COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. C.D.; R. c. C.D.K., [2005] 3 R.C.S. 668, 2005 CSC 78
Date : 20051216
Dossier : 30254, 30314
Entre :
C.D., un adolescent au sens de la
Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
et
Procureur général de l’Ontario, procureur général de la
Colombie-Britannique, procureur général du Manitoba
et Canadian Foundation for Children, Youth and the Law
Intervenants
Et entre :
C.D.K., , un adolescent au sens de la
Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
et
Procureur général de l’Ontario, procureur général de la
Colombie-Britannique, procureur général du Manitoba
et Canadian Foundation for Children, Youth and the Law
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron
Motifs de jugement :
(par. 1 à 94)
Motifs concordants :
(par. 95 à 100)
Le juge Bastarache (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Major, Binnie, Deschamps, Fish, Abella et Charron)
Le juge LeBel
______________________________
R. c. C.D.; R. c. C.D.K., [2005] 3 R.C.S. 668, 2005 CSC 78
C.D., un adolescent au sens de la
Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Procureur général de l’Ontario, procureur général de la
Colombie‑Britannique, procureur général du Manitoba
et Canadian Foundation for Children, Youth and the Law Intervenants
- et -
C.D.K., un adolescent au sens de la
Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Procureur général de l’Ontario, procureur général de la
Colombie‑Britannique, procureur général du Manitoba
et Canadian Foundation for Children, Youth and the Law Intervenants
Répertorié : R. c. C.D.; R. c. C.D.K.
Référence neutre : 2005 CSC 78.
Nos du greffe: 30254, 30314.
2005 : 14 avril; 2005: 16 décembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (le juge Ritter et les juges Brooker et Martin (ad hoc)), [2005] 1 W.W.R. 442 (sub nom. R. c. D. (C.)), 30 Alta. L.R. (4th) 226, 346 A.R. 289, 320 W.A.C. 289, 184 C.C.C. (3d) 160, [2004] A.J. No. 179 (QL), 2004 ABCA 14, qui a confirmé la peine comportant le placement sous garde infligée à C.D. Pourvoi accueilli.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (le juge Ritter et les juges Bielby et Sanderman (ad hoc)) (2004), 346 A.R. 393, 320 W.A.C. 393, [2004] A.J. No. 237 (QL), 2004 ABCA 77, qui a confirmé la peine comportant le placement sous garde infligée à C.D.K. Pourvoi accueilli.
Patricia Yuzwenko et Charles Seto, pour les appelants.
James C. Robb, c.r., pour l’intimée.
Miriam Bloomenfeld et Geoff Chesney, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Kathleen M. Ker, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Dale Tesarowski et Jo‑Ann Natuik, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.
Cheryl Milne et Emily Chan, pour l’intervenante Canadian Foundation for Children, Youth and the Law.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Major, Bastarache, Binnie, Deschamps, Fish, Abella et Charron rendu par
Le juge Bastarache —
1. Introduction
1 Dans les présents pourvois, on demande à la Cour de définir « infraction avec violence » pour l’application de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, ch. 1 (« LSJPA » ou la « Loi »). Ce terme figure au par. 39(1) de la Loi et représente l’une des quatre situations qui sont les seules à donner ouverture à une peine spécifique comportant le placement sous garde. En particulier, le par. 39(1) dispose que le tribunal pour adolescents n’impose une peine comportant le placement sous garde en application de l’art. 42 (peines spécifiques) que si, selon le cas :
a) l’adolescent a commis une infraction avec violence;
b) il n’a pas respecté les peines ne comportant pas de placement sous garde qui lui ont déjà été imposées;
c) il a commis un acte criminel pour lequel un adulte est passible d’une peine d’emprisonnement de plus de deux ans après avoir fait l’objet de plusieurs déclarations de culpabilité dans le cadre de la présente loi ou de la Loi sur les jeunes contrevenants, chapitre Y‑1 des Lois révisées du Canada (1985);
d) il s’agit d’un cas exceptionnel où l’adolescent a commis un acte criminel et où les circonstances aggravantes de la perpétration de celui‑ci sont telles que l’imposition d’une peine ne comportant pas de placement sous garde enfreindrait les principes et objectif énoncés à l’article 38.
2 La définition de « infraction avec violence » est en cause dans les présents pourvois parce que le tribunal a statué que la situation des appelants, adolescents au sens de la LSJPA, donnait ouverture à une peine comportant le placement sous garde, laquelle leur a été imposée en fin de compte au motif qu’ils avaient commis une « infraction avec violence » selon l’al. 39(1)a) de la LSJPA.
3 En ce qui concerne l’appelant C.D., il a plaidé coupable à trois infractions : port d’arme dans un dessein dangereux pour la paix publique, en violation de l’art. 88 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, incendie criminel ayant causé des dommages matériels, en violation de l’art. 434 du Code, et omission de se conformer à un engagement, en violation du par. 145(3) du Code. Le juge chargé de la détermination de la peine a décidé que l’incendie criminel causant des dommages matériels, qui s’est déclaré lorsque l’appelant et un contrevenant adulte ont mis le feu à un camion sur l’ordre du propriétaire, constituait une « infraction avec violence », expliquant que [traduction] « [l]a violence contre des biens constitue une infraction avec violence visée par l’al. 39(1)a) » (2003 CarswellAlta 1909, par. 6). Il a condamné C.D. à une peine comportant le placement sous garde différé d’une durée de six mois, assortie d’une période de probation de neuf mois. Le placement sous garde différé est une sorte de peine de placement sous garde qui [traduction] « permet au jeune de purger sa peine dans la collectivité, mais dans des conditions strictes et avec la possibilité d’être immédiatement arrêté et incarcéré si l’on croit qu’il “a enfreint ou est sur le point d’enfreindre” l’une des conditions » : voir N. Bala, Youth Criminal Justice Law (2003), p. 457.
4 Quant à l’appelant C.D.K., il a également plaidé coupable à trois infractions : conduite dangereuse, en violation de l’al. 249(1)a) du Code criminel, possession d’un bien volé, en violation de l’art. 354 du Code, et vol de moins de 5 000 $, en violation de l’art. 322 du Code. Le plaidoyer de culpabilité relatif à l’accusation de vol a été inscrit à une date postérieure à l’inscription des plaidoyers relatifs aux accusations de conduite dangereuse et de possession d’un bien volé, mais la détermination de la peine pour les trois accusations a eu lieu le même jour (mémoire de C.D.K., par. 2). La juge chargée de la détermination de la peine a statué que l’infraction de conduite dangereuse soumise à l’examen du tribunal, laquelle a entraîné une poursuite policière à haute vitesse dans les rues de la ville, constituait une « infraction avec violence » au sens de l’al. 39(1)a) de la LSJPA. Elle explique : [traduction] « [l]e risque de dommages et de blessures graves pour le public, les policiers et les personnes impliquées dans la poursuite est indéniable. Et le fait qu’une voiture roule à toute vitesse en pleine ville, poursuivie par les policiers constitue, à n’en pas douter, un acte de violence » (2003 CarswellAlta 1924, par. 7). La juge a condamné C.D.K. à une peine comportant le placement sous garde différé d’une durée de six mois, assortie d’une période de probation de douze mois.
5 Les deux appelants ont porté les sentences rendues contre eux devant la Cour d’appel de l’Alberta. Avant que la cour ait l’occasion d’entendre les plaidoiries, C.D. et C.D.K. ont enfreint les conditions de l’ordonnance de placement différé et ont été détenus sous garde jusqu’à ce que le ministère public consente à leur mise en liberté sous caution en attendant l’issue de leurs appels.
6 L’appelant C.D. a invoqué trois moyens d’appel devant la Cour d’appel. Premièrement, il a fait valoir que le juge chargé de la détermination de la peine avait commis une erreur de principe en concluant que l’incendie criminel constituait une « infraction avec violence » visée à l’al. 39(1)a) de la LSJPA, puisque, selon C.D., une infraction contre les biens, telle un incendie criminel, ne peut constituer une « infraction avec violence » s’il n’y pas eu infliction de lésions corporelles ou tentative d’une telle infliction. Deuxièmement, le juge n’aurait pas examiné les mesures de rechange au placement sous garde, comme l’exige le par. 39(2) de la Loi, lorsqu’il a décidé qu’une peine à purger dans la collectivité sans moyens de pression (c.‑à‑d. sans mesures incitant au respect de l’ordonnance) ne conviendrait pas dans le cas de l’appelant. Troisièmement, C.D. a soutenu que le juge n’a pas adéquatement pris en considération l’art. 38 de la LSJPA et a imposé une peine inappropriée. Comme la Cour d’appel a estimé que l’appelant avait également considéré comme manifestement inappropriée la peine imposée, elle a aussi examiné cette question dans son analyse.
