COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, [2007] 2 R.C.S. 801, 2007 CSC 34
Date : 20070713
Dossier : 31067
Entre :
Dell Computer Corporation
Appelante
et
Union des consommateurs et Olivier Dumoulin
Intimés
‑ et ‑
Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada,
Centre pour la défense de l’intérêt public, ADR Chambers Inc.,
ADR Institute of Canada, inc., et Cour d’arbitrage international de Londres
Intervenants
Traduction française officielle : Motifs des juges Bastarache et LeBel
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 121)
Motifs conjoints dissidents :
(par. 122 à 242)
La juge Deschamps (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Abella, Charron et Rothstein)
Les juges Bastarache et LeBel (avec l’accord du juge Fish)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
______________________________
Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, [2007] 2 R.C.S. 801, 2007 CSC 34
Dell Computer Corporation Appelante
c.
Union des consommateurs et Olivier Dumoulin Intimés
et
Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada,
Centre pour la défense de l’intérêt public, ADR Chambers Inc.,
ADR Institute of Canada et Cour d’arbitrage international
de Londres Intervenants
Répertorié : Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs
Référence neutre : 2007 CSC 34.
No du greffe : 31067.
2006 : 13 décembre; 2007 : 13 juillet.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Mailhot et Morissette, et la juge Lemelin (ad hoc)), [2005] R.J.Q. 1448, [2005] J.Q. no 7011 (QL), 2005 QCCA 570, qui a confirmé une décision de la juge Langlois, J.E. 2004‑457, [2004] J.Q. no 155 (QL). Pourvoi accueilli, les juges Bastarache, LeBel et Fish sont dissidents.
Mahmud Jamal, Anne‑Marie Lizotte et Dominic Dupoy, pour l’appelante.
Ronald Bourguignon, Yves Lauzon et Careen Hannouche, pour les intimés.
Mistrale Goudreau et Philippa Lawson, pour les intervenants la Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada et le Centre pour la défense de l’intérêt public.
J. Brian Casey, Janet E. Mills et John Pirie, pour l’intervenante ADR Chambers Inc.
Stefan Martin et Margaret Weltrowska, pour l’intervenante ADR Institute of Canada.
Pierre Bienvenu, Frédéric Bachand et Azim Hussain, pour l’intervenante la Cour d’arbitrage international de Londres.
Le jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Deschamps, Abella, Charron et Rothstein a été rendu par
1 La juge Deschamps — La multiplication des échanges commerciaux alimente sans contredit le développement des normes régissant les relations internationales. Les modes amiables de règlement des litiges, dont l’arbitrage, font partie des moyens que la communauté internationale a retenus afin d’améliorer l’efficacité des rapports économiques. De façon concomitante, au Québec, l’arbitrage a pris un essor considérable en raison de la flexibilité que ce régime offre par rapport au système de justice traditionnel.
2 Le présent pourvoi s’inscrit dans le cadre du débat sur la place de l’arbitrage dans le système québécois de justice civile. Plus précisément, la Cour est appelée à se pencher, dans le contexte d’un litige interne, sur la validité et l’applicabilité d’une convention d’arbitrage au regard des règles du droit québécois et du droit international et à déterminer qui de l’arbitre ou du tribunal judiciaire devrait se prononcer en premier sur ces questions.
3 Le respect de la cohérence interne du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 (« C.c.Q. »), commande une interprétation contextuelle, qui a pour effet de limiter aux situations comportant un élément d’extranéité pertinent la portée des dispositions du titre traitant de la compétence internationale des autorités du Québec. Parce que la prohibition visant la renonciation à la compétence des autorités québécoises prévue par l’art. 3149 C.c.Q. fait partie du titre traitant de la compétence internationale des autorités du Québec, elle ne s’applique qu’aux situations comportant un élément d’extranéité pertinent. Étant à la base une institution neutre, l’arbitrage ne comporte en lui-même aucun élément d’extranéité. Un tribunal d’arbitrage n’a de liens de rattachement que ceux qui sont voulus par les parties à la convention d’arbitrage. L’indépendance et la neutralité territoriale de l’arbitrage sont des caractéristiques qu’il faut promouvoir et préserver pour favoriser le développement de cette institution. En l’espèce, à l’époque où elle a été invoquée, la clause d’arbitrage n’était prohibée par aucune disposition législative québécoise. En conséquence, pour les motifs exprimés ci-après, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, de renvoyer la demande de M. Dumoulin à l’arbitrage et de rejeter la requête pour autorisation d’exercer un recours collectif.
1. Faits
4 Dell Computer Corporation (« Dell ») est une société qui vend au détail, par Internet, du matériel informatique. Elle a son siège canadien à Toronto ainsi qu’un établissement à Montréal. En fin d’après-midi, le vendredi 4 avril 2003, sur le site Internet anglais de Dell, les pages de commande indiquent le prix de 89 $ au lieu de 379 $ pour l’ordinateur de poche Axim X5 300 MHz et le prix de 118 $ au lieu de 549 $ pour l’ordinateur de poche Axim X5 400 MHz. Les pages du site qui annoncent les produits donnent cependant les bons prix. Le 5 avril, Dell est informée des erreurs et bloque l’accès aux pages de commande erronées par l’adresse usuelle; ces pages ne sont toutefois pas retirées du site. Le matin du 7 avril, M. Olivier Dumoulin, un consommateur québécois, est informé de ces prix par une de ses connaissances qui lui transmet le détail de liens, qualifiés par les parties de « liens profonds ». Ces liens permettent d’accéder aux pages de commande sans passer par la voie usuelle, soit la page d’accueil et les pages d’annonce. En somme, les liens profonds permettent de contourner les mesures prises par Dell. Empruntant un lien profond, M. Dumoulin commande un ordinateur au prix de 89 $. Peu de temps après la commande de M. Dumoulin, Dell corrige les deux erreurs de prix. Le même jour, Dell publie un avis de correction de prix et annonce simultanément son refus de donner suite aux commandes d’ordinateurs aux prix de 89 $ et 118 $. Un employé de Dell témoigne au procès que, durant cette fin de semaine, 354 consommateurs québécois ont commandé au total 509 de ces ordinateurs Axim, alors qu’en moyenne, au Québec, il ne s’en vend que 1 à 3 par fin de semaine.
5 Le 17 avril, M. Dumoulin met Dell en demeure d’honorer sa commande au prix de 89 $. Devant le refus de Dell, l’Union des consommateurs et M. Dumoulin (« Union ») déposent une requête en autorisation d’exercer un recours collectif contre Dell. Dell demande le renvoi de la demande de M. Dumoulin à l’arbitrage en vertu de la clause d’arbitrage faisant partie des conditions de vente et le rejet de la requête en recours collectif. L’Union plaide que la clause d’arbitrage est nulle et, de toute façon, inopposable à M. Dumoulin.
2. Historique judiciaire
6 La juge de première instance souligne que la clause d’arbitrage précise que l’arbitrage est régi par les règles du National Arbitration Forum (« NAF »), qui est « situé aux États-Unis », ce qui l’amène à conclure à l’existence d’un élément d’extranéité suivant les règles du droit international privé québécois et à l’application de la prohibition de l’art. 3149 C.c.Q. tel qu’il a été interprété dans l’arrêt Dominion Bridge Corp. c. Knai, [1998] R.J.Q. 321 (C.A.). Selon la juge, la clause d’arbitrage est inopposable à M. Dumoulin. Elle examine ensuite les critères donnant ouverture à l’exercice d’un recours collectif et autorise le recours contre Dell ([2004] J.Q. no 155 (QL)).
7 La Cour d’appel rejette le pourvoi formé par Dell à l’encontre de cette décision ([2005] R.J.Q. 1448, 2005 QCCA 570). D’abord, elle exprime son désaccord avec l’application par la Cour supérieure des règles du droit international privé québécois. La Cour d’appel est d’avis qu’il ne s’agit pas d’une situation où le consommateur a renoncé à la compétence des autorités québécoises. Elle signale que les parties admettent que le litige est régi par les lois applicables au Québec et que l’arbitrage peut être tenu au Québec. Selon la Cour d’appel, il ne s’agit pas d’un cas d’application de l’arrêt Dominion Bridge, où un élément d’extranéité entraînait l’application de l’art. 3149 C.c.Q. La Cour d’appel conclut cependant que la clause d’arbitrage est externe au contrat. Comme Dell n’a pas prouvé que la clause avait été portée à la connaissance du consommateur, elle lui est inopposable suivant l’art. 1435 C.c.Q. La Cour d’appel traite ensuite brièvement de l’arbitrabilité d’une question relevant de la Loi sur la protection du consommateur, L.R.Q., ch. P-40.1, et juge que le législateur québécois n’a pas eu l’intention, en cette matière, d’écarter tout arbitrage. Enfin, elle expose l’argument suivant lequel la procédure de recours collectif aurait préséance sur l’arbitrage, mais ne le retient pas, mentionnant plutôt que les différends qui ne peuvent être soumis à l’arbitrage sont prévus par le Code civil du Québec et par des lois spécifiques.
8 Le 9 novembre 2006, le ministre de la Justice du Québec a déposé devant l’Assemblée nationale le projet de loi 48, Loi modifiant la Loi sur la protection du consommateur et la Loi sur le recouvrement de certaines créances (2e sess., 37e lég.) (« Loi 48 »). L’une de ses dispositions prévoit qu’il est interdit d’imposer à un consommateur le recours à l’arbitrage en cas de litige. La Loi 48, qui est entrée en vigueur le lendemain de l’audition du présent pourvoi devant la Cour, ne comporte pas de disposition transitoire applicable à la présente affaire.
3. Position des parties
9 Devant notre Cour, les parties reprennent les arguments soulevés devant la Cour supérieure et la Cour d’appel. En particulier, Dell soutient que la clause d’arbitrage n’est prohibée par aucune disposition législative québécoise. Elle ne serait donc ni contraire à l’ordre public, ni prohibée par l’art. 3149 C.c.Q., ni externe ni abusive. De plus, Dell soutient que les tribunaux se limitent à une analyse sommaire (appelée aussi — prima facie —) de la validité des clauses d’arbitrage, laissant à l’arbitre la responsabilité de les évaluer au fond. Cette approche, qui découle du principe dit de « compétence-compétence », a, selon Dell, été implicitement adoptée par la Cour dans Desputeaux c. Éditions Chouette (1987) inc., [2003] 1 R.C.S. 178, 2003 CSC 17, et elle aurait dû être appliquée en l’espèce par la Cour supérieure pour renvoyer le dossier à l’arbitre, afin qu’il évalue la validité de la clause au regard des arguments plaidés par l’Union. Cette dernière ne se prononce pas sur l’intensité de l’examen de la validité de la clause d’arbitrage, mais prend une position inverse à celle de Dell sur tous les autres points.
10 À la suite de l’entrée en vigueur de la Loi 48, la Cour a demandé aux parties de présenter des observations écrites concernant l’applicabilité de cette loi à la présente affaire. Dell avance trois arguments au soutien de sa prétention suivant laquelle la Loi 48 n’a aucun effet sur la présente affaire : d’abord, cette loi n’a pas d’effet rétroactif; ensuite, la loi nouvelle ne peut s’appliquer aux litiges en cours d’instance; enfin, Dell invoque un droit acquis à la procédure d’arbitrage prévue par le contrat intervenu avec M. Dumoulin. L’Union ne fait valoir qu’un seul argument : la disposition qui traite des clauses d’arbitrage ne fait que confirmer une prohibition déjà en vigueur.
11 Les questions soulevées par les parties sont nombreuses. Dans le contexte du présent litige, celle qui me paraît la plus importante touche à l’application de l’art. 3149 C.c.Q. Cette question est non seulement potentiellement déterminante pour les parties, mais elle concerne aussi l’ordonnancement des règles dans le Code civil du Québec; la réponse qui y sera donnée aura des répercussions sur l’interprétation des autres dispositions du titre dans lequel figure cet article et sur l’interprétation du Code en général. L’analyse de ce point m’amènera à me pencher sur l’influence des normes internationales sur le droit québécois. Ces normes sont aussi pertinentes pour répondre à une autre question, celle de l’application du principe de compétence-compétence à l’examen de la demande de renvoi à l’arbitrage. Je conclurai que l’arbitre a compétence pour évaluer la validité et l’applicabilité de la clause d’arbitrage et que, sauf exceptions, la décision sur la compétence devrait lui appartenir en premier lieu. Cependant, compte tenu de l’état du dossier, je traiterai de toutes les questions soulevées.
4. Application de l’art. 3149 C.c.Q.
12 Il est utile de rappeler le texte et le contexte de la disposition dont l’application est en litige. Cette disposition est rédigée ainsi :
3149. Les autorités québécoises sont, en outre, compétentes pour connaître d’une action fondée sur un contrat de consommation ou sur un contrat de travail si le consommateur ou le travailleur a son domicile ou sa résidence au Québec; la renonciation du consommateur ou du travailleur à cette compétence ne peut lui être opposée.
Elle fait partie du titre troisième « De la compétence internationale des autorités du Québec », lequel se trouve dans le livre dixième du Code civil du Québec « Du droit international privé ». La Cour doit décider si cette disposition s’applique en l’espèce. À mon avis, elle ne s’applique que dans les situations comportant un élément d’extranéité pertinent qui justifie le recours aux règles du droit international privé québécois. J’explique pourquoi.
4.1 Contexte d’application des règles de compétence internationale des autorités québécoises
4.1.1 Objet et conséquences de la codification du droit international privé dans le Code civil du Québec
13 Lorsque le législateur québécois amorce la réforme du droit civil au milieu du 20e siècle, sa démarche s’inscrit dans la plus pure tradition civiliste. Le professeur Crépeau dit ceci à cet égard :
Le Code civil constitue un ensemble organique, ordonné, structuré, agencé et cohérent des matières substantielles de droit privé, régissant, dans la tradition civiliste, la condition juridique des personnes et des biens, de même que les relations entre les personnes elles-mêmes, et les rapports entre les personnes et les biens.
(P.-A. Crépeau, « Une certaine conception de la recodification », dans Du Code civil du Québec : Contribution à l’histoire immédiate d’une recodification réussie (2005), 23, p. 40)
14 La codification implique donc une réflexion sur l’ensemble des normes et sur leur organisation à l’intérieur d’un document central dans le but de simplifier les règles, de les clarifier et, ainsi, de les rendre plus accessibles. L’organisation des normes constitue une caractéristique essentielle de la codification. Les professeurs Brierley et Macdonald décrivent l’impact de cette caractéristique sur la présentation et l’interprétation du Code civil :
[traduction] Plusieurs postulats quant à la forme sous‑tendent l’édification d’un code civil. Ils ont en commun d’être liés aux notions de rationalité et de systématisation, si bien décrites par l’expression « rationalité formelle » utilisée par Weber. Affirmer qu’un code civil est et doit être considéré comme systématique et organisé rationnellement suppose qu’il correspond à un modèle intégré de présentation du droit qui a été choisi consciemment et suivi avec constance. . .
. . .
Le caractère rationnel et systématique du Code touche également son mode de présentation. Une des caractéristiques principales du Code est sa structure taxinomique, qui influe tant sur son organisation que sur son style de rédaction. Tout comme la simple existence d’un Code désigné sous le nom de « Code civil » présuppose un univers juridique plus vaste qui peut être divisé et subdivisé — en droit public et droit privé; puis, à l’intérieur du droit privé, en droit procédural et droit substantiel; et, à l’intérieur du droit privé substantiel, en droit commercial et droit civil — le même modèle taxinomique est transposé dans le Code lui‑même. Ce dernier est d’abord divisé en grands livres — par exemple, des personnes, des biens, des modes d’acquisition des biens, du droit commercial — chacun d’eux étant subdivisés en titres. Les titres du Code sont subdivisés en chapitres qui, à leur tour, sont divisés en sections et parfois en sous‑sections. Ainsi, toutes les notions relevant d’un domaine particulier du droit sont dérivées logiquement des principes fondamentaux, développées méticuleusement et ordonnées systématiquement. . .
Dans ce mode de présentation architectonique, la liste des objets sélectionnés et leur ordonnancement servent à préciser la signification que chacun d’eux peut avoir. Les choix organisationnels initiaux influent directement sur la façon dont le Code s’adapte aux changements de circonstances. . .
(J. E. C. Brierley et R. A. Macdonald, Quebec Civil Law : An Introduction to Quebec Private Law (1993), p. 102‑104)
15 Dans ses commentaires sur le Code civil du Québec, le ministre de la Justice du Québec confirme que le Code « constitue un ensemble législatif structuré et hiérarchisé » : Commentaires du ministre de la Justice (1993), t. I, p. VII. Il ne saurait donc être question de tenir pour acquis que les dispositions du Code civil du Québec ont été placées dans un titre ou dans un autre de façon éparse et sans souci de cohérence de la part des juristes qui ont participé à la réforme. Le processus de codification suppose l’ordonnancement des normes et les dispositions du titre sur la compétence internationale des autorités du Québec reflètent cette philosophie générale de la codification.
4.1.2 Le domaine du droit international privé
16 Le droit international privé est la branche du droit interne de chaque État qui régit les rapports de nature privée dont la portée « excède le cadre d’un seul ordre juridique national » : É. Wyler et A. Papaux, « Extranéité de valeurs et de systèmes en droit international privé et en droit international public », dans É. Wyler et A. Papaux, dir., L’extranéité ou le dépassement de l’ordre juridique étatique (1999), 239, p. 241. Comme chaque État possède le pouvoir d’adopter son propre système de règles, il en résulte une variété de conceptions du droit international privé. Ainsi, pour certains pays, ce domaine se limite aux questions relatives aux conflits de lois, alors qu’en France, le droit international privé couvre un plus large domaine et s’étend également aux questions concernant la condition des étrangers et la nationalité des personnes. Le droit international privé anglais a adopté une conception intermédiaire et régit généralement trois types de questions : (i) les conflits de lois, (ii) les conflits de juridictions et (iii) la reconnaissance et l’exécution des décisions étrangères : Dicey, Morris and Collins on the Conflict of Laws (14e éd. 2006), vol. 1, p. 4; P. North et J. J. Fawcett, Cheshire and North’s Private International Law (13e éd. 1999), p. 7. Mais qu’en est-il du droit québécois?
4.1.3 Historique législatif du droit international privé québécois
17 Les premières règles du droit international privé québécois étaient naturellement inspirées du droit français. À l’image du Code Napoléon, le Code civil du Bas Canada ne contenait qu’un nombre limité d’articles qui, avec quelques dispositions du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25 (« C.p.c. »), et de lois particulières, ont composé, jusqu’à l’adoption du Code civil du Québec en 1991, le droit international privé québécois.
18 Alors que le droit international privé québécois traversait, au 19e et au début du 20e siècle, une période de stagnation relative, un nombre grandissant d’États ont emprunté la voie de la codification, adoptant des règles de plus en plus complètes et systématiques : B. Audit, Droit international privé (4e éd. 2006), par. 37; A. N. Makarov, « Sources », dans International Association of Legal Science, International Encyclopedia of Comparative Law, vol. III, Private International Law (1972), ch. 2, p. 4-5. Le projet de codification du droit international privé québécois s’est inscrit dans ce dernier mouvement et a fait partie du projet général de réforme du Code civil officiellement confié en 1965 à l’Office de révision du Code civil (« Office »).
19 En 1975, un premier projet de codification des règles de droit international privé québécois a été soumis à l’Office par son comité du droit international privé, que présidait le professeur J.-G. Castel. Le contenu de ce rapport a été légèrement modifié et intégré deux ans plus tard dans le livre neuvième du Projet de Code civil (Office de révision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Québec (1978), vol. I, Projet de Code civil, p. 597 et suiv.). Le chapitre préliminaire et le chapitre I énoncent des dispositions d’ordre général. Le chapitre II porte sur les conflits de lois alors que le chapitre III traite des conflits de juridictions. Les chapitres IV et V traitent de la reconnaissance et de l’exécution des décisions étrangères et des sentences arbitrales étrangères. Enfin, le chapitre VI codifie les immunités de juridiction civile et d’exécution dont jouissent les États étrangers et certains autres acteurs internationaux.
20 La structure de ce livre témoigne de l’adoption par le législateur québécois de la conception intermédiaire du droit international privé anglais, telle que l’ont décrite les auteurs Dicey, Morris et Collins et North et Fawcett mentionnés précédemment. Cette décision de l’Office est le résultat d’un processus qui s’est échelonné sur plusieurs années.
21 L’Office précise que l’adoption du chapitre III traitant des conflits de juridictions vise à suppléer à l’absence de règles propres au droit international privé, situation qui obligeait les tribunaux à recourir aux dispositions du Code de procédure civile traitant des districts judiciaires au Québec où les actions pouvaient être intentées :
Pour remédier à cet état de choses et distinguer entre la compétence internationale et la compétence locale, il a paru nécessaire de présenter des règles s’appliquant uniquement à des situations contenant un élément d’extranéité. [Je souligne.]
(Office de révision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Québec (1978), vol. II, t. 2, Commentaires, p. 981)
22 Les Commentaires du ministre de la Justice accompagnant le texte final du Code civil du Québec soulignent, à de multiples reprises, que le champ d’application des diverses sections du livre dixième du Code civil vise les situations juridiques « présentant un élément d’extranéité ». Cette précision est expressément reprise dans l’introduction du titre troisième sur la compétence internationale des autorités québécoises (t. II, p. 1998). Le ministre réitère aussi les commentaires de l’Office sur la nécessité de créer, pour le droit international privé, un régime de règles de compétence juridictionnelle distinct de celui prévu au Code de procédure civile auquel se reportaient les tribunaux jusque-là :
Comme il n’existait pas de règles pour déterminer la compétence des autorités du Québec dans les litiges présentant un élément d’extranéité, la jurisprudence avait étendu à ces situations les règles de compétence du droit interne, prévues au Code de procédure civile.
L’objectif général du Titre troisième est de remédier à cette lacune, en prévoyant des règles spécifiques pour déterminer la compétence internationale des autorités du Québec . . .
(Commentaires du ministre de la Justice, t. II, p. 1998)
23 Ces commentaires mettent en lumière la distinction entre les règles de compétence régissant les litiges purement internes et celles qui, en raison d’un élément d’extranéité, font partie du droit international privé. Pour les litiges internes, le Code de procédure civile règle la question de la compétence juridictionnelle. En l’espèce, ce sont les art. 31 et 1000 C.p.c. qui attribuent compétence à la Cour supérieure du Québec en matière de recours collectif.
24 Compte tenu du fait que les litiges internes sont régis par les dispositions générales du droit interne québécois, il n’y a pas de raison de recourir aux règles traitant de la compétence internationale des autorités québécoises lorsqu’un litige ne présente aucun élément d’extranéité.
4.2 Notion d’extranéité
25 Quel est cet élément d’extranéité omniprésent dans la littérature sur le droit international privé? Peu d’analyses y sont consacrées. Il faut dire que l’aspect international ressort habituellement dans les litiges où les règles du droit international privé sont invoquées, d’où l’absence de nécessité pour les tribunaux de s’étendre sur les paramètres de cette notion d’extranéité. On trouve une mention de cette notion dans l’arrêt Quebecor Printing Memphis Inc. c. Regenair Inc., [2001] R.J.Q. 966 (C.A.), par. 17, où le juge Philippon (ad hoc), dissident sur une autre question, énonce l’étape initiale de la méthode d’analyse en droit international privé :
Dans un premier temps, il fallait déterminer si le litige était relatif à une situation internationale ou à un événement transf[r]ontalier ou présentant un élément d’extranéité. [Italique omis.]
26 Il est cependant possible de cerner cet élément d’extranéité. Il doit s’agir d’« un point de contact juridiquement pertinent avec un État étranger », c’est-à-dire un contact suffisant pour jouer un rôle dans la détermination de la juridiction compétente : J. A. Talpis et J.-G. Castel, « Le Code Civil du Québec : Interprétation des règles du droit international privé », dans La réforme du Code civil (1993), t. 3, 801, p. 870 (je souligne); Castel & Walker : Canadian Conflict of Laws (feuilles mobiles), vol. 1, p. 1-1; voir aussi Wyler et Papaux, p. 256.
27 Comme notre droit international privé est d’inspiration anglaise, il est utile d’examiner l’état du droit anglais sur cette question. Voici comment les auteurs North et Fawcett définissent le droit international privé :
[traduction] Le droit international privé est donc la partie du droit qui entre en jeu lorsque la question soumise au tribunal concerne un fait, un événement ou une opération ayant un lien si étroit avec un système de droit étranger qu’il faut nécessairement recourir à ce système. [Je souligne; p. 5.]
Cette définition se rapproche de celle adoptée par les auteurs canadiens et contient une notion familière à bien des systèmes de droit international privé : le facteur de rattachement à un régime particulier. Il s’ensuit que l’élément d’extranéité et le facteur de rattachement sont deux notions qui se recoupent. Un auteur décrit ainsi ce qu’est un facteur de rattachement :
[traduction] Le facteur de rattachement est l’élément factuel propre à l’affaire que l’on choisit pour rattacher une question de droit à un système juridique. Le facteur de rattachement détermine le droit applicable ou la compétence d’un tribunal. Par exemple, si les faits soulèvent une question de succession ab intestat mobilière, l’élément factuel choisi pour la désignation du droit applicable pourrait être le lieu du dernier domicile du défunt, son dernier lieu de résidence habituelle ou sa nationalité, ou le lieu où se trouvent les biens meubles. De même, un de ces facteurs de rattachement pourrait servir à déterminer la compétence d’un tribunal à l’égard d’une succession ab intestat mobilière.
(F. Vischer, « Connecting Factors », dans International Association of Legal Science, International Encyclopedia of Comparative Law, vol. III, Private International Law (1999), ch. 4, p. 3)
Voir aussi Y. Loussouarn, P. Bourel et P. de Vareilles-Sommières, Droit international privé (8e éd. 2004), p. 2. Le droit international privé québécois reconnaît lui aussi les concepts de facteur de rattachement et d’élément d’extranéité : Talpis et Castel, p. 870; C. Emanuelli, Droit international privé québécois (2e éd. 2006), p. 11-12.
28 Rattachement et extranéité peuvent donc se chevaucher. Le facteur de rattachement est un lien avec le système juridique interne ou un système juridique étranger, alors que l’élément d’extranéité signale la possibilité d’un lien avec un système juridique étranger. Ainsi, dans une action personnelle intentée au Québec, le domicile québécois du défendeur constitue un facteur de rattachement au droit québécois mais non un élément d’extranéité, alors que le domicile anglais du défendeur sera considéré à la fois comme un facteur de rattachement au ressort anglais et un élément d’extranéité par rapport au régime québécois. Plusieurs des facteurs de rattachement énumérés dans la définition ci-dessus du professeur Vischer sont d’ailleurs communs à la majorité des régimes de droit international privé (voir en ce sens les énumérations figurant dans Loussouarn, Bourel et de Vareilles-Sommières, p. 2; North et Fawcett, p. 5).
29 Un État peut préciser les facteurs de rattachement ou d’extranéité qu’il estime pertinents. Au Québec, le législateur a retenu plusieurs facteurs faisant déjà partie des principaux systèmes occidentaux de droit international privé. Dans le titre du Code civil du Québec sur les conflits de lois, ces facteurs sont répartis dans quatre grandes catégories qui font chacune l’objet d’un chapitre distinct : premièrement, les facteurs personnels, dont le principal est le lieu du domicile; deuxièmement, les facteurs réels; troisièmement, les facteurs liés aux obligations, par exemple le lieu où le contrat est conclu; quatrièmement, les facteurs reliés à la procédure — celle-ci suivant généralement la loi du lieu du tribunal saisi du litige (art. 3083 à 3133 C.c.Q.).
30 Pour ce qui est de la compétence internationale des autorités du Québec, qui fait l’objet d’un titre distinct, le législateur a aussi prévu certains facteurs de rattachement. Parmi ceux-ci, le lieu du domicile d’une des parties figure encore en tête de liste. L’article 3148 C.c.Q. l’illustre bien :
3148. Dans les actions personnelles à caractère patrimonial, les autorités québécoises sont compétentes dans les cas suivants :
1° Le défendeur a son domicile ou sa résidence au Québec;
2° Le défendeur est une personne morale qui n’est pas domiciliée au Québec mais y a un établissement et la contestation est relative à son activité au Québec;
3° Une faute a été commise au Québec, un préjudice y a été subi, un fait dommageable s’y est produit ou l’une des obligations découlant d’un contrat devait y être exécutée;
4° Les parties, par convention, leur ont soumis les litiges nés ou à naître entre elles à l’occasion d’un rapport de droit déterminé;
5° Le défendeur a reconnu leur compétence.
