COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Walker, [2008] 2 R.C.S. 245, 2008 CSC 34
Date : 20080606
Dossier : 32069
Entre :
Bradley Gene Walker
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
‑ et ‑
Procureur général de l’Ontario
Intervenant
Traduction française officielle
Coram : Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 28)
Le juge Binnie (avec l’accord des juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein)
______________________________
R. c. Walker, [2008] 2 R.C.S. 245, 2008 CSC 34
Bradley Gene Walker Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Procureur général de l’Ontario Intervenant
Répertorié : R. c. Walker
Référence neutre : 2008 CSC 34.
No du greffe : 32069.
2008 : 26 février; 2008 : 6 juin.
Présents : Les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de la saskatchewan
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan (les juges Cameron, Jackson et Richards), [2007] 7 W.W.R. 445, 293 Sask. R. 113, 220 C.C.C. (3d) 528, [2007] S.J. No. 184 (QL), 2007 CarswellSask 191, 2007 SKCA 48, qui a infirmé l’acquittement relativement à l’accusation de meurtre au deuxième degré et ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli.
Mervyn T. Shaw, c.r., pour l’appelant.
Anthony B. Gerein, pour l’intimée.
M. David Lepofsky, pour l’intervenant.
Version française du jugement de la Cour rendu par
[1] Le juge Binnie — Dans le présent pourvoi, la Cour doit déterminer si, dans un procès devant juge seul, l’obligation qui incombe à celui‑ci de motiver son jugement s’applique de la même façon dans l’appel contre un acquittement que dans l’appel contre une condamnation. En l’espèce, la Cour d’appel de la Saskatchewan a infirmé à la majorité l’acquittement de l’appelant par le juge du procès relativement à une accusation de meurtre au deuxième degré. L’appelant a été condamné pour homicide involontaire coupable. Pour parvenir à sa décision, le juge du procès a tenu compte de la preuve relative à l’ivresse et à l’accident, mais les juges majoritaires ont estimé qu’il n’a pas expliqué clairement le raisonnement qu’il avait suivi pour acquitter l’appelant de l’accusation la plus grave. Plus particulièrement, il n’a pas, à leur avis, précisé si l’acquittement était [traduction] « fondé sur la preuve de l’ivresse de l’accusé, sur la preuve qu’il avait accidentellement tiré [sur la victime], ou sur une quelconque combinaison de ces deux éléments (dans le sens où l’ivresse peut accroître les risques d’accident) » ((2007), 220 C.C.C. (3d) 528, 2007 SKCA 48, par. 33). Un nouveau procès a été ordonné relativement à l’accusation de meurtre au deuxième degré.
[2] Soit dit en tout respect, si l’obligation qui incombe au juge du procès de motiver sa décision s’applique généralement autant aux acquittements qu’aux condamnations, la teneur des motifs nécessaires pour donner plein effet au droit d’appel est dictée par les différentes questions auxquelles doivent répondre les motifs lors d’un acquittement (peut‑être en vue d’établir rien de plus que le fondement d’un doute raisonnable) et lors d’une condamnation (les conclusions de faits indiquant le raisonnement suivi pour conclure à la condamnation, expliquant pourquoi certains éléments de preuve importants sont retenus, rejetés ou ne parviennent pas à soulever un doute raisonnable). Il faut prendre garde de ne pas s’arrêter aux lacunes apparentes des motifs formulés par le juge du procès lors de l’acquittement pour créer un motif d’« acquittement déraisonnable », verdict que le tribunal ne peut prononcer en vertu du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46 (« C. cr. »). En tout respect pour l’opinion contraire, je conclus que les motifs du juge du procès en l’espèce étaient suffisants pour permettre au ministère public d’exercer son droit d’appel limité. Par conséquent, j’annulerais la décision majoritaire de la Cour d’appel de la Saskatchewan et rétablirais l’acquittement à l’égard de l’accusation de meurtre. Il n’a pas été interjeté appel de la condamnation pour homicide involontaire coupable.