7 Avant que la Cour d’appel ait rendu sa décision, C.D. a été arrêté pour avoir enfreint l’ordonnance de sa mise en liberté. Il a ensuite été remis en liberté.
8 Le 2 mars 2004, la Cour d’appel a rendu sa décision relativement à l’appel interjeté par C.D. ((2004), 346 A.R. 289, 2004 ABCA 14 (ci‑après « C.D. »)). En ce qui concerne le premier moyen d’appel invoqué par l’appelant, la cour a statué qu’[traduction] « un acte est violent s’il cause des lésions corporelles, s’il est commis avec l’intention d’en causer ou s’il est raisonnablement prévisible qu’il en cause » (par. 57). En appliquant cette définition aux circonstances de l’infraction d’incendie criminel commise par C.D., la cour a conclu qu’il s’agissait d’une infraction avec violence, car [traduction] « [l]’ensemble des circonstances indique qu’une personne raisonnable aurait prévu le risque de lésions corporelles » (par. 66). À titre d’explications, elle a fait remarquer que, même si l’incendie est survenu tard la nuit dans une rue déserte, on a appelé les pompiers sur les lieux dans les minutes qui ont suivi le début de l’incendie. Elle a également fait observer que C.D. et le contrevenant adulte avaient mis le feu au camion avec de l’essence et du propane, deux accélérateurs bien connus, exposant ainsi à [traduction] « un plus grand risque quiconque se trouvait à emprunter la rue cette nuit‑là et tous ceux chargés de maîtriser l’incendie » (par. 67). Par ailleurs, elle a souligné que, comme le propane ayant servi à mettre le feu se trouvait enfermé dans une bouteille et que le camion avait nécessairement un réservoir d’essence, [traduction] « [l]e risque que le camion en feu explose à tout moment était raisonnablement prévisible » (par. 67).
9 Quant aux autres moyens d’appel, la Cour d’appel a conclu que le juge chargé de la détermination de la peine a eu raison de décider que la peine à purger dans la collectivité sans moyens de pression ne conviendrait pas dans le cas de l’appelant et qu’il n’a commis aucune erreur dans son interprétation de l’art. 38 de la LSJPA. Elle a également conclu que l’appelant n’a pas réussi à établir le caractère manifestement inapproprié de la peine imposée. En fait, elle estime que la peine était appropriée compte tenu du contrevenant, de l’infraction et des principes et facteurs de détermination de la peine énoncés dans la LSJPA. La Cour d’appel a donc rejeté l’appel de C.D.
10 Tout comme C.D., C.D.K. a contesté la peine comportant le placement différé qui lui a été imposée, au motif (i) que ce n’était pas une peine que le tribunal pouvait imposer, car il n’avait commis aucune « infraction avec violence » au sens de l’al. 39(1)a), et (ii) que, même si une peine avait pu être imposée, celle qui a été prononcée n’était pas appropriée.
11 Le 10 mars 2004, la Cour d’appel a rendu sa décision relativement au premier moyen d’appel invoqué par C.D.K. ((2004), 346 A.R. 393, 2004 ABCA 77), soit huit jours après avoir statué sur l’appel interjeté par C.D. Elle a souligné que, dans l’appel de C.D., elle avait conclu que [traduction] « s’il est raisonnablement prévisible que la conduite criminelle peut entraîner des lésions corporelles qui ne sont pas de nature passagère ou sans importance, il s’agit d’infraction avec violence pour l’application de l’al. 39(1)a) de la Loi » (par. 7). Appliquant cette définition à l’infraction de conduite dangereuse commise par C.D.K., elle a conclu qu’[traduction] « [e]n l’espèce, le risque de préjudice est manifeste. Les poursuites à haute vitesse sont très dangereuses et peuvent facilement causer des blessures graves ou la mort » (par. 7). La cour a donc statué que [traduction] « la juge chargée de la détermination de la peine n’a pas fait erreur en décidant qu’il s’agit d’une infraction avec violence et qu’une peine comportant le placement sous garde pouvait donc être imposée » (par. 7).
12 Pour ce qui est du deuxième motif d’appel invoqué par C.D.K., lequel portait sur la justesse de la peine imposée, la Cour d’appel a fait remarquer qu’à l’audition de l’appel, elle avait fait droit à la demande des parties de reporter sa décision sur cette question afin de permettre aux avocats de proposer des mesures de rechange au placement sous garde. Les parties ont présenté cette demande conjointement parce qu’au moment de l’audience, C.D.K. bénéficiait d’une mise en liberté provisoire par voie judiciaire et semblait bien s’en tirer. Malheureusement, après l’audience, mais avant que la Cour d’appel ait rendu ses motifs, C.D.K. a été inculpé d’une autre infraction, ce qui a entraîné la révocation de sa mise en liberté sous caution. La Cour d’appel a indiqué dans ses motifs que cette conduite a sans doute fait que le ministère public n’était plus disposé à envisager les mesures de rechange, mais elle a quand même ordonné que la question de la justesse de la peine imposée à C.D.K. soit renvoyée à la formation de la Cour d’appel à une date qui reste à déterminer. Cependant, une fois la décision de la cour sur l’interprétation de « infraction avec violence » rendue, C.D.K. a officiellement renoncé au moyen d’appel fondé sur la justesse de la peine. Dans les observations écrites qu’il a soumises à la Cour, C.D.K. a expliqué que c’était parce qu’il voulait présenter une demande d’autorisation d’appel relativement à l’interprétation juste à donner à « infraction avec violence » en même temps que C.D. (voir mémoire de C.D.K., par. 6). Par suite de la renonciation, la Cour d’appel a prononcé son jugement définitif, rejetant l’appel de C.D.K.
13 Le 7 octobre 2004, la Cour a accueilli les demandes d’autorisation d’appel présentées par C.D. et C.D.K. et décidé que leurs appels seraient entendus ensemble.
14 L’argumentation devant la Cour reposait essentiellement sur la définition de « infraction avec violence ». Les appelants ont fait remarquer que la conclusion de la Cour d’appel de l’Alberta sur ce point n’est pas compatible avec les décisions prononcées en appel à l’Île‑du‑Prince‑Édouard et en Nouvelle‑Écosse. Dans ces décisions, les tribunaux ont défini « infraction avec violence » au regard de la définition de « infraction grave avec violence » à l’art. 2 de la LSJPA, laquelle, comme nous l’avons vu précédemment, s’entend de toute infraction commise par un adolescent et au cours de la perpétration de laquelle celui‑ci cause des lésions corporelles graves ou tente d’en causer. Dans R. c. C. (J.J.) (2003), 180 C.C.C. (3d) 137, 2003 PESCAD 26, la juge Webber, de la Cour suprême de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, Section d’appel, a statué qu’[traduction] « [o]n peut affirmer, par une analogie raisonnable, qu’une “infraction avec violence” s’entend de toute infraction au cours de la perpétration de laquelle la victime a subi des lésions corporelles, même mineures » (par. 21). Dans R. c. D. (T.M.) (2003), 181 C.C.C. (3d) 518, 2003 NSCA 151, le juge Fichaud, de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse, s’est rallié au raisonnement déductif de la juge Webber, sous réserve de sa conclusion qu’une « infraction avec violence » doit également comprendre la tentative de causer des lésions corporelles, car la LSJPA le prévoit expressément dans sa définition de « infraction grave avec violence » (par. 23).
15 Devant la Cour, les appelants ont plaidé en faveur de l’interprétation que donne la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse à « infraction avec violence ». À leur avis, ce terme doit être défini au regard de la définition de « infraction grave avec violence » à l’art. 2 de la LSJPA, de telle façon que l’infraction est « violente » si, selon le cas : (1) des lésions corporelles ont été causées; (2) il y a eu tentative d’en causer (voir mémoire C.D., par. 16; mémoire C.D.K., par. 10). L’intimée, quant à elle, s’appuie sur l’interprétation de la Cour d’appel de l’Alberta, selon laquelle, pour l’application de l’al. 39(1)a) un acte est « violent » s’il [traduction] « cause des lésions corporelles, s’il est commis avec l’intention d’en causer ou s’il est raisonnablement prévisible qu’il en cause » (C.D., par. 57).
16 À l’audition des présents pourvois, l’un des juges de la Cour a invité l’avocat de l’intimée à commenter une définition de « infraction avec violence » fondée sur le recours à la force au lieu d’être établie en fonction du préjudice. Plus précisément, il lui a demandé s’il reconnaissait qu’il était raisonnable de considérer que « infraction avec violence » s’entend de toute infraction commise par le contrevenant et au cours de la perpétration ou de la tentative de perpétration de laquelle celui‑ci a illégalement (1) eu recours à la force contre une autre personne, (2) tenté d’y avoir recours ou (3) menacé d’y avoir recours. L’avocat a répondu qu’une telle définition viserait ce qui est normalement reconnu comme étant des infractions avec violence (voir les transcriptions, p. 45‑46).