Cependant, les autorités québécoises ne sont pas compétentes lorsque les parties ont choisi, par convention, de soumettre les litiges nés ou à naître entre elles, à propos d’un rapport juridique déterminé, à une autorité étrangère ou à un arbitre, à moins que le défendeur n’ait reconnu la compétence des autorités québécoises.
Voir aussi les art. 3134, 3141 à 3147, 3149, 3150, 3154, al. 2 C.c.Q. Par ailleurs, sont également considérés le lieu où un préjudice est subi ou un fait dommageable s’est produit (art. 3148, al. 1(3) C.c.Q.), ainsi que le lieu où le bien en litige est situé (art. 3152 à 3154, al. 1 C.c.Q.).
31 On remarque que le lien commun entre ces facteurs traditionnels est leur rattachement concret au for québécois; on infère que si le droit international privé est mis en cause, c’est qu’un élément d’extranéité tout aussi concret peut faire jouer un régime juridique étranger. Malgré les développements dont je viens de faire état, il convient tout de même de s’interroger sur le postulat suivant lequel les règles du droit international privé québécois n’entrent en jeu qu’en présence d’un élément d’extranéité.
32 Dans le Projet de Code civil de l’Office, il était clair que l’élément d’extranéité était requis. Dans ses commentaires sur la disposition traitant de la loi applicable aux actes juridiques, l’Office a dit ceci :
On notera que le texte s’applique aux actes juridiques présentant un caractère international. Les parties ne peuvent se référer à une loi quelconque, qui n’aurait aucun rapport avec leur acte, à moins que ce dernier ne présente un élément d’extranéité.
(Office de révision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Québec, vol. II, t. 2, Commentaires p. 993 (commentaires sur l’art. 21 du livre neuvième du Projet de Code civil))
Au sujet de l’art. 48 du livre neuvième du Projet de Code civil, qui est l’ancêtre de l’art. 3148 C.c.Q. sur la compétence internationale des autorités québécoises, l’Office écrit que les règles de compétence énoncées à cet article « sont destinées à s’appliquer à des situations contenant un élément étranger » (Office de révision du Code civil, vol. II, t. 2, p. 1004).
33 L’avant-projet de loi de 1988 n’a pas changé le fond de la question quant à l’exigence d’extranéité traditionnelle (Loi portant réforme au Code civil du Québec du droit de la preuve et de la prescription et du droit international privé). Voici d’ailleurs le texte de son art. 3477 sur la désignation du droit applicable, dont le libellé se rapproche considérablement de sa version finale au Code civil du Québec (art. 3111) :
3477. L’acte juridique présentant un élément d’extranéité est régi par la loi désignée expressément dans l’acte ou dont la désignation résulte d’une façon certaine des dispositions de cet acte.
On peut désigner expressément la loi applicable à la totalité ou à une partie seulement d’un acte juridique.
34 La mention de l’élément d’extranéité dans cet article a amené les professeurs Talpis et Goldstein à s’interroger sur la nécessité d’une telle précision, car l’exigence d’extranéité leur paraissait incontournable :
On peut se demander d’abord s’il était nécessaire de préciser que les parties ne peuvent choisir la loi applicable que dans le cas d’un contrat « présentant un élément d’extranéité ». Il est évident que la condition sine qua non de l’utilisation de toutes les règles du Livre dix du futur Code civil est l’existence d’un élément d’extranéité. Cependant, cet Avant-Projet ne comportant pas de disposition traitant spécifiquement de la fraude à la loi, on a peut-être tenté, par cette précision, d’affirmer que la volonté des parties ne suffit pas à rendre international un contrat que tout rattache au Québec. [Je souligne.]
(J. A. Talpis et G. Goldstein, « Analyse critique de l’avant-projet de loi du Québec en droit international privé » (1989), 91 R. du N. 456, p. 476)
Quant à l’art. 3511 de l’avant-projet de loi de 1988, qui traitait de la compétence internationale des autorités québécoises, tous les éléments substantiels du futur art. 3148 C.c.Q. s’y retrouvaient déjà.
35 Le projet de loi 125 de 1990, Code civil du Québec, ne retient cependant pas l’exigence de l’extranéité pour ce qui est de la désignation du droit applicable. Le législateur y a intégré une règle particulière. Dans sa version finale, l’art. 3111 C.c.Q. comprend un ajout par rapport au texte initialement proposé :
3111. L’acte juridique, qu’il présente ou non un élément d’extranéité, est régi par la loi désignée expressément dans l’acte ou dont la désignation résulte d’une façon certaine des dispositions de cet acte.
Néanmoins, s’il ne présente aucun élément d’extranéité, il demeure soumis aux dispositions impératives de la loi de l’État qui s’appliquerait en l’absence de désignation.
On peut désigner expressément la loi applicable à la totalité ou à une partie seulement d’un acte juridique.
Cet ajout introduit au titre traitant des conflits de lois la possibilité pour les parties de prévoir qu’un acte juridique purement interne sera régi par une loi étrangère. Cependant, immédiatement après avoir reconnu l’autonomie de la volonté des parties pour la désignation du droit applicable, le législateur s’est empressé de la limiter à l’al. 2. Par conséquent, en l’absence d’extranéité, l’acte juridique demeure soumis aux règles impératives qui s’y appliqueraient en l’absence de désignation. La désignation d’une loi étrangère sans que l’acte ne présente d’élément d’extranéité est donc un cas particulier prudemment introduit en droit international privé québécois et est confiné aux règles des conflits de lois.
36 Je précise que la formulation de l’art. 3111 C.c.Q. s’inspire de l’art. 3 de la Convention sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Convention de Rome de 1980) qui permet les « choix [de] loi étrangère » en l’absence d’élément d’extranéité. On peut aussi concevoir que la détermination du droit applicable à un acte juridique repose parfois sur une analyse plus complexe que celle faite en matière de compétence juridictionnelle. Ainsi, un acte juridique — par exemple une sûreté — peut n’avoir en apparence que des liens internes, alors qu’en réalité cet acte fait partie d’une opération internationale dont les ramifications ne sont pas en cause dans un litige donné. Plusieurs explications peuvent donc être fournies pour l’exception faite au titre deuxième traitant des conflits de lois.
37 Dans le cas du titre sur la compétence internationale des autorités québécoises, aucune exception n’est faite à l’égard de l’exigence d’un élément d’extranéité et il est clair que les tribunaux à qui l’on demande d’appliquer des règles de droit international privé doivent d’abord déterminer si la situation présente un tel élément. Cette position est conforme à la définition traditionnelle du droit international privé et à l’intention de l’Office. Il reste à se demander si le choix de la procédure d’arbitrage constitue, en l’espèce, un élément d’extranéité susceptible de justifier l’application de l’art. 3149 C.c.Q. Pour répondre à cette question, il faut examiner comment l’arbitrage est intégré au droit québécois.
4.3 L’arbitrage au Québec
4.3.1 Les sources internationales
38 Le droit international de l’arbitrage est fortement influencé par deux textes élaborés sous les auspices de l’Organisation des Nations Unies : la Convention pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères, 330 R.T.N.U. 3 (« Convention de New York »), et la Loi type de la CNUDCI sur l’arbitrage commercial international, Doc. N.U. A/40/17 (1985), annexe I (« Loi type »).
39 La Convention de New York est entrée en vigueur en 1959. Son article II prévoit qu’un tribunal d’un État contractant doit renvoyer les parties à l’arbitrage s’il est saisi d’un litige portant sur une question couverte par une clause d’arbitrage. À ce jour, 142 pays sont parties à cette convention. Ce nombre élevé d’adhésions témoigne d’un large consensus à l’égard de la reconnaissance de l’institution de l’arbitrage. Lord Mustill a d’ailleurs écrit les commentaires suivants au sujet de cette convention :
[traduction] Cette Convention est l’instrument international en matière d’arbitrage qui a connu le plus grand succès et dont on pourrait peut-être affirmer qu’il s’agit de la loi internationale qui s’est avérée la plus efficace de toute l’histoire du droit commercial.
(M. J. Mustill, « Arbitration : History and Background » (1989), 6 J. Int’l Arb. 43, p. 49)
Le Canada a adhéré à la Convention de New York le 12 mai 1986.
40 La Loi type est un autre texte fondamental en matière d’arbitrage commercial international. Il s’agit d’un modèle de loi que l’ONU recommande aux États de prendre en considération afin d’uniformiser les règles d’arbitrage commercial international. La Loi type a été rédigée de façon à être conforme à la Convention de New York : F. Bachand, « Does Article 8 of the Model Law Call for Full or Prima Facie Review of the Arbitral Tribunal’s Jurisdiction? » (2006), 22 Arb. Int’l 463, p. 470; S. Kierstead, « Referral to Arbitration under Article 8 of the UNCITRAL Model Law : The Canadian Approach » (1999), 31 Rev. can. dr. comm. 98, p. 100-101.
41 Le texte final de la Loi type a été adopté le 21 juin 1985 par la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (« CNUDCI »). Dans sa note explicative relative à la Loi type, le Secrétariat de la CNUDCI dit que celle-ci
traduit un consensus mondial sur les principes et les points importants de la pratique de l’arbitrage international. Elle est acceptable pour les Etats de toutes les régions et convient aux différents systèmes juridiques et économiques du monde entier.
(« Note explicative du Secrétariat de la CNUDCI relative à la Loi type de la CNUDCI sur l’arbitrage commercial international », Doc. N.U. A/40/17, annexe 1, par. 2)
En 1986, le Parlement s’est fondé sur la Loi type pour adopter la Loi sur l’arbitrage commercial, L.R.C. 1985, ch. 17 (2e suppl.). Le législateur québécois a emboîté le pas la même année et l’a intégrée à son corpus législatif. Le ministre de la Justice du Québec de l’époque, Herbert Marx, a repris à son compte le commentaire formulé par le Secrétariat de la CNUDCI cité ci-dessus : Assemblée nationale, Journal des débats, vol. 29, no 46, 1re sess., 33e lég., 16 juin 1986, p. 2975, et vol. 29, no 55, 30 octobre 1986, p. 3672.
4.3.2 La nature et la portée des amendements législatifs de 1986 au Code civil du Bas Canada et au Code de procédure civile
42 En 1986, le législateur a déposé la Loi modifiant le Code civil et le Code de procédure civile en matière d’arbitrage, L.Q. 1986, ch. 73 (« Loi 91 »), qui instaure un régime visant à favoriser la tenue d’arbitrages au Québec. La Loi 91 a ajouté au Code civil du Bas Canada un nouveau titre consacré à la convention d’arbitrage. Ce titre n’est composé que de six dispositions qui énoncent quelques principes généraux relatifs à la validité et l’applicabilité de ces conventions. La décision du législateur d’insérer la convention d’arbitrage parmi les contrats nommés du Code civil du Bas Canada est significative. Dorénavant, il n’y a plus de raison de voir la convention d’arbitrage comme exorbitante du droit commun; au contraire, elle en fait partie intégrante : Condominiums Mont St-Sauveur inc. c. Constructions Serge Sauvé ltée, [1990] R.J.Q. 2783 (C.A.), p. 2785; J. E. C. Brierley, « De la convention d’arbitrage : Articles 2638-2643 », dans La réforme du Code civil (1993), t. 2, 1067, p. 1068-1069. Les dispositions introduites par la Loi 91 seront reprises sans grand changement dans le chapitre sur la convention d’arbitrage du Code civil du Québec.
43 Le Code de procédure civile a lui aussi été touché de façon importante. La Loi 91 a enrichi substantiellement son livre VII sur les arbitrages, qui est dorénavant divisé en deux titres. Le titre premier est un véritable code de procédure arbitrale qui réglemente toutes les étapes d’un arbitrage assujetti aux lois québécoises, et ce, de la nomination des arbitres jusqu’aux étapes de la sentence et de l’homologation, en passant par le déroulement de l’instance arbitrale. Il s’agit de règles qui, en majorité, ne s’appliquent que « lorsque les parties n’ont pas fait de stipulations contraires » (art. 940 C.p.c.). Le titre II, quant à lui, introduit un régime de règles applicables à la reconnaissance et à l’exécution des sentences arbitrales rendues hors du Québec.
44 Si la Loi 91 est la réponse du législateur québécois à l’adhésion du Canada à la Convention de New York et à l’adoption de la Loi type par la CNUDCI, elle n’est pas une copie conforme de ces deux instruments. Comme le souligne le ministre de la Justice, la Loi 91 « s’inspire » de la Loi type et « me[t] en œuvre » la Convention de New York : Journal des débats, 30 octobre 1986, p. 3672. C’est pourquoi avant de procéder à l’interprétation des dispositions de la Loi 91, il convient de rappeler comment le droit interne québécois interagit avec le droit international public.
45 L’analyse de l’interaction de la Convention de New York et de la Loi 91 a été faite par la Cour dans GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., [2005] 2 R.C.S. 401, 2005 CSC 46, par. 39 et suiv. Après avoir réitéré l’existence reconnue de la présomption de conformité au droit international, la Cour souligne que la Loi 91 « intègre les principes de la Convention de New York » et conclut que celle-ci constitue une source formelle d’interprétation des dispositions du droit québécois visant l’exécution des conventions d’arbitrage : par. 41. C’est d’ailleurs ce que confirme l’art. 948, al. 2 C.p.c., lequel précise que le titre II sur la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales rendues hors du Québec (art. 948 à 951.2 C.p.c.), « s’interprète en tenant compte, s’il y a lieu, de la Convention » de New York.
46 La situation est différente pour ce qui est de la Loi type. En effet, contrairement au droit international conventionnel, il s’agit d’un texte non contraignant que l’Assemblée générale des Nations Unies recommande aux États de prendre en considération. Il s’ensuit que le Canada n’a jamais eu à s’engager envers la communauté internationale à mettre en œuvre la Loi type de la même façon qu’il l’a fait pour la Convention de New York. Néanmoins, le texte de l’art. 940.6 C.p.c. confère à la Loi type une grande valeur interprétative en cas d’arbitrage international :
940.6 Dans le cas d’un arbitrage mettant en cause des intérêts du commerce extra-provincial ou international, le présent titre s’interprète, s’il y a lieu, en tenant compte :
1° de la Loi type sur l’arbitrage commercial international adoptée le 21 juin 1985 par la Commission des Nations‑Unies pour le droit commercial international;
2° du Rapport de la Commission des Nations‑Unies pour le droit commercial international sur les travaux de sa dix‑huitième session tenue à Vienne du 3 au 21 juin 1985;
3° du Commentaire analytique du projet de texte d’une loi type sur l’arbitrage commercial international figurant au rapport du Secrétaire général présenté à la dix‑huitième session de la Commission des Nations‑Unies pour le droit commercial international.
47 Bref, pour reprendre les termes du professeur Brierley, la Loi 91 a eu pour effet d’ouvrir le droit québécois de l’arbitrage à la « pensée internationale » dans ce domaine; cette pensée internationale « est maintenant une source officielle du droit positif québécois » : J. E. C. Brierley, « Une loi nouvelle pour le Québec en matière d’arbitrage » (1987), 47 R. du B. 259, p. 265 et 270-271.
4.3.3 Le statut de l’arbitrage en droit international privé québécois
48 La Loi 91 établit le régime juridique applicable à l’arbitrage. Tous les arbitrages ne sont pas régis par les mêmes règles. Premièrement, le titre premier — qui concerne la tenue de l’arbitrage — ne s’applique que lorsque les parties n’ont pas fait de stipulations qui s’en écarteraient. De plus, il faut que les faits dictent l’application du Code de procédure civile, soit parce que les parties étrangères l’ont choisi conformément à une disposition les autorisant à le faire dans une loi qui autrement régirait cet arbitrage, soit parce qu’il s’agit d’un arbitrage dont les faits dictent l’application du droit québécois. Deuxièmement, on trouve au titre II du livre VII du Code de procédure civile des dispositions particulières régissant la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales prononcées hors du Québec. Troisièmement, l’art. 940.6 C.p.c. précise que l’interprétation du titre premier traitant de la tenue de l’arbitrage se fait en tenant compte, s’il y a lieu, de la Loi type et de certains documents y afférents « [d]ans le cas d’un arbitrage mettant en cause des intérêts du commerce extra-provincial ou international ». Comme le signale le professeur Marquis, cette expression a une « consonance inconnue en droit québécois » : L. Marquis, « Le droit français et le droit québécois de l’arbitrage conventionnel », dans H. P. Glenn, dir., Droit québécois et droit français : communauté, autonomie, concordance (1993), 447, p. 483. En fait, l’expression en question est directement tirée du Code de procédure civile français :
1492. Est international l’arbitrage qui met en cause des intérêts du commerce international.
Puisque les mêmes termes sont utilisés, les auteurs québécois s’accordent pour dire que l’art. 940.6 C.p.c. a importé du droit français la notion d’arbitrage international : S. Guillemard, Le droit international privé face au contrat de vente cyberspatial (2006), p. 73-74; S. Thuilleaux, L’arbitrage commercial au Québec : Droit interne — Droit international privé (1991), p. 129; L. Marquis, « La notion d’arbitrage commercial international en droit québécois » (1991-1992), 37 R.D. McGill 448, p. 465 et 469.
49 Le critère de l’intérêt commercial international est différent des critères de rattachement tels le lieu de résidence des parties ou le lieu d’exécution des obligations. Ainsi, une situation juridique contractuelle peut présenter des éléments d’extranéité sans mettre en cause des intérêts du commerce extra-provincial ou international; dans un tel cas, l’arbitrage qui en résultera ne sera pas considéré comme un arbitrage international, mais il sera tout de même régi par les règles du droit international privé. Comme il n’est pas question, en l’espèce, d’un arbitrage commercial international, cette précision ne vise qu’à mettre en relief le fait que le critère de l’art. 940.6 C.p.c. est clairement distinct de l’exigence d’un élément d’extranéité. Lorsque le législateur québécois a voulu que des règles distinctes s’appliquent, il l’a précisé.
50 Les règles sur la tenue de l’arbitrage figurant dans le titre I du livre VII du Code de procédure civile s’appliquent, dans la mesure qui y est prévue, à tous les arbitrages assujettis au droit québécois. Il est loisible aux parties d’attribuer à l’arbitrage des rattachements étrangers. Un tel arbitrage sera alors susceptible de faire jouer les règles du droit international privé. Le seul fait de stipuler une clause d’arbitrage ne constitue cependant pas en lui-même un élément d’extranéité justifiant l’application des règles du droit international privé québécois. Cette constatation ne fait l’objet d’aucun débat dans la doctrine :
Il est clair que, si on juge que l’arbitrage est purement interne au Québec, on va le soumettre à la loi du Québec. Il échappera au droit international privé. On appliquera le Code de procédure civile (règles sur l’arbitrage) du Québec.
(J. Béguin, L’arbitrage commercial international (1987), p. 67)
Voir aussi, au même effet, en droit comparé, E. Gaillard et J. Savage, Fouchard, Gaillard, Goldman on International Commercial Arbitration (1999), p. 47.
51 La neutralité de l’arbitrage comme institution est en fait l’une des caractéristiques fondamentales de ce mode amiable de règlement des conflits. Contrairement à l’extranéité, qui signale la possibilité d’un rattachement avec un État étranger, l’arbitrage est une institution sans for et sans assise géographique : Guillemard, p. 77; Thuilleaux, p. 145. Un arbitrage ne fait partie d’aucune structure judiciaire étatique : Desputeaux, par. 41. Il n’a ni allégeance ni rattachement à un État quelconque : M. Lehmann, « A Plea for a Transnational Approach to Arbitrability in Arbitral Practice » (2003-2004), 42 Colum. J. Transnat’l L. 753, p. 755. Bref, l’arbitrage est une créature dont l’existence repose sur la volonté exclusive des parties : Laurentienne-vie, compagnie d’assurance inc. c. Empire, compagnie d’assurance-vie, [2000] R.J.Q. 1708 (C.A.), par. 13 et 16.
52 Si le choix de l’arbitrage comme mode de règlement des conflits était constitutif d’extranéité, cela reviendrait à dire que l’arbitrage constitue, par lui-même, un lien de rattachement avec un territoire donné, ce qui est tout à fait contradictoire avec l’essence même de l’institution de l’arbitrage, c’est-à-dire la neutralité. Cette institution est neutre sur le plan territorial; elle ne comporte aucun élément d’extranéité. D’ailleurs, les parties à une convention d’arbitrage sont libres, sous réserve des dispositions impératives qui les lient, de choisir le lieu, la forme et les modalités qui leur conviennent. Elles peuvent choisir l’espace virtuel et fixer leurs propres règles. Elles pouvaient, en l’espèce, se reporter au Code de procédure civile, s’inspirer d’un guide d’arbitrage québécois ou américain ou choisir les règles établies par une organisation reconnue comme la Chambre de Commerce internationale, le Centre canadien d’arbitrage commercial ou le NAF. Dans aucun de ces cas la procédure choisie n’a d’incidence sur l’institution de l’arbitrage. Les règles deviennent celles des parties, peu importe leur origine.
53 Je ne peux donc concevoir que le simple fait pour les parties de choisir la juridiction arbitrale soit constitutif d’extranéité. Cette interprétation viderait de son sens la notion d’extranéité. Une situation d’arbitrage qui ne comporte aucun élément d’extranéité au sens véritable du mot est un arbitrage interne. Seule une situation d’arbitrage qui comporte un élément d’extranéité, par exemple le fait que le défendeur dans une réclamation personnelle soit domicilié à l’étranger, fera jouer les règles sur la compétence internationale des autorités québécoises.
54 Il s’agit maintenant de déterminer si les faits de la présente affaire comportent, eux, un élément d’extranéité.
4.4 Recherche de l’élément d’extranéité dans les faits de l’espèce
55 La juge de première instance a vu un élément d’extranéité dans le fait que « [l]e NAF est situé aux États-Unis » (par. 32). La Cour d’appel n’a pas retenu cette conclusion, qui n’est plus avancée par l’Union. Comme d’autres organisations telles que la Chambre de commerce internationale ou le Centre canadien d’arbitrage commercial, le NAF offre des services d’arbitrage. Le lieu où sont prises les décisions concernant les services d’arbitrage ou celui où travaillent les employés de ces organisations n’ont aucune incidence sur les litiges dans lesquels les règles de ces dernières sont utilisées.
56 Le lieu du siège du NAF ne constitue donc pas un élément d’extranéité pertinent pour l’application du droit international privé québécois. De plus, la concession de Dell suivant laquelle l’arbitrage aura lieu au Québec devrait clore le débat sur le lieu de l’arbitrage.
57 Une autre source potentielle d’extranéité se trouve dans le Code de procédure du NAF (National Arbitration Forum Code of Procedure). Les règles 5O et 48B du Code du NAF prévoient que, sauf convention contraire des parties, l’arbitrage et la procédure arbitrale sont régis par la Federal Arbitration Act des États-Unis. Au Québec, la désignation du droit applicable est régie par le titre deuxième du livre dixième du Code civil du Québec, qui traite des conflits de lois. La désignation du droit applicable faite par les parties en vertu de ce titre ne constitue pas un facteur d’extranéité normalement reconnu dans le titre suivant sur la compétence internationale des autorités québécoises. De toute façon, comme l’art. 3111 C.c.Q., dont j’ai traité plus haut, porte sur la désignation du droit applicable à un acte juridique ne comportant aucun élément d’extranéité, c’est que la désignation elle-même n’emporte pas une telle extranéité.
58 L’Union soulève un dernier élément, celui de la langue des procédures. Selon le Code du NAF, l’anglais est la langue utilisée dans les procédures de cette organisation, mais les parties peuvent choisir une autre langue, auquel cas le NAF ou l’arbitre pourra ordonner aux parties de fournir les traductions et services d’interprétation requis et d’en assumer les coûts (règles 11D et 35G du Code du NAF).
59 À mon avis, l’argument linguistique ne saurait être retenu. Bien que je convienne que l’utilisation d’une langue avec laquelle le consommateur n’est pas familier puisse causer des difficultés, ni la langue française ni la langue anglaise ne peuvent être, au Canada, qualifiées de facteur d’extranéité.
60 Mes collègues les juges Bastarache et LeBel sont tout de même d’avis qu’il est logique d’accepter qu’une clause d’arbitrage constitue, en elle-même, un élément d’extranéité faisant jouer les dispositions sur la compétence internationale des autorités québécoises. Leur interprétation entraîne des conséquences qui débordent les contrats de consommation. Ainsi, serait également inopposable tout engagement que prendrait un travailleur québécois de porter devant un arbitre un éventuel différend avec son employeur québécois relativement à son contrat individuel de travail. De plus, serait nulle toute convention d’arbitrage se rapportant à un préjudice découlant de l’exposition à des matières premières provenant du Québec (voir les art. 3151 et 3129 C.c.Q.), même une convention liant un fournisseur québécois et un producteur québécois. Cette interprétation est difficilement acceptable. Elle implique que le codificateur n’aurait pas atteint son objectif d’ordonnancement des règles tant pour ce qui est du livre dixième sur le droit international privé que pour ce qui est du chapitre XVIII — De la convention d’arbitrage — du livre cinquième. Ce point est important et déborde le strict argument fondé sur l’extranéité. Je l’examine donc de façon distincte.
4.5 Ordonnancement des règles sur l’arbitrage
61 Le chapitre sur l’arbitrage fait partie de l’important livre cinquième du Code civil du Québec, lequel traite des obligations. Ce livre est divisé en deux titres, le premier porte sur les obligations en général et le deuxième sur les contrats nommés. Le chapitre XVIII est le dernier du titre sur les contrats nommés. Il incorpore les dispositions de la Loi 91 adoptée en 1986 et dont j’ai discuté plus haut. Il contient une disposition générale, l’art. 2638 C.c.Q., qui reconnaît la validité et l’opposabilité d’une convention d’arbitrage :
2638. La convention d’arbitrage est le contrat par lequel les parties s’engagent à soumettre un différend né ou éventuel à la décision d’un ou de plusieurs arbitres, à l’exclusion des tribunaux.
Dans ses Commentaires sur cet article, le ministre de la Justice dit qu’il est de l’essence de la convention d’arbitrage « d’écarter l’intervention des tribunaux » et qu’« en attribuant une compétence juridictionnelle aux arbitres [on] exclut la compétence habituelle de l’ordre judiciaire » : Commentaires du ministre de la Justice, t. II, p. 1649.
62 Ce chapitre contient aussi une disposition précisant les cas où les parties ne peuvent écarter la compétence des tribunaux québécois. Voici le texte de cette disposition :
2639. Ne peut être soumis à l’arbitrage, le différend portant sur l’état et la capacité des personnes, sur les matières familiales ou sur les autres questions qui intéressent l’ordre public.
Toutefois, il ne peut être fait obstacle à la convention d’arbitrage au motif que les règles applicables pour trancher le différend présentent un caractère d’ordre public.
63 Le codificateur a donc prévu, pour ce qui est des litiges ne comportant pas d’élément d’extranéité, des règles spécifiques traitant, d’une part, de l’effet de la convention d’arbitrage et, d’autre part, des cas où l’arbitrage n’est pas autorisé en droit interne. Il s’est donc penché sur les matières susceptibles d’arbitrage. Pour les litiges qui ne mettent pas en cause le droit international privé, ces matières sont énumérées là où sont regroupées les dispositions régissant l’arbitrage. L’article 3148, al. 2 C.c.Q. n’est pas une répétition de l’art. 2638 C.c.Q. Il est l’expression de la même règle pour ce qui est des conventions d’arbitrage comportant un élément d’extranéité. Par ailleurs, donner aux art. 3149 et 3151 C.c.Q. une portée générale oblige à inférer que le codificateur a été incohérent en n’incluant pas, au chapitre sur l’arbitrage, les exclusions concernant les contrats de consommation, les contrats de travail et les réclamations liées à l’exposition aux matières premières.