I. Les faits
[3] Le 30 août 2003, l’appelant, âgé de 27 ans et résidant à Moose Jaw, a tué d’un coup de feu sa conjointe de fait, Valerie Reynolds. Ils vivaient ensemble dans une maison qu’ils partageaient avec les trois jeunes enfants de l’appelant. Celui-ci avait à la maison un fusil de chasse (l’arme utilisée) qu’il avait récemment acheté d’un ami, Denis Deschamps.
[4] Le soir en question, M. Deschamps est arrivé chez l’appelant vers 18 h. Tous, y compris l’appelant, ont bu plusieurs verres de rhum coca et ont finalement vidé une bouteille de 26 onces. Il est possible que certains aient bu de la bière et fumé un joint. En début de soirée, l’appelant a commencé à s’amuser avec le fusil de chasse qu’il avait sorti; l’arme n’était alors pas chargée. Vers 23 h 30, le groupe a décidé d’aller dans un bar. La petite amie de M. Deschamps, qui était arrivée entre‑temps, a accepté de rester à la maison pour garder les enfants. Valerie Reynolds, la victime, était donc libre d’accompagner les hommes au bar.
[5] Le juge du procès a conclu qu’au moment de quitter la maison l’appelant [traduction] « n’était pas sobre, mais n’était pas vraiment ivre » ([2004] S.J. No. 850 (QL), par. 29). Le groupe est resté au bar jusqu’à la fermeture, c’est-à-dire 2 h. L’appelant a bu deux verres de Sambuca et au moins quatre bières, peut‑être cinq, de même qu’un whisky coca. Madame Reynolds a bu de la Smirnoff Ice. Une dispute a éclaté. Madame Reynolds dansait avec quelqu’un d’autre, l’appelant a apostrophé l’individu et lui a dit d’arrêter. Il semble que de son côté l’appelant ait dragué une autre femme. Il était très ivre au moment de la fermeture du bar, mais lorsqu’ils sont partis, Mme Reynolds et lui se tenaient par la main.
[6] Une fois à l’extérieur, l’appelant a abordé plusieurs femmes pour leur proposer de faire l’amour à trois avec Mme Reynolds et lui. Madame Reynolds a protesté et une querelle a éclaté. Elle a alors pris les clés de la maison et est partie en direction de la maison. Selon M. Deschamps, Mme Reynolds marchait [traduction] « comme une marcheuse olympique » et « à vive allure ». Les deux hommes l’ont suivie d’un « pas rapide », sans toutefois réussir à réduire beaucoup l’écart qui les séparait. L’appelant avait l’air fâché contre Mme Reynolds parce qu’elle [traduction] « l’avait laissé comme ça » et, accompagné par M. Deschamps, il l’a poursuivie en disant qu’il [traduction] « était vraiment fumasse » et qu’il [traduction] « lui donnerait une volée pour la remettre à sa place ». Madame Reynolds pleurait. Ils ont poursuivi leur route et se sont arrêtés dans le stationnement d’un Burger King, où un des employés les a vus se disputer à voix haute; il a vu l’appelant saisir le visage de Mme Reynolds pour le tourner vers lui, mais, a‑t‑il affirmé, [traduction] « [c]e n’était ni violent ni agressif. »
[7] Madame Reynolds est arrivée à la maison vers 3 h 30. Elle était en larmes et est allée directement dans la chambre. Selon le témoignage de la gardienne des enfants, l’appelant était [traduction] « beaucoup plus ivre que lorsqu’il avait quitté ». Au moment de partir, M. Deschamps a dit à l’appelant de [traduction] « se calmer », ce à quoi celui‑ci a répondu [traduction] « Oui, ça va être tout un spectacle, on va voir arriver la police ».
