qu’un SFC justifie des absences a peu de chance de déboucher sur la mesure d’adaptation exigée par les codes des droits de la personne. [mémoire, par. 14]

Le juge Bastarache a raison d’affirmer qu’un employeur peut légitimement contrôler les absences d’un employé, surtout lorsque celles‑ci se répètent (par. 71), mais il n’examine pas si, en l’espèce, les modalités du contrôle restaient appropriées (c.‑à‑d. non discriminatoires). On ne saurait simplement ajouter foi à l’affirmation de Honda selon laquelle son programme de gestion de l’invalidité et les mesures qu’elle a prises à l’égard de M. Keays dans le cadre de ce programme n’étaient pas discriminatoires.

[122] M. Keays avait présenté une demande d’exemption de l’obligation de présenter un billet du médecin chaque fois qu’il s’absentait à cause du SFC. Honda a refusé de la considérer. L’avocat de M. Keays l’avait pourtant informée que son client craignait que cette obligation l’empêche de rentrer rapidement au travail. Que l’exigence d’un billet constitue ou non un obstacle, il est clair que Honda entretenait des doutes sur l’état de santé de M. Keays à cause du caractère « sibyllin » des billets de ses médecins et parce qu’il s’était absenté plus souvent que ce qui avait été initialement prévu. Or, s’il est de la nature même du SFC que ses manifestations varient et que ce soit le patient qui en dresse la liste, il est possible de soutenir que Honda a agi de façon discriminatoire en soumettant M. Keays à un tel contrôle et en refusant, dans les faits, de composer avec son handicap.

[123] Certes, le contrôle de l’absentéisme des employés demeure un objectif légitime. Toutefois, les modalités de ce contrôle sont multiples, et l’exigence d’un billet du médecin pour chaque absence ne représente que l’une d’elles. L’employeur peut par exemple demander qu’à certains intervalles, le médecin traitant fasse le point sur l’état de santé de l’employé et sur son traitement. Il peut aussi s’informer directement auprès de l’employé ou encore n’exiger un billet du médecin que lorsque les absences dépassent les prévisions. Le caractère discriminatoire ou non discriminatoire du mode de contrôle retenu dépend du contexte. Pour reprendre les propos de l’intervenant Ontario Network of Injured Workers Groups, [traduction] « [l’]individualisation de la mesure est fondamentale à l’obligation d’adaptation et elle contribue à l’instauration d’un milieu de travail exempt de discrimination » (mémoire, par. 17). Selon moi, la manière dont l’employeur contrôle les absences doit tenir compte de toutes les circonstances, y compris la nature du problème de santé de l’employé. Toutes les modalités de contrôle ne sont pas nécessairement acceptables et non discriminatoires.

[124] Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en partie et d’annuler les dommages‑intérêts punitifs et la prime. Le pourvoi incident devrait être rejeté. Compte tenu de l’issue du pourvoi et des circonstances de l’affaire, j’accorderais les dépens à l’intimé.

Pourvoi accueilli en partie, les juges LeBel et Fish sont dissidents en partie. Pourvoi incident rejeté.

Procureurs de l’appelante/intimée au pourvoi incident : Lerners, Toronto.

Procureurs de l’intimé/appelant au pourvoi incident : Scher & De Angelis, Toronto.

Procureur de l’intervenante la Commission canadienne des droits de la personne : Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa.

Procureur de l’intervenante la Commission ontarienne des droits de la personne : Commission ontarienne des droits de la personne, Toronto.

Procureur de l’intervenante la Commission des droits de la personne du Manitoba : Commission des droits de la personne du Manitoba, Winnipeg.

Procureurs de l’intervenante l’Alliance des manufacturiers et exportateurs du Canada : Baker & McKenzie, Toronto.

Procureurs de l’intervenante l’Association des professionnels(elles) en ressources humaines de l’Ontario : Miller Thomson, Toronto.

Procureurs de l’intervenant National ME/FM Action Network : Paliare, Roland, Rosenberg, Rothstein, Toronto.

Procureur de l’intervenant le Conseil des Canadiens avec déficiences : Community Legal Assistance Society, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes : Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, Toronto.

Procureur de l’intervenant Ontario Network of Injured Workers’ Groups : ARCH Disability Law Centre, Toronto.