64 Considérer que l’art. 3149 C.c.Q. se limite au droit international privé est par ailleurs cohérent avec l’objectif poursuivi par le législateur. En effet, cette disposition fait partie des nouvelles mesures que le législateur a insérées dans le titre sur la compétence internationale des autorités du Québec afin de protéger certains groupes plus vulnérables : Commentaires du ministre de la Justice, t. II, p. 2011. L’article 3149 C.c.Q. mentionne deux de ces groupes, c’est-à-dire les consommateurs et les travailleurs québécois, qui ne peuvent renoncer à la compétence des autorités québécoises. Je suis d’accord avec les propos suivants, formulés par le juge Beauregard de la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Dominion Bridge relativement à l’objectif général du législateur à l’art. 3149 C.c.Q. :
Il me paraît manifeste que le législateur a voulu éviter qu’un employé soit obligé d’aller à l’étranger pour faire valoir ses droits aux termes d’un contrat d’emploi. [p. 325]
La raison d’être de l’inopposabilité de l’arbitrage, dans le titre sur la compétence internationale des autorités québécoises, est donc clairement la protection du consommateur dans une situation comportant un élément d’extranéité.
65 En édictant l’art. 3149 C.c.Q., le législateur ne peut avoir voulu emprunter une voie obscure, requérant une lecture décontextualisée du titre sur la compétence internationale des autorités québécoises. L’interprétation de l’art. 3149 C.c.Q. doit permettre la réalisation de l’objectif de protection du législateur et cette interprétation doit être harmonisée non seulement avec le titre traitant de la compétence internationale des autorités québécoises mais aussi avec tout le livre sur le droit international privé et le chapitre XVIII sur l’arbitrage (titre deuxième du livre cinquième) du C.c.Q., ainsi qu’avec le livre VII sur l’arbitrage du Code de procédure civile. Cet exercice démontre la cohérence interne de ces règles, qui fonctionnent en harmonie les unes avec les autres et sans redondance. Les dispositions générales sur l’arbitrage sont regroupées ensemble tant dans les livres, titres et chapitres du Code civil du Québec et du Code de procédure civile, à l’intérieur desquels des exceptions sont précisées pour les matières particulières. Il n’est pas souhaitable de faire éclater la cohérence entre les régimes sur l’arbitrage et sur la compétence internationale des autorités québécoises en incorporant dans le champ d’application des règles sur la compétence des autorités québécoises tous les litiges portant sur la compétence arbitrale sans égard à l’existence d’un élément d’extranéité.
4.6 Conclusion sur l’application de l’art. 3149 C.c.Q.
66 Les juristes qui ont travaillé à la réforme du Code civil, ainsi que le ministre de la Justice en poste lors de l’adoption du Code civil du Québec et de nombreux auteurs canadiens et étrangers reconnaissent que l’extranéité est une condition préalable à l’application des règles en matière de compétence internationale des autorités québécoises. L’ordonnancement effectué lors d’une codification et la règle selon laquelle une disposition doit être interprétée en harmonie avec son contexte commandent une interprétation de l’art. 3149 C.c.Q. qui le limite aux cas présentant un élément d’extranéité.
67 Je me pencherai maintenant sur les autres questions en litige. Elles concernent l’intensité de l’examen de la clause d’arbitrage par la Cour supérieure ainsi que la validité et l’applicabilité de la clause d’arbitrage.
5. L’intensité de l’examen de la clause d’arbitrage par la Cour supérieure lors de la demande de renvoi
68 La présente partie a pour objectif de déterminer qui de l’arbitre ou du tribunal judiciaire devrait entendre, en premier, les arguments soulevés par les parties concernant la validité ou l’applicabilité d’une convention d’arbitrage. J’examinerai donc les paramètres à l’intérieur desquels l’intervention judiciaire peut être exercée en présence d’une convention d’arbitrage.
5.1 La compétence de l’arbitre de statuer sur sa propre compétence en droit international
69 Deux courants s’opposent dans le débat sur l’intensité de l’examen par le tribunal judiciaire de la compétence de l’arbitre aux termes d’une convention d’arbitrage. L’un requiert que ce soit le tribunal judiciaire qui statue en premier sur la compétence de l’arbitre; il est fondé sur la volonté d’éviter le dédoublement des procédures. Comme le tribunal judiciaire conserve le pouvoir de réviser la décision de l’arbitre concernant sa propre compétence, pourquoi alors laisser ce dernier se prononcer en premier sur cette question? Selon ce point de vue, il est préférable de laisser le tribunal judiciaire trancher immédiatement toute contestation concernant la compétence de l’arbitre. Ce premier courant favorise donc une approche judiciaire interventionniste à l’égard des questions touchant à la compétence des arbitres.
70 L’autre courant donne préséance au processus arbitral. Il tend à prévenir les tactiques dilatoires. Il est associé au principe communément appelé « compétence-compétence ». Il favorise l’exercice par l’arbitre de son pouvoir de se prononcer en premier lieu sur sa propre compétence (Gaillard et Savage, p. 401).
71 La Convention de New York ne dicte pas de façon expresse le choix de l’un ou l’autre des courants. L’article II(3) est rédigé ainsi :
Le tribunal d’un Etat contractant, saisi d’un litige sur une question au sujet de laquelle les parties ont conclu une convention au sens du présent article, renverra les parties à l’arbitrage, à la demande de l’une d’elles, à moins qu’il ne constate que ladite convention est caduque, inopérante ou non susceptible d’être appliquée.
72 Certains auteurs considèrent que cette disposition signifie que le renvoi est la règle générale : Gaillard et Savage, p. 402-404; F. Bachand, L’intervention du juge canadien avant et durant un arbitrage commercial international (2005), p. 178-179 et 183. Son texte signalerait que le tribunal ne doit statuer sur la compétence de l’arbitre que lorsque la clause est clairement nulle, inopérante ou inapplicable.
73 En effet, que le Tribunal puisse, comme le prévoit l’art. II(3) de la Convention de New York, se prononcer sur la caducité, le caractère inopérant ou l’inapplicabilité de la clause, ne signifie cependant pas qu’il ait l’obligation de se prononcer avant que l’arbitre ne le fasse.
74 La Loi type, qui, je l’ai dit plus tôt, a été rédigée en conformité avec la Convention de New York est plus claire. D’abord, l’art. 8(1) de la Loi type reprend presque textuellement le texte de l’art. II(3) de la Convention de New York. De plus, l’art. 16 de la Loi type admet expressément le principe de compétence-compétence. Voici le texte de cet article :
Article 16. Compétence du tribunal arbitral pour statuer sur sa propre compétence
1. Le tribunal arbitral peut statuer sur sa propre compétence, y compris sur toute exception relative à l’existence ou à la validité de la convention d’arbitrage. A cette fin, une clause compromissoire faisant partie d’un contrat est considérée comme une convention distincte des autres clauses du contrat. La constatation de nullité du contrat par le tribunal arbitral n’entraîne pas de plein droit la nullité de la clause compromissoire.
2. L’exception d’incompétence du tribunal arbitral peut être soulevée au plus tard lors du dépôt des conclusions en défense. Le fait pour une partie d’avoir désigné un arbitre ou d’avoir participé à sa désignation ne la prive pas du droit de soulever cette exception. L’exception prise de ce que la question litigieuse excéderait les pouvoirs du tribunal arbitral est soulevée dès que la question alléguée comme excédant ses pouvoirs est soulevée pendant la procédure arbitrale. Le tribunal arbitral peut, dans l’un ou l’autre cas, admettre une exception soulevée après le délai prévu, s’il estime que le retard est dû à une cause valable.
3. Le tribunal arbitral peut statuer sur l’exception visée au paragraphe 2 du présent article soit en la traitant comme une question préalable, soit dans sa sentence sur le fond. Si le tribunal arbitral détermine, à titre de question préalable, qu’il est compétent, l’une ou l’autre partie peut, dans un délai de trente jours après avoir été avisée de cette décision, demander au tribunal visé à l’article 6 de rendre une décision sur ce point, laquelle ne sera pas susceptible de recours; en attendant qu’il soit statué sur cette demande, le tribunal arbitral est libre de poursuivre la procédure arbitrale et de rendre une sentence.
75 Certains auteurs soutiennent que le principe de compétence-compétence a pour effet d’obliger le tribunal judiciaire à s’en tenir à une analyse sommaire de la demande et de renvoyer les parties à l’arbitrage, sauf si la convention d’arbitrage est manifestement entachée d’un vice la rendant invalide ou inapplicable : F. Bachand, « Does Article 8 of the Model Law Call for Full or Prima Facie Review of the Arbitral Tribunal’s Jurisdiction? ». Le professeur Bachand soutient que cette interprétation est confirmée par l’historique législatif de la Loi type. Cette approche a aussi été adoptée par plusieurs pays, dont la France, qui l’a incorporée formellement à l’art. 1458 de son Code de procédure civile. Par interprétation judiciaire, le critère de l’analyse sommaire a aussi été retenu en Suisse : arrêt de la 1re Cour civile du 29 avril 1996 dans la cause Fondation M. c. Banque X., BGE 122 III 139 (1996), citée par Gaillard et Savage, p. 409.
76 Le critère de nullité manifeste est plutôt strict :
La nullité de la convention d’arbitrage sera manifeste lorsqu’elle sera incontestable [. . .] Dès l’instant qu’il y a discussion sérieuse sur la validité de la convention d’arbitrage, seul l’arbitre peut valablement opérer la vérification [. . .] La clause d’arbitrage, dont la validité est apparente, ne sera jamais considérée comme manifestement nulle.
(É. Loquin, « Compétence arbitrale », Juris-classeur Procédure civile, fasc. 1034 (1994), no 105)
77 Malgré l’absence de consensus au sein de la communauté internationale, le critère de l’analyse sommaire est de plus en plus reconnu et jouit de l’appui de nombreux auteurs : Gaillard et Savage, p. 407-413; Bachand, « Does Article 8 of the Model Law Call for Full or Prima Facie Review of the Arbitral Tribunal’s Jurisdiction? ». Ce critère est la marque d’une approche respectueuse à l’endroit de la compétence de l’arbitre.
78 Après ce survol du droit international, il convient d’examiner la position du droit québécois sur la question.
5.2 Le critère québécois d’intervention judiciaire en présence d’une convention d’arbitrage
79 Le cadre juridique du renvoi à l’arbitrage est décrit au Code de procédure civile, dont voici les dispositions pertinentes :
940.1 Tant que la cause n’est pas inscrite, un tribunal, saisi d’un litige sur une question au sujet de laquelle les parties ont conclu une convention d’arbitrage, renvoie les parties à l’arbitrage, à la demande de l’une d’elles, à moins qu’il ne constate la nullité de la convention.
La procédure arbitrale peut néanmoins être engagée ou poursuivie et une sentence peut être rendue tant que le tribunal n’a pas statué.
. . .
943. Les arbitres peuvent statuer sur leur propre compétence.
943.1 Si les arbitres se déclarent compétents pendant la procédure arbitrale, une partie peut, dans les 30 jours après en avoir été avisée, demander au tribunal de se prononcer à ce sujet.
Tant que le tribunal n’a pas statué, les arbitres peuvent poursuivre la procédure arbitrale et rendre leur sentence.
943.2 La décision du tribunal qui reconnaît, pendant la procédure arbitrale, la compétence des arbitres est finale et sans appel.
80 On peut, d’emblée, constater que l’art. 940.1 C.p.c. intègre l’essence de l’art. II(3) de la Convention de New York et de son pendant dans la Loi type, l’art. 8. Par ailleurs, l’art. 943 C.p.c. reconnaît à l’arbitre le pouvoir de se prononcer sur sa propre compétence. Cet article signale clairement l’acceptation du principe de compétence-compétence incorporé à l’art. 16 de la Loi type.
81 L’examen de la jurisprudence en matière d’arbitrage nous amène à constater que les tribunaux québécois ont souvent accepté ou refusé de donner effet aux clauses d’arbitrage sans s’interroger sur l’intensité de l’examen auquel ils devaient se livrer : C.C.I.C. Consultech International c. Silverman, [1991] R.D.J. 500 (C.A.); Banque Nationale du Canada c. Premdev inc., [1997] A.Q. no 689 (QL) (C.A.); Acier Leroux inc. c. Tremblay, [2004] R.J.Q. 839 (C.A.); Robertson Building Systems Ltd. c. Constructions de la Source inc., [2006] J.Q. no 3118 (QL), 2006 QCCA 461; Compagnie nationale algérienne de navigation c. Pegasus Lines Ltd. S.A., [1994] A.Q. no 329 (QL) (C.A.). On remarque cependant que lorsque l’analyse de la clause requiert l’examen d’une preuve factuelle contradictoire, les tribunaux québécois peuvent se montrer réticents à procéder à un examen au fond. Ainsi, dans Kingsway Financial Services Inc. c. 118997 Canada inc., [1999] J.Q. no 5922 (QL) (C.A.), l’acheteur a poursuivi son vendeur pour erreur provoquée par le dol. Cette question exigeait du tribunal saisi qu’il décide si le vendeur avait fait de fausses déclarations à l’acheteur. La Cour d’appel s’est contentée de renvoyer le dossier à l’arbitrage.
82 Un auteur suggère que les tribunaux québécois font preuve de plus de respect envers la compétence de l’arbitre lorsqu’ils sont simplement saisis d’une contestation fondée sur l’applicabilité de la clause d’arbitrage, alors que si la question porte sur la validité de cette même clause, ils semblent avoir pour règle de trancher cette question de façon immédiate : F. Bachand, L’intervention du juge canadien avant et durant un arbitrage commercial international, p. 190-191. Je reconnais qu’une distinction pourrait être faite entre les cas de validité et d’applicabilité. Cependant, on ne peut affirmer que cette distinction est uniformément utilisée ou identifiée par les tribunaux québécois comme critère d’intervention. Je remarque aussi qu’elle n’est pas retenue dans le reste du Canada où l’analyse sommaire est également étendue aux cas d’applicabilité de la clause d’arbitrage : Gulf Canada Resources Ltd. c. Arochem International Ltd. (1992), 66 B.C.L.R. (2d) 113 (C.A.); Dalimpex Ltd. c. Janicki (2003), 228 D.L.R. (4th) 179 (C.A. Ont.). C’est pourquoi j’estime nécessaire de pousser la recherche au‑delà de cette distinction.
83 L’article 940.1 C.p.c. ne mentionne que les cas de nullité de la convention d’arbitrage. Cependant, comme cette disposition fait partie de la mise en œuvre de la Convention de New York (dont les termes utilisés à l’art. II(3) sont « caduque, inopérante ou non susceptible d’être appliquée »), je ne crois pas qu’une interprétation littérale soit indiquée. Il est possible, tout en incorporant les données empiriques qui ressortent de la jurisprudence québécoise, de formuler un critère d’examen d’une demande de renvoi à l’arbitrage qui soit fidèle à l’art. 943 C.p.c. et au critère de l’analyse sommaire de plus en plus retenu à l’échelle internationale.
84 Tout d’abord, il convient de poser la règle générale que, lorsqu’il existe une clause d’arbitrage, toute contestation de la compétence de l’arbitre doit d’abord être tranchée par ce dernier. Le tribunal ne devrait déroger à la règle du renvoi systématique à l’arbitrage que dans les cas où la contestation de la compétence arbitrale repose exclusivement sur une question de droit. Cette dérogation se justifie par l’expertise des tribunaux sur ces questions, par le fait que le tribunal judiciaire est le premier forum auquel les parties s’adressent lorsqu’elles demandent le renvoi et par la règle voulant que la décision de l’arbitre sur sa compétence puisse faire l’objet d’une révision complète par le tribunal judiciaire. De cette façon, l’argument de droit relatif à la compétence de l’arbitre sera tranché une fois pour toutes, évitant aux parties le dédoublement d’un débat strictement juridique. De plus, le risque de manipulation de la procédure en vue de créer de l’obstruction est amenuisé du fait que la décision du tribunal quant à la compétence arbitrale ne doit pas mettre en cause les faits donnant lieu à l’application de la clause d’arbitrage.
85 Si la contestation requiert l’administration et l’examen d’une preuve factuelle, le tribunal devra normalement renvoyer l’affaire à l’arbitre qui, en ce domaine, dispose des mêmes ressources et de la même expertise que les tribunaux judiciaires. Pour les questions mixtes de droit et de fait, le tribunal saisi de la demande de renvoi devra favoriser le renvoi, sauf si les questions de fait n’impliquent qu’un examen superficiel de la preuve documentaire au dossier.
86 Avant de déroger à la règle générale du renvoi, le tribunal doit être convaincu que la contestation de la compétence arbitrale n’est pas une tactique dilatoire et ne préjudiciera pas indûment le déroulement de l’arbitrage. Cette dernière exigence signifie que, même si le tribunal est en présence d’une des situations d’exception, il peut décider qu’il est dans l’intérêt du processus arbitral de laisser l’arbitre se prononcer en premier lieu sur sa propre compétence.
87 Ainsi, la règle générale du critère québécois est conforme au principe de compétence-compétence prévu à l’art. 16 de la Loi type et incorporé à l’art. 943 C.p.c. Quant à la dérogation permettant aux tribunaux de trancher de façon initiale les questions de droit relatives à la compétence de l’arbitre, il s’agit d’un pouvoir prévu à l’art. 940.1 C.p.c., qui reconnaît justement aux tribunaux le pouvoir de constater eux-mêmes la nullité de la convention au lieu de renvoyer cette question à l’arbitrage.
88 En l’espèce, les parties ont soulevé des questions de droit portant sur l’application des dispositions du droit international privé québécois et le caractère d’ordre public du recours collectif. Plusieurs autres moyens requéraient cependant une analyse des faits pour déterminer l’application à l’espèce des règles de droit. Il en va ainsi de la recherche de l’élément d’extranéité dans les faits de l’affaire. De même le caractère externe de la clause d’arbitrage requiert non seulement l’interprétation du droit mais aussi l’examen de la preuve documentaire et testimoniale présentée par les parties. En vertu du critère décrit ci-dessus, l’affaire aurait dû être renvoyée à l’arbitrage.
89 Vu l’état du dossier, il serait contreproductif pour notre Cour de renvoyer le dossier à l’arbitrage et d’exposer ainsi les parties à une nouvelle série de procédures. Il est donc souhaitable de traiter ici de toutes les questions. J’ai déjà discuté de l’application de l’art. 3149 C.c.Q. et de la recherche du facteur d’extranéité. J’examine maintenant la question de la clause externe.
6. Le caractère externe de la clause d’arbitrage
90 En 1994, le législateur a introduit dans le droit des obligations contractuelles les art. 1435 à 1437 C.c.Q., qui sont des règles particulières concernant la validité de certaines clauses contenues typiquement dans des contrats d’adhésion ou de consommation. Bien que ces règles aient toutes pour objet général la protection des parties contractantes plus faibles et vulnérables, chacune d’entre elles sanctionne différentes sortes de clauses (externes, illisibles, incompréhensibles et abusives) et s’attaque en conséquence à différents types d’abus. Par exemple, alors que la notion de clause externe (art. 1435 C.c.Q.) vise traditionnellement les clauses contractuelles qui sont physiquement séparées du document principal, la notion de clause illisible (art. 1436 C.c.Q.) vise, quant à elle, les clauses qui ne sont pas séparées du document principal mais dont la présentation physique les rend illisibles pour une personne raisonnable. C’est ainsi que l’on qualifie d’illisible la clause qui est — noyée parmi un grand nombre d’autres clauses — en raison de l’endroit où elle est située dans le contrat : D. Lluelles et B. Moore, Droit des obligations (2006), p. 897; B. Lefebvre, « Le contrat d’adhésion » (2003), 105 R. du N. 439, p. 479. Par clause incompréhensible (art. 1436 C.c.Q.), on entend une clause dont la formulation est défectueuse, ce qui rend son contenu inintelligible ou trop ambigu.
91 En l’espèce, l’Union prétend qu’en vertu de l’art. 1435 C.c.Q. la clause d’arbitrage est nulle, parce qu’il s’agit d’une clause externe dont la connaissance par M. Dumoulin n’a pas été prouvée. Cet article est rédigé ainsi :
1435. La clause externe à laquelle renvoie le contrat lie les parties.
Toutefois, dans un contrat de consommation ou d’adhésion, cette clause est nulle si, au moment de la formation du contrat, elle n’a pas été expressément portée à la connaissance du consommateur ou de la partie qui y adhère, à moins que l’autre partie ne prouve que le consommateur ou l’adhérent en avait par ailleurs connaissance.
92 Cette disposition reconnaît d’abord la validité d’une clause externe à laquelle un contrat renvoie. Elle vise cependant à remédier aux abus découlant de l’insertion, par référence, de stipulations inconnues d’une des parties : Office de révision du Code civil, vol. II, t. 2, p. 612; Commentaires du ministre de la Justice, t. I, p. 870-871. La partie qui veut prendre avantage d’une clause externe à un contrat de consommation ou d’adhésion doit prouver qu’elle a été expressément portée à la connaissance du consommateur ou de l’adhérent, ou que ceux-ci en avaient par ailleurs connaissance.
93 Faute de définition législative, la doctrine s’est chargée de définir la notion de clause externe. Il s’agit d’une stipulation contractuelle « figurant dans un document distinct de la convention ou de l’instrumentum mais qui, selon une clause de cette convention, est réputée en faire partie intégrante » : Baudouin et Jobin : Les obligations (6e éd. 2005), p. 267. La clause est externe si elle est physiquement séparée du contrat : Lluelles et Moore, p. 748. Une clause se trouvant à l’endos du contrat ou dans une annexe à la fin de celui-ci n’est pas externe, parce qu’elle fait partie intégrante du contrat. Elle n’est pas visée par l’art. 1435 C.c.Q.
94 La présente affaire est la première dans laquelle la Cour d’appel du Québec a eu à se demander dans quelle mesure une clause contractuelle accessible au moyen d’un hyperlien figurant dans un contrat conclu par Internet peut constituer une clause externe. Jusqu’à maintenant, les contestations concernant le caractère externe des stipulations contractuelles visaient des documents sur support papier.
95 Certains aspects des documents informatiques sont régis par la loi. En effet, devant le nombre croissant d’actes juridiques conclus par Internet, le législateur québécois est intervenu et a énoncé des règles relatives à ce nouvel environnement. Ainsi, la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, L.R.Q., ch. C-1.1, prévoit qu’un document a la même valeur juridique, qu’il soit sur support papier ou technologique (art. 5). Un contrat peut donc être conclu aussi bien en utilisant un support électronique qu’un support papier, par exemple en remplissant un formulaire sur une page Internet : V. Gautrais, Afin d’y voir clair : Guide relatif à la gestion des documents technologiques (2005), p. 23.
96 Malgré les efforts d’harmonisation par voie législative, l’application de certaines règles de droit dans le contexte de l’Internet ne se fait pas toujours sans difficulté. C’est notamment le cas des clauses externes pour lesquelles le critère traditionnel de séparation physique ne peut être transposé sans nuance dans le contexte du commerce électronique.
97 Une page Internet peut comporter une multitude de liens, chacun conduisant à son tour à une nouvelle page Internet susceptible d’en comporter elle aussi une multitude, et ainsi de suite. À l’évidence, l’on ne saurait prétendre que toutes ces différentes pages reliées entre elles constituent un seul document, voire que l’ensemble du Web défilant devant l’écran de l’internaute n’est qu’un seul et même document. Par ailleurs, il est difficile d’admettre qu’une seule commande de la part de l’internaute suffise pour conclure à l’application de la disposition régissant les clauses externes. Une telle interprétation serait détachée de la réalité de l’environnement Internet, où l’on ne fait pas de distinction concrète entre le déroulement du document et l’utilisation d’un hyperlien. À l’image des documents papier, certains textes Web comportent plusieurs pages, accessibles seulement au moyen d’un hyperlien, alors que d’autres documents peuvent être déroulés sur l’écran de l’ordinateur. Il n’y a pas de raison de privilégier une configuration plutôt qu’une autre. La détermination du caractère externe des clauses sur Internet requiert donc de prendre en considération une autre règle qui, si elle n’est pas explicitement mentionnée à l’art. 1435 C.c.Q., y est néanmoins implicite.
98 Ainsi, plusieurs auteurs soulignent que, pour qu’une clause externe à un contrat puisse lier les parties, elle doit être raisonnablement accessible : Lluelles et Moore, p. 753; Baudouin et Jobin : Les obligations, p. 268. En effet, pour qu’un contractant puisse invoquer la force obligatoire d’une clause contractuelle, il faut que l’autre contractant ait eu une possibilité raisonnable d’en prendre connaissance. Pour ce faire, il faut qu’il y ait eu accès. Dans un contrat négocié faisant état de toutes les conditions contractuelles, le problème d’accessibilité ne survient pas parce que toutes les clauses font partie d’un même document. L’accessibilité est cependant une condition d’opposabilité préalable implicite lorsque le contrat renvoie à un document externe.
99 La condition préalable implicite d’accessibilité s’avère un instrument utile pour l’analyse d’un document informatique. Ainsi, une clause qui requiert des manœuvres d’une complexité telle que son texte n’est pas raisonnablement accessible ne pourra pas être considérée comme faisant partie intégrante du contrat. De même, la clause contenue dans un document sur Internet et à laquelle un contrat sur Internet renvoie, mais pour laquelle aucun lien n’est fourni, sera une clause externe. L’accès à la clause sur support électronique ne doit pas être plus difficile que l’accès à son équivalent sur support papier. Cet énoncé découle tant de l’interprétation de l’art. 1435 C.c.Q. que du principe d’équivalence fonctionnelle qui sous-tend la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information.
100 Il ressort de la preuve au dossier que le consommateur peut accéder directement à la page du site Internet de Dell où figure la clause d’arbitrage en cliquant sur l’hyperlien en surbrillance intitulé « Conditions de vente » (ou « Terms and Conditions of Sale » dans la version anglaise de ce site). Ce lien est reproduit à chaque page à laquelle le consommateur accède. Dès que le consommateur active le lien, la page contenant les conditions de vente, dont la clause d’arbitrage, apparaît sur son écran. En ce sens, cette clause n’est pas plus difficile d’accès pour le consommateur que si on lui avait remis une copie papier de l’ensemble du contrat comportant des conditions de vente inscrites à l’endos de la première page du document.
101 À mon avis, l’accès du consommateur à la clause d’arbitrage n’est pas entravé par la configuration de cette clause dont il peut lire le texte en cliquant une seule fois sur l’hyperlien menant aux conditions de vente. La clause d’arbitrage ne constitue donc pas une clause externe au sens du Code civil du Québec.
102 L’Union soutient que le Code du NAF est lui aussi un document externe inopposable au consommateur, M. Dumoulin. Selon l’Union, l’hyperlien mène seulement à la page d’accueil du site Internet du NAF et, pour accéder au texte du Code du NAF, le consommateur doit pousser sa recherche au-delà de la page d’accueil. À première vue, le fait de pousser la recherche au-delà de la page d’accueil me paraît insuffisant pour conclure que le Code du NAF est un document externe. Sans plus de preuve quant aux difficultés d’accès, j’estime que l’argument ne peut être retenu. Par ailleurs, même si le Code du NAF était un document externe, cet argument ne permettrait pas de trancher la question de la compétence de l’arbitre. En effet, à supposer que le Code du NAF soit une clause externe nulle au sens de l’art. 1435 C.c.Q., ceci n’affecterait pas la validité de la clause d’arbitrage. La procédure d’arbitrage serait alors simplement régie par le C.p.c.
103 Je termine en soulignant que, suivant les seuls faits figurant au dossier et sans le bénéfice d’un argument précis sur le caractère illisible ou incompréhensible de la clause d’arbitrage, ma conclusion aurait été la même si l’Union avait aussi plaidé que la clause était illisible ou incompréhensible au sens de l’art. 1436 C.c.Q. Comme il a été mentionné précédemment, l’hyperlien en surbrillance paraît à chaque page à laquelle le consommateur accède et il n’a été présenté aucune preuve permettant de conclure que le texte était difficile à repérer à l’intérieur du document, ou qu’il était difficile à lire ou à comprendre.