[8] Vers 4 h 25, la police a reçu un appel au 911 de l’appelant, signalant qu’un intrus était entré dans sa chambre au moment où il se mettait au lit, qu’une bagarre a éclaté entre lui et l’intrus et ce dernier a tiré sur Mme Reynolds avant de s’enfuir. Un des policiers a témoigné qu’à son arrivée à la maison l’appelant ne lui avait pas paru particulièrement ivre. Il portait un enfant dans ses bras et parlait au téléphone en marchant de long en large. Selon l’expert de la défense, le coup de feu a pu avoir le même effet qu’un [traduction] « seau d’eau froide en plein visage ».
[9] Par suite de l’interrogatoire plus poussé effectué par la police le lendemain matin, il est devenu évident qu’il n’y avait eu aucun intrus et que l’appelant avait en fait tiré sur Mme Reynolds. Il a alors dit avoir caché le fusil sous son lit et l’avoir retiré de là cette nuit alors qu’il discutait avec Mme Reynolds. Il jouait avec le fusil au bout du lit tout en parlant avec elle. Le coup est parti accidentellement et a atteint Mme Reynolds. L’appelant se trouvait alors à trois pieds d’elle. Il décrit le coup de feu comme [traduction] « un accident bizarre » dans une déclaration à la police présentée au procès par le ministère public :
[traduction] Je me souviens d’avoir regardé le mur et d’avoir tenu le fusil, de côté comme ça dans mes mains, et soudain, bang. J’ai levé la tête parce qu’elle a fait un bruit et juste le regard et l’expression sur son visage. Et je crois qu’elle était en soutien‑gorge. Elle n’était pas dans ses vêtements. [. . .]. Boom. Et là un trou, quelque part sur son côté droit. [. . .] Je n’ai pas pointé le fusil vers elle pour la tuer. Je ne me suis pas dit : bang, tu es morte. Vous savez. [. . .] Mon doigt a glissé sur la détente et j’ai tué ma petite amie. Un pur accident à 100 p. 100. Wow. Ça l’a atteinte là, quelque part. Un autre cinq pouces et je l’aurais probablement manquée complètement. [. . .]. Je me rappelle l’explosion du fusil dans ma main. Bang. Et je me rappelle que le fusil reposait de travers dans ma main. Il ne la visait pas. Il n’était pas pointé. En fait, il était pointé vers elle, mais je ne l’ai pas intentionnellement pointé vers elle. Je n’essayais pas de tirer. [. . .]. Je sais que j’étais vraiment sous l’emprise de l’alcool. [. . .] J’ai agi en maudit idiot et j’ai essayé de lui faire peur ou de faire quelque chose de réellement stupide.
On a ensuite retrouvé le fusil dans la cour arrière d’un voisin, là où l’appelant l’avait caché tout de suite après avoir tiré et avant l’arrivée de la police.
[10] Selon la preuve d’expert, à peu près au moment où le coup a été tiré, c’est‑à‑dire vers 4 h 22, le taux d’alcool dans le sang de l’appelant s’élevait « à environ 0,215 ». De l’avis de l’expert, une alcoolémie supérieure à 0,200 [traduction] « perturberait sérieusement les fonctions cérébrales et la personne serait de toute évidence complètement ivre ».
[11] Une autre preuve d’expert a établi qu’au moment où le coup est parti le canon du fusil touchait la peau de la victime ou se trouvait à environ un demi centimètre d’elle. Les balles retrouvées dans le corps de la victime indiquaient que le fusil était parallèle au corps à ce moment.
[12] L’appelant a été accusé de meurtre au deuxième degré en vertu de l’art. 235 C. cr. Son procès a eu lieu devant un juge de la Cour du Banc de la Reine siégeant sans jury. L’appelant n’a pas témoigné. Le juge l’a acquitté de meurtre, mais l’a reconnu coupable d’homicide involontaire coupable. L’appelant a été condamné à huit ans d’emprisonnement, moins le double de la période d’une année et trois mois passée en détention préventive, ce qui donne une peine de cinq ans et demi.
