COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Teskey, [2007] 2 R.C.S. 267, 2007 CSC 25
Date : 20070607
Dossier : 31544
Entre :
Leo Matthew Teskey
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 24)
Motifs dissidents :
(par. 25 à 52)
La juge Charron (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Fish et Rothstein)
La juge Abella (avec l’accord des juges Bastarache et Deschamps)
______________________________
r. c. teskey
Leo Matthew Teskey Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Teskey
Référence neutre : 2007 CSC 25.
No du greffe : 31544.
2007 : 22 février; 2007 : 7 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Hunt, Berger et Costigan) (2006), 60 Alta. L.R. (4th) 260, 391 A.R. 155, 377 W.A.C. 155, 210 C.C.C. (3d) 36, [2006] A.J. No. 723 (QL), 2006 ABCA 191, qui a confirmé les déclarations de culpabilité de l’accusé. Pourvoi accueilli, les juges Bastarache, Deschamps et Abella sont dissidents.
Deborah R. Hatch, pour l’appelant.
James A. Bowron, pour l’intimée.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Fish, Charron et Rothstein rendu par
La juge Charron —
1. Aperçu
1 Le présent pourvoi porte uniquement sur la question de savoir si, en statuant sur l’appel des déclarations de culpabilité interjeté par l’appelant, la Cour d’appel de l’Alberta devait prendre en considération les motifs écrits détaillés déposés par le juge du procès longtemps après le prononcé des verdicts et le dépôt de l’avis d’appel. Dans leurs motifs conjoints, les juges Hunt et Costigan de la Cour d’appel ont tenu compte des motifs écrits du juge du procès et ont rejeté l’appel. Le juge Berger, dissident, était d’avis de ne pas tenir compte de ces motifs et, partant, il aurait accueilli l’appel ((2006), 60 Alta. L. R. (4th) 260).
2 Vu les circonstances de l’espèce, je conclus qu’une personne raisonnable craindrait que les motifs écrits du juge du procès — déposés plus de 11 mois après le prononcé du verdict — ne reflètent pas les véritables raisons sur lesquelles reposaient les déclarations de culpabilité. En l’absence de ce lien nécessaire entre le verdict et le raisonnement sur lequel il est fondé, les motifs ne permettent pas un examen valable en appel de la justesse de la décision. Par conséquent, les motifs écrits n’auraient pas dû être pris en considération en appel. Nul ne conteste le fait que les motifs exposés de vive voix lors du prononcé du verdict ne satisfont pas au critère du caractère suffisant énoncé par notre Cour dans l’arrêt R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26. En conséquence, je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler les déclarations de culpabilité et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
2. Contexte
3 Leo Matthew Teskey a été inculpé de voies de fait graves, d’introduction par effraction et de possession de biens volés. Au terme d’un procès de cinq jours ayant pris fin le 19 octobre 2001, le juge a mis l’affaire en délibéré et l’a ajournée jusqu’au 9 novembre 2001. Dans ses motifs dissidents, le juge Berger de la Cour d’appel a fait un résumé utile de la preuve et des conclusions de fait du juge du procès, que voici :
[traduction]
Le jour de l’agression, un certain Jason Adams, locataire de l’immeuble d’habitation, a vu un homme avec une bicyclette qui dormait dans le corridor du deuxième étage. Il l’a entraperçu à trois reprises entre 6 h 15 et 6 h 30. Peu avant 7 h, un autre locataire a aperçu l’homme qui dormait et en a informé la victime. Entre 7 h et 7 h 30, l’épouse de M. Adams a entendu la victime parler avec un autre homme dont elle n’a pas reconnu la voix. Elle a ensuite entendu un bruit qui lui a semblé être une bicyclette descendant l’escalier. Vers 10 h 30, le facteur a trouvé la victime au pied de l’escalier, au rez‑de‑chaussée de l’immeuble d’habitation. La victime avait subi une sévère correction.
Monsieur Adams a fourni la seule preuve d’identification. Lors d’une première séance d’identification photographique (le 28 novembre 2000), M. Adams a désigné une autre personne que l’appelant comme étant un individu ressemblant à l’homme qui dormait dans le corridor (D.A., 29/35‑30/5; E23‑E25). Lors d’une deuxième séance d’identification photographique, la série de photos comprenait la photo de l’appelant (le 14 décembre 2000), mais non celle de la personne identifiée précédemment. En outre, la photo de l’appelant était l’une des trois photos ayant fait partie des première et deuxième séances (D.A., E28‑E30). Le témoin a déclaré que le visage de l’appelant, tel qu’il apparaissait dans la photo, « ressemblait au visage [qu’il avait aperçu] dans l’escalier. » Il a ajouté ceci : « sans l’ecchymose et les cheveux plus courts [. . .], ce visage semble très familier» (D.A., 31/27‑32/15). L’appelant a fait valoir que la deuxième séance d’identification photographique comportait des lacunes, parce que sa photo ressortait du lot par rapport à un certain nombre des photos l’entourant. De plus, M. Adams a été incapable d’identifier formellement l’appelant au procès.
Le juge du procès a reconnu que l’identification de l’appelant par M. Adams constituait la « pierre d’assise de la preuve de la Couronne » (D.A., F29, par. 54). Il a conclu que la police n’avait pas sciemment tenté d’influencer l’issue de la séance d’identification photographique. Toutefois, il a fait remarquer que les erreurs tendaient effectivement à réduire la fiabilité de la preuve d’identification. Néanmoins, il a pris en considération le témoignage de M. Adams et a conclu que l’appelant était bel et bien l’homme que M. Adams avait vu dormir dans le corridor.