104 Je souligne également que, devant notre Cour, l’Union a plaidé, de façon générale, le caractère abusif de la clause d’arbitrage. Ce moyen repose sur la prohibition prévue à l’art. 1437 C.c.Q. Cependant, comme l’Union n’a présenté aucun argument à l’appui de cette allégation, je me limiterai à constater que l’Union n’a pas démontré le bien-fondé de celle-ci.
7. L’opposabilité du recours collectif en présence d’une clause d’arbitrage
105 Comme motif distinct d’inopposabilité de la clause d’arbitrage à la requête de M. Dumoulin, l’Union invoque l’art. 2639 C.c.Q. et soutient que, parce qu’il s’agit d’un recours collectif, le différend intéresse l’ordre public et ne peut de ce fait être soumis à l’arbitrage. Il s’ensuivrait donc que Dell n’a pas le droit de demander le renvoi à l’arbitrage et que le recours collectif doit être entendu au fond. À mon avis, la prétention de l’Union doit être rejetée. Le recours collectif est une procédure qui n’a pas pour objet de créer un nouveau droit.
106 Le régime procédural du recours collectif a été introduit dans le Code de procédure civile en 1979. Il est reconnu que la procédure de recours collectif a une portée sociale. « Elle vise à faciliter l’accès à la justice aux citoyens qui partagent des problèmes communs et qui, en l’absence de ce mécanisme, seraient peu incités à s’adresser individuellement aux tribunaux pour faire valoir leurs droits » (Bisaillon c. Université Concordia, [2006] 1 R.C.S. 666, 2006 CSC 19, par. 16) ou n’auraient pas les moyens financiers pour le faire. En ce sens, le recours collectif est certainement un régime d’intérêt public. Cependant, la première disposition introductive du livre IX du Code de procédure civile — Le recours collectif — rappelle que, aussi important soit-il, le recours collectif ne demeure qu’un moyen de procédure :
999. . . .
d) « recours collectif » : le moyen de procédure qui permet à un membre d’agir en demande, sans mandat, pour le compte de tous les membres.
. . .
107 Cette position était déjà admise à l’époque où le livre IX a été adopté :
Le recours collectif n’est pas un droit (jus); c’est un moyen. Ce n’est même pas en soi une façon d’exercer un droit, un « remède » au sens de la maxime ubi jus, ibi remedium. Ce n’est qu’un mécanisme particulier qui vient s’appliquer, pour la « collectiviser », à une façon déjà existante d’exercer un droit déjà existant.
(M. Bouchard, « L’autorisation d’exercer le recours collectif » (1980), 21 C. de D. 855, p. 864)
Quant à l’énoncé suivant lequel la procédure de recours collectif ne crée pas de nouveaux droits, il a été réitéré à de nombreuses reprises, y compris récemment par notre Cour dans l’arrêt Bisaillon, par. 17 et 22.
108 En l’espèce, les parties se sont engagées à soumettre leurs différends à l’arbitrage obligatoire. L’effet de la convention d’arbitrage est reconnue par le droit québécois : art. 2638 C.c.Q. Si M. Dumoulin avait intenté le même recours mais uniquement à titre individuel, l’argument de l’Union fondé sur le caractère d’ordre public du recours collectif ne pourrait évidemment plus être invoqué pour s’opposer à ce que le tribunal judiciaire saisi de l’action renvoie les parties à l’arbitrage. Le seul fait que M. Dumoulin ait plutôt décidé de s’adresser aux tribunaux au moyen de la procédure de recours collectif a-t-il pour effet de modifier la recevabilité de son action? Suivant les motifs exprimés par le juge LeBel, pour la majorité, dans Bisaillon, au par. 17, la réponse est négative : « la procédure du recours collectif ne saurait justifier une action en justice lorsque, considérées individuellement, les différentes réclamations visées par le recours ne le permettraient pas ».
109 Par ailleurs, l’argument de l’Union suivant lequel le recours collectif est une question intéressant l’ordre public qui ne peut être assujettie à l’arbitrage a perdu de sa force à la suite de l’arrêt de notre Cour dans Desputeaux. Dans cette affaire, l’une des parties avait invoqué le même art. 2639 C.c.Q. pour soutenir que le différend portant sur la propriété des droits d’auteur liés au personnage fictif Caillou était une question intéressant l’ordre public, qui ne pouvait donc être soumise à l’arbitrage. La Cour a affirmé que la notion d’ordre public comprise à l’art. 2639 C.c.Q. devait recevoir une interprétation restrictive et se limitait aux seules matières analogues à celles énumérées à cette disposition : par. 53-55. En l’espèce, ni l’hypothétique action individuelle de M. Dumoulin, ni la procédure de recours collectif ne sont des différends portant sur l’état et la capacité des personnes, sur les matières familiales ou encore sur des matières analogues.
110 Par conséquent, l’argument de l’Union relatif au caractère d’ordre public de la procédure de recours collectif ne peut être retenu. Il reste maintenant à statuer sur la question de l’application de la Loi 48, laquelle est entrée en vigueur après l’audition du présent pourvoi.
8. Application de la Loi modifiant la Loi sur la protection du consommateur et la Loi sur le recouvrement de certaines créances
111 La Loi 48 a été adoptée le 14 décembre 2006 (L.Q. 2006, ch. 56). Cette loi comporte plusieurs mesures, dont une seule est pertinente en l’espèce. Il s’agit de celle qui ajoute à la Loi sur la protection du consommateur une disposition régissant les stipulations d’arbitrage. Cette disposition est rédigée ainsi :
2. Cette loi est modifiée par l’insertion, après l’article 11, du suivant :
« 11.1. Est interdite la stipulation ayant pour effet soit d’imposer au consommateur l’obligation de soumettre un litige éventuel à l’arbitrage, soit de restreindre son droit d’ester en justice, notamment en lui interdisant d’exercer un recours collectif, soit de le priver du droit d’être membre d’un groupe visé par un tel recours.
Le consommateur peut, s’il survient un litige après la conclusion du contrat, convenir alors de soumettre ce litige à l’arbitrage. »
La question qui se pose est de savoir si cette nouvelle disposition s’applique aux faits de l’espèce.
112 Par l’effet de l’art. 18 de la Loi 48, l’art. 2 est entré en vigueur le 14 décembre 2006. Voici le texte de l’art. 18 :
18. La présente loi entre en vigueur le 14 décembre 2006, à l’exception de l’article 1, qui entrera en vigueur le 1er avril 2007, et des articles 3, 5, 9 et 10, qui entreront en vigueur à la date ou aux dates fixées par le gouvernement, mais au plus tard le 15 décembre 2007.
La Loi 48 comporte une seule disposition transitoire, l’art. 17, lequel prévoit que les contrats conclus avant l’entrée en vigueur de la loi sont exclus de l’application des nouveaux art. 54.8 à 54.16 de la Loi sur la protection du consommateur. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Cependant si l’on fait une lecture corrélative des art. 17 et 18, il semble à première vue que, sauf les dispositions visées à l’art. 17, la Loi 48 s’applique aux contrats conclus avant son entrée en vigueur. Est-ce le cas? Et qu’en est-il de l’application de la Loi 48 à l’instance en cours?
113 Comme l’a écrit le professeur P.-A. Côté, Interprétation des lois (3e éd. 1999), p. 213, « l’effet de la loi dans le passé est tout à fait exceptionnel, alors que l’effet immédiat dans le présent est normal ». « Il y a effet immédiat de la loi nouvelle lorsque celle-ci s’applique à l’égard d’une situation juridique en cours au moment où elle prend effet : la loi nouvelle gouvernera alors le déroulement futur de cette situation » (p. 191). Une situation juridique est en cours lorsque les faits ou les effets sont en cours de déroulement au moment de la modification du droit (p. 192). Une loi d’application immédiate peut donc modifier les effets à venir d’un fait survenu avant l’entrée en vigueur de cette loi, sans remettre en cause le régime juridique antérieur en vigueur lorsque ce fait est survenu.
114 Pour aider à bien comprendre ce qu’est une situation en cours et une situation entièrement survenue, il est utile de reprendre l’exemple de l’obligation de garantie contre les vices cachés utilisée par les professeurs P.-A. Côté et D. Jutras, Le droit transitoire civil : Sources annotées (feuilles mobiles), p. 2-36. L’obligation de garantie existe dès la conclusion de la vente, mais la stipulation de garantie ne produit d’effets concrets que lorsqu’un problème relié au bien vendu se manifeste. La garantie entre en action soit lors de la mise en demeure, soit lors de la réclamation. Lorsque les effets de la garantie se sont entièrement produits, il ne s’agit plus d’une situation en cours et la loi nouvelle ne s’applique pas à cette situation à moins que cette loi ne soit rétroactive.
115 Les faits de l’espèce peuvent-ils être qualifiés de situation juridique en cours? Si c’est le cas, la loi nouvelle s’applique. Si la situation est entièrement survenue, la loi nouvelle ne s’appliquera pas aux faits.
116 La seule condition de mise en œuvre de la clause d’arbitrage de Dell est la naissance d’une réclamation, d’un conflit ou d’une controverse contre Dell (clause 13C des Conditions de vente). La situation juridique est donc entièrement survenue lorsque M. Dumoulin a communiqué sa réclamation à Dell. Ainsi, tous les faits donnant lieu à l’application de la clause d’arbitrage obligatoire se sont entièrement produits avant l’entrée en vigueur de la Loi 48.
117 Comme la Loi 48 ne comporte aucune indication permettant de conclure qu’elle s’applique de façon rétroactive, il n’y a pas lieu de lui donner une telle portée.
118 D’ailleurs, une interprétation rétroactive de la Loi 48 serait problématique. Premièrement, la rétroactivité demeure l’exception : Côté, p. 142-143; R. Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes (4e éd. 2002), p. 553-554. Dans la mesure où une loi est ambiguë et donne lieu à deux interprétations possibles, on favorisera une interprétation non rétroactive de la loi : Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, p. 742-745.
119 Deuxièmement, il m’apparaît fort improbable que le législateur ait voulu que l’art. 2 s’applique à toutes les clauses d’arbitrage en vigueur avant le 14 décembre 2006. Par exemple, un consommateur qui serait partie à un arbitrage en cours ou même un consommateur dont les prétentions n’auraient pas été retenues par l’arbitre ne devrait pas être fondé à invoquer l’art. 2 et à prétendre que la clause d’arbitrage le liant au commerçant est invalide, et ainsi à réclamer l’arrêt de l’instance ou obtenir l’annulation de la sentence arbitrale qui lui serait défavorable. À moins d’indication claire à l’effet contraire, lorsqu’un litige est soumis pour décision, le décideur doit se reporter à la loi en vigueur au moment où les faits générateurs de droit se sont produits.
120 Par conséquent, j’arrive à la conclusion que, comme les faits entraînant la mise en œuvre de la clause d’arbitrage s’étaient déjà produits avant la date d’entrée en vigueur de l’art. 2 de la Loi 48, cette disposition ne s’applique pas aux faits de l’espèce.
9. Dispositif
121 Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer l’arrêt de la Cour d’appel, de renvoyer la demande de M. Dumoulin à l’arbitrage et de rejeter la requête pour autorisation d’exercer un recours collectif, le tout avec dépens.
Version française des motifs des juges Bastarache, LeBel et Fish rendus par
Les juges Bastarache et LeBel (dissidents) —
I. Introduction
122 Dans le présent pourvoi, notre Cour doit décider si une clause d’arbitrage contenue dans un contrat de consommation électronique fait obstacle à l’exercice d’un recours collectif dans la province de Québec. Pour les motifs qui suivent, nous concluons que la clause en litige est inopérante et inopposable au consommateur sollicitant l’autorisation d’exercer un recours collectif. En conséquence, nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi.
II. Contexte
123 Au cours de la fin de semaine du 4 au 7 avril 2003, Dell a annoncé sa gamme d’ordinateurs de poche Axim X5 à des prix erronés sur la « page d’achat » de son site Web. Les modèles Axim X5 300 MHz et 400 MHz y étaient respectivement annoncés au prix de 89 $ et de 118 $. Il semble que les prix véritables étaient de 379 $ et de 549 $ respectivement et que l’erreur résultait d’un problème technique relié à l’un des systèmes de base de données de Dell.
124 Dell a découvert l’erreur le samedi 5 avril. Elle a immédiatement tenté de la corriger en érigeant une barrière électronique visant à bloquer l’accès à la page fautive à partir de la page d’accueil, dont l’adresse généralement publicisée est www.Dell.ca. Or, Dell a oublié qu’il était toujours possible d’accéder à la page bloquée au moyen d’un « lien profond », soit un hyperlien direct qui permet aux internautes l’accès à une page en particulier sans passer par la page d’accueil. De nombreuses personnes semblent avoir ainsi accédé à la page fautive et un nombre inhabituellement élevé d’ordinateurs de poche Axim X5 ont été commandés à prix erronés au cours de la fin de semaine. L’intimé, M. Dumoulin, est l’une des personnes ayant ainsi commandé, le 7 avril, un Axim X5 300 MHz au prix erroné de 89 $ après avoir accédé au moyen du lien profond à la page d’achat des ordinateurs de poche Axim X5.
125 Le lundi 7 avril à 9 h 30, l’erreur sur la page d’achat a été corrigée et à 14 h 30, l’accès à cette page à partir de la page d’accueil a été rétabli. Plus tard le même jour, Dell a publié sur son site Web un avis de correction informant ses clients de l’erreur qui s’était glissée dans les prix et indiquant qu’elle ne donnerait suite à aucune commande d’ordinateur de poche Axim X5 au prix erroné.
126 Le lendemain, M. Dumoulin a reçu un courriel l’informant de l’erreur de prix et du fait que sa commande ne serait pas traitée. Il a répondu à Dell par une mise en demeure de respecter le prix de vente annoncé. Sa demande ayant été refusée, l’Union des consommateurs a décidé de demander à la Cour supérieure, au nom de M. Dumoulin, l’autorisation d’exercer un recours collectif.
127 Dell a contesté la requête au moyen d’une exception déclinatoire quant à la compétence de la Cour supérieure du Québec, soutenant que la convention d’arbitrage suivante faisait partie des conditions de la vente :
Arbitrage. UNE RÉCLAMATION, UN CONFLIT OU UNE CONTROVERSE (PAR SUITE D’UN CONTRAT, D’UN DÉLIT CIVIL OU AUTREMENT DANS LE PASSÉ, QUI SURVIENT À L’HEURE ACTUELLE OU QUI SURVIENDRA DANS LE FUTUR, Y COMPRIS CEUX QUI SONT PRÉVUS PAR LA LOI, CEUX QUI SURVIENNENT EN COMMON LAW, LES DÉLITS INTENTIONNELS ET LES RÉCLAMATIONS ÉQUITABLES QUI PEUVENT, EN VERTU DE LA LOI, ÊTRE SOUMIS À L’ARBITRAGE OBLIGATOIRE) CONTRE DELL, ses représentants, ses employés, les membres de sa direction, ses administrateurs, ses successeurs, ses ayants cause ou les membres de son groupe (collectivement, aux fins du présent paragraphe, « Dell ») découlant de la présente convention ou de son interprétation ou relié à celle‑ci, ou découlant de la violation, de la résiliation ou de la validité de la présente convention, des relations entre les parties, antérieures, actuelles ou futures (y compris, dans la mesure autorisée par le droit applicable, les relations avec les tiers qui ne sont pas des signataires de la présente convention), de la publicité affichée par Dell ou d’un achat connexe DEVRA ÊTRE RÉGLÉ DE FAÇON EXCLUSIVE ET DÉFINITIVE PAR VOIE D’ARBITRAGE OBLIGATOIRE ORGANISÉ PAR LE NATIONAL ARBITRATION FORUM (« NAF ») conformément à son code de procédure et aux procédures particulières concernant le règlement de petites réclamations et (ou) de conflits entre consommateurs alors en vigueur (qui peuvent être consultés sur Internet à l’adresse http://www.arb‑forum.com/, ou par téléphone au 1 800 474‑2371). L’arbitrage se limitera uniquement aux conflits ou aux controverses entre le client et Dell. La décision du ou des arbitres sera définitive et obligatoire pour chacune des parties et elle peut être accueillie devant un tribunal compétent. On peut obtenir des renseignements sur le NAF et déposer des réclamations auprès de cet organisme en écrivant au P.O. Box 50191, Minneapolis, MN 55405, en envoyant un courriel à l’adresse file@arb‑forum.com ou en remplissant une demande en ligne à l’adresse http://www.arb‑forum.com/.
(Dossier de l’appelante, vol. III, p. 378-379, Politiques de Dell sur l’Internet, Conditions de vente, clause 13C)
Dell a plaidé qu’en raison de cette clause, la réclamation de M. Dumoulin devait être soumise à l’arbitrage obligatoire.
III. Historique judiciaire
128 La Cour supérieure a rejeté l’exception déclinatoire (J.E. 2004‑457, [2004] J.Q. no 155 (QL)). La juge Langlois a conclu que la convention d’arbitrage prévoyait un arbitrage organisé par le National Arbitration Forum (« NAF »), un organisme établi aux États‑Unis et régi par le droit américain, et visait à déroger à l’art. 3149 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 (« C.c.Q. »), selon lequel la renonciation du consommateur à la compétence des autorités québécoises ne peut lui être opposée. La juge Langlois appuie sa conclusion sur l’arrêt Dominion Bridge Corp. c. Knai, [1998] R.J.Q. 321, dans lequel la Cour d’appel a statué qu’une convention prévoyant l’arbitrage d’un différend de travail dans un ressort étranger ne pouvait être opposée au travailleur aux termes de l’art. 3149 C.c.Q.
129 La Cour d’appel du Québec a rejeté l’appel, mais pour des motifs différents ([2005] R.J.Q. 1448, 2005 QCCA 570). S’exprimant au nom de la Cour à l’unanimité, la juge Lemelin (ad hoc) a infirmé la décision de la juge Langlois parce que, conformément à l’art. 32A du National Arbitration Forum Code of Procedure (« Code NAF »), l’arbitrage aurait pu être tenu au Québec et que, pour cette raison, la situation factuelle différait de celle de l’arrêt Dominion Bridge. La juge Lemelin a toutefois conclu à la nullité de la convention d’arbitrage pour une autre raison. Estimant que les « conditions de la vente » prévoyant la convention d’arbitrage constituaient en soi une clause externe au sens de l’art. 1435 C.c.Q., elle a conclu que la convention d’arbitrage et ses règles de procédure n’avaient pas été expressément portées à la connaissance de M. Dumoulin et que Dell n’avait pas démontré que le consommateur en avait par ailleurs eu connaissance. Elle a donc conclu que la convention d’arbitrage était nulle et que la Cour supérieure n’avait pas perdu sa compétence à l’égard du recours collectif.
IV. Analyse
A. Introduction
130 En l’espèce, nous sommes en présence d’une clause d’arbitrage insérée dans un contrat d’adhésion en matière de consommation. La principale question soulevée dans le pourvoi peut être formulée comme suit : les juridictions inférieures ont‑elles commis une erreur de droit en refusant de renvoyer les parties à l’arbitrage? Toutefois, avant d’analyser cette question, nous estimons utile d’examiner la nature des clauses contractuelles d’arbitrage exclusif, l’historique de leur reconnaissance en droit québécois et les principes qui éclairent l’interprétation des règles relatives à l’arbitrage.
(1) La nature des clauses contractuelles d’arbitrage exclusif : une clause attributive de compétence
131 Il existe deux types de clauses contractuelles d’arbitrage. La clause compromissoire parfaite, ou « clause d’arbitrage exclusif », est celle par laquelle les parties s’engagent à l’avance à soumettre à l’arbitrage les litiges qui pourraient naître relativement à leur contrat et qui précise que la sentence sera finale et liera les parties. Elle se distingue d’une clause d’arbitrage purement facultative (voir Zodiak International Productions Inc. c. Polish People’s Republic, [1983] 1 R.C.S. 529, p. 533).
132 La clause d’arbitrage exclusif a pour effet de créer une « juridiction privée » qui suppose, pour les tribunaux désignés par l’État tels les tribunaux de droit commun et les tribunaux administratifs, la perte de leur compétence pour régler les différends, ce qui rend l’arbitrage conventionnel à la fois distinct et indépendant de ces dernières entités (voir J. E. C. Brierley, « De la convention d’arbitrage : Articles 2638‑2643 », dans La réforme du Code civil (1993), t. 2, 1067, p. 1067‑1073 et 1085‑1087). L’arbitrage conventionnel a également été décrit comme établissant un « système de justice privée » au bénéfice des parties : « [d]’un point de vue théorique, l’arbitrage est une justice privée dont l’origine est normalement conventionnelle. Il est donc conventionnel par sa source et juridictionnel par sa fonction » (voir S. Thuilleaux dans L’arbitrage commercial au Québec : Droit interne — Droit international privé (1991), p. 5 (renvois omis)).
133 C’est le degré de liberté avec lequel les parties peuvent choisir la manière de résoudre leur différend qui permet de qualifier l’arbitrage conventionnel de « juridiction privée » ou de « système de justice privée » :
[traduction] L’arbitrage s’entend donc du règlement des différends entre des parties qui conviennent de ne pas s’adresser aux tribunaux, mais de reconnaître le caractère définitif de la décision prononcée par des experts de leur choix, à l’endroit de leur choix et, normalement, suivant des lois dont elles ont convenu à l’avance et suivant des règles bien moins formelles et détaillées, et bien moins strictes sur le plan de la preuve et de la procédure, que celles ayant cours devant les tribunaux.
(W. Tetley, International Conflict of Laws : Common, Civil and Maritime (1994), p. 390)
Les parties à l’arbitrage conventionnel sont libres de choisir le droit applicable à leur convention d’arbitrage, le droit applicable aux procédures d’arbitrage, le droit applicable à l’objet du litige, ainsi que les règles de conflit applicables à tout ce qui précède. En outre, il n’est pas nécessaire que le droit ainsi choisi soit le même dans les quatre cas; il peut différer du droit applicable au lieu de l’arbitrage. On pourrait donc dire que la procédure d’arbitrage conventionnelle est délocalisée du ressort où se déroule l’arbitrage (voir Tetley, p. 391‑392).
134 L’une des principales différences entre la fonction judiciaire et la fonction arbitrale est que les arbitres consensuels ne sont pas des représentants de l’État mais sont désignés par des parties privées. Pour cette raison, que l’arbitrage ait lieu au Québec ou ailleurs, la sentence sera légalement exécutoire si, comme le prévoient les lois québécoises, elle est d’abord homologuée par les tribunaux du Québec. À cet égard, rien ne la distingue des jugements étrangers qui doivent d’abord être homologués pour avoir force de loi dans la province. C’est ce que fait remarquer R. Tremblay dans « La nature du différend et la fonction de l’arbitre consensuel » (1988), 91 R. du N. 246, p. 252 :
Il faudrait cependant se garder de confondre la fonction judiciaire et la fonction arbitrale. Le juge tire sa compétence des institutions qui sont à la base d’un État. L’arbitre, pour sa part, tire sa compétence de la convention des parties. La différence est majeure. L’arbitre est choisi et nommé par les parties et n’est pas le représentant de l’État. Il va trancher un litige mais sa décision, pour être exécutoire, devra être homologuée; elle n’est pas exécutoire par elle‑même comme peut l’être un jugement.
135 Les clauses d’arbitrage exclusif et d’élection du for fonctionnent de manière très semblable. Elles ont toutes deux pour effet de déroger au principe de compétence des tribunaux de droit commun qui, autrement, connaîtraient de l’affaire. De nombreux auteurs traitant des conflits de lois désignent simplement ces clauses, sans les distinguer, par l’expression « clauses de juridiction » : voir par exemple J. G. Collier, Conflict of Laws (3e éd. 2001), p. 96. Dans les provinces de common law, les tribunaux surseoiront à l’exercice de leur compétence s’ils sont en présence d’une clause valide d’élection du for ou d’une clause valide d’arbitrage. Ils tiennent ce pouvoir de leur compétence inhérente; or, certaines lois prévoient des facteurs à prendre en considération pour déterminer s’il y a lieu de suspendre l’instance selon que le tribunal est en présence d’une clause d’élection du for ou d’une clause d’arbitrage national ou international. On a aussi tendance, au Québec, à traiter de la même façon les clauses d’arbitrage exclusif et d’élection du for, dont nous faisons maintenant l’historique.
(2) Reconnaissance des clauses de juridiction en droit québécois
136 Avant l’entrée en vigueur du C.c.Q., les règles relatives à la compétence des tribunaux du Québec n’étaient pas codifiées. Ceux‑ci se fondaient sur l’art. 27 du Code civil du Bas Canada (« C.c.B.C. ») et sur l’art. 68 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25 (« C.p.c. »), pour délimiter l’étendue de leur compétence lorsqu’elle était contestée : voir Masson c. Thompson, [1994] R.J.Q. 1032 (C.S.). L’article 27 C.c.B.C. prévoyait que l’étranger, quoique non résidant dans le Bas Canada, pouvait y être poursuivi « pour l’exécution des obligations qu’il a contractées même en pays étranger ». L’article 68 C.p.c., toujours en vigueur, précise les règles nationales applicables à la détermination du district judiciaire du Québec dans lequel l’action personnelle peut être portée. Guidés par les principes généraux exposés dans cette disposition et par l’art. 27 C.c.B.C., les tribunaux du Québec ont établi un ensemble de règles jurisprudentielles qui permet de déterminer dans quels cas les tribunaux québécois connaissent d’une action.
137 Avant sa modification en 1992, la disposition liminaire de l’art. 68 C.p.c. était énoncée comme suit : « [s]ous réserve des dispositions des articles 70, 71, 74 et 75, et nonobstant convention contraire, l’action purement personnelle peut être portée . . . ». Les tribunaux du Québec l’ont interprétée comme une interdiction de déroger intentionnellement et conventionnellement au principe de la compétence des tribunaux du Québec au moyen des clauses d’élection du for et d’arbitrage : voir S. Thuilleaux et D. M. Proctor, « L’application des conventions d’arbitrage au Canada : une difficile coexistence entre les compétences judiciaire et arbitrale » (1992), 37 R.D. McGill 470, p. 477‑478.
138 Suivit, en 1983, l’arrêt de notre Cour dans Zodiak International Productions, où une partie à un contrat, après s’être adressée sans succès à un tribunal d’arbitrage de Varsovie, a intenté contre son co‑contractant une nouvelle action devant la Cour supérieure du Québec. Notant l’existence du conflit entre l’art. 68 C.p.c. et les clauses d’arbitrage conventionnelles, notre Cour a statué que le législateur québécois avait néanmoins clairement eu l’intention de permettre ces clauses lorsqu’il a introduit l’art. 951 C.p.c., lequel dispose : « La clause compromissoire doit être constatée par écrit. » Devant cette disposition, le juge Chouinard, s’exprimant au nom de la Cour, a cité en l’approuvant le passage suivant des motifs du juge Pratte dans Syndicat de Normandin Lumber Ltd. c. Le Navire « Angelic Power », [1971] C.F. 263 (1re inst.) : « . . . je ne vois pas comment le législateur québécois aurait pu réglementer la forme et l’effet d’une convention dont il n’admettrait pas la validité » (p. 539). Peu après cette décision, en 1986, le législateur québécois a modifié le C.c.B.C. et le C.p.c., y introduisant des règles détaillées sur la validité, la forme et la procédure de l’arbitrage conventionnel. (Ces règles se trouvent maintenant au chapitre traitant expressément de l’arbitrage dans le livre Des obligations du C.c.Q., soit aux art. 2638 à 2643, et au livre VII (Des arbitrages) du C.p.c.)