II. Historique judiciaire
A. Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan (le juge Kovach), [2004] S.J. No. 850 (QL)
[13] Dans ses motifs exposés à l’audience, le juge du procès a dit qu’il était convaincu hors de tout doute raisonnable que l’appelant était correctement désigné comme étant le contrevenant, que le ministère public avait établi l’heure et l’endroit de l’infraction décrite dans l’acte d’accusation et que l’accusé avait causé la mort de Mme Reynolds par son acte illégal. Il n’était toutefois pas convaincu hors de tout doute raisonnable que l’appelant avait eu l’intention de causer la mort de Mme Reynolds ou de lui causer des lésions corporelles qu’il savait être de nature à causer sa mort, et qu’il lui était indifférent que la mort s’ensuive ou non (al. 229a) C. cr.). Voici comment il a expliqué sa décision sur ce point (par. 49-50) :
[traduction] Même s’il ne s’agit pas d’une conclusion de fait précise, j’ai la nette impression que M. Walker, en partie à cause des effets de l’alcool et en partie à cause de sa personnalité, a agi par bravade ou par machisme au moment où il a tiré. Il a brandi son dernier jouet [le fusil] pour tenter d’intimider Mme Reynolds et de lui montrer sa déception devant son refus de partager son désir de faire l’amour à trois et parce qu’elle avait eu l’effronterie de quitter le bar sans lui.
Aussi répugnante et totalement méprisable que cette conduite puisse me paraître, elle n’équivaut pas, et je ne saurais conclure le contraire, à une intention de tuer ou à une intention de causer des lésions corporelles de nature à causer la mort. Et dans les circonstances, je déclare M. Walker non pas coupable de meurtre, mais coupable d’homicide involontaire coupable.
B. Cour d’appel de la Saskatchewan — juges majoritaires — le juge Cameron (avec l’appui du juge Richards) (2007), 220 C.C.C. (3d) 528, 2007 SKCA 48
[14] Le juge Cameron a cité R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26, à l’appui de la thèse selon laquelle le fait que le juge du procès n’a pas fourni de motifs suffisants pourrait équivaloir à une erreur de droit si l’insuffisance ne peut être corrigée par le dossier et qu’elle est de nature à empêcher un examen valable en appel de la justesse de la décision. À son avis, les motifs du jugement de première instance en l’espèce révèlent l’assise générale de la décision du juge d’acquitter l’accusé de meurtre (défaut d’établir la preuve de mens rea hors de tout doute raisonnable) mais non le fondement de sa conclusion. Plus particulièrement, ils n’indiquent pas si l’acquittement était fondé sur la preuve de l’ivresse de l’accusé ou sur la preuve qu’il avait accidentellement tiré sur la victime, ou sur une quelconque combinaison de ces deux éléments. Cette insuffisance était de nature à empêcher un examen valable en appel de la justesse de la décision. Comme je l’ai mentionné, un nouveau procès a été ordonné.
C. La juge Jackson (dissidente)
[15] Selon la juge Jackson, l’affaire n’était pas particulièrement compliquée : il s’agissait d’une accusation de meurtre au deuxième degré et des défenses d’accident et d’ivresse. Le droit est établi. Il faut interpréter les motifs du juge du procès en tenant compte de la simplicité de l’affaire. Le juge du procès ne s’adressait pas à un jury et a rendu sa décision de vive voix. Ce qui importe, c’est qu’il a clairement conclu que l’intention spécifique de commettre un meurtre n’avait pas été établie. Une fois écartée la défense d’accident, le fondement du verdict est évident. Les motifs sont suffisants pour permettre un examen de l’acquittement fondé sur la défense d’ivresse. Selon la juge Jackson, les motifs de la décision de première instance ne révèlent aucune erreur de droit quant à cette défense. Elle aurait rejeté l’appel.