17 Pour les motifs exposés plus loin, la définition de « infraction avec violence » doit, à mon avis, être établie en fonction du préjudice et non en fonction du recours à la force. Quant aux définitions établies en fonction du préjudice initialement proposées par les parties, j’estime que celle des appelants, tirée de l’arrêt D. (T.M) de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse, et celle de l’intimée, qui reprend en fait la définition élaborée par la Cour d’appel de l’Alberta, posent toutes deux des problèmes et ne sauraient être retenues par la Cour. Je les remplacerais par la définition établie en fonction du préjudice : toute infraction commise par un adolescent et au cours de la perpétration de laquelle celui‑ci cause des lésions corporelles ou bien tente ou menace d’en causer.
2. Questions en litige
18 Devant la Cour, les appelants ont invoqué trois moyens d’appel :
(1) la Cour d’appel de l’Alberta a commis une erreur de droit en donnant une interprétation large au terme « infraction avec violence » à l’al. 39(1)a) de la LSJPA;
(2) la Cour d’appel de l’Alberta a commis une erreur de droit dans son interprétation des principes de détermination de la peine énoncés aux art. 3 et 38 de la LSJPA;
(3) la Cour d’appel de l’Alberta a commis une erreur de droit en fondant la peine sur des faits qui n’ont pas été établis ou admis lors de l’audience pour la détermination de la peine devant le tribunal pour adolescents.
3. Analyse
3.1 Interprétation de « infraction avec violence »
3.1.1 Absence de définition pour « infraction avec violence » dans la LSJPA
19 Les appelants invoquent trois moyens d’appel, mais la résolution des présents pourvois tient à l’interprétation de « infraction avec violence ». Comme il a déjà été mentionné, ce terme figure au par. 39(1) de la LSJPA et représente l’une des quatre situations qui sont les seules à donner ouverture à une peine spécifique comportant le placement sous garde. Par souci de commodité, je reproduis de nouveau la disposition :
39. (1) Le tribunal pour adolescents n’impose une peine comportant le placement sous garde en application de l’article 42 (peines spécifiques) que si, selon le cas :
a) l’adolescent a commis une infraction avec violence;
b) il n’a pas respecté les peines ne comportant pas de placement sous garde qui lui ont déjà été imposées;
c) il a commis un acte criminel pour lequel un adulte est passible d’une peine d’emprisonnement de plus de deux ans après avoir fait l’objet de plusieurs déclarations de culpabilité dans le cadre de la présente loi ou de la Loi sur les jeunes contrevenants, chapitre Y‑1 des Lois révisées du Canada (1985);
d) il s’agit d’un cas exceptionnel où l’adolescent a commis un acte criminel et où les circonstances aggravantes de la perpétration de celui‑ci sont telles que l’imposition d’une peine ne comportant pas de placement sous garde enfreindrait les principes et objectif énoncés à l’article 38.
20 Le terme « infraction avec violence » n’est pas défini dans la LSJPA ni dans le Code criminel. Toutefois, la LSJPA définit au par. 2(1) « infraction grave avec violence » :
« infraction grave avec violence » Toute infraction commise par un adolescent et au cours de la perpétration de laquelle celui‑ci cause des lésions corporelles graves ou tente d’en causer.
Bien que la LSJPA ne donne pas de définition de « lésions corporelles », son par. 2(2) stipule : « Sauf disposition contraire, les termes de la présente loi s’entendent au sens du Code criminel. » L’article 2 du Code criminel définit ainsi les « lésions corporelles » : « Blessure qui nuit à la santé ou au bien‑être d’une personne et qui n’est pas de nature passagère ou sans importance. » Dans R. c. McCraw, [1991] 3 R.C.S. 72, le juge Cory, au nom de la Cour, s’est fondé sur cette définition et sur le sens que donne le dictionnaire au mot « grave » pour interpréter « blessures graves » pour l’application de l’al. 264.1(1)a) du Code criminel, dans sa version antérieure au 15 février 1995. Plus précisément, le juge Cory a affirmé que « blessures graves » signifie « toute blessure physique ou psychologique qui nuit d’une manière importante à l’intégrité, à la santé ou au bien‑être physique ou psychologique du plaignant » (p. 81). Je ne vois pas pourquoi cette définition de « blessures graves » ne pourrait pas être également utilisée dans le cadre de la LSJPA et, plus particulièrement, pour la définition de « infraction grave avec violence » au par. 2(1) de la Loi.
21 Malgré la simplicité relative de la définition de « infraction grave avec violence », même si les actes commis par un adolescent semblent correspondre à la définition — c.‑à‑d. même si l’adolescent cause des lésions corporelles graves ou tente d’en causer lorsqu’il commet l’infraction — il ne s’ensuit pas automatiquement qu’il a commis une « infraction grave avec violence ». En vertu du par. 42(9) de la LSJPA, le ministère public doit plutôt demander au tribunal de déclarer que l’infraction constitue une « infraction grave avec violence », et le tribunal pour adolescents saisi de la demande doit tenir une audience avant de se prononcer : voir Bala, Youth Criminal Justice Law, p. 493. En outre, le par. 42(10) de la LSJPA permet d’interjeter appel de la décision déclarant que l’acte criminel constitue ou ne constitue pas une « infraction grave avec violence ». Le tribunal doit tenir compte de bon nombre de facteurs pour décider si l’infraction constitue ou non une « infraction grave avec violence », parce que les conséquences d’une telle décision sont très graves. Par exemple, si le tribunal pour adolescents décide qu’il s’agit d’une troisième « infraction grave avec violence » commise par l’adolescent, on pourrait présumer de son assujettissement à la peine applicable aux adultes : voir par. 2(1) et al. 62a) de la LSJPA. Non seulement l’adolescent reconnu coupable d’une troisième « infraction grave avec violence » est présumé mériter la peine normalement réservée aux adultes, mais, en application de l’al. 42(2)r), il est également assujetti à une peine spécifique comportant placement et supervision dans le cadre d’un programme intensif de réadaptation : voir également Bala, Youth Criminal Justice Law, p. 491. Je tiens cependant à souligner que le par. 39(1) ne sert qu’à déterminer si, dans une affaire donnée, la situation de l’adolescent peut donner ouverture à une peine comportant le placement sous garde et non si celui‑ci est indiqué. Le paragraphe 39(2) dit que, même si le placement sous garde est une option, le tribunal ne l’impose qu’en dernier recours après avoir examiné les mesures de rechange raisonnables dans les circonstances, selon l’art. 38 de la LSJPA.
22 Pour l’interprétation de « infraction avec violence », on peut immédiatement tirer deux conclusions de cette définition de « infraction grave avec violence ». Plus précisément, ces deux conclusions sont des éléments importants pour déterminer laquelle des deux définitions de « infraction avec violence », celle fondée sur le recours à la force ou celle établie en fonction du préjudice, complète le mieux la définition de « infraction grave avec violence » dans la LSJPA, et pour formuler la définition qui sera retenue. J’aborderai, aux par. 53‑87, la question de la définition de « infraction avec violence ».
23 Premièrement, « infraction avec violence » et « infraction grave avec violence » ont nécessairement des sens analogues. Sinon, une infraction pourrait constituer une « infraction grave avec violence » sans pour autant être une « infraction avec violence ». Un tel résultat serait non seulement absurde, mais il nuirait également à la bonne application de la LSJPA. Je m’explique.