* Voir Erratum [2009] 1 R.C.S. iv.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli en partie, et le pourvoi incident est rejeté. La décision d’accorder des dommages‑intérêts majorés pour les circonstances du congédiement et des dommages‑intérêts punitifs est annulée. La prime est annulée, et les dépens sont rajustés selon le barème normal devant les cours inférieures. L’employeur a droit aux dépens devant notre Cour

Analyses

Droit de l’emploi - Congédiement injustifié - Préavis - Employé congédié après 14 années de service - Facteurs jouant dans la détermination d’un avis raisonnable de cessation d’emploi - Le niveau hiérarchique de l’employé au sein de l’entreprise doit‑il être pris en compte? - Un préavis de 15 mois était‑il raisonnable?.

Dommages‑intérêts - Dommages‑intérêts majorés - Dommages‑intérêts punitifs - Congédiement injustifié - Employé atteint du syndrome de la fatigue chronique - Employeur rendu soupçonneux par les nombreuses absences de l’employé et par le peu d’information contenue dans les billets du médecin présentés pour justifier celles‑ci - Congédiement par suite du refus de l’employé de rencontrer le médecin de l’entreprise - Cas dans lesquels des dommages‑intérêts majorés devraient être accordés en raison des circonstances du congédiement - L’employé avait‑il droit à des dommages‑intérêts majorés et à des dommages‑intérêts punitifs?.

Procédure civile - Dépens - Prime - Y a‑t‑il lieu d’accorder une prime? - Les dépens devraient‑ils être adjugés sur la base d’une indemnisation substantielle?.

K a travaillé 11 ans pour le même employeur, d’abord à la chaîne de montage, puis à la saisie de données. En 1997, on lui a diagnostiqué un syndrome de fatigue chronique. Il a cessé de travailler et a touché des prestations d’invalidité jusqu’à ce que, en 1998, l’assureur de l’entreprise mette fin au versement de celles‑ci. K est retourné au travail et on l’a inscrit à un programme de gestion de l’invalidité permettant aux employés de s’absenter moyennant la remise d’un billet de leur médecin confirmant que leur invalidité justifie leur absence. Son employeur a commencé à se soucier de la fréquence de ses absences. De plus, la teneur des billets remis pour justifier celles‑ci a changé, ce qui a amené l’employeur à croire que le médecin ne déterminait pas lui‑même que l’absence était causée par la déficience. L’employeur a donc demandé à K de rencontrer le Dr B, un spécialiste de la médecine du travail, pour qu’il détermine comment on pouvait composer avec sa déficience. Sur le conseil de son avocat, K a refusé de rencontrer le médecin si on ne lui expliquait pas au préalable l’objectif, la méthode et les paramètres de la consultation. Le 28 mars 2000, l’employeur a remis à K une lettre indiquant qu’il l’appuyait sans réserves dans sa reprise du travail à temps plein, mais que s’il refusait de rencontrer B, il serait congédié. Refusant toujours de se plier à l’exigence, K a été remercié de ses services.

K a intenté une action pour congédiement injustifié. Le juge de première instance a estimé qu’il avait droit à un préavis de 15 mois. Il a conclu que l’employeur s’était livré à des actes répréhensibles, y compris de la discrimination et du harcèlement, à l’endroit de K. Il a porté le préavis à 24 mois afin d’indemniser K en sus pour les circonstances du congédiement. Il a aussi accordé des dommages‑intérêts punitifs s’élevant à 500 000 $, une prime et des dépens d’indemnisation substantielle. La Cour d’appel a réduit la prime, et ses juges majoritaires ont abaissé le montant des dommages‑intérêts punitifs à 100 000 $. Elle a par ailleurs confirmé la décision de première instance.

Arrêt (les juges LeBel et Fish sont dissidents en partie quant au pourvoi) : Le pourvoi est accueilli en partie, et le pourvoi incident est rejeté. La décision d’accorder des dommages‑intérêts majorés pour les circonstances du congédiement et des dommages‑intérêts punitifs est annulée. La prime est annulée, et les dépens sont rajustés selon le barème normal devant les cours inférieures. L’employeur a droit aux dépens devant notre Cour.