III. Dispositions législatives pertinentes
[16] Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46
222. (1) Commet un homicide quiconque, directement ou indirectement, par quelque moyen, cause la mort d’un être humain.
. . .
(5) Une personne commet un homicide coupable lorsqu’elle cause la mort d’un être humain :
a) soit au moyen d’un acte illégal;
b) soit par négligence criminelle;
. . .
229. L’homicide coupable est un meurtre dans l’un ou l’autre des cas suivants :
a) la personne qui cause la mort d’un être humain :
(i) ou bien a l’intention de causer sa mort,
(ii) ou bien a l’intention de lui causer des lésions corporelles qu’elle sait être de nature à causer sa mort, et qu’il lui est indifférent que la mort s’ensuive ou non;
. . .
234. L’homicide coupable qui n’est pas un meurtre ni un infanticide constitue un homicide involontaire coupable.
236. Quiconque commet un homicide involontaire coupable est coupable d’un acte criminel passible :
a) s’il y a usage d’une arme à feu lors de la perpétration de l’infraction, de l’emprisonnement à perpétuité, la peine minimale étant de quatre ans;
. . .
676. (1) Le procureur général ou un avocat ayant reçu de lui des instructions à cette fin peut introduire un recours devant la cour d’appel :
a) contre un jugement ou verdict d’acquittement ou un verdict de non‑responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux prononcé par un tribunal de première instance à l’égard de procédures sur acte d’accusation pour tout motif d’appel qui comporte une question de droit seulement;
IV. Analyse
[17] La question qui restait à trancher au procès était de savoir si le ministère public avait établi la mens rea requise pour le meurtre, c’est‑à‑dire si l’appelant avait l’intention de causer la mort de Mme Reynolds ou de lui causer des lésions corporelles qu’il savait être de nature à causer la mort, et qu’il lui était indifférent que la mort s’ensuive ou non (al. 229a) C. cr.).
[18] Le ministère public affirme que les motifs du juge du procès sont à la fois déficients et insaisissables, citant ainsi l’arrêt R. c. Braich, [2002] 1 R.C.S. 903, 2002 CSC 27. À son avis, les motifs du juge du procès sont déficients, car nul ne peut dire s’il a conclu que le meurtre n’avait pas été établi parce qu’il avait au moins un doute raisonnable que l’accusé avait appuyé sur la gâchette accidentellement, ou parce que, si l’appelant avait délibérément appuyé sur la gâchette, il l’avait fait sans savoir dans quelle direction l’arme était pointée, ou parce que, s’il avait délibérément pointé l’arme vers sa conjointe, il avait tiré accidentellement, ou parce que, s’il avait tiré délibérément, il était dans un état d’ivresse tel qu’il ne pouvait avoir formé l’intention spécifique de tuer ou de causer des lésions corporelles qu’il savait être de nature à causer la mort, et qu’il lui était indifférent que la mort s’ensuive ou non. Les juges majoritaires et le juge minoritaire de la Cour d’appel de la Saskatchewan ont apparemment convenu que le juge du procès avait l’obligation d’indiquer clairement si l’acquittement à l’égard de l’accusation de meurtre était fondé sur [traduction] « la preuve de l’ivresse de l’accusé ou sur la preuve qu’il avait accidentellement tiré sur Mme Reynolds, ou sur une quelconque combinaison de ces deux éléments (dans le sens où l’ivresse peut accroître les risques d’accident) » (par. 33). La différence tient à ce que la majorité a jugé que les motifs n’étaient pas clairs sur ce point, alors que la juge dissidente a estimé qu’elle pouvait expliquer l’acquittement sur le fondement de la défense d’ivresse.