L’appelant avait en sa possession ou avait donné en gage un certain nombre d’articles qui, prétend-on, manquaient dans l’appartement de la victime. La Couronne a présenté une preuve d’identification des biens qui était équivoque. L’épouse de la victime a été incapable de les identifier formellement. Par exemple, elle a expliqué que l’appareil photo Fuji qu’on lui a demandé d’identifier « avait pu se trouver » dans le bureau de la victime. Le problème, a‑t‑elle dit, c’est que « [j]’ai bien peur que tous les appareils photos se ressemblent à mes yeux ». Son témoignage concernant le magnétoscope a également été incertain. Elle a simplement été en mesure de dire que : « [p]arfois Dougald inscrivait quelque chose à l’arrière. Je ne peux affirmer catégoriquement que c’est le bon, mais il y en avait un semblable dans la chambre à coucher » (D.A., 239/10‑12). Des vêtements qui affime‑t‑on, se trouvaient dans la voiture de la victime ont été retrouvés à la résidence de l’appelant. L’épouse de la victime a effectivement indiqué que certains lui appartenaient à elle ou à son époux, mais qu’ils avaient été placés dans la voiture en vue de les donner à l’Armée du salut. Elle n’a pas pu dire si cela avait été fait (D.A., 224/44 - 226/9). Lorsqu’on lui a demandé d’identifier un certain nombre de cassettes qui auraient appartenu à la victime, son épouse a uniquement pu affirmer que son époux possédait un certain nombre des mêmes titres (D.A., 238/4‑41). L’empreinte digitale de l’appelant a été retrouvée sur la boîte d’un casse‑tête laissé sans surveillance dans le corridor de l’immeuble, une ou deux semaines avant l’incident (D.A., 22/28‑41). Aucun témoignage n’a permis de déterminer à quel moment l’empreinte s’est retrouvée sur la boîte, ni depuis combien de temps elle s’y trouvrait.
Un élément d’une importance primordiale est le fait que, au procès, la thèse de la défense était que l’appelant avait peut-être volé le casse-tête, mais qu’il n’était pas l’agresseur.
4 Ainsi que l’ont décrite les juges Hunt et Costigan de la Cour d’appel, [traduction] « l’abondante preuve était complexe et presque entièrement circonstancielle, en plus de comporter certaines contradictions. De toute évidence, une analyse s’imposait » (par. 15). Les transcriptions ont été demandées, et le juge du procès les a reçues pendant la semaine du 5 novembre 2001. À la date fixée pour la reprise du procès, le 9 novembre 2001, le juge a d’abord ajourné l’affaire au 20 novembre, puis successivement au 11 décembre, au 21 décembre et au 25 janvier 2002, indiquant à chaque fois qu’il poursuivait son examen mais n’avait pas encore été en mesure d’arriver à une décision. Il ressort des commentaires faits par le juge du procès à chacune de ces occasions que ce dernier éprouvait beaucoup de difficulté à arrêter les verdicts : voir les extraits reproduits par le juge Berger aux par. 58 à 60 de ses motifs.
5 Le 22 février 2002, dans des motifs succincts exposés de vive voix à l’audience, le juge du procès a déclaré l’accusé coupable des trois chefs d’accusation, disant simplement dans chaque cas que le ministère public avait prouvé hors de tout doute raisonnable les éléments essentiels des infractions. Immédiatement après avoir prononcé les verdicts, le juge du procès a fait la déclaration suivante :
[traduction] Je constate que je viens peut-être effectivement de commettre une erreur du fait que, avant d’inscrire la déclaration de culpabilité, M. Teskey, je ne vous ai pas donné la possibilité de me présenter vos observations, je vais vous donner cette possibilité maintenant.
6 Le juge du procès a ensuite invité M. Teskey à lui présenter ses observations, ajoutant ce qui suit :
[traduction] Monsieur Teskey, il va de soi que, selon ce que vous me direz, je reconsidérerai ce que je viens tout juste de décider et vous informerai si j’entends changer quoi que ce soit, je vous invite donc à prendre la parole.
7 Monsieur Teskey n’avait aucune observation à formuler au juge du procès, qui a conclu en faisant part de son intention de déposer [traduction] « à brève échéance » des motifs écrits. Le ministère public a alors informé le juge qu’il allait demander que M. Teskey soit déclaré délinquant dangereux.
8 Je fais une brève parenthèse pour dire que, lorsqu’il demande à M. Teskey s’il a des observations à lui présenter, le juge du procès semble à tort se référer à l’art. 726 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, qui oblige le juge à donner à l’accusé la possibilité de présenter ses observations avant la détermination de la peine. À mon avis, cette irrégularité momentanée est, en soi, sans conséquence. Toutefois, comme je l’expliquerai plus loin, le fait que le juge se soit dit disposé à modifier sa décision, immédiatement après l’avoir rendue, renforce l’impression générale qu’il continuait toujours sa réflexion.
9 Le 22 mars 2002, M. Teskey a déposé un avis d’appel faisant état de 11 moyens d’appel, y compris la question de savoir si [traduction] « le nombre d’ajournements qu’il a fallu au juge du procès pour décider de la culpabilité de l’accusé démontre l’existence d’un doute raisonnable ». Les autres moyens portaient principalement sur l’insuffisance de la preuve et la question du doute raisonnable.
10 Le juge du procès a finalement déposés des motifs détaillés (2003 CarswellAlta 2038), plus de 11 mois après le prononcé des verdicts et quelques jours après la décision de la Cour d’appel ajournant l’audition de l’appel des déclarations de culpabilité et ordonnant au juge du procès de déterminer la peine [traduction] « avec célérité ». Dans ses motifs écrits, le juge du procès a expliqué en détail les nombreux ajournements ayant précédé le prononcé des verdicts. Il a également traité en profondeur de la question des divers ajournements se rapportant à la demande ultérieure visant à faire déclarer l’appelant délinquant dangereux, jusqu’au dépôt de ses motifs le 29 janvier 2003. Toutefois, il n’a pas parlé des demandes répétées qui avaient été présentées les avocats en vue d’obtenir des motifs écrits, ni fourni d’explications justifiant le délai qui s’est écoulé entre le prononcé des verdicts et le dépôt de ces motifs.