139 À la suite de ces modifications, une contradiction a été relevée dans la façon pour le législateur de traiter les clauses d’élection du for et les clauses d’arbitrage. Par l’application de l’art. 68 C.p.c., les premières étaient toujours considérées comme non valides : voir Thuilleaux et Proctor, p. 477‑478. Il semblerait que cette différence ait été accidentelle plutôt qu’intentionnelle. Dès 1977, des projets de loi ont assimilé la clause d’élection du for à la clause d’arbitrage. Par exemple, l’art. 67 du Livre neuvième du Projet de Code civil de 1977 prévoyait que les autorités québécoises pouvaient refuser de reconnaître les décisions étrangères dans les cas suivants :
67 À la demande du défendeur, la compétence du tribunal d’origine n’est pas reconnue par les tribunaux du Québec dans les cas suivants :
1. lorsque le droit du Québec attribue à ses tribunaux une compétence exclusive, à raison de la matière ou d’un accord entre les parties, pour connaître de l’action qui a donné lieu à la décision étrangère;
2. lorsque le droit du Québec admet, à raison de la matière ou d’un accord entre les parties, la compétence exclusive d’une autre juridiction; ou
3. lorsque le droit du Québec reconnaît un accord par lequel compétence exclusive a été attribuée à des arbitres.
Cette méprise a cependant été corrigée par l’introduction de l’art. 3148 au livre dixième du nouveau C.c.Q. Le deuxième paragraphe de cette disposition précise l’intention du législateur québécois d’assimiler les effets des clauses d’élection du for et d’arbitrage. Il dispose que « les autorités québécoises ne sont pas compétentes lorsque les parties ont choisi, par convention, de soumettre les litiges nés ou à naître entre elles, à propos d’un rapport juridique déterminé, à une autorité étrangère ou à un arbitre . . . ». Au moment de l’adoption de cette disposition, la disposition liminaire de l’art. 68 C.p.c. a été modifiée afin de retirer l’interdiction de déroger conventionnellement au principe de compétence des tribunaux québécois et de renvoyer au livre dixième du C.c.Q. les questions relatives à la compétence internationale des autorités québécoises. Elle est maintenant rédigée comme suit : « [s]ous réserve des dispositions du présent chapitre et des dispositions du livre X au Code civil du Québec . . . ».
140 Peut‑être plus par inadvertance que par intention, certaines différences mineures subsistent dans le traitement de ces deux type de clauses de juridiction en droit québécois. Par exemple, il n’existe, à l’égard des clauses d’élection du for, aucune disposition analogue à l’art. 940.1 C.p.c. qui permet de contester la validité des clauses d’arbitrage. Cette disposition a été introduite lors des modifications apportées en 1986 au C.p.c. et prévoit que les tribunaux québécois renvoient les parties à l’arbitrage tant que la cause n’est pas inscrite et à moins qu’ils ne constatent la nullité de la convention, ce dont il sera davantage question plus loin. Le deuxième alinéa de l’art. 3148 C.c.Q. ne permet pas à lui seul de contester la validité des clauses de juridiction. Cela a amené certains auteurs à critiquer l’organisation des règles relatives à la compétence. Par exemple, dans son article intitulé « Les objections à la compétence internationale des tribunaux québécois : nature et procédure » (1998), 58 R. du B. 145, G. Saumier critique les contradictions qui existent entre les règles applicables aux clauses d’élection du for et aux clauses d’arbitrage : « il n’est pas justifié de distinguer, lorsque les parties se sont entendues d’avance sur le for approprié pour régler leurs différends, que ce soit un tribunal arbitral ou un tribunal étatique » (p. 161). Mme Saumier préconise l’application de règles uniformes aux deux types de clauses et, à cet égard, elle réclame avec insistance une révision des règles relatives à la compétence internationale des tribunaux québécois et leur regroupement dans un ensemble complet de règles :
La réforme fondamentale du droit international privé occasionnée par l’adoption du Code civil du Québec n’a pas été accompagnée d’une révision des règles de procédure applicables en matière de compétence internationale. Ainsi, une partie qui désire s’opposer à la compétence internationale d’un tribunal québécois fait face à une multitude de régimes législatifs en matière de délai et de renonciation et à une jurisprudence difficile à concilier [. . .] Il devient donc impératif de prévoir des règles adaptées au contexte international qui reflètent à la fois les intérêts des parties et les intérêts du système judiciaire étatique et arbitral. [p. 164‑165]
Le rapport du Comité de révision de la procédure civile, déposé en 2000, préconise également l’incorporation au C.p.c. d’un chapitre cohérent et complet sur le droit international privé qui inclurait, notamment, les règles relatives à l’arbitrage figurant actuellement au livre VII du C.p.c. (voir Comité de révision de la procédure civile, La révision de la procédure civile (février 2000), Document de consultation, p. 113‑114).
141 Ce bref aperçu historique démontre à notre avis qu’il ne faudrait attacher aucune importance à la structure du C.c.Q. ou du C.p.c. pour interpréter les dispositions substantielles à l’étude dans le présent pourvoi. La cohérence du régime ne tient pas au livre du C.p.c. qui traite en particulier de l’arbitrage, ni au titre ou livre du C.c.Q. où se trouve l’art. 3149. Le Code civil constitue en soi un ensemble qui ne doit pas être morcelé en chapitres et en dispositions dépourvus de tout lien entre eux. La façon dont le droit est présenté dans le Code répond à une méthodologie et à une logique qui ne permet pas d’isoler une disposition substantielle de toutes les autres. Comme l’ont souligné J. E. C. Brierley et R. A. Macdonald dans Quebec Civil Law : An Introduction to Quebec Private Law (1993), p. 25, [traduction] « la codification du droit privé du Bas‑Canada constituait avant tout une réorganisation technique d’un ensemble complexe de normes dans le but d’en faciliter l’accès, tant par sa forme que par son fond, aux professionnels du droit ». Depuis sa création, le Code a été interprété non pas en fonction de cette réorganisation mais en fonction de la place qu’il occupe dans l’ordre juridique et de son rapport à la théorie des sources qu’une telle interprétation suppose (p. 97). De fait, après avoir exposé les hypothèses de forme qui sous‑tendent le Code, Brierley et Macdonald écrivent ce qui suit : [traduction] « présumer que les dispositions du Code ne sont pas redondantes équivaut à présumer qu’elles renvoient les unes aux autres à l’intérieur du Code et que chacune d’elles doit être considérée en corrélation avec les autres, peu importe où elle se trouve dans le Code » (p. 102‑103). Le Code est évidemment taxonomique, ce qui incite à la caractérisation conceptuelle, à [traduction] « identifier les extensions possibles d’un concept, étant donné que ces rubriques font en soi partie de la loi » (p. 104). En outre, [traduction] « le meilleur indicateur de l’intention législative restera toujours le Code lui‑même, considéré dans son ensemble » (p. 139). C’est pourquoi les rubriques seront considérées comme des indicateurs de la portée et du sens qu’il convient d’attribuer à une disposition donnée, et les autres dispositions serviront à préciser ce sens (p. 139).
(3) Le principe de la primauté de l’autonomie de la volonté des parties
142 L’acceptation par le Québec des clauses de juridiction au cours des deux dernières décennies repose sur le principe de la primauté de l’autonomie de la volonté des parties. Ce principe a été récemment confirmé par notre Cour dans Desputeaux c. Éditions Chouette (1987) inc., [2003] 1 R.C.S. 178, 2003 CSC 17, qui traitait des conventions visant à soumettre un litige à un tribunal d’arbitrage, et dans GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., [2005] 2 R.C.S. 401, 2005 CSC 46, où il était question des conventions visant à soumettre un litige à une autorité étrangère.
143 Dans Desputeaux, notre Cour a reconnu que les limites à l’autonomie de la volonté des parties contractantes de soumettre un litige à l’arbitrage devaient recevoir une interprétation restrictive. Plus précisément, comme nous le verrons en détail plus loin, nous avons conclu que la notion d’« ordre public » à l’art. 2639, al. 1 C.c.Q. devait recevoir une interprétation restrictive. Nous avons aussi décidé que les dispositions législatives identifiant simplement les tribunaux qui, au sein de l’organisation judiciaire, auront compétence pour entendre les litiges concernant une matière en particulier ne devraient pas être interprétées comme excluant la possibilité de l’arbitrage, à moins que le législateur n’ait eu clairement l’intention de l’exclure. En tirant ces conclusions, nous avons particulièrement tenu compte de la politique législative qui reconnaît maintenant l’arbitrage comme forme valide de règlement des différends et qui entend de plus en faire la promotion.
144 L’article 3148, al. 2 C.c.Q. et l’art. 940.1 C.p.c. peuvent tous deux s’interpréter de manière à donner réellement effet au principe de la primauté de l’autonomie de la volonté des parties ayant caractérisé le développement du droit de l’arbitrage au Québec au cours des deux dernières décennies. Ces dispositions visent tout particulièrement à favoriser la sécurité juridique des parties en leur permettant de prévoir à l’avance le for auquel devront être soumis leurs litiges. Elles s’inscrivent également dans l’évolution internationale vers l’harmonisation des règles de compétence.
145 Cette évolution vers l’harmonisation peut s’expliquer par l’importance de la sécurité juridique des transactions commerciales et internationales. Comme l’a fait remarquer le professeur J. A. Talpis dans son article « Choice of Law and Forum Selection Clauses under the New Civil Code of Quebec » (1994), 96 R. du N. 183, p. 188‑189 :
[traduction] Les rédacteurs du nouveau Code civil du Québec avaient sûrement en tête l’objectif essentiel de prévisibilité, le Code ayant confirmé et étendu la théorie de l’autonomie de la volonté des parties qui, de toute évidence, constitue l’un des plus importants principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. Selon ce principe, l’intention explicite ou implicite des parties détermine le système juridique devant régir même la validité fondamentale du contrat. Au Québec, ce principe est reconnu depuis longtemps et jouit encore d’une grande vitalité.
Le fait est que des considérations de commodité commerciale et de théorie des conflits militent fortement en faveur de cette théorie, qui repose essentiellement sur les droits des parties au contrat, mais qui reçoit l’appui des membres de la collectivité commerçante, ainsi que des tribunaux. Par conséquent, le législateur a estimé qu’il y allait de l’intérêt social général d’instaurer un système juridique permettant le règlement prévisible des conflits de lois.
Cette intention claire du législateur québécois a été reconnue par notre Cour dans GreCon Dimter, où nous avons conclu que le fait qu’une action soit incidente à une action principale entendue par un tribunal québécois ne suffisait pas à écarter une convention visant à soumettre toute réclamation résultant du contrat à une autorité étrangère. Plus précisément, nous avons conclu que l’art. 3148, al. 2 C.c.Q. devait avoir préséance sur l’art. 3139 C.c.Q.
(4) Les limites à l’autonomie de la volonté des parties
146 Naturellement, la primauté du principe de l’autonomie de la volonté des parties contractantes, selon lequel celles‑ci peuvent choisir à l’avance le forum auquel elles soumettront le règlement de leurs conflits, n’est pas sans limite. Le législateur québécois l’a d’ailleurs limitée de multiples façons.
147 Dans l’arrêt GreCon Dimter, nous avons relevé les limites à l’expression de l’autonomie de la volonté des parties de soumettre leurs différends à une autorité étrangère conformément à l’art. 3148, al. 2 C.c.Q. Premièrement, l’art. 3151 C.c.Q. confère aux autorités québécoises la compétence exclusive pour entendre en première instance toute action fondée sur la responsabilité civile pour tout préjudice résultant soit de l’exposition à une matière première provenant du Québec, soit de son utilisation. Deuxièmement, l’art. 3149 C.c.Q., qui confère aux autorités québécoises la compétence pour entendre une action fondée sur un contrat de consommation ou sur un contrat de travail si le consommateur ou le travailleur a son domicile ou sa résidence au Québec, précise que la renonciation du consommateur ou du travailleur à cette compétence ne peut lui être opposée. Le libellé de ces deux dispositions fait clairement ressortir l’intention du législateur de limiter l’autonomie de la volonté des parties.
148 En raison de la dispersion des règles relatives à l’arbitrage à l’intérieur du C.c.Q., la définition des limites à l’autonomie de la volonté des parties de soumettre leurs différends à un tribunal arbitral soulève certains doutes, comme l’illustre le présent pourvoi. La disposition générale se trouve à l’art. 2639 C.c.Q. qui dispose que « [n]e peut être soumis à l’arbitrage, le différend portant sur l’état et la capacité des personnes, sur les matières familiales ou sur les autres questions qui intéressent l’ordre public ». S’il prévoit la seule exception du chapitre « De l’arbitrage », l’art. 2639 C.c.Q. ne représente cependant pas la seule exception à l’arbitrage prévue par la loi. C’est ce qu’a reconnu Brierley dans les commentaires suivants au sujet du nouveau chapitre sur l’arbitrage du Code civil :
Il reste possible qu’on découvre une intention législative implicite voulant refuser l’arbitrage même lorsque celui‑ci n’est pas expressément interdit (par exemple, lorsque la matière est réservée à la connaissance des tribunaux ou organes quasi‑judiciaires étatiques). Une attribution impérative de compétence pour connaître un litige peut, en effet, contenir une règle d’ordre public qui exclut l’arbitrage. [Nous soulignons.]
(La réforme du Code civil, p. 1074-1075)
En outre, pour être exécutoire, une convention d’arbitrage doit être constatée par écrit suivant les termes de l’art. 2640 C.c.Q. et elle doit, par ailleurs, respecter toutes les conditions de formation du contrat. Ce dernier point est vrai même lorsque la convention d’arbitrage fait partie d’un contrat puisqu’elle est alors considérée comme une convention distincte par application de l’art. 2642 C.c.Q. Les commentaires du ministre de la Justice à propos de cette disposition reconnaissent expressément qu’une convention d’arbitrage est soumise aux règles générales du contrat et peut être contestée devant les tribunaux pour les mêmes motifs que tout autre contrat (Commentaires du ministre de la Justice (1993), t. II). De même, puisque les clauses d’arbitrage soulèvent principalement une question de compétence, un autre problème se pose quant à savoir quelle autorité (l’arbitre ou un tribunal judiciaire du Québec) doit déterminer si l’une ou l’autre de ces limites s’applique dans un cas donné. Cela nous ramène à la question principale soulevée par le présent pourvoi.
B. Questions soulevées par le présent pourvoi
149 Au sujet de la question principale de savoir si les tribunaux inférieurs ont commis une erreur en refusant de renvoyer les parties à l’arbitrage, les intimés ne contestent pas que, si la convention d’arbitrage est valide et s’applique au litige, les tribunaux ne possèdent aucun pouvoir discrétionnaire et ne doivent pas refuser de renvoyer les parties à l’arbitrage. Sur ce point, l’art. 940.1 C.p.c. semble clair : si les parties ont conclu une convention d’arbitrage sur la question en litige, le tribunal renvoie les parties à l’arbitrage, à la demande de l’une d’elles, à moins que la cause n’ait été inscrite ou que le tribunal ne constate la nullité de la convention. Il est bien établi qu’en employant le verbe « renvoie » au présent de l’indicatif, le législateur a signalé que le tribunal n’a aucun pouvoir discrétionnaire de refuser de renvoyer l’affaire à l’arbitrage, à la demande de l’une des parties, lorsque les conditions requises sont remplies (voir GreCon Dimter, par. 44; La Sarre (Ville de) c. Gabriel Aubé inc., [1992] R.D.J. 273 (C.A.), p. 277). Une simple lecture de l’art. 940.1 C.p.c. démontre que trois conditions doivent être remplies; (i) les parties doivent avoir conclu une convention d’arbitrage sur la question en litige, (ii) la cause ne doit pas être inscrite, et (iii) le tribunal ne doit pas constater la nullité de la convention. Dans le cas de la dernière condition, il nous semble évident que la mention de la nullité de la convention vise également le cas où la convention d’arbitrage, sans être nulle, ne peut être opposée au demandeur.
150 Il est également bien établi qu’une convention d’arbitrage valide a pour effet de soustraire le litige à la compétence des tribunaux de droit commun (voir Zodiak International Productions, art. 940.1 C.p.c. et art. 3148, al. 2 C.c.Q.). Il est aussi reconnu que la compétence à l’égard des recours individuels sur lesquels repose le recours collectif est une condition préalable à l’exercice de la compétence à l’égard de l’instance (Bisaillon c. Université Concordia, [2006] 1 R.C.S. 666, 2006 CSC 19). Il ne fait alors aucun doute que, si la convention d’arbitrage est valide et s’attache au litige, la Cour supérieure ne connaît pas de l’affaire et doit renvoyer les parties à l’arbitrage.
151 En l’espèce, les intimés ne contestent pas que les deux premières conditions prescrites par l’art. 940.1 sont remplies. La question est cependant de savoir si la Cour d’appel a commis une erreur en refusant de renvoyer les parties à l’arbitrage parce que la convention était nulle ou ne pouvait être opposée à M. Dumoulin.
152 Plusieurs moyens différents ont été soulevés afin de démontrer qu’en l’espèce, la clause d’arbitrage est nulle ou inopposable à M. Dumoulin. Plus précisément, on a soutenu : (1) que la convention d’arbitrage ne saurait être opposée à M. Dumoulin, un consommateur, parce qu’elle constitue une renonciation à la compétence des autorités québécoises au sens de l’art. 3149 C.c.Q.; et (2) qu’elle est nulle a) parce qu’elle vise un litige en matière de consommation qui, en soi, relève de l’ordre public au sens de l’art. 2639 C.c.Q.; b) parce qu’elle constitue une renonciation à la compétence de la Cour supérieure à l’égard des recours collectifs et que cette renonciation est contraire à l’ordre public en application de l’art. 2639 C.c.Q.; c) parce que M. Dumoulin n’a pas vraiment consenti à cette convention, qui lui a été imposée dans le cadre d’un contrat d’adhésion; d) parce que la convention est abusive et contrevient à l’art. 1437 C.c.Q.; et e) parce qu’elle fait partie d’une clause externe qui n’a pas été expressément portée à la connaissance de M. Dumoulin comme l’exige l’art. 1435 C.c.Q. Chacun de ces arguments pose en l’espèce une sous‑question qui sera abordée de façon distincte à la section D ci‑après. Mais avant d’examiner ces sous‑questions, il est nécessaire de répondre à deux questions préliminaires.
153 Premièrement, nous devons décider si les modifications apportées récemment par le législateur québécois à la Loi sur la protection du consommateur, L.R.Q., ch. P‑40.1 (« L.p.c. »), s’appliquent au présent pourvoi. Le projet de loi 48, la Loi modifiant la Loi sur la protection du consommateur et la Loi sur le recouvrement de certaines créances, 2e sess., 37e lég. (maintenant L.Q. 2006, c. 56), a été sanctionné le 14 décembre 2006, soit le jour suivant celui de l’audition du présent pourvoi par notre Cour. L’article 2 du projet de loi 48 est ainsi rédigé :
2. Cette loi [la Loi sur la protection du consommateur] est modifiée par l’insertion, après l’article 11, du suivant :
« 11.1. Est interdite la stipulation ayant pour effet soit d’imposer au consommateur l’obligation de soumettre un litige éventuel à l’arbitrage, soit de restreindre son droit d’ester en justice, notamment en lui interdisant d’exercer un recours collectif, soit de le priver du droit d’être membre d’un groupe visé par un tel recours.
Le consommateur peut, s’il survient un litige après la conclusion du contrat, convenir alors de soumettre ce litige à l’arbitrage. »
Il n’est pas contesté que, si cette modification s’applique en l’espèce, il ne serait pas nécessaire de répondre aux autres sous‑questions puisque la troisième condition requise pour l’application de l’art. 940.1 C.p.c. ne serait manifestement pas remplie.
154 Deuxièmement, nous devons déterminer l’étendue de l’analyse à laquelle un tribunal doit procéder en application de l’art. 940.1 C.p.c. pour « constater » si la convention d’arbitrage est nulle. L’appelante soutient que cette analyse devrait n’être que sommaire (dite aussi analyse prima facie); les intimés prétendent quant à eux qu’elle devrait être exhaustive. Selon la réponse à cette question, il est possible que seuls certains des motifs de nullité invoqués par les intimés puissent être légitimement présentés à l’étape d’une demande de renvoi, alors qu’il serait plus approprié de laisser l’arbitre statuer sur les autres motifs, sous réserve du contrôle subséquent des tribunaux.
C. Questions préliminaires
(1) L’incidence du projet de loi 48 sur le présent pourvoi
155 L’article 2 est la disposition du projet de loi 48 qui présente le plus d’intérêt pour le présent pourvoi. Il modifie la L.p.c. en interdisant et en annulant toute clause contractuelle qui oblige un consommateur à soumettre un différend à l’arbitrage. Conformément à la L.p.c. modifiée, un consommateur et un commerçant ne peuvent conclure une convention d’arbitrage valide qu’après la naissance d’un litige. Il est admis que, si cette modification s’applique en l’espèce, le pourvoi devrait être rejeté puisque la convention d’arbitrage sur laquelle repose l’exception déclinatoire soulevée par l’appelante n’aurait manifestement aucun effet. Il convient de signaler que notre interprétation de l’art. 3149 C.c.Q. conduit au même résultat que le projet de loi 48. On pourrait prétendre que l’introduction du projet de loi 48 montre que l’Assemblée législative ne partageait pas notre point de vue sur l’art. 3149 C.c.Q. À cela, nous répondons qu’il est plus vraisemblable que ce soit la mauvaise interprétation de l’art. 3149 C.c.Q. donnée en remarque incidente dans l’arrêt Dominion Bridge, et dans la décision de la Cour d’appel en l’espèce, qui ait amené le législateur à agir rapidement en vue d’assurer la protection des consommateurs de la province.
156 L’article 18 du projet de loi 48 prévoit que ses dispositions entrent en vigueur le 14 décembre 2006, sauf quelques‑unes d’entre elles qui entreront en vigueur ultérieurement (entre le 1er avril 2007 et le 15 décembre 2007). Puisque l’art. 2 du projet de loi 48 est maintenant en vigueur, nous devons décider s’il produit son effet sur l’instance en cours.
157 Selon les principes d’interprétation des lois bien établis, en général, les lois nouvelles touchant le fond ne s’appliquent pas aux instances en cours. Il est également bien reconnu qu’une loi nouvelle s’appliquera à une instance en cours s’il est manifeste qu’elle vise à modifier rétroactivement les droits substantiels en cause. Le professeur Côté énonce de la façon suivante les principes applicables :
En principe, les lois nouvelles touchant le fond ne s’appliquent pas aux instances en cours, y compris celles qui sont en appel. Le processus judiciaire étant généralement déclaratif de droit, le juge déclare les droits des parties tels qu’ils existaient le jour où la cause d’action a pris naissance : le jour du délit, le jour de la formation du contrat, le jour de la perpétration de l’acte criminel, et ainsi de suite. Par contre, une loi de fond nouvelle est applicable à une instance en cours lorsqu’elle modifie de façon rétroactive le droit qui existait le jour du délit, du contrat, de l’acte criminel, et ainsi de suite. Une instance en cours pourra donc être régie par une loi nouvelle rétroactive, ceci valant même pour la loi rétroactive adoptée pendant que l’instance est pendante en appel.
(P.‑A. Côté, Interprétation des lois (3e éd. 1999), p. 225)
158 La règle diffère dans le cas des lois nouvelles de procédure. Celles‑ci ont un effet immédiat et s’appliquent aux instances en cours. Ce qui, comme l’explique le professeur Côté, ne veut pas dire qu’elles ont un effet rétroactif :
Les lois de procédure s’appliquant aussi aux instances en cours, on a appelé ce phénomène « rétroactivité » par analogie avec l’effet des lois concernant le fond. Or, les lois de procédure ne régissent pas le droit dont le juge déclare l’existence : elles concernent les procédés qui servent à faire valoir le droit, elles traitent du déroulement du procès. Il est donc normal qu’une loi touchant le déroulement du procès s’applique aux procès en cours pour ce qui concerne leur déroulement futur. Il n’y a pas là de rétroactivité, simplement un effet immédiat. [p. 226]
159 Nous devons donc décider si l’art. 2 du projet de loi 48 touche des questions de fond ou de procédure. S’il touche des questions de fond, nous devrons en outre déterminer s’il a des effets rétroactifs.
160 Selon nous, l’art. 2 du projet de loi 48 est une disposition de fond puisqu’il affecte un droit contractuel des parties : le droit d’une partie de voir sa cause renvoyée à l’arbitrage, et non devant les tribunaux. Il est vrai qu’à certains égards, ce droit s’apparente à un droit procédural : il détermine la façon de faire valoir un droit. Cela dit, il s’agit manifestement de plus qu’un simple droit procédural. Cet article 2 touche à la compétence des tribunaux et « il est bien établi que la compétence n’est pas une question de procédure » (Banque Royale du Canada c. Concrete Column Clamps (1961) Ltd., [1971] R.C.S. 1038, p. 1040; voir aussi Côté, p. 231).
161 Nous estimons en outre que l’art. 2 du projet de loi 48 n’a pas d’effet rétroactif. À moins que la loi ne dispose autrement, explicitement ou par déduction nécessaire, cet article ne doit pas être interprété comme ayant un tel effet. La remarque incidente formulée par le juge Wright dans In re Athlumney, [1898] 2 Q.B. 547, p. 551‑552, reflète encore parfaitement le droit applicable en l’espèce :
[traduction] Il se peut qu’aucune règle d’interprétation ne soit plus solidement établie que celle‑ci : un effet rétroactif ne doit pas être donné à une loi de manière à altérer un droit ou une obligation existants, sauf en matière de procédure, à moins que ce résultat ne puisse pas être évité sans faire violence au texte. Si la rédaction du texte peut donner lieu à plusieurs interprétations, on doit l’interpréter comme devant prendre effet pour l’avenir seulement.
(Voir également Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271, p. 279.)
162 Aucune disposition du projet de loi 48 ne nous amène à croire que son art. 2 devrait être interprété comme ayant un effet rétroactif. Les dispositions transitoires ne l’indiquent pas et ne sauraient être interprétées en ce sens. Par conséquent, la présomption générale de la non‑rétroactivité de la loi n’a pas été réfutée et l’art. 2 du projet de loi 48 ne devrait pas recevoir une interprétation ayant pour effet d’annuler la convention d’arbitrage en litige puisque celle‑ci a été conclue avant l’entrée en vigueur de la disposition.
(2) La portée de l’analyse requise par l’art. 940.1 C.p.c.
163 L’appelante invoque le principe de compétence‑compétence, soutenant que le tribunal qui doit procéder à un examen en application de l’art. 940.1 C.p.c. devrait se limiter à un examen sommaire. On a affirmé que ce principe comporte deux volets (voir par exemple E. Gaillard et J. Savage, dir., Fouchard, Gaillard, Goldman on International Commercial Arbitration (1999), p. 401). D’abord, selon le principe de compétence‑compétence, les arbitres possèdent le pouvoir de statuer sur leur propre compétence. Ce principe est bien établi dans notre droit et le législateur l’a reconnu à l’art. 943 C.p.c. Ce qui importe d’avantage pour les besoins de l’espèce, il s’agit d’une règle qui établit une priorité chronologique selon laquelle les arbitres doivent les premiers pouvoir statuer sur leur compétence, sous réserve du contrôle subséquent des tribunaux. Cet aspect du principe de compétence‑compétence fait toujours l’objet de débat et donne lieu à différentes applications.
164 En cherchant à déterminer la portée de ce principe, il ne faut pas oublier la différence qui existe entre les types de contestation dont peut faire l’objet la compétence de l’arbitre. Elles se classent en deux grandes catégories. La première comprend les contestations relatives à la validité de la convention d’arbitrage conclue par les parties. La seconde catégorie inclut les contestations relatives à l’applicabilité de la convention d’arbitrage au litige en cause.
165 Il est relativement bien accepté que le principe de compétence‑compétence s’applique aux contestations de la compétence relatives à l’applicabilité de la convention d’arbitrage (voir par exemple Kingsway Financial Services Inc. c. 118997 Canada inc., [1999] J.Q. no 5922 (QL) (C.A.)). Dans toute contestation relative à la compétence arbitrale où il est allégué que le litige n’est pas visé par la clause d’arbitrage, il a été établi que les tribunaux doivent renvoyer l’affaire à l’arbitrage et permettre à l’arbitre de trancher la question, à moins qu’il soit évident que le litige échappe à sa compétence. (Voir L. Y. Fortier, « Delimiting the Spheres of Judicial and Arbitral Power : “Beware, My Lord, of Jealousy” » (2001), 80 R. du B. can. 143, p. 146; P. Bienvenu, « The Enforcement of International Arbitration Agreements and Referral Applications in the NAFTA Region » (1999), 59 R. du B. 705, p. 721; J. B. Casey et J. Mills, Arbitration Law of Canada : Practice and Procedure (2005), p. 64; L. Marquis, « La compétence arbitrale : une place au soleil ou à l’ombre du pouvoir judiciaire » (1990), 21 R.D.U.S. 303, p. 318‑319.) Toutefois, la question de savoir si, en général, les tribunaux doivent renvoyer l’affaire à l’arbitrage lorsque la contestation vise la validité de la convention d’arbitrage est elle‑même plus controversée.