[19] Dans Sheppard, la Cour a reconnu l’existence d’une obligation de fournir des motifs suffisants compte tenu d’un certain nombre de raisons de principe. En première instance, les motifs justifient et expliquent le résultat. « Les motifs de jugement constituent le principal mécanisme par lequel les juges rendent compte aux parties et à la population des décisions qu’ils prononcent » (par. 15). La partie qui n’a pas gain de cause a le droit de savoir pourquoi elle a perdu. « Un examen éclairé des moyens d’appel est alors possible. Les membres du public intéressés peuvent constater que justice a été rendue, ou non, selon le cas » (par. 24). « Les tribunaux de première instance, à qui il revient de tirer les conclusions de fait et les inférences essentielles, ne s’acquittent convenablement de leur obligation de rendre compte que si les motifs de leurs décisions sont transparents et accessibles au public et aux tribunaux d’appel » (par. 15). Voir également R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656; R. c. R. (D.), [1996] 2 R.C.S. 291, et R. c. Gagnon, [2006] 1 R.C.S. 621, 2006 CSC 17, par. 13, 14, 19 et 62. De toute évidence, ces considérations s’appliquent autant aux acquittements qu’aux condamnations. Les poursuites judiciaires occasionnent une dépense importante sur le plan des ressources publiques, tant humaines que matérielles, et le ministère public et la police, tout comme l’accusé et le public en général, ont un intérêt légitime à connaître les motifs d’une conclusion défavorable.
[20] L’arrêt Sheppard établit toutefois que « [l]a cour d’appel n’est pas habilitée à intervenir simplement parce qu’elle estime que le juge du procès s’est mal exprimé » (par. 26). Les motifs sont suffisants s’ils répondent aux questions en litige et aux principaux arguments des parties. Leur suffisance doit être mesurée non pas dans l’abstrait, mais d’après la réponse qu’ils apportent aux éléments essentiels du litige. « Le juge de première instance s’acquitte de son obligation lorsque ses motifs sont suffisants pour atteindre l’objectif visé par cette obligation, c’est‑à‑dire lorsque, compte tenu des circonstances de l’espèce, sa décision est raisonnablement intelligible pour les parties et fournit matière à un examen valable en appel de la justesse de la décision de première instance » (par. 55(8)). De plus, « [l]orsque la raison pour laquelle un accusé a été déclaré coupable ou acquitté ressort clairement du dossier, et que l’absence de motifs ou leur insuffisance ne constitue pas un obstacle important à l’exercice du droit d’appel, le tribunal d’appel n’interviendra pas » (par. 46). L’obligation de fournir des motifs « devrait recevoir une interprétation fonctionnelle et fondée sur l’objet » et l’inobservation de cette obligation n’a pas pour effet de créer « un droit d’appel distinct » ou de conférer « en soi le droit à l’intervention d’une cour d’appel » (par. 53).
[21] Le ministère public soutient en l’espèce que les lacunes apparentes des motifs du juge du procès compromettent l’exercice du droit d’appel que lui confère la loi. Or, cet argument doit être apprécié en fonction de son droit limité d’interjeter appel d’un acquittement (« une question de droit seulement » (al. 676(1)a) C. cr.)) par opposition au droit d’appel général accordé par le législateur à l’accusé qui a été reconnu coupable. En particulier, le ministère public n’a aucun droit d’interjeter appel de ce qu’il estime être « acquittement déraisonnable » : R. c. Kent, [1994] 3 R.C.S. 133; R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345, et R. c. Biniaris, [2000] 1 R.C.S. 381, 2000 CSC 15, par. 33.
[22] La différence majeure entre la position du ministère public et celle de l’accusé dans un procès criminel tient à ce que, bien sûr, l’accusé jouit de la présomption d’innocence. L’intervenant, le procureur général de l’Ontario, fait valoir que [traduction] « [l]e fait que l’accusé soit présumé innocent ne change absolument rien à l’obligation qu’a le juge d’appliquer correctement tous les principes juridiques applicables » (mémoire, par. 7). Cela est vrai, mais tandis que l’accusé ne peut être déclaré coupable que si la poursuite établit chacun des éléments factuels de l’infraction au‑delà de tout doute raisonnable, cette exigence ne s’applique pas à un acquittement qui, contrairement à une condamnation, peut reposer simplement sur l’absence de preuve. Le juge du procès peut juste conclure qu’un ou plusieurs des éléments de l’infraction n’ont « pas été établis » selon la norme criminelle. Cette différence ne dispense pas le juge du procès de motiver l’acquittement de façon intelligible, mais elle est nécessairement pertinente pour déterminer si les motifs sont lacunaires au point d’empêcher un examen valable en appel.