La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, Deschamps, Abella, Charron et Rothstein : K a fait l’objet d’un congédiement injustifié, et le préavis de 15 mois accordé à titre d’indemnité est confirmé. Pour déterminer ce qui constitue un préavis raisonnable de cessation d’emploi, les tribunaux doivent prendre en considération la nature de l’emploi, l’ancienneté et l’âge de l’employé, ainsi que la possibilité d’obtenir un poste similaire, compte tenu de l’expérience, de la formation et des compétences de l’employé. L’appréciation de ces éléments ne peut se faire qu’au cas par cas, et il faut se garder d’attribuer une importance disproportionnée à l’un d’eux. Nulle présomption concernant l’importance du niveau hiérarchique de l’employé ne devrait jouer dans la détermination de l’avis raisonnable. Le juge de première instance a eu tort d’invoquer la structure de gestion peu hiérarchisée au lieu de s’attacher aux fonctions réelles de K; toutefois, vu les faits de l’espèce, il n’y a pas lieu de revenir sur le droit à un préavis de 15 mois. [2] [25] [28-30] [32]

L’action pour congédiement injustifié se fonde sur l’obligation, issue tacitement du contrat de travail, de donner un préavis raisonnable de l’intention de mettre fin à la relation d’emploi en l’absence d’un motif de congédiement valable. En règle générale, l’employé ne peut être indemnisé de la perte de son emploi non plus que des souffrances morales causées par le congédiement. Cependant, lorsque, à la formation du contrat, les parties ont envisagé que dans certaines circonstances, un manquement infligerait un préjudice moral, ce dernier est indemnisable. Cette conclusion est compatible avec l’arrêt Fidler dans lequel la Cour a statué que toute indemnité compensatoire pour violation de contrat est déterminée en application d’un principe unique, celui de savoir ce que les parties ont raisonnablement envisagé (Hadley c. Baxendale). Dans le contexte du droit du travail, le préjudice causé par les circonstances du congédiement ne sera indemnisable que s’il résulte des actes précisés dans l’arrêt Wallace, notamment lorsque, lors du congédiement, l’employeur agit « de façon inéquitable ou [fait] preuve de mauvaise foi en étant, par exemple, menteu[r], trompeu[r] ou trop implacabl[e] ». L’indemnisation se fera non pas par l’allongement du préavis, mais bien par l’octroi d’une somme dont le montant reflète le préjudice réel. [50] [55] [57] [59]

Des dommages‑intérêts majorés n’auraient pas dû être accordés dans la présente affaire. S’agissant de la manière dont il a congédié K, l’employeur n’a nullement fait preuve d’une mauvaise foi manifeste justifiant une indemnisation pour les circonstances du congédiement. Le juge de première instance a commis des erreurs de fait manifestes et dominantes à cet égard. Dans la lettre du 28 mars qu’il a adressée à K, l’employeur n’a pas dénaturé les avis de ses médecins et l’on ne saurait lui reprocher de s’être fié à l’opinion de ses experts médicaux. Aucune preuve n’établit que B avait une attitude intransigeante vis‑à‑vis de l’absentéisme au travail ni qu’on a leurré K en lui demandant de le voir. Il était normal, dans les circonstances, que l’employeur demande à K de consulter B. L’employeur n’a pas cessé d’accepter les billets du médecin en guise de représailles à la décision de K de prendre un avocat. Son intention était plutôt de confirmer l’invalidité de K. Enfin, rien ne prouve que les circonstances du congédiement sont la cause de l’invalidité de K subséquente au renvoi. [34‑35] [38] [40] [43] [46‑48]

De même, des dommages‑intérêts punitifs n’auraient pas dû être accordés, car leur octroi est réservé aux cas où l’acte fautif délibéré est si malveillant et inacceptable qu’il justifie une sanction indépendante. L’existence d’un tel comportement ne ressort pas des faits de la présente affaire. Les tribunaux ne devraient accorder des dommages‑intérêts punitifs qu’à titre exceptionnel, et le comportement de l’employeur en l’espèce n’était pas inacceptable ou scandaleux au point de justifier une telle indemnisation. Même si les faits avaient justifié l’attribution de dommages‑intérêts punitifs, le juge de première instance et la Cour d’appel auraient dû être conscients du fait que des dommages‑intérêts compensatoires avaient déjà été accordés et que, suivant l’ancien critère, ils comportaient un élément de dissuasion. Ils auraient dû également se demander si des dommages‑intérêts punitifs s’imposaient. Ces lacunes ont entraîné un chevauchement considérable et injustifié des chefs d’indemnisation. [61‑62] [68-70]