166 Dans certains cas, les tribunaux ont reconnu que les arbitres devraient les premiers statuer sur la validité de la convention d’arbitrage et ont renvoyé les parties à l’arbitrage (voir par exemple World LLC c. Parenteau & Parenteau Int’l Inc., [1998] A.Q. no 736 (QL) (C.S.); Automobiles Duclos inc. c. Ford du Canada ltée, [2001] R.J.Q. 173 (C.S.); Simbol Test Systems Inc. c. Gnubi Communications Inc., [2002] J.Q. no 437 (QL) (C.S.); Sonox Sia c. Albury Grain Sales Inc., [2005] J.Q. no 9998 (QL) (C.S.)). Dans d’autres cas, les tribunaux ont procédé à un examen exhaustif de la validité de la clause d’arbitrage avant de renvoyer ou non l’affaire à l’arbitrage (voir par exemple Martineau c. Verreault, [2001] J.Q. no 3103 (QL) (C.S.); Chassé c. Union canadienne, compagnie d’assurance, [1999] R.R.A. 165 (C.S.); Lemieux c. 9110‑9595 Québec inc., [2004] J.Q. no 9489 (QL) (C.Q.); Joseph c. Assurances générales des Caisses Desjardins inc., SOQUIJ AZ‑99036669 (C.Q.); Bureau c. Beauce Société mutuelle d’assurance générale, SOQUIJ AZ‑96035006 (C.Q.); Richard‑Gagné c. Poiré, [2006] J.Q. no 9350 (QL), 2006 QCCS 4980).
167 Les difficultés causées par la rédaction imprécise du C.p.c. confirment maintenant la nécessité d’un examen complet de la question afin de déterminer la façon appropriée d’aborder l’exercice du pouvoir de surveillance de la Cour supérieure.
168 L’appelante préconise ce que l’on a appelé « l’analyse sommaire » suivant laquelle le tribunal saisi d’une demande de renvoi devrait renvoyer l’affaire à l’arbitrage s’il est convaincu, à l’issue d’une analyse sommaire, que l’action n’a pas été engagée en contravention d’une convention d’arbitrage valide. En aucun cas l’appelante, et la doctrine sur laquelle elle s’appuie, n’offrent une définition précise du terme « sommaire » dans ce contexte. Selon nous, elle veut dire par ses observations que le tribunal saisi d’une demande de renvoi devrait décider si la convention d’arbitrage semble valide et applicable au litige sur la seule foi des documents produits au soutien de la requête, en présumant qu’ils sont véridiques, sans entendre aucun témoignage. La décision du tribunal sur la question n’aurait pas l’autorité de la chose jugée et le tribunal arbitral pourrait lui‑même procéder à un examen exhaustif de la validité de la convention d’arbitrage, sous réserve du contrôle subséquent des tribunaux.
169 À l’inverse, les intimés préconisent ce que l’on a appelé une « analyse exhaustive » suivant laquelle les arguments soulevés à l’encontre de la validité de la convention d’arbitrage devraient être examinés de façon exhaustive avant que l’affaire soit renvoyée (ou non) à l’arbitrage. Le tribunal saisi d’une demande de renvoi pourrait ainsi, par exemple, entendre des témoins avant de statuer sur la validité de la convention d’arbitrage. De plus, sa décision aurait sur cette question l’autorité de la chose jugée (res judicata). Comme le signale dans son mémoire l’intervenante la Cour d’arbitrage international de Londres, les tenants des deux façons de procéder ont un objectif commun — favoriser l’efficience des mécanismes de règlement des différends. Là où ils ne s’entendent pas, c’est sur la meilleure façon d’atteindre cet objectif.
170 Les partisans d’un examen judiciaire exhaustif de la validité de la convention d’arbitrage aux termes de l’art. 940.1 C.p.c. s’appuient sur une logique d’« économie de moyens ». Ils soutiennent que le renvoi de la question de la validité d’une convention au tribunal d’arbitrage, dont la compétence même est contestée par l’une des parties, afin de lui permettre de statuer en premier sur la question, constitue une perte de temps et d’argent puisque les parties devront presque inévitablement revenir devant le tribunal pour qu’il décide de la validité de la convention d’arbitrage conformément à l’art. 943.1 C.p.c. (si le tribunal arbitral s’est lui‑même déclaré compétent) ou pour poursuivre l’instance interrompue par la demande de renvoi (si le tribunal arbitral s’est lui‑même déclaré incompétent). Ils affirment en outre que, puisque la compétence du tribunal arbitral dépend entièrement de la validité de la convention d’arbitrage, il est illogique de lui demander d’être le premier à statuer sur cette question.
171 Ceux qui souhaitent que les tribunaux se limitent à un examen sommaire insistent sur la prévention des tactiques dilatoires. Ils soutiennent qu’un examen exhaustif de la validité de la convention d’arbitrage, fondé sur une preuve testimoniale et documentaire, peut durer des mois et qu’autoriser un tel examen à l’étape de la demande de renvoi permettrait à une partie récalcitrante de retarder indûment le début ou le déroulement du processus d’arbitrage. Ils affirment en outre que la validité de la convention d’arbitrage devrait être présumée et le fait d’en limiter l’examen exhaustif au seul cas où le tribunal est saisi d’une requête fondée sur l’art. 943.1 C.p.c. ne soulève pas les mêmes problèmes, puisque cette disposition prévoit expressément que le tribunal d’arbitrage peut poursuivre la procédure et rendre une sentence tant qu’il n’a pas été statué sur la requête.
172 Il importe particulièrement de signaler que l’art. 940.1 C.p.c. indique clairement que le tribunal doit répondre à la question préliminaire concernant la validité de la convention; la disposition ne précise pas qu’il ne doit faire qu’un examen « sommaire ». La Cour supérieure du Québec, en tant que tribunal désigné par l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, possède une compétence inhérente et connaît en première instance de toute affaire, sauf si une loi lui retire cette compétence, conformément aux art. 31 et 33 C.p.c. (voir également T. A. Cromwell, « Aspects of Constitutional Judicial Review in Canada » (1995), 46 S.C. L. Rev. 1027, p. 1030‑1031, cité dans MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, par. 32). Pour ce qui est des questions portant sur une clause d’arbitrage exclusif, le législateur québécois a jugé bon, à l’art. 3148, al. 2 C.c.Q., de dépouiller les tribunaux du Québec de leur compétence, sous réserve des exceptions examinées précédemment et de l’art. 940.1 C.p.c. qui, à première vue, confère clairement à la Cour supérieure le pouvoir de statuer sur la validité de la convention d’arbitrage.
173 Selon l’argument contextuel fondé sur la version française de l’art. 940.1 C.p.c., le mot « constate » signifie effectivement que les tribunaux ne peuvent se livrer qu’à un examen sommaire de la nullité de la convention d’arbitrage. Or, l’art. 2642 C.c.Q. reprend les mêmes termes au sujet de l’examen de la clause d’arbitrage par l’arbitre : « la constatation de la nullité du contrat par les arbitres ne rend pas nulle pour autant la convention d’arbitrage ». Si l’on applique le raisonnement voulant que le terme « constate » à l’art. 940.1 C.p.c. signifie un examen sommaire prévu à l’art. 2642 C.c.Q., l’arbitre devrait s’en tenir à un examen sommaire de la validité du contrat contenant la clause d’arbitrage et ne pourrait procéder à une analyse approfondie de la prétendue nullité du contrat ni entendre la preuve déposée au soutien de cette prétention. Pareil résultat confirmerait que cet argument est mal fondé et illogique. De plus, dans un contexte juridique, le verbe « constate » ne semble pas supposer un examen superficiel. Il peut tout aussi bien s’entendre d’un examen sur le fond d’une question de fait et de droit. Voir G. Cornu, Vocabulaire juridique (8e éd. 2000), p. 208.
174 De plus, les commentaires du ministre de la Justice au sujet de l’art. 2642 C.c.Q. étayent la prétention que les tribunaux peuvent procéder à un examen exhaustif de la nullité lorsque la validité de la convention d’arbitrage est contestée. Suivant cette disposition, une convention d’arbitrage contenue dans un contrat demeure une convention distincte des autres clauses du contrat qui la contient. Par conséquent, tous les motifs généraux d’invalidation des contrats reconnus en droit civil, y compris ceux qui visent expressément les contrats de consommation ou d’adhésion, doivent s’appliquer à la convention d’arbitrage. Le commentaire du ministre de la Justice reconnaît expressément que la convention d’arbitrage est soumise aux règles générales des contrats et peut être contestée devant les tribunaux pour les mêmes motifs que tout autre contrat :
Cette règle [art. 2642 C.c.Q.] n’exclut pas qu’une partie demande au tribunal de prononcer la nullité de la convention d’arbitrage si, à titre d’exemple, elle n’a pas donné un consentement libre et éclairé ou qu’elle n’avait pas la capacité de contracter. Les règles générales du droit des obligations s’appliquent à cette convention comme à tout contrat.
(Commentaires du ministre de la Justice, t. II, p. 1651)
175 On a également invoqué la Loi type de la CNUDCI sur l’arbitrage commercial international du 21 juin 1985 (« Loi type »), Doc. N.U. A/40/17, annexe I, et la Convention pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères, 330 R.T.N.U. 3 (« Convention de New York »), des documents internationaux desquels sont inspirées les règles québécoises sur l’arbitrage et qui peuvent servir à l’interprétation des règles du C.p.c. (voir GreCon Dimter, par. 39‑43, et art. 940.6 C.p.c.). On a soutenu que suivant ces textes, les tribunaux ne peuvent procéder qu’à un examen sommaire de la nullité. Une étude de ces documents nous a convaincus que les rédacteurs de la Loi type et de la Convention de New York voulaient que les tribunaux et les arbitres possèdent une compétence concurrente à l’égard de ces questions. À notre avis, en fondant les règles québécoises sur ces documents internationaux, le législateur québécois a adopté la même approche. Le rapport du groupe de travail œuvrant à la préparation de la Loi type précise que le groupe de travail a choisi de ne pas adopter une approche fondée sur la nullité « apparente » :
77. Il a été suggéré que [l’article 8 de la Loi type] ne soit pas interprété comme stipulant que le tribunal doit examiner en détail la validité d’une convention d’arbitrage et que cette idée pouvait être exprimée en exigeant simplement une constatation prima facie ou en remaniant la fin de la phrase de manière à ce qu’elle se lise comme suit : « à moins qu’il ne constate que ladite convention est manifestement caduque ». À l’appui de cette idée, on a fait remarquer que cela reviendrait à consacrer le principe selon lequel il convenait de laisser d’abord le tribunal arbitral statuer sur sa compétence, sous réserve d’un contrôle ultérieur par une instance judiciaire. Toutefois, selon l’avis qui a prévalu, dans les cas envisagés au paragraphe 1, c’est‑à‑dire où les parties n’étaient pas d’accord quant à l’existence d’une convention d’arbitrage valide, cette question devrait être réglée par une instance judiciaire, sans avoir à être soumise au préalable à un tribunal arbitral dont la compétence était mise en doute. Le Groupe de travail, après délibération, a décidé de conserver le texte du paragraphe 1.
(Rapport du Groupe de travail des pratiques en matière de contrats internationaux sur les travaux de sa cinquième session (New York, 22 février ‑ 4 mars 1983), A/CN.9/233)
Cette conclusion est confirmée par P. Binder dans International Commercial Arbitration and Conciliation in UNCITRAL Model Law Jurisdictions (2e éd. 2005), p. 91.
176 L’adhésion à une approche fondée sur une compétence concurrente à l’égard des questions portant sur la validité de la convention peut se défendre dans une logique d’« économie de moyens » et reste compatible avec le principe général favorisant l’autonomie de la volonté des parties. Bien que l’art. 940.1 C.p.c. manque de précision quant à l’étendue de l’examen auquel devrait se livrer le tribunal, nous croyons qu’une méthode discrétionnaire préconisant le recours à l’arbitre dans la plupart des cas servirait mieux l’intention claire du législateur de favoriser le processus arbitral et son efficacité, tout en préservant le pouvoir fondamental de surveillance de la Cour supérieure. Lorsqu’il est saisi d’un moyen déclinatoire, le tribunal judiciaire ne devrait statuer sur la validité de l’arbitrage que s’il peut le faire sur la foi des documents et des actes de procédure produits par les parties, sans devoir entendre la preuve ni tirer de conclusions sur la pertinence et la fiabilité de celle‑ci.
177 Il semble que cette approche s’inscrive davantage dans le cadre législatif qui favorise un contrôle a posteriori du processus et des sentences arbitrales. Comme nous l’avons déjà mentionné, la décision d’un arbitre qui se déclare compétent pourra toujours faire l’objet d’un examen exhaustif par le tribunal saisi de la question en application de l’art. 943.1 C.p.c. De plus, l’art. 946.4, al. 1(2) C.p.c. prévoit expressément, entre autres choses, qu’un tribunal peut refuser l’homologation d’une sentence arbitrale s’il est établi que la convention d’arbitrage à l’origine de cette sentence est invalide. Ces deux moyens de contrôle a posteriori ne nuisent pas à l’efficacité du processus arbitral : le dernier moyen s’exerce une fois le processus terminé, alors que le premier n’a pas pour effet d’entraîner la suspension du processus.
178 Cela dit, nous croyons que les tribunaux peuvent toujours exercer un certain pouvoir discrétionnaire quant à l’étendue de l’examen qu’ils choisissent de faire lorsque la validité d’une convention d’arbitrage est contestée. Dans certaines circonstances, et en particulier dans celles qui méritent vraiment d’être qualifiées d’« arbitrage commercial international », il peut être plus avantageux que l’arbitre soit saisi en première instance de toutes les questions de compétence. Dans d’autres circonstances, telles qu’en l’espèce où il nous faut interpréter certaines dispositions du Code civil, il semblerait préférable que le tribunal entende au complet la contestation relative à la validité de la convention d’arbitrage. À notre avis, les juridictions inférieures ont eu raison d’examiner pleinement la contestation de M. Dumoulin quant à la validité de la convention d’arbitrage, compte tenu de l’art. 3149 C.c.Q.
D. Motifs possibles de nullité de la convention d’arbitrage
(1) La clause d’arbitrage constitue‑t‑elle une renonciation à la compétence internationale des autorités québécoises qui ne peut être opposée à M. Dumoulin?
179 Nous devons maintenant interpréter l’art. 3149 C.c.Q., qui se trouve à la section II, « Des actions personnelles à caractère patrimonial », du chapitre II, « Dispositions particulières » du titre troisième, « De la compétence internationale des autorités du Québec », figurant au livre dixième du Code civil, intitulé « Du droit international privé ». La section II comporte quatre dispositions, à commencer par l’art. 3148, al. 1 dont les par. (1) à (5) énoncent les règles générales permettant de déterminer les cas dans lesquels les autorités québécoises sont compétentes à l’égard d’un litige. Tel qu’indiqué précédemment, le deuxième alinéa précise quand les autorités québécoises perdent leur compétence pour connaître d’un litige à l’égard duquel elles auraient par ailleurs compétence. Suivent ensuite les art. 3149 à 3151 où comme nous l’avons vu, le législateur semble limiter l’autonomie de la volonté des parties.
180 Par souci de commodité, nous reproduisons les art. 3148, al. 2 et 3149 C.c.Q. :
3148. Dans les actions personnelles à caractère patrimonial, les autorités québécoises sont compétentes dans les cas suivants :
. . .
Cependant, les autorités québécoises ne sont pas compétentes lorsque les parties ont choisi, par convention, de soumettre les litiges nés ou à naître entre elles, à propos d’un rapport juridique déterminé, à une autorité étrangère ou à un arbitre, à moins que le défendeur n’ait reconnu la compétence des autorités québécoises.
3149. Les autorités québécoises sont, en outre, compétentes pour connaître d’une action fondée sur un contrat de consommation ou sur un contrat de travail si le consommateur ou le travailleur a son domicile ou sa résidence au Québec; la renonciation du consommateur ou du travailleur à cette compétence ne peut lui être opposée.
181 La première phrase de l’art. 3149 confère aux « autorités québécoises » le pouvoir d’entendre une action fondée sur un contrat de consommation ou sur un contrat de travail dans la mesure où le consommateur ou le travailleur a sa résidence ou son domicile au Québec. Il faut considérer cette phrase comme une protection supplémentaire accordée au consommateur ou au travailleur puisqu’elle attribue compétence aux autorités québécoises lorsque ces personnes agissent en qualité de demandeurs, alors que les autorités québécoises sont déjà compétentes lorsque le consommateur ou le travailleur est désigné comme défendeur (art. 3148, al. 1(1)).
182 La deuxième phrase de l’art. 3149 prévoit que la renonciation du consommateur ou du travailleur à la compétence des autorités québécoises ne peut lui être opposée. Le consommateur ou le travailleur renonce à la compétence des autorités québécoises en concluant exactement le genre de convention envisagée à l’art. 3148, al. 2, par laquelle les parties « ont choisi [. . .] de soumettre les litiges nés ou à naître entre elles [. . .] à une autorité étrangère ou à un arbitre ». Cette deuxième phrase a pour effet d’empêcher la partie défenderesse de prétendre, en réponse à une action portée devant une autorité québécoise, la Cour supérieure par exemple, que le tribunal n’a pas compétence pour entendre l’affaire par l’application d’une clause d’élection de for ou d’arbitrage.
183 En l’espèce, M. Dumoulin a son domicile au Québec et la Cour supérieure est clairement une autorité québécoise. Il semblerait que pour soutenir que la Cour supérieure n’a pas compétence en la matière, Dell devait plaider que l’arbitre qui préside à la procédure d’arbitrage du NAF est une autorité québécoise. C’est le seul cas où l’on ne pourrait dire que M. Dumoulin a renoncé, dans la clause d’arbitrage, à la compétence d’une autorité québécoise.
184 Ainsi, pour déterminer si l’art. 3149 C.c.Q. s’applique, il faut suivant cet article nous demander si la juridiction choisie dans le contrat au moyen d’une clause d’élection de for ou d’arbitrage est une « autorité québécoise ». Si cette juridiction n’est pas une « autorité québécoise », l’art. 3149 entre en jeu et permet au consommateur ou au travailleur de soumettre son litige à une « autorité québécoise ». Il faut donc déterminer ce qu’est une « autorité québécoise ».
185 Les intimés soutiennent que l’art. 3149 doit être interprété à la lumière du deuxième alinéa de l’art. 3148 qui établit une distinction entre une « autorité québécoise », une « autorité étrangère » et « un arbitre », de sorte qu’une « autorité québécoise », pour l’application de l’art. 3149, ne saurait être une « autorité étrangère » ou « un arbitre ». Cette interprétation est contestée par l’appelante qui prétend que si l’arbitrage doit avoir lieu au Québec, alors l’art. 3149 ne s’applique pas. Suivant cet argument, l’arbitrage n’est pas « international » puisqu’il a été décidé qu’il aurait lieu au Québec. Dans un tel cas, les règles de droit international privé énoncées au livre dixième du C.c.Q. ne s’appliquent pas. Cette observation soulève une nouvelle question, devenue cruciale en l’espèce : devant une clause d’arbitrage exclusif à laquelle les parties ont consentie, dans quelle mesure — le cas échéant — les faits doivent‑ils laisser voir des éléments « d’extranéité », ou être « internationaux », pour que s’appliquent les règles de droit international privé? La question mérite un examen détaillé.
a) La convention d’arbitrage doit‑elle comporter un « élément d’extranéité » pour que s’appliquent les art. 3148, al. 2 et 3149 — les règles de droit international privé?
186 Dans l’introduction de tout ouvrage de droit international privé (ou traitant du « conflit de lois », suivant son appellation plus courante dans les provinces de common law), on écrit que ce domaine du droit s’applique aux litiges comportant des éléments d’extranéité. Mais que signifie cette affirmation générale? Tout élément d’extranéité suffit‑il pour invoquer le droit international privé? Afin de répondre à ces questions, il est utile d’expliquer d’abord la nature, l’objet et la structure du droit international privé.
187 Malgré ce que son nom peut laisser entendre, et l’existence d’accords internationaux touchant plusieurs de ses aspects, le droit international privé n’est pas international au même titre que le « droit international public ». Ce ne sont pas des normes « internationales » ou universelles qui décident des cas d’application des règles de droit international privé; ces normes consistent plutôt en des lois nationales créées par le pouvoir judiciaire ou législatif dans un territoire donné. Dans son ouvrage Canadian Conflict of Laws (4e éd. 1997), p. 4‑5, J.‑G. Castel décrit la nature du conflit de lois :
[traduction] Les principes et les règles du conflit de lois ne sont pas internationaux, ils ont un caractère essentiellement national. Puisqu’ils font partie du droit local, ils sont formulés par les organismes législatifs des diverses entités juridiques ou sont tirés des décisions de leurs tribunaux.
188 Essentiellement, les règles de droit international privé ou de conflit de lois sont des lois locales destinées à remédier aux situations litigieuses auxquelles pourraient s’appliquer au moins deux systèmes juridiques. Malheureusement, comme l’a expliqué Collier, p. 5‑6, les différentes façons de désigner ce domaine du droit peuvent être trompeuses quant à son objet :
[traduction] Il est d’usage courant que le domaine soit désigné sous deux appellations [« droit international privé » et « conflit de lois »]; cependant, celles‑ci sont interchangeables. Aucune n’est parfaitement exacte ni précisément descriptive. L’appellation « conflit de lois » est quelque peu trompeuse puisque ce domaine vise à éliminer tout conflit opposant au moins deux systèmes juridiques (y compris le droit [interne]) ayant des prétentions concurrentes à régir la question soumise au tribunal, plutôt qu’à engendrer un tel conflit, comme les termes peuvent sembler le suggérer. Toutefois, A. V. Dicey a désigné ce domaine du droit sous cette appellation lorsqu’il a publié son traité — qui constitue la première description cohérente des règles et principes en la matière publiée par un avocat anglais — en 1896, et depuis, elle est passée dans l’usage.
L’autre appellation, « droit international privé », est d’usage courant en Europe. Elle est encore plus trompeuse que ne l’est « conflit de lois » et les trois mots qui la composent appellent chacun des commentaires. « Privé » établit une distinction entre le domaine et le « droit international public » ou le droit international, tout simplement. Ce dernier s’entend d’un ensemble de règles et de principes qui régissent les États et les organisations internationales dans leurs rapports entre eux. Il est administré par la Cour internationale de Justice, les autres tribunaux internationaux et tribunaux arbitraux, les organisations internationales et les agents étrangers, quoique, comme il relève du droit local ou interne de l’État, il soit également appliqué par les tribunaux d’État. Il est principalement issu des traités internationaux, de la pratique des États dans leurs relations (ou coutumes) et des principes généraux des systèmes juridiques internes. Le droit international privé traite des rapports juridiques entre les personnes physiques et morales, bien qu’il touche aussi les rapports entre les États et les gouvernements dans la mesure où leurs rapports avec d’autres entités sont régies par le droit interne; à titre d’exemple, un gouvernement qui conclut un contrat d’emprunt avec des particuliers et des sociétés. Ses sources sont les mêmes que celles de tout autre domaine relevant du droit interne, ce qui signifie que le droit international privé [interne] découle de la législation et des décisions des tribunaux [nationaux].
« International » sert à indiquer que le domaine touche non seulement l’application par les tribunaux [nationaux] des lois [nationales], mais également des règles de droit étranger. Le terme ne convient guère, cependant, dans la mesure où il pourrait laisser croire qu’il s’entend d’une certaine façon des rapports entre États (il convient encore moins s’il laisse croire qu’il vise les « nations » plutôt que les États). . .
Le terme « droit » revêt un sens spécial. L’application des règles de droit international privé [d’un pays ou d’une province] ne permet pas en soi de statuer sur une affaire, comme c’est le cas des règles du droit des contrats ou de la responsabilité délictuelle. Dans ce sens, le droit international privé n’est pas du droit substantif puisque, comme nous l’avons vu, il ne s’agit que d’un ensemble de règles qui déterminent si le tribunal [national] a compétence pour entendre et trancher une affaire et, le cas échéant, à quel système juridique, [national] ou étranger, il doit recourir pour statuer sur l’affaire, ou si le jugement d’un tribunal étranger sera reconnu et exécuté par un tribunal [national].
189 Comme l’indique ce dernier paragraphe, les règles de droit international privé traitent particulièrement des trois sujets suivants : (1) le choix de la loi applicable, (2) l’élection du for et (3) la reconnaissance des jugements étrangers (voir aussi Tetley, p. 791).
190 Les règles relatives au « choix de la loi applicable » visent à déterminer la loi qui régit un litige lorsque les lois de plus d’un système juridique peuvent s’appliquer. Un exemple classique serait celui de l’accident de voiture survenu au Québec et impliquant un résident de l’Ontario et un résident du Québec. Les règles visant à déterminer lequel du droit substantif de l’Ontario ou de celui du Québec devrait régir le litige (c.‑à‑d., la règle de la lex loci delicti adoptée dans Tolofson c. Jensen, [1994] 3 R.C.S. 1022, si les autorités ontariennes sont saisies de la question, et l’art. 3126 figurant au livre dixième du C.c.Q. si ce sont les autorités québécoises qui en sont saisies) relèvent du « choix de la loi applicable » en droit international privé.
191 Les règles relatives à « l’élection du for » visent à déterminer la juridiction qui connaît d’un litige lorsqu’il est possible de soumettre celui‑ci à plus d’une d’entre elles. Les questions que soulève ce point sont en toute logique abordées avant celles relevant du « choix de la loi applicable ». Prenons l’exemple susmentionné. La question de la loi applicable n’est pas la première qu’il faut examiner. Le tribunal saisi du litige doit d’abord déterminer s’il peut correctement exercer sa compétence. Les tribunaux albertains pourraient‑ils entendre le litige opposant l’automobiliste du Québec et celui de l’Ontario? Les tribunaux ontariens seraient‑ils mieux placés pour ce faire? Voilà le genre de questions que les règles relatives à l’« élection du for » aident à trancher.
192 Les règles relatives à la « reconnaissance des jugements étrangers » font exactement ce que leur nom suggère : elles aident à déterminer les cas où les tribunaux nationaux peuvent reconnaître un jugement étranger et y donner force de loi.
193 Il convient de faire certaines observations sur la structure générale des règles traditionnelles de droit international privé. De chacun des trois points examinés se dégagent différents facteurs qui permettent de résoudre la question en litige. Les facteurs à considérer sont appelés « facteurs de rattachement ». Le professeur Tetley définit les facteurs de rattachement comme étant les faits qui tendent à relier une opération ou une situation à une loi ou à un ressort donné. Il peut s’agir du domicile, de la résidence, de la nationalité ou du lieu de constitution des parties, du lieu où le contrat a été conclu ou exécuté, du lieu où le délit a été commis ou celui où le préjudice qui en découle a été subi, du pavillon d’un navire ou du pays où celui‑ci est immatriculé; du lieu où le propriétaire du navire a son centre d’opérations, etc. (voir Tetley, p. 41 et 195‑196). Puisque les règles de droit international privé restent des règles nationales, comme nous l’avons expliqué, ce sont les tribunaux nationaux ou le législateur qui établissent les facteurs de rattachement. De même, les facteurs de rattachement applicables peuvent varier en fonction de la question de droit international privé à l’étude. Par exemple, dans le cas du « choix de la loi applicable », les facteurs à examiner pour déterminer quelle loi devrait s’appliquer à un conflit familial peuvent être différents de ceux permettant de décider de la loi applicable en matière délictuelle ou contractuelle.