[23] Soit dit en tout respect, les motifs du juge du procès en l’espèce expliquent adéquatement les raisons de l’acquittement à l’égard de l’accusation de meurtre au deuxième degré. Le ministère public avait prouvé l’homicide coupable hors de tout doute raisonnable (par. 222(5) C. cr.). Cette conclusion posait le fondement nécessaire à la condamnation pour homicide involontaire coupable. Il restait à déterminer si le ministère public avait également établi la mens rea requise pour le meurtre, c’est‑à‑dire si l’appelant a eu l’intention de causer la mort de sa conjointe, ou de lui causer des lésions corporelles qu’il savait être de nature à causer sa mort, et qu’il lui était indifférent que la mort s’ensuive ou non (al. 229a) C. cr.).
[24] Le ministère public soutient que le juge du procès devait au moins indiquer si le doute raisonnable qu’il avait quant à la mens rea requise pour le meurtre reposait sur l’ivresse, l’accident, ou une combinaison de ces deux éléments. Soit dit en tout respect pour l’opinion contraire des juges de la Cour d’appel de la Saskatchewan, les motifs du juge du procès à cet égard sont intelligibles lorsqu’ils sont appréciés pour les besoins d’un examen en appel. On constate que le juge du procès a conclu que l’homicide coupable résultait d’un accident attribuable à l’alcool, ou de ce que le juge Cameron a décrit comme [traduction] « une quelconque combinaison de ces deux éléments (en ce sens que l’ivresse peut accroître les risques d’accident) » (par. 33). Le juge du procès n’a pas conclu que la consommation d’alcool avait empêché l’appelant de former l’intention requise pour le meurtre. Il a plutôt conclu (certes, en des termes curieux) :
[traduction] Même s’il ne s’agit pas d’une conclusion de fait précise, j’ai la nette impression que M. Walker, en partie à cause des effets de l’alcool et en partie à cause de sa personnalité, a agi par bravade ou par machisme au moment où il a tiré. Il a brandi son dernier jouet pour tenter d’intimider Mme Reynolds et de lui montrer sa déception devant son refus de partager son désir de faire l’amour à trois et parce qu’elle avait eu l’effronterie de quitter le bar sans lui. [Je souligne; par. 49.]
[25] L’intervenant, le procureur général de l’Ontario, invoque l’arrêt majoritaire R. c. Kendall (2005), 198 C.C.C. (3d) 205 (C.A. Ont.), à l’appui de la thèse selon laquelle, pour prononcer un acquittement, le juge du procès [traduction] « doit tirer des “conclusions de fait” en faveur de [l’accusé] » (mémoire, par. 9). Il est difficile de voir un quelconque parallèle avec l’arrêt Kendall, où l’intégralité des motifs tient en deux phrases :
[traduction] Shannon Kendall a plaidé non coupable à l’accusation de conduite avec facultés affaiblies et à l’accusation d’avoir conduit un véhicule à moteur alors que son alcoolémie dépassait 80 mg d’alcool par 100 ml de sang, le 10 mai 2002. Je souscris aux observations formulées pour le compte de l’accusée et acquitte cette dernière des deux accusations. [par. 3]
[26] En l’espèce, le juge du procès a déclaré, de façon quelque peu énigmatique il est vrai, que sa « nette impression » n’était pas une « conclusion de fait », mais il l’a néanmoins présentée comme étant l’explication de la conclusion à laquelle il arrive tout de suite après :
[traduction] Aussi répugnante et totalement méprisable que cette conduite puisse me paraître, elle n’équivaut pas, et je ne saurais conclure le contraire, à une intention de tuer ou à une intention de causer des lésions corporelles de nature à causer la mort. Et dans les circonstances, je déclare M. Walker non pas coupable de meurtre, mais coupable d’homicide involontaire coupable. [par. 50]