Le juge de première instance et la Cour d’appel ont aussi conclu à tort que le « comportement discriminatoire » de l’employeur était assimilable à une faute donnant elle‑même ouverture à un droit d’action pour ce qui est de l’attribution de dommages‑intérêts punitifs. Le Code des droits de la personne de l’Ontario prévoit un mécanisme complet pour statuer sur les allégations de discrimination. Une violation du Code ne peut constituer une faute donnant ouverture à un droit d’action; par conséquent, l’exigence juridique pour l’octroi de dommages‑intérêts punitifs à titre de réparation en droit commun n’est pas remplie. Puisque aucune preuve de discrimination n’étaye une allégation de discrimination suivant le Code et que nulle atteinte aux dispositions sur les droits de la personne ne constitue une faute donnant ouverture à un droit d’action, point n’est besoin de reconnaître un délit distinct de discrimination comme le préconise K. [62] [64] [67]

Les juges LeBel et Fish (dissidents en partie quant au pourvoi) : L’octroi de dommages‑intérêts supplémentaires pour les circonstances du congédiement devrait être confirmé. Le juge de première instance n’a commis aucune erreur dominante à cet égard, et des éléments de preuve suffisants étayent ses conclusions relatives à la mauvaise foi et à la discrimination. L’octroi de dommages‑intérêts punitifs n’avait cependant aucun fondement et faisait double emploi avec l’indemnité accordée pour les circonstances du congédiement. Il devrait être annulé, tout comme la prime. Un réexamen du droit applicable à l’indemnisation en cas de congédiement injustifié s’impose, mais toute réforme doit respecter le principe selon lequel le contrat de travail est un contrat de bonne foi intégrant les valeurs protégées par les codes des droits de la personne et la Charte canadienne des droits et libertés, spécialement au sujet de la discrimination. C’est pourquoi il doit être exécuté et résilié avec bonne foi et équité. [81‑82] [114] [124]

La preuve appuie la conclusion du juge de première instance que l’employeur s’est montré indûment soupçonneux à l’endroit de K et qu’il cherchait à justifier le congédiement de K ou à l’empêcher d’invoquer son état pour s’absenter du travail sans encourir de mesures disciplinaires. On pouvait à bon droit qualifier le comportement de l’employeur d’immixtion dans la relation entre K et son médecin traitant. Les services de B ont été retenus pour remettre en question l’opinion du médecin de K et légitimer les efforts de l’employeur en vue de faire en sorte que des mesures d’adaptation ne soient plus nécessaires. Dans la mesure où K nuisait à la réalisation de l’objectif d’efficacité de l’entreprise et au moral des autres employés, l’employeur a tiré avantage de son congédiement. La lettre datée du 28 mars était trompeuse et dénaturait l’avis des médecins de l’employeur. B avait généralement une attitude intransigeante à l’égard de l’absentéisme au travail et de l’adaptation aux déficiences. Il n’était pas déraisonnable de conclure que l’employeur avait tendu un piège à K en lui demandant de rencontrer B alors qu’il savait la démarche vouée à l’échec. Il n’y a pas non plus d’erreur manifeste et dominante dans la conclusion selon laquelle l’employeur a mis fin à la mesure d’adaptation en guise de représailles à la décision de K de prendre un avocat pour faire valoir son droit à une mesure d’adaptation appropriée. [87‑91] [94‑95] [99] [112]