194 On affirme en général que les règles de droit international privé entrent en jeu dès qu’un litige présente des éléments d’extranéité. Les observations qui précèdent devraient illustrer le lien évident entre cette affirmation et les facteurs de rattachement qui seront pris en compte dans l’application des règles de droit international privé. Les facteurs de rattachement sont des indicateurs des éléments d’extranéité légalement pertinents qui peuvent emporter application des règles de droit international privé; parmi ces facteurs, les divers domiciles, résidences ou nationalités des parties, le lieu d’introduction de l’instance par rapport au lieu où le délit a été commis, ou celui où le contrat a été conclu, etc. Par exemple, la règle relative au choix de la loi applicable énoncée à l’art. 3094 C.c.Q. est ainsi rédigée :
3094. L’obligation alimentaire est régie par la loi du domicile du créancier. Toutefois, lorsque le créancier ne peut obtenir d’aliments du débiteur en vertu de cette loi, la loi applicable est celle du domicile de ce dernier.
Cette règle signifie que l’élément d’extranéité pertinent résiderait dans les lieux de domicile différents du créancier et du débiteur de l’obligation alimentaire; une épouse domiciliée au Québec et un époux domicilié au Nouveau‑Brunswick, par exemple. Le fait que les parties puissent s’être mariés ailleurs qu’au Québec ne serait pas un élément d’extranéité pertinent pour l’application de cette règle. Ainsi, les éléments d’extranéité ne sont pas tous pertinents. Les éléments d’extranéité pertinents seront ceux que soulève la règle de droit international privé applicable.
195 Faut‑il toujours un élément d’extranéité pour que s’appliquent les règles de droit international privé? Puisque ces dernières relèvent du droit interne, il est assurément permis au législateur de formuler des règles de droit international privé qui peuvent s’appliquer en l’absence de tout élément d’extranéité. Ce n’est pas comme si une loi constitutionnelle ou internationale lui interdisait d’adopter de pareilles règles. Citons l’exemple de l’art. 3111 C.c.Q., qui reconnaît la capacité des parties de choisir les règles qui régiront leurs rapports contractuels, peu importe qu’elles soient nationales ou étrangères. Le premier alinéa de l’art. 3111 prévoit ce qui suit :
3111. L’acte juridique, qu’il présente ou non un élément d’extranéité, est régi par la loi désignée expressément dans l’acte ou dont la désignation résulte d’une façon certaine des dispositions de cet acte.
L’objet déclaré de cette règle particulière de droit international privé, qui s’applique même en l’absence de tout élément d’extranéité, est de respecter le principe de l’autonomie de la volonté des parties :
Le principe de l’autonomie de la volonté des parties est bien ancré dans la tradition juridique québécoise et l’article proposé le confirme.
. . . les parties peuvent choisir la loi applicable à leur contrat non seulement lorsque celui‑ci présente un élément d’extranéité mais également lorsqu’il n’en présente pas.
(Projet de loi 125 : Code civil du Québec, Commentaires détaillés sur les dispositions du projet, Livre X : Du droit international privé et disposition finale (Art. 3053 à 3144) (1991), Titre deuxième : Des conflits de lois (Art. 3059 à 3110), Chapitre troisième : Du statut des obligations (Art. 3085 à 3108), p. 53)
Comme nous l’avons expliqué, ce principe a fortement influencé la rédaction des nouvelles règles de droit international privé figurant au livre dixième du C.c.Q. Voir Talpis, p. 189 :
[traduction] [L]e nouveau Code opte pour une conception très subjective de l’autonomie de la volonté des parties. Allant beaucoup plus loin que la Convention de Rome sur la Loi applicable aux relations contractuelles, du 19 juin 1980, et que le Code de droit international privé suisse du 18 décembre 1987, qui ont inspiré plusieurs règles sur les obligations contractuelles, l’autonomie de la volonté des parties au sens du nouveau Code permet sans aucune restriction de choisir la loi applicable, même en l’absence d’un élément d’extranéité (art. 3111, al. 2), à tout ou partie du contrat (art. 3111, al. 3), aux successions (art. 3098, al. 2), à certains aspects de la responsabilité civile (art. 3127), et même aux relations externes en matière de représentation conventionnelle (art. 3116). [Nous soulignons.]
196 Cela nous amène à l’art. 3148, al. 2 C.c.Q. qui, encore selon le professeur Talpis (p. 218), permet un choix illimité. La question de savoir si, pour l’application de l’art. 3148, al. 2, il est nécessaire de prouver l’existence d’un élément d’extranéité a fait l’objet d’un certain débat. Outre la présence d’une clause exclusive d’élection du for ou d’une clause d’arbitrage, la disposition ne fait état d’aucun autre facteur dont le respect soit nécessaire pour son application.
197 Deux thèses ont été avancées quant à la question de la nécessité d’un élément d’extranéité pour l’application de l’art. 3148, al. 2. Selon la première, comme dans le cas de l’art. 3111 C.c.Q., le législateur aurait voulu qu’aucun élément d’extranéité ne soit nécessaire pour son application; cette thèse serait conforme au désir de donner préséance à l’autonomie de la volonté des parties. Voir S. Rochette, « Commentaire sur la décision United European Bank and Trust Nassau Ltd. c. Duchesneau — Le tribunal québécois doit‑il examiner le caractère abusif d’une clause d’élection de for incluse dans un contrat d’adhésion? », dans Repères, EYB 2006REP504, septembre 2006, qui, au sujet des clauses d’élection de for, dit ceci : « [L]es articles 3111 et 3148, al. 2 C.c.Q. n’exigent nullement, pour qu’on donne effet à une clause d’élection de for étranger, que le contrat présente un quelconque élément d’extranéité ».
198 Cette thèse s’inscrirait en outre dans la tendance globale observée dans le domaine du droit international privé qui nous occupe — l’élection du for. De nos jours, où il est reconnu que le fait de respecter les clauses de juridiction des parties favorise la stabilité commerciale, il est généralement admis que les règles et les principes d’attribution de compétence en droit international privé appartiennent à deux catégories au moins : (i) la juridiction consensuelle; et (ii) la juridiction « rattachée » (certains auteurs font aussi état d’un troisième domaine de compétence potentiel, celui de la « juridiction exclusive », sur lequel il n’est pas nécessaire de s’attarder en l’espèce) : voir J. Hill, « The Exercise of Jurisdiction in Private International Law » dans Asserting Jurisdiction : International and European Legal Perspectives (2003), p. 39; S. Guillemard et A. Prujiner, « La codification internationale du droit international privé : un échec? » (2005), 46 C. de D. 175; et G. Saumier. Les règles de juridiction consensuelle permettent aux parties de désigner par convention la juridiction qui sera saisie de leur litige. Hill en fait la description suivante à la p. 49 :
[traduction] Selon le principe d’acquiescement, un tribunal est compétent — même si les faits à l’origine du litige et les parties n’ont aucun lien avec le forum — si les parties se soumettent volontairement à sa compétence. Cet acquiescement peut prendre la forme d’une comparution volontaire, où la partie conteste la demande sans contester la compétence du tribunal, ou d’une entente consensuelle, consistant habituellement en une clause d’élection de for faisant partie d’une convention plus générale. [Nous soulignons.]
Dans la deuxième catégorie, les règles de la juridiction « rattachée » font appel à des facteurs de rattachement qui permettent de déterminer si la juridiction saisie peut connaître de l’affaire. Ainsi, seule la deuxième catégorie de juridiction commande un examen des liens entre les faits et les territoires géographiques.
199 Par ailleurs, on a souligné que, contrairement à l’art. 3111, lequel précise que la disposition s’applique même en l’absence d’un « élément d’extranéité », l’art. 3148, al. 2 ne comporte aucune réserve de cet ordre et que ce silence ne devrait pas être considéré comme un simple oubli. Voir S. Guillemard, « Liberté contractuelle et rattachement juridictionnel : le droit québécois face aux droits français et européen », E.J.C.L., vol. 8.2, juin 2004, p. 25‑26, en ligne :
Faut‑il, pour pouvoir désigner un tribunal étranger, que l’affaire présente intrinsèquement un caractère international ou la seule désignation d’un for étranger peut‑elle constituer l’élément d’extranéité nécessaire pour rendre le litige international? . . .
Le Code civil du Québec n’offre expressément aucun indice pour répondre à la question, admettant simplement que les parties puissent élire conventionnellement un for « à propos d’un rapport juridique déterminé ». La remarque mérite une attention particulière car le codificateur québécois a été plus précis en matière de rattachement normatif. En effet, l’article 3111 C.c.Q. permet aux parties de désigner la loi applicable à « [l]’acte juridique, qu’il présente ou non un élément d’extranéité ». Comment interpréter le silence des articles sur la compétence des tribunaux? Pierre‑André Côté, spécialiste québécois en matière d’interprétation des lois, livre l’avertissement suivant : « Si la loi est bien rédigée, il faut tenir pour suspecte une interprétation qui conduirait [. . .] à ajouter des termes ». Il rappelle la recommandation de Lord Mersey : « C’est une chose grave d’introduire dans une loi des mots qui n’y sont pas et sauf nécessité évidente, c’est une chose à éviter ». Autrement dit, si, selon l’adage, le législateur « ne parle pas pour ne rien dire », il ne se tait certainement pas sans raison. Comme la comparaison des deux articles, sur le choix de loi et sur l’élection de for, laisse perplexe en raison de la précision de l’un et du silence de l’autre, force est de conclure que l’élection de for n’est autorisée en droit québécois que dans le cadre d’une affaire comportant un élément d’extranéité. [Renvois omis.]
L’auteure poursuit en posant toutefois l’hypothèse que la clause d’élection de for puisse en soi constituer l’élément d’extranéité requis, expliquant que toute autre conclusion contreviendrait au principe de la primauté de l’autonomie de la volonté des parties :
Se pourrait‑il que la seule désignation des parties en faveur du tribunal d’un État par ailleurs totalement étranger au contrat ne constitue pas un lien suffisamment important?
. . .
Nous pensons qu’obliger à ce que l’un des éléments du dossier soit « objectivement » étranger va à l’encontre du principe de la liberté contractuelle. Selon nous, c’est concevoir le rattachement juridictionnel dans le seul cadre, pour ne pas dire carcan, des éléments propres au contrat, comme le font d’autres facteurs de rattachement en la matière. En outre, le raisonnement manque de logique. Nous avons vu que généralement, on n’exige aucun lien entre le tribunal saisi et le contrat autrement qualifié d’international. [p. 26 et 28]
Guillemard reconnaît de même la possibilité d’arriver à la même conclusion à l’égard des clauses d’arbitrage :
[N]ous avons constaté qu’en ce qui concerne l’élection de for, en droit québécois au moins, l’internationalité « artificielle » qui ne résulte que du fait de l’appartenance de l’autorité à un autre ordre juridique, ne semble pas totalement exclue. Il nous semble illogique qu’il n’en soit pas de même dans la sphère de l’arbitrage. [p. 50]
200 À notre avis, l’idée que les clauses d’élection du for et d’arbitrage constituent en soi l’élément d’extranéité requis, de sorte que leur seule présence emporte application de l’art. 3148, al. 2, semble très logique. Les clauses d’élection du for auront pour conséquence de déposséder les autorités québécoises de leur compétence pour entendre l’affaire afin que celle‑ci soit renvoyée dans un autre pays ou une autre province et soit tranchée suivant les lois de ce ressort. De même, les clauses d’arbitrage exclusif ont pour conséquence de créer une « juridiction privée », qui fait perdre aux autorités désignées par l’État, telles que les tribunaux nationaux et administratifs, leur compétence pour régler le litige.
201 Nous ne voyons aucun fondement rationnel nous permettant d’établir une distinction entre la clause d’élection du for et la clause d’arbitrage pour déterminer si elles constituent en soi un élément d’extranéité. Le fait que l’arbitrage contractuel puisse se dérouler sur le territoire du Québec n’est en rien déterminant à cet égard. Les deux clauses ont, d’abord et avant tout, pour effet de déroger au principe de la compétence des autorités québécoises et d’attribuer la compétence à une autre entité. Il nous semble que les règles figurant au titre troisième du livre dixième du C.c.Q. traitent davantage de la « compétence » au sens de pouvoirs judiciaires et quasi‑judiciaires que de la « compétence » au sens géographique du terme (bien que ces notions puissent manifestement se chevaucher). La compétence peut prendre des sens différents en fonction du contexte. Dans Lipohar c. The Queen (1999), 200 C.L.R. 485, [1999] HCA 65, p. 516, à propos du terme « compétence », on a dit : [traduction] « [i]l est utilisé dans une variété de sens, certains touchant à la géographie, certains aux personnes et aux procédures et d’autres aux structures et aux pouvoirs constitutionnels et judiciaires. »
202 Le fait que le titre troisième s’intitule « De la compétence internationale des autorités du Québec » n’appelle pas, à notre avis, une autre conclusion. Selon nous, l’emploi des termes « compétence internationale » ne laissent pas nécessairement sous‑entendre que les questions de compétence ne se posent que dans un contexte d’extra‑territorialité géographique. Les procédures d’arbitrage privé, même celles ayant lieu au Québec, échappent tout autant aux systèmes judiciaires et quasi‑judiciaires québécois — et, partant, sont « internationales » — que les instances judiciaires se déroulant dans une autre province ou dans un autre pays. Il faut éviter d’accorder trop d’importance à l’emploi du terme « international » au titre troisième pour les mêmes raisons que l’on ne devrait pas se laisser induire en erreur par ce même terme dans l’expression « droit international privé ». D’ailleurs, les versions précédentes du titre troisième s’intitulaient « Des conflits de juridiction » (voir J. A. Talpis et G. Goldstein, « Analyse critique de l’avant‑projet de loi du Québec en droit international privé » (1988), 91 R. du N. 606, p. 608). De même, l’intitulé « De la compétence internationale des autorités du Québec » n’est peut‑être pas approprié puisque les autorités québécoises doivent exercer leur compétence juridictionnelle à l’intérieur des limites territoriales de la province — d’où la conclusion de l’arrêt Morguard Properties Ltd. c. Ville de Winnipeg, [1983] 2 R.C.S. 493, selon laquelle la constitutionnalité des déclarations de compétence à l’égard d’un litige dépend de l’existence d’un lien réel et substantiel avec la province.
203 En dernier lieu, il importe de signaler que, contrairement à plusieurs autres provinces, le Québec a adopté des règles d’arbitrage qui ne font aucune distinction entre l’arbitrage national et l’arbitrage international. Le livre du C.p.c. qui traite de l’arbitrage touche tant l’arbitrage « national » que l’arbitrage « international »; les règles sont essentiellement identiques. Cette approche visait à démontrer une attitude de respect du choix des parties de recourir à l’arbitrage. Les provinces de common law font certaines distinctions entre l’arbitrage « national » et l’arbitrage « international » au regard de l’intervention du tribunal et de la reconnaissance des sentences arbitrales. La tendance semble indiquer un encadrement plus serré de l’intervention judiciaire dans les arbitrages « internationaux » que dans les arbitrages « nationaux ». Les tribunaux ont plus de latitude pour intervenir et entendre les arbitrages nationaux. (Il serait étrange que, devant cette tendance, la Cour interprète le droit québécois de façon à ne permettre une plus grande intervention judiciaire que dans les arbitrages « internationaux ».) Si le Québec ne fait aucune distinction dans ses règles du C.p.c., il serait logique de ne pas en faire pour l’application du livre dixième du C.c.Q. Cela s’avère particulièrement vrai lorsqu’il semble que la seule raison pour laquelle le mot « arbitre » est inclus dans l’art. 3148, al. 2 (qui reproduit essentiellement les effets de l’art. 940.1 C.p.c.) était de permettre d’appliquer les exceptions de l’art. 3148, al. 2 aux dispositions des art. 3149 à 3151.
204 Pour ces motifs, nous concluons que la clause d’arbitrage suffit en soi à déclencher l’application de l’art. 3148, al. 2, et par le fait même, de ses exceptions, notamment l’art. 3149.
b) L’arrêt de la Cour d’appel du Québec dans Dominion Bridge
205 L’appelante a invoqué l’arrêt Dominion Bridge à l’appui de sa thèse. Dans cette affaire, la Cour d’appel a, dans une remarque incidente, donné à l’art. 3149 une interprétation qui permettait aux travailleurs ou aux consommateurs de se soumettre à l’arbitrage au moyen d’une clause d’arbitrage exclusif, pourvu que l’arbitrage ait lieu dans la province de Québec. Depuis, les tribunaux québécois s’y conforment, y compris la juge Lemelin de la Cour d’appel, bien que la sagesse de ce précédent ait été remise en question : voir G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé (2003), t. II, Règles spécifiques, p. 640.
206 Il est clair que l’arrêt Dominion Bridge repose sur la conviction erronée que le législateur voulait, par l’adoption de l’art. 3149, protéger les consommateurs et les travailleurs contre le déplacement de leurs litiges à l’extérieur du Québec. En expliquant le fondement de sa conclusion, le juge Beauregard émet l’hypothèse suivante : « [l]a protection du droit du travailleur de poursuivre son employeur au Québec était probablement l’intention principale du législateur » (p. 324). En fait, l’examen des commentaires formulés par le ministre de la Justice lors de l’adoption de cette disposition révèle que le législateur avait l’intention de protéger l’accès des consommateurs et des travailleurs aux tribunaux québécois et aux autres organismes de règlement des différends désignés par l’État, et pas simplement de conserver ces différends dans les limites géographiques du Québec. Voici ses commentaires au sujet de l’art. 3149 :
Cet article, de droit nouveau, s’inspire de la Loi fédérale sur le droit international privé suisse de 1987, ainsi que du troisième alinéa de l’article 85 C.c.B.C. Il attribue une compétence en matière de contrat de consommation ou de travail aux autorités québécoises du domicile ou de la résidence du consommateur ou du travailleur; cette compétence s’ajoute à celle fondée sur les critères prévus à l’article 3148.
L’article assure une protection accrue aux consommateurs et aux travailleurs.
(Commentaires du ministre de la Justice, t. II, p. 2010-2011)
207 Il est utile d’examiner les dispositions qui auraient inspiré l’art. 3149 C.c.Q. L’article 85 C.c.B.C. prévoit ce qui suit :
85. Lorsque les parties à un acte y ont fait, pour son exécution, élection de domicile dans un autre lieu que celui du domicile réel, les significations, demandes et poursuites qui y sont relatives, peuvent être faites au domicile convenu et devant le juge de ce domicile.
. . .
Excepté dans un acte notarié, l’élection de domicile est sans valeur quant à la juridiction des tribunaux, si elle est signée par un non‑commerçant dans les limites du district où il a sa résidence.
208 Puis, l’art. 114 de la loi suisse sur le droit international privé (Loi fédérale sur le droit international privé (18 décembre 1987), RO 1988 1776) dispose :
Art. 114 Contrats conclus avec des consommateurs
1. Dans les contrats qui répondent aux conditions énoncées par l’art. 120, al. 1, l’action intentée par un consommateur peut être portée, au choix de ce dernier, devant le tribunal suisse;
a. de son domicile ou de sa résidence habituelle, ou
b. du domicile ou, à défaut de domicile, de la résidence habituelle du fournisseur.
2. Le consommateur ne peut pas renoncer d’avance au for de son domicile ou de sa résidence habituelle.
209 Les deux dispositions réservent expressément la compétence des tribunaux d’entendre les litiges de consommation. De même, il faut remarquer les commentaires du ministre de la Justice relatifs aux art. 3117 et 3118, les règles visant également à protéger le consommateur et le travailleur pour ce qui est du choix de la loi applicable, qui se terminent respectivement par les déclarations suivantes :
On rappellera que le contrat de consommation est défini à l’article 1384 et que l’article 3149 donne compétence aux tribunaux québécois en certaines circonstances quand il s’agit de contrat de consommation.
. . .
On notera également ici que l’article 3149 donne compétence aux tribunaux québécois, en certaines circonstances, quand il s’agit de contrat de travail. [Nous soulignons.]
(Commentaires du ministre de la Justice, t. II, p. 1987‑1988)
210 Il semble, d’après ce qui précède, que le législateur québécois avait l’intention de protéger l’accès des consommateurs et des travailleurs aux tribunaux. Il est intéressant de noter que dans une décision plus récente, Rees c. Convergia, [2005] J.Q. no 3248 (QL), 2005 QCCA 353, la Cour d’appel semble reconnaître que tel était l’objet de l’art. 3149 C.c.Q. : « De toute évidence, le législateur a voulu, à l’article 3149 C.c.Q., légiférer sur la compétence des tribunaux québécois de manière autonome et complète dans deux secteurs de l’activité économique où l’une des parties contractantes est particulièrement vulnérable » (par. 37 (nous soulignons)).
211 L’interprétation de l’art. 3149 retenue dans Dominion Bridge pose un autre problème en ce qu’elle confond pour l’essentiel l’arbitre consensuel siégeant au Québec avec une « autorité québécoise ». Dans la plupart des cas, l’application de cette notion révèle les failles de cette interprétation. Supposer que le fait, pour un décideur, de siéger au Québec suffit à faire de lui une « autorité québécoise » ne tient pas compte de la question de savoir si l’arbitre doit provenir du Québec. En l’espèce, suivant notre interprétation des dispositions du Code NAF relatives à la désignation des arbitres, les règles 20 à 24, rien ne garantit que l’arbitre proviendra du même endroit que le plaignant. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur le choix d’un arbitre, le NAF le choisit après avoir autorisé chaque partie à rayer le nom d’un candidat de la liste restreinte. Seule la règle 21E évoque le lieu d’origine de l’arbitre. Elle est rédigée comme suit :
[traduction]
E. Sauf entente contraire des parties, dans les cas mettant en cause des citoyens de pays différents, le Forum peut désigner un arbitre ou un candidat arbitre en tenant compte, notamment, de la nationalité et du lieu de résidence de l’arbitre ou du candidat, mais il ne peut exclure un arbitre du seul fait qu’il est citoyen du même pays que l’une des parties.
Il serait pour le moins étonnant que l’on puisse qualifier d’« autorité québécoise » un arbitre qui, même s’il se trouve au Québec, n’est pas citoyen du Québec.
212 Cette interprétation fait également abstraction d’une autre question importante : d’où l’arbitre tient‑il sa compétence? En l’espèce, l’arbitre et la procédure d’arbitrage établie par le NAF relèvent ultimement du droit américain. Signalons à cet égard la règle 5O du Code NAF qui précise que [traduction] « [l]es arbitrages en vertu du Code sont régis par la Federal Arbitration Act conformément à la règle 48B ». Selon la règle 48B, [traduction] « [s]auf entente contraire des parties, toute convention d’arbitrage visée aux règles 1 et 2E, de même que toute procédure d’arbitrage, audience, sentence et ordonnance sont régies par la Federal Arbitration Act, 9 U.S.C. §§ 1‑16 ». Aucun arbitre lié par le droit américain ne saurait être qualifié d’« autorité québécoise ». Les intimés soulèvent également à bon droit le fait que suivant la règle 11D, tous les arbitrages se dérouleront en anglais. On pourrait penser qu’une « autorité québécoise » serait tenue d’offrir ses services d’arbitrage en français. Enfin, il nous semble tout à fait incongru qu’en l’espèce, le consommateur doive d’abord communiquer avec une institution américaine, située à Minneapolis et responsable de l’organisation de l’arbitrage, afin d’entamer le processus visant à attribuer à la soi‑disant « autorité québécoise » la compétence nécessaire pour entendre le litige.
213 Il convient également de souligner que le fait d’accorder le statut d’« autorité québécoise » à un arbitre consensuel siégeant au Québec entraînerait des conséquences non désirées pour l’application des autres exceptions à l’art. 3148, al. 2 C.c.Q., en particulier de l’art. 3151 C.c.Q. En conférant aux « autorités québécoises » le pouvoir exclusif d’entendre toute action fondée sur « la responsabilité civile pour tout préjudice subi au Québec ou hors du Québec et résultant soit de l’exposition à une matière première [. . .], soit de son utilisation », le législateur n’a sûrement pas voulu que les parties puissent choisir à l’avance les arbitres privés chargés de régler les litiges de cette nature. Cette intention ressort clairement de la version antérieure de cette disposition, l’art. 21.1 C.p.c., sanctionné le 21 juin 1989, qui confère aux tribunaux québécois le pouvoir exclusif d’entendre les litiges portant sur une matière première :
Code civil du Bas Canada
8.1 Les règles du présent Code s’appliquent de façon impérative à la responsabilité de tout dommage subi au Québec ou hors du Québec et résultant de l’exposition à une matière première qui tire son origine du Québec ou de son utilisation, que cette matière première ait été traitée ou non.
Code de procédure civile
21.1 Les tribunaux du Québec ont juridiction exclusive pour connaître en première instance de toute demande ou de toute action fondée sur la responsabilité prévue à l’article 8.1 du Code civil du Bas Canada.
En présentant ces dispositions, le ministre de la Justice a fait les déclarations suivantes :
M. le Président, le projet de loi vise à rendre obligatoires également pour les étrangers les règles de droit du Québec applicables en certaines matières.
. . .
Puisque le dommage dont il s’agit résulte de l’utilisation ou de l’exposition à une matière première qui tire son origine du Québec, il est apparu important que tous les justiciables, qu’ils soient québécois, canadiens ou étrangers, soient placés sur un pied d’égalité et bénéficient de l’application d’un seul et même régime juridique de responsabilité, soit celui du Québec.
(Québec, Assemblée nationale, Journal des débats, vol. 30, no 134, 2e sess., 33e lég., 21 juin 1989, p. 6941 et 6970)
Il est clair qu’en introduisant ces dispositions, l’Assemblée nationale voulait que toutes les parties concernées par un litige en cette matière soient assujetties à un seul système juridique — celui du Québec — qui, de toute évidence comprend les tribunaux québécois.
c) Conclusion sur l’interprétation de l’art. 3149
214 Comme nous l’avons indiqué au début de cette section, l’application de l’art. 3149 est liée à la question de savoir « ce qu’est une autorité québécoise ». Elle dépend, selon nous, de cette seule question. Il ressort de l’analyse qui précède qu’une « autorité québécoise » doit s’entendre du décideur situé au Québec qui tient sa compétence du droit québécois. Cette définition est compatible avec celle dont il est question dans la doctrine québécoise. Dans Droit international privé québécois (2e éd. 2006), C. Emanuelli inclut dans la définition de cette expression : « [l]es tribunaux du Québec, [le] notaire québécois ou d’autres autorités québécoises : directeur de la protection de la jeunesse, directeur de l’état civil, etc. » (p. 70). H. P. Glenn note qu’« [e]n parlant simplement des “autorités du Québec”, sans autre précision, le troisième Titre établit les critères de compétence internationale des autorités judiciaires et administratives du Québec » (« Droit international privé », dans La réforme du Code civil (1993), t. 3, 669, p. 743 (nous soulignons)). Voir également G. Goldstein et E. Groffier qui affirment ce qui suit : « [l]e nouveau Code parle des “autorités” québécoises ou étrangères plutôt que des tribunaux. Il veut inclure les autorités administratives dont les décisions peuvent concerner le droit privé [. . .] Par contre, il ne semble pas que les tribunaux arbitraux (non étatiques) soient considérés comme des « autorités » aux fins de ce Code » (Droit international privé, t. I, Théorie générale, p. 287). Tous ces commentaires s’accordent entièrement avec la distinction qu’établit l’art. 3148, al. 2 entre les « autorités québécoises », les « autorités étrangères » et les « arbitres ».
215 Bien que l’interprétation de l’art. 3149 n’ait guère été commentée, notre position reçoit l’appui des auteurs. Dans son article « Commentaire sur la décision Dell Computer Corporation c. Union des consommateurs — Quand “browsewrap” rime avec “arbitrabilité” », dans Repères, EYB 2005REP375, août 2005, N. W. Vermeys affirme :
En effet, l’article 3148 C.c.Q. semble écarter tout recours forcé à l’arbitrage dans le cadre de contrats de consommation [. . .] Il résulte de cet article que la notion d’« autorité québécoise » exclut expressément celle d’« arbitre ». Or, puisqu’en vertu du Code le consommateur ne peut renoncer à la compétence des autorités québécoises, la clause d’arbitrage lui serait nécessairement inopposable.