24 L’alinéa 42(5)a) de la LSJPA dispose :
Le tribunal pour adolescents peut rendre une ordonnance différée de placement sous garde et de surveillance en application de l’alinéa (2)p) lorsque :
a) d’une part, l’adolescent a été déclaré coupable d’une infraction autre qu’une infraction grave avec violence;
Le fait que cette disposition législative interdise au tribunal pour adolescents d’imposer le placement sous garde différé pour des infractions graves avec violence semble indiquer que le législateur a voulu que les adolescents qui commettent ces infractions soient assujettis à une peine comportant la détention sous garde et non le placement sous garde différé. Toutefois, si « infraction grave avec violence » et « infraction avec violence » n’ont pas un sens analogue, de sorte qu’une « infraction grave avec violence » ne constitue pas pour autant une « infraction avec violence », le tribunal ne peut même pas envisager le placement sous garde si les autres situations, énoncées aux al. 39(1)b) à d), qui l’y autorisent, ne s’appliquent pas. Le problème est que ces autres situations ne donnent ouverture au placement sous garde que dans des circonstances précises. Par exemple, l’al. 39(1)b) ne peut être invoqué que si l’adolescent « n’a pas respecté les peines ne comportant pas de placement sous garde qui lui ont déjà été imposées ». Qu’en est‑il si l’adolescent qui commet une « infraction grave avec violence » en est à sa première infraction? De même, selon l’al. 39(1)c), il faut que l’adolescent ait commis un acte criminel pour lequel un adulte est passible d’une peine d’emprisonnement de plus de deux ans après avoir fait l’objet de plusieurs déclarations de culpabilité dans le cadre de la LSJPA ou de la Loi sur les jeunes contrevenants, L.R.C. 1985, ch. Y‑1 (« LJC »). Qu’en est‑il si l’adolescent n’a pas fait l’objet de plusieurs déclarations de culpabilité? Enfin, l’al. 39(1)d) ne peut être invoqué que dans des cas exceptionnels où l’adolescent a commis un acte criminel et où les circonstances aggravantes de la perpétration de celui‑ci sont telles que l’imposition d’une peine ne comportant pas de placement sous garde enfreindrait les principes et objectif énoncés à l’art. 38. Qu’en est‑il si les circonstances de la perpétration n’en font pas un cas exceptionnel? Si aucune de ces autres situations ne s’applique, le juge chargé de la détermination de la peine aura alors le sort peu enviable de se trouver devant l’al. 42(5)a) — lequel semble indiquer que le législateur veut que des peines comportant la détention sous garde soient infligées aux adolescents qui commettent des « infractions graves avec violence » — et de ne pouvoir imposer ce genre de peine, car il ne peut invoquer aucune des situations prévues au par. 39(1) qui donnent ouverture au placement sous garde.
25 Par conséquent, pour éviter ce genre d’absurdités et de problèmes, il faut donner un sens analogue à « infraction avec violence » et « infraction grave avec violence ».
26 La deuxième conclusion que l’on peut tirer de la définition de « infraction grave avec violence » est relativement simple : le législateur a choisi de définir cette expression et de ne pas le faire pour « infraction avec violence ». Son choix doit vouloir dire quelque chose. En d’autres termes, la Cour doit en définitive donner à « infraction avec violence » un sens analogue à celui de « infraction grave avec violence » afin d’éviter les résultats absurdes et problématiques, mais il ne s’agit pas nécessairement, comme je l’expliquerai plus loin, d’une simple réplique de cette définition sans le mot « grave ». Si le législateur avait voulu donner un tel sens à « infraction avec violence », il lui aurait été facile d’incorporer cette définition dans la LSJPA. Mais il ne l’a pas fait. Il faut respecter sa décision de ne pas définir « infraction avec violence ». La Cour doit donc interpréter « infraction avec violence » de la même manière qu’elle le ferait pour tout autre terme non défini par la loi.
27 Pour déterminer le sens d’un terme non défini par la loi, il est maintenant bien établi que le tribunal est tenu d’interpréter les mots qui le composent [traduction] « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : voir Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42, par. 26, citant un extrait de l’ouvrage de E. A. Driedger, intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87; voir également Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21.
3.1.2 Sens grammatical et ordinaire
28 Conformément à cette méthode d’interprétation des lois, j’examinerai d’abord, selon leur sens grammatical et ordinaire, les mots qui composent « infraction avec violence ». J’examinerai en particulier le sens du dictionnaire, le sens ordinaire et le sens retenu par les tribunaux pour le mot « violence », qui est employé à l’al. 39(1)a) du texte français : « l’adolescent a commis une infraction avec violence ».
29 Tout d’abord, pour ce qui est du sens du dictionnaire, le Vocabulaire juridique (8e éd. 2000) de G. Cornu donne comme sens général de « violence » : « Contrainte illicite, acte de force dont le caractère illégitime tient (par atteinte à la paix et à la liberté) à la brutalité d’un procédé employé (violence physique ou corporelle, matérielle) ou (et), par effet d’intimidation, à la peur inspirée (violence morale) » (p. 907). Il donne aussi comme sens en droit pénal : « Acte d’agression de nature à porter atteinte à l’intégrité physique ou psychique de la personne contre laquelle il est dirigé » (p. 907).
30 S’il est vrai que le dictionnaire définit le mot « violence » en insistant davantage sur les moyens employés pour l’atteinte à l’intégrité physique ou matérielle (à savoir l’usage de la force physique), une auteure fait valoir que, normalement, le mot « violence » s’entend uniquement des effets de la violence :
[traduction] Le mot violence n’est pas facile à définir. La violence est habituellement définie en fonction de ses effets. Pour la plupart des gens, les actes qui produisent ne serait‑ce qu’un peu de sang sont violents. Parfois, les dommages causés aux biens sont considérés comme une expression violente de colère ou d’hostilité à l’égard d’autrui (par exemple, lorsqu’une personne saccage la voiture d’une autre personne ou dégrade les murs d’une maison par des slogans).
Il est révélateur que le Code criminel, considéré comme étant la « bible » en matière de contrôle de la violence dans la société, ne donne aucune définition du mot « violence ». Il est surprenant de constater que, parmi tous les termes qu’emploie le Code, c’est celui « que l’on tient le plus pour acquis ». Les infractions jugées les plus « violentes », le meurtre et les voies de fait, par exemple, ne mentionnent pas le mot violence. On utilise plutôt des termes concrets et mesurables comme la « mort » et les « lésions corporelles ».
(T. Scassa, « Violence Against Women in Law Schools » (1992), 30 Alta. L. Rev. 809, p. 816)
De même, dans Pitters c. Criminal Injuries Compensation Board (Ont.) (1996), 95 O.A.C. 325 (C. div.), le juge Watt a indiqué que [traduction] « [d]ans le langage courant, le mot “violent” comprend l’usage de la force physique, mais il n’en est pas synonyme » (par. 46 (en italique dans l’original)). Bien que ces propos sur le sens ordinaire de « violence » et « violent » soient largement insuffisants pour arrêter une définition précise de « infraction avec violence » pour l’application de l’al. 39(1)a) de la LSJPA, ils révèlent l’existence d’un débat sur le sens précis à donner à « violence » (et à « violent ») et soulèvent la question de savoir s’il y aurait lieu de se concentrer sur les effets de la violence (le préjudice) ou sur le recours à la violence (l’usage de la force). Ce débat se dégage également du sens retenu par les tribunaux pour le mot « violence ».
31 Par exemple, dans Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 970, la Cour a statué que la violence comme forme d’expression sort du champ de la garantie de la liberté d’expression prévue à l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés et dans R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, elle a expliqué ce qu’elle entend lorsqu’elle emploie le terme « violence ». Le juge en chef Dickson, au nom des juges majoritaires dans Keegstra, a écrit que la Cour a employé le terme « violence » dans Irwin Toy pour parler de « l’expression qui se manifeste directement par un préjudice corporel » (p. 732). Par contre, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef), a indiqué au nom des juges minoritaires que la « violence dont parlent les arrêts Dolphin Delivery [SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573,] et Irwin Toy connote une ingérence ou une menace d’ingérence matérielle réelle dans les activités d’autrui » (p. 830).
32 La « violence » est également un élément constitutif de l’infraction de vol qualifié prévu aux al. 343a) et b) du Code criminel :
343. Commet un vol qualifié quiconque, selon le cas :
a) vole et, pour extorquer la chose volée ou empêcher ou maîtriser toute résistance au vol, emploie la violence ou des menaces de violence contre une personne ou des biens;
b) vole quelqu’un et, au moment où il vole, ou immédiatement avant ou après, blesse, bat ou frappe cette personne ou se porte à des actes de violence contre elle;
Les tribunaux d’appel ont tenté de définir le mot « violence » dans le contexte de ces deux formes de vol qualifié. Par exemple, dans R. c. Lew (1978), 40 C.C.C. (2d) 140, et R. c. Oakley (1986), 24 C.C.C. (3d) 351, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que pour établir l’élément d’« actes de violence [portés] contre [autrui] » qui figure dans l’al. 343b) actuel, les simples voies de fait, strictement parlant, ne suffisent pas. Toutefois, dans R. c. Trudel, 1984 CarswellQue 129, 12 C.C.C. (3d) 342, la Cour d’appel du Québec a statué que cette interprétation de « violence » ne doit pas s’appliquer à la forme de vol qualifié prévue à l’al. 343a) actuel. Dans le cadre de ce genre de vol qualifié, les simples voies de fait (à savoir l’application intentionnelle de la force ou bien la tentative ou menace d’y recourir), et non pas nécessairement des voies de fait causant des lésions corporelles, suffisent à établir l’élément de « violence ». Plus particulièrement, la cour a conclu que le fait de tenir les bras de la victime pendant que l’argent est dérobé est suffisant. Par contre, dans R. c. Sayers and McCoy (1983), 8 C.C.C. (3d) 572, et R. c. Lecky (2001), 157 C.C.C. (3d) 351, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que dans le cas du vol qualifié prévu à l’al. 343a) actuel, une menace de violence est en réalité une menace de causer un préjudice corporel ou des lésions corporelles, liant ainsi la violence au fait de causer un préjudice ou des lésions corporelles plutôt qu’à l’emploi de la force.