11 L’appel interjeté par M. Teskey à l’encontre des déclarations de culpabilité a été entendu par la Cour d’appel de l’Alberta le 12 janvier 2006. Les juges de la Cour d’appel ont conclu à l’unanimité que les motifs exposés de vive voix à l’audience par le juge du procès ne satisfaisaient pas au critère du caractère suffisant énoncé par notre Cour dans l’arrêt Sheppard. Cependant, ils n’étaient pas tous du même avis en ce qui concerne la question de savoir si, dans son examen de l’appel des déclarations de culpabilité, la Cour d’appel devait tenir compte des motifs écrits du juge du procès. Les juges Hunt et Costigan ont statué que, considérés globalement, les motifs ne semblaient pas avoir été [traduction] « rédigés simplement pour répondre aux questions soulevées dans l’avis d’appel » (par. 36). Quant à la question de savoir si les circonstances entourant le prononcé des motifs suscitaient une crainte d’injustice, les juges majoritaires ont conclu que la preuve était, au mieux, équivoque. Appliquant la « présomption de régularité », ils ont estimé que [traduction] « le dépôt des motifs écrits représentait tout au plus la concrétisation tardive par le juge du procès de son intention déclarée d’exposer des motifs conformément à l’obligation qu’impose l’arrêt Sheppard à cet égard » (par. 40). Par conséquent, les juges majoritaires ont pris en considération les motifs écrits et ont rejeté l’appel des déclarations de culpabilité.
12 Pour sa part, le juge Berger, dissident, n’aurait pas considéré les motifs écrits. À son avis, l’apparence d’équité ne pouvait être maintenue à la lumière des faits de l’espèce. Il a jugé que le très long délai mis à déposer des motifs qui avaient été promis « à brève échéance », la durée relativement courte du procès, la nature de la preuve et la teneur des motifs eu égard à l’appel interjeté entre-temps, lequel avait donné lieu à une première audience avant même le dépôt de ceux-ci, constituaient autant de facteurs qui, ensemble, concouraient à soulever la crainte que les motifs visaient à répondre aux points soulevés en appel. En outre, le juge Berger a conclu que ce délai excessif évoquait un raisonnement établi en fonction du résultat et qu’une [traduction] « personne raisonnable se dirait que les conclusions tirées plusieurs mois auparavant ne reposaient pas à ce moment sur les motifs que l’on expose maintenant » (par. 74). L’absence du lien requis entre la décision rendue et les motifs ayant conduit à celle-ci avait effectivement fait obstacle au droit de l’accusé à un examen valable en appel de la décision contestée. Par conséquent, le juge Berger aurait ordonné la tenue d’un nouveau procès.
13 Monsieur Teskey se pourvoit de plein droit devant notre Cour.
3. Analyse
14 Il n’y a pas lieu ici de reprendre l’examen qui a été fait dans Sheppard de l’obligation qu’ont les tribunaux de motiver leurs décisions, ni de l’objet de cette obligation. Nul ne conteste le fait que, eu égard aux circonstances de l’espèce, il incombait au juge du procès d’exposer des motifs pour justifier et expliquer ses verdicts de culpabilité. Ces motifs étaient tout particulièrement importants en raison de la complexité relative et de la nature circonstancielle de la preuve présentée contre M. Teskey. En effet, ce dernier avait le droit de savoir pourquoi il était déclaré coupable. De plus, les motifs étaient nécessaires pour permettre un examen éclairé des moyens d’appel de la déclaration de culpabilité. Par ailleurs, les membres du public intéressés avaient eux aussi le droit de décider si justice avait été rendue. Qui plus est, dans les circonstances de l’espèce, les motifs étaient nécessaires pour permettre un examen valable en appel de la justesse de la décision.
15 Il est évident que les motifs exposés de vive voix lors du prononcé des verdicts ne satisfont pas au critère énoncé dans l’arrêt Sheppard. Il est tout aussi évident que les motifs écrits détaillés déposés par la suite satisfont à ce critère, dans la mesure où ils reflètent le raisonnement ayant conduit le juge du procès aux verdicts qu’il a prononcés. Sans ce lien, les motifs perdent leur raison d’être et ne peuvent favoriser un examen valable de la décision en appel. La question se pose en l’espèce en raison du manque de concomitance entre le prononcé des verdicts et le dépôt des motifs écrits. Si les verdicts n’avaient été rendus qu’au moment du dépôt de ces motifs, même — comme en l’espèce — plus de 14 mois après la fin du procès, personne n’aurait pu contester l’existence du lien requis entre la décision et les motifs. Il va de soi que l’écoulement d’un délai démesuré avant le prononcé du verdict peut faire naître d’autres problèmes, mais pas la question qui nous occupe dans le présent pourvoi.
16 Rien n’empêche un juge de rendre un verdict en précisant que des « motifs suivront ». En matière civile, la juge Arbour (plus tard juge de notre Cour) a énoncé avec justesse le principe suivant dans l’arrêt Crocker c. Sipus (1992), 57 O.A.C. 310 (C.A.), au par. 15 :
[traduction] L’intérêt de la justice dans une affaire donnée pourrait être mieux servi par le prononcé de la décision dès le processus de réflexion terminé, mais avant la remise des motifs écrits aux parties. Le dépôt d’un avis d’appel après le prononcé de cette décision n’empêche pas à lui seul l’examen en appel des motifs déposés ultérieurement.
17 Les mêmes principes s’appliquent en matière pénale. Par exemple, il est souvent nécessaire, pour assurer l’efficacité du procès, que le juge qui préside celui-ci rende rapidement sa décision sur une question de preuve ou une requête fondée sur la Charte et ne motive ces décisions qu’à une date ultérieure. Dans certaines circonstances, il pourrait exister des raisons valables, dans une affaire criminelle, que le juge prononce le verdict avant d’exposer les motifs ayant conduit à celui-ci. Par exemple, le fait de prononcer avec célérité un verdict d’acquittement peut permettre la remise en liberté immédiate de l’accusé. Par ailleurs, il pourrait être souhaitable que le tribunal fasse connaître le verdict de culpabilité à la clôture de l’audience pour être en mesure d’obtenir une date d’audience plus rapprochée pour la détermination de la peine. Toutefois, dans tous les cas, le juge du procès doit garder à l’esprit l’important principe selon lequel il ne suffit pas que justice soit rendue, elle doit également être perçue comme ayant été rendue. Les circonstances de l’espèce illustrent bien le genre de questions susceptibles de se soulever lorsque le prononcé du verdict et le dépôt des motifs ayant conduit à celui-ci surviennent à des moments différents.