La « nette impression » du juge du procès était bien étayée par la preuve. (Le ministère public conteste que l’explication de l’appelant qui figure dans le jugement de première instance n’ait pas été faite sous serment. Elle se trouve toutefois dans une déclaration faite à la police qui a été versée en preuve par le ministère public.) Le coup de feu a été tiré, a conclu le juge du procès, [traduction] « en partie à cause des effets de l’alcool ». Le comportement de l’appelant la nuit en question, avant et après le coup de feu, compromet toute défense d’ivresse. Le juge du procès a mentionné le niveau relatif de cohérence que l’appelant a démontré dans son interaction avec M. Deschamps et Mme Reynolds sur le chemin du retour, notamment ce qu’il a dit à son ami avant le coup de feu ([traduction] « ça va être tout un spectacle, on va voir arriver la police »), l’appel au 911 immédiatement après le coup de feu et, par la suite, la fabrication manipulatrice de mensonges incohérents mais intéressés, la présence d’esprit dont il a fait preuve en cachant le fusil immédiatement et son autre comportement après le coup de feu, alors qu’il marchait de long en large dans la pièce avec un enfant dans les bras, parlait au téléphone et avait une conversation avec la police. Au contraire, l’effet de l’alcool a constitué un facteur déstabilisant qui a transformé une tentative « machiste » d’intimider et d’impressionner Mme Reynolds en une tragédie que le juge du procès n’a pas été en mesure de considérer qu’elle procédait d’une intention de [traduction] « tuer ou [. . .] de causer des lésions corporelles de nature à causer la mort ». Une interprétation objective de l’ensemble des motifs du juge du procès m’amène à conclure que le doute raisonnable qu’il a eu quant à l’intention vient de ce qu’il a estimé être la possibilité réelle que le coup de feu ait résulté d’un accident où la consommation d’alcool a joué un rôle important. Je souscris aux propos suivants du juge Sharpe, dissident quant au résultat dans Kendall :
[traduction] Il n’est pas nécessaire que le doute raisonnable repose sur des conclusions factuelles du même type que celles qui sont requises pour étayer une déclaration de culpabilité. Le doute raisonnable naît lorsque le fondement adéquat fait défaut. [par. 98]
[27] Selon Sheppard, « [l]orsque la raison pour laquelle un accusé a été déclaré coupable ou acquitté ressort clairement du dossier, et que l’absence de motifs ou leur insuffisance ne constitue pas un obstacle important à l’exercice du droit d’appel, le tribunal d’appel n’interviendra pas » (par. 46). Bien que les motifs du juge du procès, prononcés oralement, soient loin de la perfection, il ne s’agit pas là du critère applicable. Ils n’étaient pas insuffisants au point de porter atteinte au droit d’appel limité du ministère public. Il n’existait donc aucune erreur de droit ni aucun motif sur lequel le ministère public aurait pu s’appuyer pour invoquer avec succès les dispositions de l’al. 676(1)a) C. cr. relatives à son droit d’appel limité.
V. Dispositif
[28] Le pourvoi est accueilli. La décision de la Cour d’appel de la Saskatchewan est annulée et l’acquittement à l’égard de l’accusation de meurtre est rétabli. La déclaration de culpabilité quant à l’accusation d’homicide involontaire coupable n’a pas été portée en appel et est maintenue.
Pourvoi accueilli.
Procureur de l’appelant : Saskatchewan Legal Aid Commission, Moose Jaw.
Procureur de l’intimée : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.
Procureur de l’intervenant : Procureur général de l’Ontario, Toronto.