33 Après avoir examiné le sens que donne le dictionnaire au mot « violence », son sens ordinaire et le sens retenu par les tribunaux, on peut affirmer que la « violence » est généralement associée soit à l’usage de la force soit au fait de causer un préjudice ou des lésions corporelles, mais elle est aussi parfois associée aux deux. Non seulement il ressort clairement de ces définitions que « violence » comporte toute une gamme de définitions, mais il est également clair que ce mot peut s’appliquer aux biens comme aux personnes. Néanmoins, bien qu’utiles, ces définitions particulières de « violence » ne suffisent certainement pas pour préciser le sens de « infraction avec violence » pour l’application de l’al. 39(1)a) de la LSJPA, parce qu’il faut aussi examiner ce terme dans le contexte de la Loi. En particulier, il faut l’analyser par rapport à l’objet de la LSJPA, à l’économie de la LSJPA et à l’intention du législateur. Comme je le démontrerai plus loin, ces trois indices du sens législatif militent tous en faveur d’une interprétation stricte de « infraction avec violence ».
3.1.3 Objet de la Loi
34 Le principal objet de la LSJPA est énoncé à l’al. 3(1)a) de la Loi :
a) le système de justice pénale pour adolescents vise à prévenir le crime par la suppression des causes sous‑jacentes à la criminalité chez les adolescents, à les réadapter et à les réinsérer dans la société et à assurer la prise de mesures leur offrant des perspectives positives en vue de favoriser la protection durable du public;
La Loi peut généralement viser la protection du public, mais elle comporte également des objectifs précis, dont celui de restreindre le recours au placement sous garde dans le cas des jeunes contrevenants. Cet objectif ressort du préambule de la Loi ainsi que de son par. 38(2).
35 Examinons d’abord le préambule : deux éléments démontrent que la Loi vise à restreindre le recours au placement sous garde dans le cas des adolescents. Premièrement, il y a le passage du préambule qui prévoit que « le Canada est partie à la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant et que les adolescents ont des droits et libertés, en particulier ceux qui sont énoncés dans la Charte canadienne des droits et libertés et la Déclaration canadienne des droits, et qu’ils bénéficient en conséquence de mesures spéciales de protection à cet égard ». Ce renvoi à la Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, est important parce que l’al. 37b) de la Convention dispose :
Nul enfant ne [doit être] privé de liberté de façon illégale ou arbitraire. L’arrestation, la détention ou l’emprisonnement d’un enfant doit être en conformité avec la loi, n’être qu’une mesure de dernier ressort, et être d’une durée aussi brève que possible;
36 Ensuite, il y a le passage suivant :
[Attendu] que la société canadienne doit avoir un système de justice pénale pour les adolescents qui impose le respect, tient compte des intérêts des victimes, favorise la responsabilité par la prise de mesures offrant des perspectives positives, ainsi que la réadaptation et la réinsertion sociale, limite la prise des mesures les plus sévères aux crimes les plus graves et diminue le recours à l’incarcération des adolescents non violents. . .
37 Passons maintenant au par. 38(2) de la LSJPA. Il énonce les principes que le tribunal pour adolescents doit respecter lorsqu’il détermine une peine spécifique. Deux principes en particulier révèlent que la Loi vise essentiellement à restreindre le recours au placement sous garde dans le cas des jeunes contrevenants. Premièrement, le principe de détermination de la peine énoncé à l’al. 38(2)d) dispose que « toutes les sanctions applicables, à l’exception du placement sous garde, qui sont justifiées dans les circonstances doivent faire l’objet d’un examen, plus particulièrement en ce qui concerne les adolescents autochtones ». Deuxièmement, celui énoncé au sous‑al. 38(2)e)(i) prévoit que « la peine doit [. . .] être la moins contraignante possible pour atteindre l’objectif mentionné au paragraphe (1) ».
38 Si l’on accepte que la Loi vise à restreindre le recours au placement sous garde, on doit alors privilégier l’interprétation stricte de « infraction avec violence », car si l’on qualifie d’« infraction avec violence » la conduite du contrevenant, on ouvre la porte au placement sous garde.
3.1.4 Économie de la Loi
39 L’économie de la Loi et plus particulièrement l’art. 39 reflètent également l’objectif de restreindre le recours au placement sous garde. Par exemple, comme nous l’avons mentionné, le par. (1) de cet article ne prévoit que quatre situations donnant ouverture au placement sous garde. Si l’infraction commise par un adolescent ne correspond pas à l’une de ces situations, le tribunal pour adolescents ne peut alors imposer une période de placement sous garde. Par ailleurs, même si l’une de ces situations s’applique, selon le par. (2) le tribunal pour adolescents n’impose le placement sous garde en application de l’art. 42 (peines spécifiques) que s’il conclut qu’il n’existe aucune mesure de rechange raisonnable, même combinée à d’autres, qui serait conforme aux principes et objectif énoncés à l’art. 38. En outre, le par. (3) énonce plusieurs facteurs dont le tribunal doit tenir compte dans le cadre de son examen, notamment les mesures de rechange à sa disposition et celles qui sont imposées à des adolescents pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables, et le par. (9) exige que le tribunal qui ordonne une peine spécifique comportant le placement sous garde « donn[e] les motifs pour lesquels une peine spécifique ne comportant pas de placement sous garde ne suffirait pas pour atteindre l’objectif mentionné au paragraphe 38(1) ».
40 Les autres paragraphes de l’art. 39 tendent également à confirmer que l’objectif est de restreindre le recours au placement sous garde dans le cas des jeunes contrevenants. Par exemple, le par. (4) indique clairement que l’imposition à un adolescent d’une peine ne comportant pas de placement sous garde n’a pas pour effet d’empêcher que la même peine ou une autre peine ne comportant pas de placement sous garde lui soit imposée pour une autre infraction. Le paragraphe (5) interdit au tribunal de substituer le placement sous garde à des services de protection de la jeunesse ou de santé mentale, ou à d’autres mesures sociales plus appropriées. Selon les par. (6) et (7), le tribunal doit, avant d’imposer le placement sous garde, prendre connaissance du rapport prédécisionnel et des propositions relatives à la peine à imposer faites par le poursuivant et l’adolescent ou son avocat, à moins de décider, avec leur consentement, que le rapport est inutile. Enfin, le par. (8) interdit au tribunal qui fixe la durée de la peine comportant une période de garde de tenir compte du fait que la période de surveillance de la peine peut ne pas être purgée sous garde et que la peine peut faire l’objet de l’examen prévu à l’art. 94.
41 Le fait que l’économie de l’art. 39, dans son ensemble, reflète l’objectif de la Loi de restreindre le recours au placement sous garde vient appuyer le point de vue qu’il faut donner une interprétation stricte à « infraction avec violence » désignant l’une des situations qui donnent ouverture au placement sous garde. Outre la présente conclusion à l’égard de l’ensemble de l’art. 39, deux autres aspects de l’économie de la Loi favorisent une interprétation stricte.
42 Premièrement, comme je l’ai déjà expliqué, le par. 39(1) prévoit quatre situations donnant ouverture au placement sous garde, dont la première est la commission d’une « infraction avec violence ». Quelle que soit l’interprétation que la Cour attribue en fin de compte à ce terme, elle doit s’assurer que les autres situations énoncées au par. 39(1) continuent d’être des avenues valables pour le recours au placement sous garde. À mon avis, le seul moyen d’y parvenir est de donner une interprétation stricte à « infraction avec violence ». En effet, si « infraction avec violence » recevait une interprétation large de manière à englober la plupart des actes criminels prévus au Code criminel, les al. 39(1)c) et d) ne seraient plus des avenues valables pour le recours au placement sous garde, car ils exigent quelque chose de plus que la commission de l’acte criminel avant qu’une peine comportant le placement sous garde puisse être imposée. L’alinéa 39(1)c) exige que l’adolescent ait commis un acte criminel pour lequel un adulte est passible d’une peine d’emprisonnement de plus de deux ans après avoir fait l’objet de plusieurs déclarations de culpabilité dans le cadre de la LSJPA ou de la LJC. Quant à l’al. 39(1)d), il exige que les circonstances aggravantes de la perpétration de l’acte criminel soient telles que l’imposition d’une peine ne comportant pas de placement sous garde enfreindrait les principes et objectif énoncés à l’art. 38.