18 Le fait que des motifs soient déposés longtemps après le prononcé du verdict, particulièrement des motifs ayant de toute évidence été rédigés entièrement après le prononcé du verdict, peut amener une personne raisonnable à craindre que le juge du procès n’ait pas examiné et considéré la preuve avec un esprit ouvert, comme il a le devoir de le faire, mais qu’il ait plutôt énoncé son raisonnement en fonction du résultat. En d’autres mots, lorsque le verdict a déjà été prononcé, en particulier un verdict de culpabilité, il faut se demander si le juge a procédé à l’examen et à l’analyse de la preuve après le prononcé de sa décision dans le but — même inconscient — non pas d’arriver à ce verdict mais plutôt de le défendre. Il est très important dans une affaire criminelle de prendre garde de ne pas examiner la preuve en fonction du résultat, étant donné que l’accusé est présumé innocent et a droit au bénéfice du doute raisonnable. La présence d’un doute raisonnable ne ressort pas toujours de façon évidente. En effet, elle peut parfois être très subtile et n’apparaître qu’aux yeux de la personne qui garde un esprit ouvert. En ce sens, lorsque le juge du procès semble avoir arrêté un verdict de culpabilité avant d’avoir complété la nécessaire analyse de la preuve, une personne raisonnable pourrait alors être amenée à craindre que le juge n’ait pas gardé un esprit ouvert. En outre, si le verdict a été porté en appel, comme c’est le cas en l’espèce, et que les motifs traitent de certaines questions soulevées dans l’appel, cela peut donner l’impression que le juge du procès a tenté de défendre un résultat donné plutôt que de formuler les motifs sur lesquels il s’est fondé pour rendre sa décision.
19 Je ne prétends pas qu’il y a rupture du lien requis entre le verdict et les motifs ayant conduit à celui-ci dans tous les cas où il s’écoule un délai entre le prononcé du verdict et le dépôt des motifs. Les juges de première instance jouissent d’une présomption d’intégrité qui, à son tour, englobe la notion d’impartialité. (Il ressort selon moi de l’ensemble des motifs des juges majoritaires de la Cour d’appel que c’est ce à quoi pensaient les juges lorsqu’ils ont parlé de la présomption de [traduction] « caractère régulier », laquelle s’applique plutôt aux questions d’ordre procédural ou administratif.) Ainsi, les raisons invoquées par le juge du procès au soutien de sa décision sont présumées refléter le raisonnement l’ayant conduit à cette décision.
20 La notion d’intégrité judiciaire a été examinée en profondeur par notre Cour dans l’arrêt R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484. Elle suppose que les juges s’emploieront à vaincre leurs préjugés personnels, à juger sans partialité et à respecter leur serment professionnel. L’impartialité a été décrite ainsi par le juge Cory (par. 104‑105) :
. . . l’impartialité peut être décrite — peut-être de façon quelque peu inexacte — comme l’état d’esprit de l’arbitre désintéressé eu égard au résultat et susceptible d’être persuadé par la preuve et les arguments soumis.
Par contraste, la partialité dénote un état d’esprit prédisposé de quelque manière à un certain résultat ou fermé sur certaines questions.
L’impartialité du juge est essentielle à l’équité du procès.
21 Comme l’a rappelé la Cour dans l’arrêt S. (R.D.), l’équité et l’impartialité doivent être à la fois subjectivement présentes et objectivement démontrées dans l’esprit de l’observateur renseigné et raisonnable. La présomption que les juges s’acquitteront des obligations qu’ils se sont engagés sous la foi du serment à remplir peut néanmoins être réfutée. Il incombe donc à l’appelant de présenter une preuve convaincante, démontrant qu’eu égard aux circonstances de l’espèce une personne raisonnable craindrait que les motifs constituent une justification a posteriori du verdict plutôt que l’exposé du raisonnement ayant conduit à celui-ci.
22 À l’instar des juges majoritaires de la Cour d’appel, j’estime en l’espèce que les motifs ne semblent pas avoir été rédigés, en tout ou en partie, dans le but de répondre à des points soulevés en appel. D’ailleurs, les motifs ne traitent pas de l’un des quatre moyens d’appel mentionnés dans le mémoire. Bien que les motifs du juge du procès répondent de façon générale aux autres arguments invoqués en appel par l’accusé relativement à l’existence d’éléments soulevant un doute raisonnable ou à la question de savoir si le verdict était déraisonnable, il en serait ainsi de pratiquement tout exposé des motifs vu la nature de la cause, comme l’ont souligné les juges Hunt et Costigan de la Cour d’appel.