Des dommages‑intérêts supplémentaires ou fondés sur l’arrêt Wallace devraient pouvoir être accordés lorsque les circonstances du congédiement ont infligé un préjudice moral que les parties avaient envisagé. L’employeur a une obligation de bonne foi et de traitement équitable lors d’un congédiement. La conclusion selon laquelle l’employeur a agi de mauvaise foi s’appuie amplement sur la preuve offerte en l’espèce, et l’omission de l’employeur de s’acquitter convenablement de son obligation a rendu prévisible l’infliction d’un préjudice moral à K. Surtout, la lettre du 28 mars a dénaturé l’avis des médecins de l’employeur en laissant entendre que ces derniers ne croyaient pas les absences de K nécessaires sur le plan médical, alors qu’aucun d’eux n’a recommandé l’exclusion de K du programme de gestion de l’invalidité ni prétendu que toute absence liée au syndrome de la fatigue chronique était injustifiée. Le manque de franchise de l’employeur et son incertitude quant à l’objet de la rencontre entre K et B constituent un autre sujet de préoccupation. Le refus de l’employeur de préciser cet objet par écrit est suspect. Enfin, il était raisonnable de conclure que le comportement de l’employeur, et non le seul congédiement, avait aggravé l’état de santé de K. Toutefois, vu l’imprécision de la preuve du préjudice causé à K par le comportement répréhensible de l’employeur, l’indemnisation accordée en première instance en sus du droit à un préavis de 15 mois paraît raisonnable et devrait être confirmée. [114‑117]

Les prescriptions des codes des droits de la personne et de la Charte orientent l’évolution de la common law. La décision de congédier K comporte un aspect discriminatoire préoccupant qui permet de douter que le lien d’emploi ait été rompu de bonne foi. Certes, le contrôle de l’absentéisme des employés demeure un objectif légitime, mais, dans la présente affaire, nul ne s’est demandé si la mesure d’adaptation et le mode de contrôle des absences de K retenus par l’employeur composaient avec l’invalidité particulière de K. S’il est de la nature même de la déficience de K que ses manifestations varient et que ce soit K qui en dresse la liste, il est possible de soutenir que l’employeur a agi de façon discriminatoire en soumettant K à un tel contrôle et en refusant de composer avec son handicap. [119‑123]


Parties
Demandeurs : Honda Canada Inc.
Défendeurs : Keays

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Bastarache
Arrêt examiné : Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701
arrêt expliqué : Bardal c. Globe & Mail Ltd. (1960), 24 D.L.R. (2d) 140
arrêts appliqués : Whiten c. Pilot Insurance Co., [2002] 1 R.C.S. 595, 2002 CSC 18
Walker c. Ritchie, [2006] 2 R.C.S. 428, 2006 CSC 45
arrêts mentionnés : McKinley c. BC Tel, [2001] 2 R.C.S. 161, 2001 CSC 38
Minott c. O’Shanter Development Co. (1999), 168 D.L.R. (4th) 270
Machtinger c. HOJ Industries Ltd., [1992] 1 R.C.S. 986
Bramble c. Medis Health and Pharmaceutical Services Inc. (1999), 214 R.N.‑B. (2e) 111
Byers c. Prince George (City) Downtown Parking Commission (1998), 53 B.C.L.R. (3d) 345
Fidler c. Sun Life du Canada, compagnie d’assurance‑vie, [2006] 2 R.C.S. 3, 2006 CSC 30
Addis c. Gramophone Co., [1909] A.C. 488
Peso Silver Mines Ltd. (N.P.L.) c. Cropper, [1966] R.C.S. 673
Vorvis c. Insurance Corp. of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 1085
Hadley c. Baxendale (1854), 9 Ex. 341, 156 E.R. 145
Seneca College of Applied Arts and Technology c. Bhadauria, [1981] 2 R.C.S. 181
Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal, [2007] 1 R.C.S. 161, 2007 CSC 4.
Citée par le juge LeBel (dissident en partie quant au pourvoi)
Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701
Seneca College of Applied Arts and Technology c. Bhadauria, [1981] 2 R.C.S. 181
St‑Jean c. Mercier, [2002] 1 R.C.S. 491, 2002 CSC 15.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés.
Code des droits de la personne, L.R.O. 1990, ch. H.19, art. 5.

Proposition de citation de la décision: Honda Canada Inc. c. Keays, 2008 CSC 39 (27 juin 2008)


Origine de la décision
Date de la décision : 27/06/2008
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2008 CSC 39 ?
Numéro d'affaire : 31739
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2008-06-27;2008.csc.39 ?
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