43 Deuxièmement, le terme « infraction avec violence » est employé dans d’autres dispositions de la LSJPA. Hormis l’al. 39(1)a), ce terme (ou son antonyme, « infraction sans violence ») figure dans deux autres dispositions de la LSJPA : l’al. 4c), selon lequel il est présumé que la prise de mesures extrajudiciaires suffit dans le cas de l’adolescent qui en est à sa première infraction et qui a commis une infraction sans violence, et le par. 29(2), selon lequel le tribunal pour adolescents doit présumer que la détention de l’adolescent n’est pas nécessaire pour la protection ou la sécurité du public au titre de l’al. 515(10)b) du Code criminel, dans le cas où l’adolescent, sur déclaration de culpabilité, ne pourrait être placé sous garde en vertu des al. 39(1)a) (« l’adolescent a commis une infraction avec violence ») à c). Si on donne à « infraction avec violence » une interprétation stricte, il y a tout lieu de s’attendre à ce que les mesures extrajudiciaires puissent suffire dans un plus grand nombre de cas, et que moins d’adolescents soient détenus en attendant leur procès. Cela confirme que l’objectif de la Loi est de restreindre le recours au placement sous garde. L’emploi de « infraction avec violence » dans ces deux dispositions de la LSJPA milite donc en faveur d’une interprétation stricte.
3.1.5 Intention du législateur
44 L’interprétation stricte de « infraction avec violence » est étayée non seulement par l’objet et l’économie de la Loi, mais également par l’intention du législateur en adoptant la LSJPA. Je m’explique.
45 Adoptée en 1984, la LJC a créé un régime discrétionnaire de détermination de la peine qui, comparativement à l’expérience vécue sous le régime de la Loi sur les jeunes délinquants, S.R.C. 1970, ch. J‑3, a donné lieu à une augmentation significative du nombre de peines comportant le placement sous garde infligées aux jeunes qui contrevenaient au droit criminel : voir Bala, Youth Criminal Justice Law, p. 444; A. Markwart, « Custodial Sanctions Under The Young Offenders Act » dans R. R. Corrado et autres, dir., Juvenile Justice in Canada : A Theoretical and Analytical Assessment (1992), 229. Par exemple, entre 1986 et 1994, la population moyenne de jeunes contrevenants détenus sous garde quotidiennement au Canada a augmenté de 24 pour 100, bien qu’en moyenne, la durée de la période de détention des adolescents condamnés au placement sous garde sous le régime de la LJC était moins longue que celle imposée aux jeunes confiés à une école de réforme sous le régime de la Loi sur les jeunes délinquants.
46 En 1986, le par. 24(1) de la LJC a été modifié de manière à empêcher le recours trop fréquent au placement sous garde. Selon cette disposition, le juge ne pouvait imposer le placement sous garde que s’il estimait cette mesure « nécessaire pour la protection de la société, compte tenu de la gravité de l’infraction et de ses circonstances, ainsi que des besoins de l’adolescent et des circonstances dans lesquelles il se trouve ».
47 Il semble que cette modification n’ait pas réduit suffisamment, aux yeux du législateur, le recours au placement sous garde dans le cas des jeunes contrevenants, parce qu’il a modifié la LJC de nouveau en 1995. Cette fois‑ci, il a adopté une nouvelle disposition relativement à la détermination de la peine, le par. 24(1.1), [traduction] « qui visait manifestement à empêcher le recours inutile au placement sous garde » : voir N. Bala, Young Offenders Law (1997), p. 261. Voici le texte de la nouvelle disposition :
(1.1) Pour prendre sa décision, le tribunal pour adolescents doit tenir compte des facteurs suivants :
a) l’ordonnance de placement sous garde ne doit pas se substituer à des services de santé ou d’aide à la jeunesse ou à d’autres mesures sociales plus appropriés;
b) l’adolescent qui a commis une infraction ne comportant pas des sévices graves à la personne doit assumer la responsabilité de ses actes à l’égard de la victime et de la société dans le cadre de décisions ne comportant pas le placement sous garde lorsque cela convient;
c) le placement sous garde ne doit être imposé que lorsque toutes les mesures, raisonnables dans les circonstances, de substitution à la garde ont été envisagées.
Outre le par. 24(1.1), le législateur a également adopté le par. 24(4), lequel exige que le juge du tribunal pour adolescents qui ordonne le placement sous garde donne les motifs pour lesquels une décision ne comportant pas de placement sous garde ne convenait pas.
48 Certes, ces modifications visaient à réduire le recours trop fréquent au placement sous garde, mais elles continuaient d’accorder aux juges du tribunal pour adolescents un pouvoir discrétionnaire considérable et avaient donc peu d’incidence sur les peines imposées : Bala, Youth Criminal Justice Law, p. 447. De ce point de vue, il semble que la LSJPA — laquelle écarte l’exercice du pouvoir discrétionnaire que prévoyait la LJC en matière de décisions comportant le placement sous garde et établit plutôt des conditions claires qui doivent être remplies avant même qu’une telle décision puisse être rendue — a été conçue en partie pour communiquer encore plus clairement aux intervenants du système de justice pénale pour les adolescents le message qu’il faut restreindre le recours au placement sous garde dans le cas des jeunes contrevenants : voir également Bala, Youth Criminal Justice Law, p. 447. Cette conclusion est étayée par les propos qu’a formulés la ministre de la Justice et procureure générale du Canada, Anne McLellan, au moment où la LSJPA a été déposée en deuxième lecture au Parlement. Voici, plus précisément, les propos de la ministre :
Nous savons aussi que, par suite de l’application de la Loi sur les jeunes contrevenants, le nombre de jeunes incarcérés au Canada est le plus élevé dans le monde occidental, ce qui comprend les États‑Unis. Au Canada, les jeunes reçoivent souvent des peines privatives de liberté plus rigoureuses que celles qui sont imposées à des adultes pour des infractions du même genre. Dans bon nombre de cas, des jeunes reconnus coupables pour la première fois d’infractions sans violence, des vols mineurs par exemple, sont mis en détention préventive.
Le projet de loi sur le système de justice pénale pour les adolescents a pour objet de réduire le nombre inacceptable de jeunes incarcérés en vertu de la Loi sur les jeunes contrevenants. Le préambule du projet de loi prescrit clairement que le système de justice pénale pour les adolescents devrait limiter la prise des mesures les plus sévères aux crimes les plus graves et diminuer le recours à l’incarcération des adolescents non violents.
Contrairement à la Loi sur les jeunes contrevenants, le projet de loi réserverait la garde surtout aux délinquants violents et aux récidivistes dangereux. Le nouveau projet de loi sur le système de justice pour les adolescents reconnaît que les peines en milieu ouvert peuvent souvent être assorties de conséquences davantage significatives et être plus efficaces pour la réadaptation des adolescents. [Je souligne.]
(Débats de la Chambre des communes, 14 février 2001, p. 704)
49 Comme il semble que le législateur a voulu, en adoptant la LSJPA, réduire le recours trop fréquent au placement sous garde, le terme « infraction avec violence », qui représente l’une des situations donnant ouverture au placement sous garde, devrait donc être interprété de façon restrictive.
3.1.6 Conclusion préliminaire concernant le contexte de la Loi
50 Compte tenu de ce qui précède, je conclus que l’objet et l’économie de la LSJPA, ainsi que l’intention du législateur en l’adoptant, indiquent tous que la LSJPA a été conçue, en partie, pour réduire le recours trop fréquent au placement sous garde dans le cas des jeunes contrevenants, et qu’il faut, donc, opter pour une interprétation stricte de « infraction avec violence », qui dénote une situation donnant ouverture au placement sous garde. Cette conclusion correspond également au principe bien connu en matière d’interprétation des lois selon lequel « dans le cas où il est possible de donner deux interprétations à une disposition qui porte atteinte à la liberté d’une personne, dont l’une serait plus favorable à un accusé, [. . .] la cour devrait adopter l’interprétation qui favorise l’accusé » : voir R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686, par. 29. De toute évidence, une interprétation stricte de « infraction avec violence » serait plus favorable à l’accusé, car elle limite les circonstances permettant l’imposition d’une peine de placement sous garde.
51 Au minimum, la conclusion que le terme « infraction avec violence » doit être interprété restrictivement signifie que sa définition ne peut englober les infractions strictement contre les biens. La Cour d’appel en est venue à cette même conclusion et les parties se sont sagement abstenues de la contester (C.D., par. 3, 56 et 58). Cette conclusion est logique parce que si la définition visait la violence contre les biens, le rôle protecteur de l’al. 39(1)a) serait sérieusement réduit étant donné que de nombreuses infractions prévues au Code criminel comportent, effectivement ou probablement, des éléments de « violence » contre des biens (C.D., par. 36). Cette interprétation restrictive de « infraction avec violence » complète par ailleurs l’al. 39(1)d). Ainsi, il demeure possible qu’une infraction contre des biens donne ouverture au placement sous garde selon le par. 39(1). Mais compte tenu de l’objet et de l’économie de la Loi ainsi que de l’intention du législateur, j’estime que, pour les contrevenants reconnus coupables d’infractions contre des biens, les peines comportant le placement sous garde ne devraient être une option que dans des « cas exceptionnels ». S’il semble absurde à certains qu’un acte général comportant la destruction de biens et des actes de cruauté envers les animaux ne soit pas visé du fait que personne n’a subi de lésions corporelles, c’est au Parlement, à mon avis, d’apporter à la LSJPA les modifications qu’il juge nécessaires.