23 Néanmoins, le fait que les motifs ne semblent pas avoir été rédigés en réponse à l’appel interjeté par l’accusé n’élucide pas la question plus générale de savoir si une personne raisonnable craindrait que les motifs écrits constituent en fait une justification a posteriori des verdicts plutôt que l’exposé du raisonnement ayant conduit à ceux-ci. La majorité ne s’est pas penchée sur cette question. À cet égard, je fais mienne la conclusion tirée par le juge Berger, dissident, à savoir que la Cour d’appel ne pouvait raisonnablement être convaincue que les motifs écrits, déposés plus de 11 mois après le prononcé des verdicts de culpabilité, reflétaient le raisonnement ayant amené le le juge du procès à décider comme il l’a fait. Toutefois, contrairement au juge Berger, j’estime que le délai mis à exposer les motifs de la décision ne fait pas à lui seul naître la crainte évoquée par l’appelant. En toute déférence, l’analyse de la juge Abella semble elle aussi axée entièrement sur le moment du dépôt des motifs. Si le seul facteur en cause dans la présente affaire était le délai mis à déposer les motifs après le prononcé du verdict, je ne critiquerais pas la conclusion de la juge Abella. En l’espèce, les différents facteurs énumérés ci-après, considérés ensemble, constituent une preuve convaincante et suffisante pour repousser la présomption d’intégrité et d’impartialité et ils étayent amplement la conclusion du juge Berger de la Cour d’appel :
· la difficulté manifeste qu’a éprouvée le juge du procès à arrêter le verdict au cours des mois qui ont suivi la clôture de la preuve;
· la déclaration de culpabilité prononcée sans aucune indication du raisonnement à sa base;
· le fait que le juge du procès se soit dit disposé à reconsidérer les verdicts immédiatement après leur prononcé;
· la nature de la preuve, qui commandait un examen et une analyse approfondis avant que tout verdict puisse être arrêté;
· le défaut du juge du procès de donner suite aux demandes répétées des avocats en vue d’obtenir des motifs écrits;
· la teneur des motifs, qui font état d’événements survenus longtemps après le prononcé du verdict, ce qui donne à penser qu’ils ont été élaborés après la décision;
· le délai excessif mis à déposer les motifs, conjugué à l’absence de toute indication qu’ils étaient prêts à un moment ou à un autre pendant les 11 mois ayant suivi le prononcé du verdict ou que le juge du procès avait délibérément différé leur dépôt avant qu’il ait été statué sur la demande de déclaration de délinquant dangereux.
4. Dispositif
24 Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler les déclarations de culpabilité et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
Version française des motifs des juges Bastarache, Deschamps et Abella rendus par
25 La juge Abella — À l’issue d’un procès de cinq jours au cours duquel plus d’une douzaine de témoins ont été entendus, Leo Matthew Teskey a été déclaré coupable, le 22 février 2002, de voies de fait graves, d’introduction par effraction et de possession de biens volés. Le 29 janvier 2003, le juge du procès a déposé ses motifs écrits et, le 28 février (2003 CarswellAlta 2038), il a déclaré M. Teskey délinquant dangereux.
26 La question nouvelle que soulève le présent consiste à décider s’il y a lieu de ne pas considérer les motifs écrits exposés par le juge du procès dans un cas où le problème tient essentiellement, selon moi, au délai considérable mis à par le juge à déposer les motifs en question. En toute déférence, je crains sérieusement que, bien que la majorité tranche le présent pourvoi à la lumière des faits propres à l’espèce, celui-ci ne constitue un regrettable précédent qui aura non seulement pour effet de décourager les juges de recourir à une pratique répandue, à savoir prononcer leur décision puis la motiver ultérieurement, mais également à créer de l’incertitude quant au temps qu’ils peuvent prendre pour rédiger leurs motifs avant que ceux-ci ne puissent plus être pris en considération dans un éventuel examen de leur décision. Pour les raisons exposées ci‑après, il me semble les motifs rédigés par le juge de première instance en l’espèce devaient être examinés en appel et ne pouvaient, du fait du délai mis à les déposer, être privés d’un examen au fond.
27 Je suis par ailleurs en accord avec la juge Charron sur de nombreux points, particulièrement avec les conclusions suivantes de ma collègue :
• la tentative du juge du procès de corriger l’erreur qu’il pensait avoir commise en prononçant le verdict de culpabilité avant d’avoir donné à M. Teskey la possibilité de faire une déclaration était une « irrégularité momentanée [. . .] en soi, sans conséquence »;
• les motifs détaillés satisfont au critère énoncé dans R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26, dans la mesure où ils « reflètent le raisonnement ayant conduit le juge du procès aux verdicts qu’il a prononcés »;
• rien n’empêche un juge de rendre un verdict en précisant que des « motifs suivront »;
• les motifs du juge du procès n’ont pas été rédigés expressément en réponse à l’avis d’appel;
• les juges de première instance jouissent d’une présomption d’intégrité et d’impartialité.
28 À mon avis, un point de la plus haute importance pour décider le présent pourvoi est l’existence d’une présomption d’intégrité, réfutable uniquement au moyen d’une preuve convaincante. La norme exigeante à laquelle il doit être satisfait pour réfuter la présomption que le juge exerce ses fonctions avec intégrité et conformément à son serment professionnel vise à établir un juste équilibre entre deux principes d’intérêt public importants, liés au maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice : le droit des juges de jouir de la présomption qu’ils exercent leurs fonctions avec intégrité et le droit des parties de pouvoir contester l’impartialité des juges dont la conduite soulève une crainte raisonnable d’irrégularité.
29 La présomption d’intégrité reconnaît que les juges sont tenus de respecter leur serment professionnel et de s’acquitter des obligations qu’ils ont fait le serment de remplir. Cette présomption inclut à son tour non seulement une présomption — et une obligation — d’impartialité, mais aussi une présomption de connaissance du droit. Cet aspect de la présomption, à savoir que les juges sont présumés connaître le droit et agir en conformité avec leurs obligations légales, revêt une importance particulière dans le présent pourvoi.
30 Le fondement de la présomption a été résumé ainsi au par. 8 de l’arrêt Robbie the Pict c. Her Majesty’s Advocate, [2003] ScotHC 12 :
[traduction] Les juges sont tenus — à la fois par leur serment professionnel et par les règles de déontologie applicables à quiconque exerce des fonctions judiciaires — de se comporter avec honneur, sincérité et impartialité à l’endroit des parties et de leurs représentants. Ces obligations constituent la pierre angulaire de l’intégrité de la magistrature. Les parties sont en droit de s’attendre à ce que le juge se comporte avec intégrité; en revanche, elles doivent lui témoigner leur confiance. Ce n’est qu’à cette condition que des litiges peuvent être instruits dans un climat de confiance plutôt que de méfiance.