M. Vermeys rejette en outre l’argument voulant qu’un arbitre puisse être visé par le terme « tribunal » figurant dans la L.p.c., art. 271, al. 3, et qu’il puisse prétendre ainsi à la qualité d’« autorité québécoise » pour l’application des art. 3148 et 3149 :
À cette fin, notons que certains pourraient être tentés de prétendre que la définition de « tribunal » incorporée dans la LPC inclut celle d’arbitre. Cependant, il demeure qu’une interprétation aussi large du terme « tribunaux » ne semble pas conforme à l’état actuel du droit. En effet, comme l’a très justement indiqué la Cour [d’appel], « la loi [sur la protection du consommateur] ne définit pas ce terme, il faut s’en remettre à l’article 4 C.p.c. : « « tribunal » : une des cours de justice énumérées à l’article 22 ou un juge qui siège en salle d’audience ». » (Par. 51 de la décision commentée) [. . .] avant même d’aller consulter le Code de procédure civile, il importe de s’assurer de la cohérence interne du texte de loi. Or, plusieurs articles de cette loi, notamment les articles 142, 143, 267 et 271, impliquent vraisemblablement que seuls les tribunaux au sens du Code de procédure civile ont été envisagés par le législateur lors de la rédaction de la LPC. [Note no 20]
216 Tout cela nous amène à conclure qu’un arbitre consensuel ne saurait être qualifié d’« autorité québécoise » pour l’application de l’art. 3149 C.c.Q. Par conséquent, Dell ne peut avoir gain de cause en l’espèce en tentant d’opposer à M. Dumoulin la clause d’arbitrage exclusif. Cette interprétation n’a aucune incidence sur les arbitres du travail, ni sur les autres types d’arbitres visés par les lois du Québec, ceux‑ci répondant à la définition d’« autorités québécoises » : voir Tremblay, p. 252 : « [i]l faut aussi distinguer l’arbitrage civil ou commercial d’autres types d’arbitrage, tel l’arbitrage de griefs en droit du travail. Dans ce dernier type d’arbitrage, bien que le tiers puisse être choisi par les parties, l’arbitrage est obligatoire selon la loi » (nous soulignons). Cela explique pourquoi les décisions de la Cour dans Bisaillon et Desputeaux ne dictent pas notre conclusion en l’espèce. La première de ces décisions mettait en cause un arbitre qui tirait ses pouvoirs du Code du travail du Québec et la seconde, un arbitre désigné conformément à l’art. 37 de la Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs. Notre interprétation ne signifie pas non plus que les clauses d’arbitrage contenues dans les contrats de consommation et de travail sont toujours invalides. Elle signifie simplement que la convention d’arbitrage antérieure au litige, conséquence d’une clause d’arbitrage contenue dans un contrat d’adhésion, ne peut être opposée au consommateur ou au travailleur. Le consommateur ou le travailleur pourrait bien choisir d’aller en arbitrage, auquel cas le recours à l’art. 3149 est inutile. Goldstein et Groffier l’expliquent très bien :
Tout ce que dit l’article 3149 C.c.Q., c’est que le cocontractant de la partie faible ne peut lui imposer une telle clause, malgré sa volonté et peut être même [. . .] malgré le fait que cette dernière s’est prévalue de l’arbitrage, mais change d’avis. S’il est exact qu’un travailleur ou un consommateur ne peut renoncer à l’avance au for de son domicile ou de sa résidence, néanmoins, il lui est loisible de le faire s’il y trouve son intérêt au vu des circonstances. Affirmer le contraire revient à considérer, en situation internationale, que tout ce qui concerne le contrat de travail ou celui de consommation n’est pas arbitrable. [En italique dans l’original.]
(Droit international privé, t. II, p. 640)
217 Notre conclusion sur l’art. 3149 C.c.Q. suffit à elle seule à rejeter la demande de l’appelante de renvoyer le litige à l’arbitrage; il n’est donc pas strictement nécessaire d’examiner les autres motifs possibles de nullité de la convention d’arbitrage. Cela dit, nous estimons que les autres questions soulevées par le présent pourvoi sont suffisamment importantes pour que notre Cour exprime son opinion sur leur bien‑fondé respectif.
(2) La convention d’arbitrage est‑elle nulle parce qu’un litige de consommation relève de l’ordre public?
218 Bien que les intimés n’aient pas expressément soutenu qu’un litige de consommation ne pourrait jamais être soumis à l’arbitrage parce qu’il s’agirait d’un arbitrage sur une question qui intéresse l’ordre public, nous devons exposer brièvement notre opinion sur le sujet car la Cour d’appel a abordé la question. Nous estimons que la Cour d’appel a conclu à bon droit qu’un litige de consommation peut être soumis à l’arbitrage. Cette conclusion découle inévitablement de l’application du raisonnement que nous avons adopté dans Desputeaux et elle est conforme aux conditions d’ordre public, sous réserve de l’effet de l’art. 3149 C.c.Q.
219 L’article 2639 C.c.Q. traite du genre de différend qui ne peut être soumis à l’arbitrage. Il s’agit du « différend portant sur l’état et la capacité des personnes, sur les matières familiales ou sur les autres questions qui intéressent l’ordre public ». La question est donc de savoir si un litige de consommation est une de ces autres questions qui intéressent l’ordre public. Nous croyons que tel n’est pas le cas. Comme en a décidé la Cour dans Desputeaux, le concept d’ordre public à l’art. 2639, al. 1 C.c.Q. doit être interprété strictement de façon à respecter l’autonomie de la volonté des parties de recourir à l’arbitrage, de même que l’intention claire du législateur de respecter ce choix. De la même façon qu’aucune raison impérieuse ne nous permettait d’établir une analogie entre les litiges relevant du droit d’auteur et ceux portant sur l’état et la capacité des personnes ou sur les matières familiales dans Desputeaux, rien ne nous permet de traiter différemment les litiges de consommation en l’espèce.
220 En outre, le fait que certaines des règles de la L.p.c. que l’arbitre devrait appliquer présentent un caractère d’ordre public n’empêche en rien un tribunal arbitral d’instruire l’affaire. C’est ce qu’édicte clairement le deuxième alinéa de l’art. 2639 C.c.Q. C’est aussi ce que la Cour a reconnu dans Desputeaux :
L’interprétation extensive du concept d’ordre public de l’art. 2639, al. 1 C.c.Q. a été expressément écartée par le législateur. Celui‑ci a ainsi précisé que le fait que les règles appliquées par l’arbitre présentent un caractère d’ordre public n’empêche pas la convention d’arbitrage (art. 2639, al. 2 C.c.Q.). L’adoption de l’art. 2639, al. 2 C.c.Q. visait clairement à écarter un courant jurisprudentiel antérieur qui soustrayait à la compétence arbitrale toute question relevant de l’ordre public. (Voir Condominiums Mont St‑Sauveur inc. c. Constructions Serge Sauvé ltée, [1990] R.J.Q. 2783, p. 2789, où la Cour d’appel du Québec a d’ailleurs exprimé son désaccord avec l’arrêt antérieur rendu dans Procon (Great Britain) Ltd. c. Golden Eagle Co., [1976] C.A. 565; voir aussi Mousseau [c. Société de gestion Paquin ltée, [1994] R.J.Q. 2004 (C.S.)], p. 2009.) Sauf dans quelques matières fondamentales, tenant par exemple strictement à l’état des personnes, comme l’a conclu par exemple la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Mousseau, précitée, l’arbitre peut statuer sur des règles d’ordre public, puisqu’elles peuvent faire l’objet de la convention d’arbitrage. L’arbitre n’est pas condamné à interrompre ses travaux dès qu’une question susceptible d’être qualifiée de règle ou de principe d’ordre public se pose dans le cours de l’arbitrage. [par. 53]
221 Enfin, le silence de la L.p.c. et du C.c.Q. quant à l’arbitrabilité d’un litige de consommation tend à indiquer que l’arbitrage est permis. Aucune loi ne devrait être interprétée comme excluant le recours à l’arbitrage, sauf s’il est clair que telle était l’intention du législateur. Aucune disposition de la L.p.c. et du C.c.Q. ne nous amène à penser que c’est le cas des litiges de consommation. Plus particulièrement, nous croyons que la Cour d’appel a eu raison de conclure que l’art. 271, al. 3 L.p.c. ne fait que définir la compétence matérielle des tribunaux et, comme nous l’avons fait dans Desputeaux, qu’une telle disposition ne devrait pas être interprétée comme excluant la possibilité du recours à la procédure arbitrale.
222 Le législateur québécois n’a jamais indiqué clairement que les litiges de consommation ne sont pas arbitrables. Nous n’avons trouvé aucune règle générale en ce sens. Le législateur a adopté une autre approche. Le C.c.Q. et la L.p.c. contiennent certaines dispositions régissant la validité, l’applicabilité et l’exécution des conventions d’arbitrage mettant en cause des consommateurs.
223 Les intimés semblent prétendre qu’un litige de consommation ne peut jamais être soumis à l’arbitrage parce que cette procédure devrait être considérée foncièrement inéquitable pour le consommateur. Nous ne sommes pas convaincus que ce soit le cas. Au contraire, nous croyons qu’il pourrait en fait être approprié ou préférable, dans certaines circonstances, de recourir à l’arbitrage pour régler les litiges de consommation.
(3) La convention d’arbitrage est‑elle nulle parce qu’elle constitue une renonciation, contraire à l’ordre public, à la compétence de la Cour supérieure en matière de recours collectifs?
224 Les intimés soutiennent aussi que l’accès aux recours collectifs intéresse l’ordre public et que, par conséquent, cette question ne saurait être soumise à l’arbitrage suivant l’art. 2639. Cet argument doit être rejeté parce que, comme nous l’avons mentionné, l’art. 2639, al. 1 ne vise à soustraire à l’arbitrage que certains types de « questions » ou de différends qui intéressent l’ordre public. L’accès aux recours collectifs est un droit procédural et non un genre de « questions » ou de différends semblables à ceux qui intéressent l’état et la capacité des personnes ou les conflits familiaux.
225 Subsidiairement, les intimés soutiennent que la Cour devrait appliquer son arrêt Garcia Transport Ltée c. Cie Trust Royal, [1992] 2 R.C.S. 499, et conclure que les règles relatives aux recours collectifs sont d’ordre public et, partant, que les dispositions contractuelles ayant pour effet d’empêcher le consommateur d’accéder aux recours collectifs sont inopérantes. Dans l’arrêt Garcia Transport, la Cour a conclu qu’une disposition du C.c.B.C. avait un caractère d’ordre public même si elle ne contenait aucune mention expresse en ce sens. Concluant que ce caractère pouvait être implicite, la Cour a énuméré un certain nombre de facteurs indiquant que le législateur voulait conférer ce caractère à la disposition. La décision ne laisse cependant subsister aucun doute quant au fait que c’est le législateur québécois qui détermine quelles lois relèvent de l’ordre public, non pas les tribunaux. Le rôle des tribunaux à cet égard consiste à déterminer si l’intention du législateur est suffisamment claire pour conclure qu’il entendait conférer à une loi un caractère d’ordre public, ce qui n’arrivera que dans les rares cas où le législateur aura été moins qu’explicite à ce sujet. L’extrait suivant, tiré de l’ouvrage de J.‑L. Baudouin, Les obligations (3e éd. 1989), p. 81, cité dans Garcia Transport, p. 525, exprime avec exactitude le droit en vigueur :
La plupart du temps, c’est le législateur qui intervient directement pour dire ce qui est d’ordre public. Parfois on trouve dans le texte législatif ou réglementaire même la mention expresse que la disposition prévue par lui est d’ordre public; parfois il indique qu’il ne souffrira aucune dérogation contractuelle à la règle, à peine de nullité. Parfois le législateur, au contraire, indique clairement qu’il laisse aux parties elles‑mêmes le soin de régler la question et que la règle qu’il édicte ne s’appliquera qu’à titre supplétif [. . .] Dans d’autres espèces enfin, la formulation utilisée ne laisse pas directement soupçonner le caractère véritablement impératif de la loi. Les tribunaux ont alors la tâche de rechercher l’intention législative et de décider s’il convient de donner aux textes un caractère d’ordre public, c’est‑à‑dire de déterminer s’il s’agit d’une disposition impérative ou seulement supplétive de volonté. [En italique dans l’original.]
226 En l’espèce, rien n’indique que le législateur entendait donner un caractère d’ordre public aux règles figurant au livre IX concernant « Le recours collectif ». Même si l’art. 1051 C.p.c. prévoit que les dispositions des autres livres du C.p.c. qui sont incompatibles avec le livre IX ne s’appliquent pas, cette règle ne vise qu’à remédier aux difficultés pratiques que pose l’application de procédures qui auraient été impossibles dans le contexte des recours collectifs, par exemple l’application stricte des règles sur les demandes reconventionnelles et la réunion d’actions. Cet article n’a pas pour effet de conférer au droit d’intenter un recours collectif le caractère d’une règle d’ordre public à laquelle on ne saurait renoncer. En outre, la récente décision de notre Cour dans Bisaillon reconnaît clairement que le recours collectif, malgré son importante portée sociale, n’est qu’un « véhicule procédural dont l’emploi ne modifie ni ne crée des droits substantiels », auquel on peut généralement renoncer (par. 17). C’est au législateur, et non aux tribunaux, qu’il appartient de créer des exceptions à cette règle.
(4) La convention d’arbitrage est‑elle nulle parce que M. Dumoulin n’y a pas consenti puisqu’elle lui a été imposée dans le cadre d’un contrat d’adhésion?
227 Les intimés soutiennent également que le principe de l’autonomie de la volonté des parties n’a aucune application en l’espèce puisque la clause d’arbitrage figure dans un contrat d’adhésion. Autrement dit, les intimés semblent prétendre que M. Dumoulin ne devrait pas être lié par la convention d’arbitrage puisqu’il n’a pas réellement consenti au contrat qui la renferme, s’agissant d’un contrat d’adhésion. Cet argument doit aussi être rejeté. Il repose sur la fausse hypothèse qu’un adhérent ne consent pas vraiment à être assujetti aux obligations énoncées dans un contrat d’adhésion. La notion de contrat d’adhésion ne vise qu’à décrire le contrat dans lequel les stipulations essentielles ont été imposées ou rédigées par l’une des parties et ne pouvaient pas être librement discutées (voir l’art. 1379 C.c.Q.). Cela ne signifie pas que l’adhérent ne peut pas consentir véritablement au contrat et être lié par chacune de ses clauses, même si certaines d’entre elles pourraient être nulles ou sans effet par l’application de quelque autre disposition de la loi. Comme l’ont écrit J.‑L. Baudouin et P.‑G. Jobin :
Puisque l’adhérent n’a d’autre choix que de contracter, aux termes imposés par l’autre partie, ou de ne pas contracter, la question se pose de savoir si on est en présence d’un véritable contrat, accord des volontés des parties. Ainsi, certains soutiennent que le contrat d’adhésion se rapproche plutôt de l’acte juridique unilatéral, le contrat étant au contraire un acte juridique bilatéral. La doctrine majoritaire est plutôt d’avis que, bien que le rôle de la volonté de l’adhérent soit réduit au minimum, c’est un véritable contrat. Cette analyse est d’autant plus défendable que le droit, par divers moyens, s’efforce de corriger les inéquités et les problèmes de consentement découlant de l’incapacité de négocier de l’adhérent . . . [En italique dans l’original.]
(Baudouin et Jobin : Les obligations (6e éd. 2005), p. 79)
228 Nous souscrivons à la thèse défendue par la majorité des auteurs et croyons qu’il n’est donc pas suffisant pour les intimés de soulever le fait que la clause d’arbitrage se trouve dans un contrat d’adhésion pour démontrer que M. Dumoulin ne devrait pas être lié par elle. Ils doivent s’appuyer sur d’autres règles de droit.
(5) La clause d’arbitrage est‑elle nulle parce qu’elle serait abusive?
229 L’article 1437 C.c.Q. et l’art. 8 L.p.c. servent de fondement à un jugement déclaratoire portant nullité d’une clause abusive. Or, comme nous l’avons dit, à notre avis, une clause d’arbitrage ne saurait être abusive uniquement parce qu’elle se trouve dans un contrat de consommation ou dans un contrat d’adhésion. La convention d’arbitrage d’un litige de consommation n’est pas foncièrement inéquitable et abusive pour le consommateur. Au contraire, elle peut très bien lui faciliter l’accès à la justice. Par conséquent, le consommateur qui soulève ce motif de nullité doit prouver que, compte tenu des faits particuliers en cause, la convention d’arbitrage devrait être jugée abusive. La plupart du temps, il aura besoin pour ce faire d’une preuve testimoniale. Le cas échéant, la question devra être débattue devant le tribunal d’arbitrage, mais la décision de ce dernier pourra être révisée, à la demande du consommateur, en application de l’art. 943.1 C.p.c. C’est ce qui serait arrivé en l’espèce, n’eut été notre conclusion quant à l’applicabilité de l’art. 3149 C.c.Q.
(6) La convention d’arbitrage est‑elle nulle parce qu’elle constitue une clause externe qui n’a pas été portée expressément à la connaissance de M. Dumoulin?
230 De façon générale, il vaut mieux laisser au tribunal d’arbitrage le soin de déterminer si la convention d’arbitrage est nulle en application de l’art. 1435, al. 2 C.c.Q. Même si, bien souvent, le tribunal pourra déterminer, après examen des documents produits à l’appui de la demande de renvoi, si la convention d’arbitrage faisait partie d’une clause externe, il ne lui sera généralement pas possible de déterminer, lors d’un tel examen, si cette clause externe a été portée expressément à la connaissance du consommateur ou de l’adhérent, ou si le consommateur ou l’adhérent en a eu autrement connaissance. Pour cette raison, il sera souvent nécessaire d’examiner la preuve, y compris la preuve testimoniale, et c’est au tribunal d’arbitrage qu’il vaut mieux confier cet examen. C’est ce qui serait arrivé en l’espèce, n’eut été notre conclusion quant à l’applicabilité de l’art. 3149 C.C.Q. in fine.
231 Cela dit, la conclusion de la Cour d’appel suivant laquelle la clause d’arbitrage est externe parce que les conditions du contrat sont externes est importante, compte tenu du nombre croissant de contrats conclus en ligne et des répercussions que cette conclusion pourrait avoir sur le commerce électronique. Comme la position retenue par la Cour d’appel n’est pas sans soulever certains doutes, nous estimons devoir exprimer notre point de vue sur la question.
232 Le contexte du commerce électronique exige des tribunaux qu’ils tiennent compte d’un certain nombre de considérations. Premièrement, il s’agit d’un moyen de faire du commerce qui diffère de tout ce que les tribunaux ont généralement été appelés à examiner jusqu’à présent, un moyen où la terminologie et les concepts doivent s’inscrire dans l’ensemble des règles de droit des contrats, malgré les difficultés de cette harmonisation. Deuxièmement, comme le commerce électronique s’implante de plus en plus solidement dans notre société, les tribunaux doivent songer à favoriser l’objectif de la sécurité commerciale (voir Rudder c. Microsoft Corp. (1999), 2 C.P.R. (4th) 474 (C.S.J. Ont.)). Enfin, le contexte requiert que l’on prête aux personnes qui décident de se lancer dans le commerce électronique une certaine compétence informatique. Comme l’a dit la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans Kanitz c. Rogers Cable Inc. (2002), 58 O.R. (3d) 299 :
[traduction] Nous sommes ici en présence de gens qui souhaitent se prévaloir d’un environnement électronique et des services électroniques auxquels cet environnement leur donne accès. Il ne paraît pas déraisonnable que les attributs juridiques du rapport qui s’établit entre ceux qui cherchent un accès électronique à toute une gamme de biens, de services et de produits, ainsi qu’à l’information, à la communication, au divertissement et à d’autres ressources, et l’entité qui leur fournit cet accès électronique, soient définis et leur soient communiqués sous forme électronique. [par. 32]
233 À titre préliminaire, l’appelante a soulevé l’objection selon laquelle la Cour d’appel a tiré ses propres conclusions de fait en examinant les transcriptions et le dossier d’appel en vue de conclure à l’application de l’art. 1435 C.c.Q. L’appelante soutient que la Cour d’appel a eu tort de ne pas renvoyer l’affaire à l’instance inférieure pour que celle‑ci tire les conclusions qui s’imposent au regard de la preuve puisque la Cour supérieure n’a tiré aucune conclusion de fait sur cette question. Cet argument doit être rejeté. Le pouvoir de la Cour d’appel de procéder à une nouvelle appréciation des faits au vu du dossier et à une substitution de verdict peut être inféré de l’art. 10 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.Q., ch. T‑16, qui prévoit que la compétence accordée à la cour pour entendre les appels « comporte l’attribution de tous les pouvoirs nécessaires pour lui donner effet » (voir aussi R. P. Kerans, Standards of Review Employed by Appellate Courts (1994), p. 201).
234 Nous abordons maintenant la question de savoir si l’art. 1435 C.c.Q. s’appliquait en l’espèce. L’article 1435 C.c.Q. précise que la clause externe est généralement autorisée, sauf dans les cas de contrat d’adhésion ou de consommation où, pour que l’on conclue à sa validité, il faut prouver qu’elle a été portée à la connaissance de la partie ou que le consommateur ou l’adhérent en avait par ailleurs connaissance. Ainsi, la première question est de déterminer si les conditions de vente établies par Dell, reliées par hyperlien au bas de la page de configuration et contenant la clause d’arbitrage, constituent un document externe.
235 Le sens du mot « externe » n’est pas précisé dans le C.c.Q.; cependant, la doctrine et la jurisprudence québécoises nous renseignent à ce sujet. Baudouin et Jobin en donnent une définition, mais expriment leur ambivalence quant à savoir si, en général, les documents reliés par hyperlien sont des documents externes au sens de l’art. 1435 C.c.Q. :
[La clause externe est] une stipulation figurant dans un document distinct de la convention ou de l’instrumentum mais qui, selon une clause de cette convention, est réputée en faire partie intégrante, et donc lier les parties [. . .] Dans les contrats conclus par internet, la partie contractante doit utiliser un ou quelques liens hypertextes pour trouver les clauses externes régissant le contrat qui apparaît à l’écran : on peut se demander s’il s’agit effectivement de clauses externes. La notion de clause externe mérite d’être quelque peu précisée. Ainsi, le document annexé au contrat et remis immédiatement à chaque partie et la stipulation inscrite au verso de l’instrumentum ne constituent pas des clauses externes. [Renvois omis.]
(Baudouin et Jobin : Les obligations, p. 267)
236 Les observations de l’appelante vont dans le même sens, faisant une analogie entre l’action de cliquer sur l’hyperlien d’une page Web et celle de tourner la page d’un contrat sur support papier. Bien que cet argument puisse avoir quelque fondement, il fait abstraction du fait qu’une page Web peut comporter plusieurs hyperliens et que ceux‑ci peuvent cacher le lien qui mène à des renseignements importants sur les droits du consommateur.
237 Un commentaire de S. Parisien permet de mieux comprendre quand on peut considérer qu’un document relié par hyperlien a été expressément porté à la connaissance du consommateur au moment de la formation du contrat : « [u]n lien hypertexte vers le document incorporé par référence devrait satisfaire à cette condition s’il est fonctionnel et évident » (« La protection accordée aux consommateurs et le commerce électronique », dans D. Poulin et autres, dir., Guide juridique du commerçant électronique (2003), p. 178). Voilà une façon raisonnable d’aborder la question; cette solution est plus réaliste qu’une conclusion générale voulant que les documents liés par hyperlien soient toujours, ou jamais, externes. Si on l’applique aux faits de l’espèce, il s’agit de déterminer si, par son emplacement et sa visibilité sur la page Web, l’hyperlien en cause est caché à tel point qu’on peut affirmer à juste titre qu’il est externe.
238 Il est vrai, comme l’a dit la Cour d’appel, que l’hyperlien menant aux conditions de la vente était en petits caractères en plus d’être situé au bas de la page de configuration. La preuve a démontré que Dell place un hyperlien menant aux conditions de vente au bas de chacune des pages de magasinage de son site, se conformant ainsi aux normes de l’industrie. De fait, c’est cet endroit que recommandait à l’époque le Bureau de la consommation d’Industrie Canada (Votre commerce dans Internet : Gagner la confiance des consommateurs — Un guide pour la protection des consommateurs à l’intention des commerces en direct (1999), p. 10). On peut donc supposer que les consommateurs qui se livraient alors au commerce électronique se seraient attendus à trouver les conditions de vente de l’entreprise au bas de la page Web. À la lumière de ce qui précède, nous concluons que l’hyperlien vers les conditions de vente était évident pour M. Dumoulin. De plus, la page de configuration contenait un avis selon lequel la vente était assujettie aux conditions de vente, accessibles par hyperlien, les portant ainsi expressément à la connaissance de M. Dumoulin.
239 Un simple clic sur l’hyperlien fait apparaître le premier paragraphe qui indique ce qui suit, en lettres majuscules :
VEUILLEZ LIRE LE PRÉSENT DOCUMENT ATTENTIVEMENT! IL RENFERME DES RENSEIGNEMENTS TRÈS IMPORTANTS SUR VOS DROITS ET VOS OBLIGATIONS, AINSI QUE LES LIMITES ET LES EXCLUSIONS QUI PEUVENT S’APPLIQUER À VOTRE ÉGARD. LE PRÉSENT DOCUMENT RENFERME UNE CLAUSE DE RÈGLEMENT DE CONFLITS.
La présente convention renferme les modalités qui s’appliquent aux achats que vous faites auprès de Dell Computer Corporation, société canadienne (« Dell », « notre », « nos » ou « nous ») qui vous (le « client ») seront remises avec des commandes de systèmes informatiques et (ou) d’autres produits et (ou) services et soutien vendus au Canada. S’il accepte la livraison des systèmes informatiques, des autres produits et (ou) services et soutien décrits dans la facture, le client consent à être lié par ces modalités et les accepte.
(Dossier de l’appelante, vol. III, p. 375)
240 D’entrée de jeu, cet avertissement porte directement à la connaissance du lecteur l’existence de la clause de règlement des conflits; le lecteur n’a plus qu’à dérouler le texte pour trouver la clause 13C, où figure la clause d’arbitrage pour accéder facilement à tous les renseignements dont il a besoin au sujet du déroulement de la procédure d’arbitrage. Pour ce motif, nous rejetons l’argument selon lequel la clause d’arbitrage était masquée ou cachée dans les conditions de la vente. Nous adoptons le raisonnement tenu dans Kanitz c. Rogers Cable, au par. 31, au sujet d’une convention d’arbitrage très semblable figurant dans un contrat type :
[traduction] [La clause d’arbitrage] est présentée comme toutes les autres clauses de la convention sont présentées. Elle ne fait pas partie d’une disposition plus longue traitant d’autres sujets; elle n’est pas non plus écrite en petits caractères ni autrement placée dans un endroit obscur que seule une détermination inébranlable peut amener à découvrir. La clause est bien en vue et facilement repérable par quiconque souhaite prendre le temps de dérouler le document, ne serait‑ce que pour en examiner brièvement le contenu. La clause d’arbitrage ne saurait donc être assimilée à la clause en petits caractères figurant à l’endos du contrat de location de voiture de l’affaire Tilden ou à l’endos du billet de baseball de l’affaire Blue Jays.
241 La juge Lemelin a conclu que le fait que le C.p.c. régissant le processus d’arbitrage n’était accessible que par un site Web externe était important. Or, ce qui importe, c’est de savoir si la clause d’arbitrage elle‑même, et non le C.p.c., était évidente et accessible à même les conditions de vente.
V. Dispositif
242 Pour ces motifs, nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi, avec dépens.
Pourvoi accueilli avec dépens, les juges Bastarache, LeBel et Fish sont dissidents.
Procureurs de l’appelante : Osler, Hoskin & Harcourt, Montréal.
Procureurs des intimés : Lauzon Bélanger, Montréal.
Procureur des intervenants Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada et Centre pour la défense de l’intérêt public : Université d’Ottawa, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante ADR Chambers Inc. : Baker & McKenzie, Toronto.
Procureurs de l’intervenante ADR Institute of Canada : Fraser Milner Casgrain, Montréal.
Procureurs de l’intervenante Cour d’arbitrage international de Londres : Ogilvy Renault, Montréal.