52 Bien sûr, même si on peut conclure qu’il faut donner à « infraction avec violence » une interprétation stricte et exclure de sa définition les infractions strictement contre les biens, cela ne veut pas dire que l’interprétation de ce terme s’arrête là. Il reste encore à définir précisément ce qu’on entend par « infraction avec violence ».
3.2 Les définitions de « infraction avec violence »
53 Les définitions de « infraction avec violence » peuvent se diviser en deux catégories : celles fondées sur le recours à la force, qui assimilent la violence à l’emploi de la force, et celles établies en fonction du préjudice, qui assimile la violence à l’infliction d’un préjudice. Je vais d’abord expliquer pourquoi, dans le cadre de la LSJPA, il faut privilégier la définition établie en fonction du préjudice. Ensuite, en examinant l’étendue de cette définition, je conclus que « infraction avec violence » s’entend de toute infraction commise par un adolescent et au cours de la perpétration de laquelle celui‑ci cause des lésions corporelles ou bien tente ou menace d’en causer.
3.2.1 Définitions proposées de « infraction avec violence »
3.2.1.1 Définition fondée sur le recours à la force
54 Je dois admettre dès le départ que plusieurs arguments peuvent être invoqués à l’appui de la définition fondée sur le recours à la force; cependant, comme je vais l’expliquer, aucun d’entre eux ne me paraît particulièrement convaincant. En fait, je préciserai plus loin pourquoi l’un des avantages apparents de la définition fondée sur le recours à la force — à savoir qu’une telle définition se distingue nettement de celle de « infraction grave avec violence » prévue dans la loi — constitue également l’une de ses deux lacunes fatales.
55 Premièrement, on peut affirmer au soutien de la définition fondée sur le recours à la force qu’une définition de « infraction avec violence » axée sur le fait que l’adolescent a usé de la force contre une autre personne au lieu du préjudice causé permettrait d’éviter des situations où la possibilité d’une peine de placement sous garde est fonction de la résistance de la victime. Autrement dit, une telle définition s’appliquerait à l’adolescent qui frappe sa victime à coup de poing, sans égard au fait que le coup entraîne des lésions corporelles ou non et exposerait ainsi l’adolescent au placement sous garde. Or, il importe de souligner ici que le droit criminel établit souvent entre deux contrevenants qui commettent le même acte sous‑jacent une distinction fondée sur les conséquences de leur acte. Par exemple, deux contrevenants peuvent assener le même genre de coup de poing à deux victimes semblables. La première victime ne subit aucune lésion corporelle, tandis que la deuxième succombe au coup porté. En supposant que les faits établissent la mens rea requise, dans le premier cas, le contrevenant est coupable de voies de fait pures et simples et passible d’un emprisonnement maximal de six mois s’il est inculpé d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, et de cinq ans, s’il est inculpé d’un acte criminel; tandis que dans le second cas, le contrevenant est coupable d’homicide involontaire coupable et passible de l’emprisonnement à perpétuité. Par conséquent, même si une définition en fonction du préjudice peut à l’occasion faire en sorte que la possibilité d’opter pour le placement sous garde et, donc, la sévérité de la peine varient en fonction de la résistance de la victime, je n’estime pas très convaincant cet argument invoqué au soutien d’une définition fondée sur le recours à la force, car le droit criminel reconnaît déjà ce fait.
56 Deuxièmement, on pourrait aussi prétendre qu’il faut donner à « infraction avec violence » une définition fondée sur le recours à la force parce qu’elle se concilierait avec bien des définitions que donnent le dictionnaire et les tribunaux pour le mot « violence », dont nous avons déjà parlé. Toutefois, comme je l’ai alors fait remarquer, ces définitions sont loin d’être déterminantes pour le sens à donner à « infraction avec violence » dans le cadre de l’al. 39(1)a) de la LSJPA.
57 Enfin, une définition de « infraction avec violence » fondée sur le recours à la force respecterait la décision du législateur de ne pas définir cette expression alors qu’il a défini « infraction grave avec violence », puisqu’il doit forcément exister une distinction entre la définition de « infraction avec violence » fondée sur le recours à la force et celle de « infraction grave avec violence » prévue par la loi.
58 Néanmoins, même si de ce point de vue le caractère distinct de la définition fondée sur le recours à la force présente des avantages, il constitue l’une de ses deux lacunes fatales. En effet, selon cette définition toutes les « infractions graves avec violence » ne sont pas pour autant des « infractions avec violence ». Par exemple, si l’adolescent commet un meurtre sans recourir à la force ou bien sans tenter ou menacer d’y recourir (p. ex., en laissant sa victime mourir de faim ou de froid), l’infraction pourrait être qualifiée d’« infraction grave avec violence », car elle a entraîné des lésions corporelles graves (à savoir la mort); toutefois, elle ne pourrait être considérée comme une « infraction avec violence » parce qu’au cours de la perpétration du meurtre, l’adolescent n’a pas recouru à la force ou bien tenté ou menacé d’y recourir. Une situation où toutes les « infractions graves avec violence » ne sont pas pour autant des « infractions avec violence » pose des problèmes pour les deux raisons que j’ai exposées précédemment. Premièrement, il serait tout simplement absurde qu’une infraction puisse être une « infraction grave avec violence » sans pour autant être une « infraction avec violence ». Deuxièmement, une telle situation limite le pouvoir du tribunal d’imposer à l’adolescent qui commet une « infraction grave avec violence » une peine comportant le placement sous garde, ce qui contrecarre l’intention du législateur à cet égard.
59 La deuxième lacune fatale que présente la définition fondée sur le recours à la force est qu’elle ne visera pas tous les meurtres, les tentatives de meurtre et les homicides involontaires coupables parce que ces infractions ne nécessiteront pas toujours l’emploi ou bien la tentative ou menace d’emploi de la force. Nous pouvons l’affirmer parce que aucune des dispositions du Code criminel qui énoncent les éléments constitutifs du meurtre, de la tentative de meurtre et de l’homicide involontaire coupable — à savoir les art. 222, 229, 234 et 239 — n’exige la preuve que le contrevenant a employé ou bien a tenté ou menacé d’employer la force contre la victime pour établir la commission de l’infraction. Ces dispositions mettent plutôt l’accent sur le préjudice (p. ex., la mort) causé ou sur la tentative de le causer sans égard aux moyens utilisés. Ce point de vue est également confirmé par le fait que l’infraction de voies de fait — dont la définition englobe l’emploi ou bien la tentative ou menace de l’emploi de la force contre une personne, reflétant ainsi la définition proposée de « infraction avec violence » fondée sur le recours à la force — n’est pas incluse dans la tentative de meurtre pure et simple : voir R. c. Simpson (No. 2) (1981), 58 C.C.C. (2d) 122 (C.A. Ont.); R. c. Colburne, [1991] R.J.Q. 1199 (C.A.).
60 En outre, la Cour d’appel du Manitoba dans R. c. Younger (2004), 187 Man. R. (2d) 121, 2004 MBCA 113, a récemment souligné le fait que le meurtre, en particulier, peut être commis sans qu’il n’y ait emploi direct de la force. Dans cette affaire, on a demandé à la cour si le fait d’abandonner un enfant au froid établit l’élément matériel (actus reus) du meurtre. La Cour d’appel a répondu par l’affirmative à cette question :
[traduction] Il est sûrement vrai que le meurtre comporte habituellement l’emploi illégal de la force directement contre une personne. Ainsi, pour donner des exemples de meurtre par l’emploi direct de la force, citons le meurtre par étouffement ou suffocation, le meurtre par coups de couteau ou par balle, le meurtre par lequel la victime est poussée du haut d’une falaise, le meurtre par noyade et le meurtre par empoisonnement. Toutefois, le fait que le meurtre comporte généralement l’emploi direct de la force ne veut pas dire qu’il ne puisse pas y avoir de meurtre sans cet élément.
Les dispositions suivantes du Code criminel sont pertinentes dans le présent débat :
222. (1) Commet un homicide quiconque, directement ou indirectement par quelque moyen, cause la mort d’un être humain.
. . .