31 Cette présomption est le plus souvent examinée dans le contexte d’allégations de partialité. Dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2003] 2 R.C.S. 259, 2003 CSC 45, la juge en chef McLachlin a souligné en ces termes l’importance de cette présomption dans ce contexte :
Le fait de prétendre qu’un jugement est entaché de partialité ou d’une crainte raisonnable de partialité constitue une très grave allégation. Une telle allégation met en question l’impartialité de la Cour et de ses juges et fait naître dans le public des doutes quant à la capacité de la Cour de rendre justice conformément au droit. [par. 2]
. . .
. . . « [l]’impartialité est la qualité fondamentale des juges et l’attribut central de la fonction judiciaire » (Conseil canadien de la magistrature, Principes de déontologie judiciaire (1998), p. 30). Elle est la clé de notre processus judiciaire et son existence doit être présumée. Comme l’ont signalé les juges L’Heureux‑Dubé et McLachlin (maintenant Juge en chef) dans l’arrêt S. (R.D.), précité, par. 32, cette présomption d’impartialité a une importance considérable, et le droit ne devrait pas imprudemment évoquer la possibilité de partialité du juge, dont l’autorité dépend de cette présomption. [Je souligne; par. 59.]
(Voir également R. c. Elrick, [1983] O.J. No. 515 (H.C.); R. c. Smith & Whiteway Fisheries Ltd. (1994), 133 N.S.R. (2d) 50 (C.A.); R. c. Lin, [1995] B.C.J. No. 982 (C.S.); R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, par. 117.)
32 Dans l’arrêt S. (R.D.), au par. 113, le juge Cory a lui aussi précisé que la norme qui doit être satisfaite pour établir à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité est exigeante, étant donné qu’une telle conclusion met en cause non seulement l’intégrité personnelle du juge, mais aussi l’intégrité de l’administration de la justice toute entière. En d’autres mots, comme a conclu le juge Cory au par. 112, il « faut établir une réelle probabilité de partialité car un simple soupçon est insuffisant ».
33 Par conséquent, suivant la norme requise pour réfuter la présomption, la crainte de partialité doit être raisonnable du point de vue de la personne bien renseignée, au courant de l’ensemble des circonstances pertinentes de l’affaire, y compris « des traditions historiques d’intégrité et [. . .] du fait que l’impartialité est l’une des obligations que les juges ont fait le serment de respecter ». Comme il a été mentionné plus tôt, la présomption selon laquelle les juges s’acquitteront des obligations qu’ils se sont engagés sous serment à remplir comporte également la présomption qu’ils connaissent le droit. D’ailleurs, dans R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656, à la p. 664, la juge McLachlin a confirmé que les « juges du procès sont censés connaître le droit qu’ils appliquent tous les jours ».
34 Le présent pourvoi soulève donc la question de savoir si la présomption d’intégrité a été réfutée par « une preuve convaincante », c’est‑à‑dire : est-ce qu’une personne raisonnablement bien renseignée serait convaincue qu’il existe une « réelle probabilité » que, en l’espèce, le juge du procès n’a pas respecté son serment professionnel en déposant ses motifs de décision de la manière qu’il a choisie et au moment où il l’a fait?
35 La conduite du juge du procès doit être appréciée en tenant compte de la forte présomption qu’il respecte son serment professionnel dans l’exercice de ses fonctions. La juge Charron a pris soin d’énumérer un certain nombre de facteurs au soutien de sa conclusion que les motifs en cause sont inacceptables en l’espèce. Elle souligne notamment que le juge du procès a mis quatre mois à arrêter les verdicts, qu’il a prononcé la déclaration de culpabilité sans aucune indication du raisonnement à sa base et qu’il n’a pas donné suite aux demandes répétées des avocats en ce qui concerne le dépôt des motifs de sa décision. Essentiellement, ces facteurs ont trait à ce qu’elle qualifie de « délai excessif » mis à formuler les motifs après le prononcé des verdicts. Selon moi, de nombreuses raisons sont susceptibles d’expliquer la conduite du juge en l’espèce.
36 Il est vrai que le juge du procès a délibéré pendant quatre mois avant de rendre ses verdicts, puis 11 mois par la suite avant d’exposer par écrit ses motifs de décision. Nous ne pouvons savoir pourquoi, dans la présente affaire, le juge a choisi de recourir à la pratique — par ailleurs tout à fait acceptable — de communiquer le résultat séparément des motifs, mais sa décision d’agir ainsi ne devrait pas porter atteinte à la présomption que les motifs exposés en l’espèce, comme d’ailleurs tous motifs de jugement, sont présumés constituer l’explication fidèle de la conclusion à laquelle est arrivée le juge. Il se pourrait que le contenu de ces motifs ne résiste pas à l’examen judiciaire, mais cet examen est néanmoins un processus que méritent ces motifs et le juge qui a pris la peine de les rédiger.
37 Dans l’arrêt R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26, le juge Binnie a expliqué non seulement l’objet des motifs, mais aussi la fonction du tribunal chargé de leur examen en appel. Fait important, il a confirmé que, sauf si les motifs comportent des lacunes faisant obstacle à un examen valable en appel de la justesse de la décision du juge de première instance, le tribunal d’appel ne doit pas conclure qu’une « réparation aussi sérieuse » qu’un nouveau procès est justifiée :
Les motifs de jugement constituent le principal mécanisme par lequel les juges rendent compte aux parties et à la population des décisions qu’ils prononcent. (par. 15)
. . .
. . . Toutefois, rares sont ceux qui prétendraient que le défaut de s’acquitter de cette fonction jurisprudentielle donne nécessairement ouverture à une intervention en appel. On ordonne la tenue d’un nouveau procès dans les cas où il peut s’avérer nécessaire de corriger l’issue d’une affaire donnée. De piètres motifs peuvent coïncider avec un résultat juste. Seule une raison sérieuse peut justifier une réparation aussi sérieuse qu’un nouveau procès. (par. 22)
De manière plus spécifique, dans le cadre d’une affaire en particulier, il est largement reconnu que l’obligation de motiver sa décision amène le juge à centrer son attention sur les difficultés soulevées . . . L’absence de motifs ne signifie cependant pas nécessairement qu’il n’a pas centré son attention sur ces difficultés. Nous parlons ici de l’expression des motifs plutôt que du raisonnement lui-même. La tâche des cours d’appel consiste à s’assurer de l’existence d’un raisonnement malgré l’absence ou l’insuffisance des motifs exprimés. (par. 23)
. . .
. . . [l]a fin visée consiste [. . .] à préserver et à favoriser un examen valable en appel de la justesse de la décision (qui englobe à la fois les erreurs de droit et les erreurs de fait manifestes et dominantes). Si, dans une affaire donnée, les lacunes des motifs ne font pas obstacle à un examen valable en appel et qu’un examen complet demeure possible, ces lacunes ne justifieront pas l’intervention de la cour d’appel en vertu de l’art. 686 du Code criminel. Cette disposition limite le pouvoir d’intervention de la cour d’appel aux situations où elle estime (i) que le verdict est déraisonnable, (ii) que le jugement est entaché d’une erreur de droit et qu’il est impossible de dire qu’aucun tort important ni aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit, ou (iii) que, pour un motif quelconque, il y a eu erreur judiciaire. (par. 25)
La cour d’appel n’est pas habilitée à intervenir simplement parce qu’elle estime que le juge du procès s’est mal exprimé. (par. 26)
. . .
Il n’est ni nécessaire ni approprié de limiter les circonstances dans lesquelles une cour d’appel peut s’estimer incapable de procéder à un examen valable en appel. Le mandat de la cour d’appel consiste à vérifier la justesse de la décision rendue en première instance et un critère fonctionnel exige que les motifs donnés par le juge du procès soient suffisants à cette fin. La cour d’appel est la mieux placée pour se prononcer sur cette question. Le seuil est manifestement atteint lorsque [. . .] le tribunal d’appel s’estime incapable de déterminer si la décision est entachée d’une erreur. [. . .] En termes simples, la règle fondamentale est la suivante : lorsque la cour d’appel estime que les lacunes des motifs font obstacle à un examen valable en appel de la justesse de la décision, une erreur de droit a été commise. (par. 28)
38 Selon moi, l’argument du juge Berger de la Cour d’appel selon lequel il y a lieu de refuser en l’espèce de prendre en considération les motifs écrits semble prôner le refus de procéder à tout examen en appel, et surtout pas à un examen valable, dans les cas où, essentiellement, le dépôt des motifs est indûment retardé.
39 En toute déférence, il s’agit d’un argument tout à fait nouveau et étonnant pour discréditer les motifs exposés par le juge. Comme a déclaré le juge Binnie dans l’arrêt Sheppard, au par. 28, le « mandat de la cour d’appel consiste à vérifier la justesse de la décision rendue en première instance » et les motifs énoncés par le juge de première instance ont pour objet de permettre au tribunal d’appel d’effectuer cette vérification. Les motifs indiquent au public, aux parties et au tribunal d’appel le résultat du raisonnement judiciaire. En conséquence, je ne vois pas comment ce tribunal peut même refuser de tenir compte des motifs uniquement parce qu’ils ont mis longtemps avant d’être déposés. Il serait contraire à la présomption d’intégrité et à la jurisprudence de notre Cour ayant établi la norme rigoureuse à satisfaire pour repousser cette présomption de dire à un juge — et aux parties — que les motifs ont été déposés trop tard pour faire l’objet d’un examen valable, quelle que soit leur qualité.
40 Contrairement à ce qu’a soutenu l’avocat de M. Teskey, la présomption d’intégrité n’a pas pour objet de soustraire les décisions au contrôle judiciaire. Elle vise plutôt à empêcher que des hypothèses inacceptables, par exemple des préjugés, soient singulièrement intégrées au contrôle. Le tribunal de révision doit procéder à l’examen des motifs en présumant que le juge a agi avec intégrité, quitte à tirer la conclusion contraire au terme de cet examen. Le fait qu’un juge mette un certain délai à arrêter sa décision ou à l’expliquer — deux situations qui sont de fait survenues en l’espèce — n’amènerait pas, à mon avis, un observateur raisonnablement bien renseigné à conclure que ce juge a manqué à son serment professionnel. Le défaut par les tribunaux de rendre leurs verdicts ou de déposer leurs motifs dans un délai convenable n’est pas une situation qui doit être encouragée, mais elle ne constitue pas, à elle seule, une erreur de droit justifiant de faire abstraction du verdict ou des motifs.
41 La juge Charron reconnaît que, en l’espèce, les motifs n’ont pas été rédigés dans le but irrégulier de répondre à l’avis d’appel. Elle reconnaît également que la pratique qui consiste à rendre un verdict en indiquant que les « motifs suivront » n’a rien de foncièrement inapproprié; elle incite toutefois à la prudence, précisant que les motifs ainsi rédigés ou déposés ne doivent pas donner à penser qu’ils ont été rendus « en fonction du résultat » ou qu’ils constituent une « justification a posteriori » du résultat plutôt que l’exposé du raisonnement y ayant conduit.
42 Cette théorie n’est pas facile à mettre en application. En pratique, il me semble extrêmement difficile, voire impossible, de faire une distinction réelle entre des motifs constituant une justification a posteriori et des motifs procédant d’une réflexion antérieure au résultat. Tous les motifs sont des explications — ou des justifications — du résultat, qu’il y ait ou non un délai entre l’annonce du résultat et l’exposé des motifs y ayant conduit.
43 Je ne vois pas très bien à quel moment le juge du procès a cessé de bénéficier de la présomption d’intégrité pour ce qui est de ses motifs de jugement. À quel moment le délai a‑t‑il cessé d’être acceptable et, partant, les motifs sont-ils devenus une justification a posteriori? Qu’est-ce qui constitue normalement un délai acceptable? Sans indications aidant à répondre à la question de savoir quand « un délai est devenu trop long », les juges de première instance demeureront en pleine incertitude quant au moment à partir duquel leurs motifs seront considérés comme « tardifs ».
44 Le fait que les motifs soient déposés postérieurement au verdict ne signifie pas que celui-ci n’a pas été mûrement réfléchi avant d’être prononcé. Les juges sont présumés connaître le droit et la nature de leurs obligations judiciaires, y compris leur devoir de rendre un verdict uniquement après mûre délibération. Comme il a été souligné dans l’arrêt Sheppard, au par. 51 :
. . . la présomption voulant que les juges connaissent le droit et traitent convenablement les faits présuppose qu’ils ont effectivement pris le temps voulu pour statuer sur les questions en litige. Bien que [. . .] la formulation des motifs puisse amener le juge à concentrer davantage son attention sur l’affaire et à fournir un effort d’expression supplémentaire, l’obligation de donner des motifs ne vise qu’à garantir que le juge du procès expose le raisonnement qu’il est présumé avoir déjà suivi, en des termes suffisants pour en permettre l’examen en appel. [Je souligne.]
45 Les juges doivent disposer de mécanismes protégeant l’efficacité et l’équité des instances. Ils doivent notamment avoir la faculté de décider qu’il est préférable de communiquer une décision avant de la motiver — pratique qui, selon moi, ne doit pas être découragée. En effet, le juge qui rend sa décision puis se charge de l’étayer au moyen de motifs détaillés devraient avoir le loisir d’agir ainsi sans craindre que le délai qui s’écoule entre la décision et sa justification ne porte atteinte à l’intégrité de l’une et de l’autre. Pour être en mesure d’entendre toutes les causes inscrites au rôle, les juges sont souvent appelés à rendre, chaque jour, de nombreuses décisions. Afin de bien gérer le temps consacré aux audiences, ils peuvent en conséquence devoir rendre une décision sur‑le‑champ et en retarder la motivation jusqu’à ce qu’ils aient eu le temps de l’expliquer adéquatement, sachant qu’elle sera vraisemblablement étudiée à la loupe par la partie déboutée et, éventuellement, par une juridiction d’appel.
46 Les motifs expliquent la décision du juge. Ils doivent être considérés comme l’expression fidèle de cette décision — qu’ils soient exposés en même temps que celle-ci ou postérieurement — à moins que leur contenu ne révèle une entorse à l’intégrité judiciaire. Les juges de première instance ont droit au bénéfice de la présomption selon laquelle, dans leurs motifs, ils « expose[nt] le raisonnement [. . .] [qu’ils ont] déjà suivi » (Sheppard, par. 51). Il faut donc présumer que les motifs qu’expose le juge ayant présidé un procès rendent compte du raisonnement l’ayant amené au verdict qu’il a prononcé. Voilà pourquoi le juge concerné en l’espèce a droit au bénéfice de la présomption selon laquelle les motifs écrits représentaient l’expression détaillée du raisonnement qu’il avait suivi avant d’arrêter sa décision, indépendamment du délai et des autres circonstances énoncées par la juge Charron.
47 La présomption d’intégrité sert à protéger la magistrature contre les attaques perceptuelles injustifiées. Qualifier les motifs d’un juge de « justification a posteriori » ou de raisonnement établi « en fonction du résultat » implique exactement le genre de remise en question rétrospective du raisonnement du juge que la présomption vise à éviter. En cas de délai excessif, le juge peut faire l’objet de critiques de la part du tribunal d’appel. Cependant, le refus de même considérer le bien-fondé des motifs — pour s’assurer qu’ils sont conformes au dossier, aux arguments et au droit — fait davantage de tort à la perception qu’a le public de l’intégrité du système, sans parler de celle des parties obligées de subir un nouveau procès, que le délai excessif lui-même.
48 Les principaux moyens invoqués pour appeler de la décision du juge du procès portaient sur le caractère suffisant de la preuve et sur la question du doute raisonnable. Le contenu des motifs du juge du procès permet certainement un examen valable de ces questions en appel. Comme l’a signalé la majorité de la Cour d’appel :
[traduction]
Les motifs écrits comportent 91 paragraphes ainsi que l’annexe A, qui résume en 151 paragraphes la preuve présentée au procès. Le juge y tire des conclusions de fait, évalue la crédibilité, retient certains éléments de preuve plutôt que d’autres et explique pourquoi il rejette certains arguments. [par. 35]
49 Tous les juges de la Cour d’appel ont reconnu qu’il s’agissait d’un cas où la preuve était circonstancielle et extrêmement complexe — d’un cas, comme ont écrit les juges majoritaires, où, [traduction] « [d]e toute évidence, une analyse s’imposait ». Monsieur Teskey était accusé d’avoir causé des blessures, notamment une fracture de la base du crâne, une fracture à l’orbite droite, un hématome cérébral, une hémorragie cérébrale, des fractures aux côtes, des contusions multiples et une lacération de l’oreille droite. La victime est dans un coma vigil depuis l’agression. Monsieur Teskey faisait également l’objet d’une demande visant à le faire déclarer délinquant dangereux et il était de ce fait exposé à une peine d’emprisonnement d’une durée indéterminée.
50 Vu la complexité de l’affaire, il n’est pas étonnant que le juge du procès ait mis plus de temps à arrêter ses verdicts et à formuler le raisonnement qui l’avait conduit à ces verdicts. Il ressort clairement des motifs écrits du juge que celui-ci a minutieusement analysé et examiné la preuve. Même en tenant compte des facteurs énoncés par la juge Charron, le délai de 11 mois observé en l’espèce ne constitue pas la preuve convaincante requise pour réfuter la présomption selon laquelle le juge du procès a agi de manière honorable et s’est acquitté de ses obligations judiciaires en préparant ses motifs.
51 Les motifs du juge de première instance traitaient des faits et des questions abordés au procès. Ils méritaient en conséquence de faire l’objet d’un examen au fond.
52 Je rejetterais le présent pourvoi.
Pourvoi accueilli, les juges Bastarache, Deschamps et Abella sont dissidents.
Procureurs de l’appelant : Royal McCrum Duckett Glancy & Hatch, Edmonton.
Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.