(5) Une personne commet un homicide coupable lorsqu’elle cause la mort d’un être humain :
a) soit au moyen d’un acte illégal,
. . .
229. L’homicide coupable est un meurtre dans l’un ou l’autre des cas suivants :
a) la personne qui cause la mort d’un être humain :
(i) ou bien a l’intention de causer sa mort,
(ii) ou bien a l’intention de lui causer des lésions corporelles qu’elle sait être de nature à causer sa mort, et qu’il lui est indifférent que la mort s’ensuive ou non.
Il ressort de ces définitions prévues par la loi que l’élément matériel (actus reus) requis consiste en la commission, ou peut‑être une omission, qui cause la mort d’autrui. Les moyens utilisés pour causer la mort sont sans importance du moment que le contrevenant a, de quelque manière, causé la mort. L’abandon d’un jeune enfant à peine vêtu constitue sûrement un acte qu’un jury, à mon avis, peut considérer comme ayant causé la mort de l’enfant. [Je souligne; par. 14‑16.]
Dans R. c. Criminal Injuries Compensation Board, Ex parte Clowes, [1977] 1 W.L.R. 1353 (Q.B.D.), le juge Eveleigh a conclu, tout comme la Cour d’appel du Manitoba, à la possibilité de commettre un meurtre sans avoir recours à la force. Plus précisément, en interprétant [traduction] « crime violent » pour les besoins du régime d’indemnisation de victimes d’actes criminels, le savant juge a dit :
[traduction] . . . si je me demandais quels genres de crimes je considère comme des crimes violents, la première chose qui me viendrait à l’esprit est le meurtre, reconnu comme étant le crime violent par excellence. Se pose ensuite la question : est‑il nécessaire que l’auteur du meurtre ait recours à une quelconque force ou à une force excessive? Je ne le crois pas, parce que j’estime que, dans le langage courant, tous les meurtres sont des crimes violents. À mon avis, l’homme de la rue à qui l’on demande : « Le meurtre est‑il un crime violent? » répondrait par l’affirmative, même si on ne dénote aucun recours à la force physique extérieure pour commettre le meurtre. [p. 1358]
61 Le fait que la définition de « infraction avec violence » fondée sur le recours à la force ne vise pas tous les meurtres, les tentatives de meurtre et les homicides involontaires coupables pose un problème parce que ces trois infractions sont généralement perçues comme étant des « infractions avec violence », selon le sens qu’évoque normalement cette expression, et, donc, comme devant mériter des peines privatives de liberté, même lorsqu’elles sont commises par un adolescent. L’opinion que le meurtre, la tentative de meurtre et l’homicide involontaire coupable constituent des infractions qui méritent généralement des peines privatives de liberté, même lorsqu’elles sont commises par des adolescents, ressort aussi de certaines dispositions de la LSJPA.
62 Par exemple, dans le cadre du par. 2(1) de la LSJPA, le meurtre, la tentative de meurtre et l’homicide involontaire coupable sont définis comme des « infractions désignées », ce qui signifie que, dans le cas où un adolescent de 14 ans ou plus est inculpé d’une de ces infractions, il existe la présomption que, en cas de déclaration de culpabilité, la peine applicable aux adultes lui sera imposée. Cela est important parce que le Code criminel prévoit que le contrevenant qui commet un meurtre doit être condamné à l’emprisonnement à perpétuité (cependant, l’art. 745.1 du Code criminel prévoit un délai préalable à la libération conditionnelle plus court pour les adolescents), tandis que le contrevenant qui commet une tentative de meurtre ou un homicide involontaire coupable doit être condamné à une peine minimale de quatre ans s’il y a usage d’une arme à feu et il est, dans les autres cas, passible de l’emprisonnement à perpétuité : voir les art. 235, 236 et 239 du Code criminel. Si le tribunal impose une peine spécifique au lieu d’une peine applicable aux adultes pour les infractions de meurtre, de tentative de meurtre et d’homicide involontaire coupable, il peut, en vertu des al. 42(2)o) et q) de la LSJPA, imposer par ordonnance une mesure de placement et de surveillance dont la durée excède celle des peines prévues pour les autres infractions. Plus précisément, l’al. 42(2)o) autorise le tribunal à imposer, par une ordonnance de placement et de surveillance, à l’adolescent qui commet une tentative de meurtre ou un homicide involontaire coupable une peine maximale de trois ans, alors que dans les cas de meurtre, l’al. 42(2)q) l’autorise à imposer à l’adolescent une peine maximale de dix ans dans le cas d’un meurtre au premier degré et de sept ans dans le cas d’un meurtre au deuxième degré. En outre, le sous‑al. 42(7)a)(i) prévoit que le tribunal pour adolescents peut rendre une ordonnance de placement et de surveillance dans le cadre d’un programme intensif de réadaptation si l’adolescent a été déclaré coupable de meurtre, de tentative de meurtre ou d’homicide involontaire coupable. À mon avis, ces dispositions législatives tendent à indiquer que le législateur a voulu que le tribunal ait au moins l’option d’imposer une peine de placement sous garde à l’adolescent qui commet un meurtre, une tentative de meurtre ou un homicide involontaire coupable.
63 Toutefois, comme je l’ai déjà expliqué, une définition de « infraction avec violence » fondée sur le recours à la force ne visera pas tous les meurtres, les tentatives de meurtre et les homicides involontaires coupables. C’est pourquoi le tribunal pour adolescents devra, pour imposer une peine spécifique comportant le placement sous garde pour l’une ou l’autre de ces infractions qui ne seront pas visées (à supposer tout d’abord qu’une peine applicable aux adultes ne soit pas une option et ensuite qu’aucune mesure de rechange raisonnable, même combinée à d’autres, ne serait conforme aux principes et objectif énoncés à l’art. 38), se fonder sur les autres situations donnant ouverture au placement sous garde énoncées aux al. 39(1)b) à d). Toutefois, comme je l’ai déjà expliqué, le tribunal n’aura pas toujours la possibilité d’invoquer ces situations. Par exemple, deux de ces situations (al. 39(1)b) et c)) ne peuvent être invoquées dans le cas d’un contrevenant qui en est à sa première infraction, et l’autre situation (al. 39(1)d)) ne peut l’être que dans des cas exceptionnels. À mon avis, les meurtres, les tentatives de meurtres et les homicides involontaires coupables sans recours à la force ou à la tentative ou menace d’y avoir recours ne seront pas rares au point de permettre de les qualifier de « cas exceptionnels ». Il est donc raisonnable de supposer que, si l’on accepte la définition proposée de « infraction avec violence » fondée sur le recours à la force, il y aura des cas de meurtre, de tentative de meurtre et d’homicide involontaire coupable pour lesquels le contrevenant mérite très certainement la peine de placement sous garde, mais ne la recevra pas simplement parce qu’il n’y a pas eu recours à la force ou bien tentative ou menace d’y avoir recours. Il faut autant que possible éviter une telle situation.
64 La définition fondée sur le recours à la force emporterait l’exclusion de certains cas de meurtre, de tentative de meurtre et d’homicide involontaire coupable, alors que l’adoption d’une définition établie en fonction du préjudice ne conduirait pas à un résultat aussi démesuré. Au contraire, si l’on adopte cette dernière, seules les voies de fait pourraient ne pas être visées à l’occasion, parce qu’un adolescent peut commettre des voies de fait sans causer des lésions corporelles, ni tenter ou menacer d’en causer. Ce résultat me semble acceptable, car les voies de fait commises par un adolescent sans que celui‑ci n’ait causé de lésions corporelles ou bien n’ait tenté ou menacé d’en causer constituent, à mon avis, des infractions relativement mineures et ne devraient donc pas être considérées comme des « infractions avec violence » au sens de l’al. 39(1)a). Le fait que l’objet et l’économie de la LSJPA, ainsi que l’intention du législateur en l’adoptant, militent tous en faveur d’une interprétation stricte de « infraction avec violence » viennent aussi appuyer la conclusion que les voies de fait qualifiées de mineures — c.‑à‑d. celles ne comportant pas de lésions corporelles, ni tentative ou menace d’en causer — devraient être exclues de la définition de « infraction avec violence ».
3.2.1.2 Définition établie en fonction du préjudice
65 Vu les deux lacunes fatales examinées précédemment, j’estime qu’une définition de « infraction avec violence » fondée sur le recours à la force doit être rejetée. Je lui préfère plutôt celle établie en fonction du préjudice axée, au moins en partie, sur les lésions corporelles que le jeune contrevenant a causées ou tenté de causer. Je privilégierais une telle définition parce qu’elle permet d’éviter les deux lacunes fatales que comporte une définition fondée sur le recours à la force. Autrement dit, avec une définition qui vise au moins les infractions au cours desquelles l’adolescent cause des lésions corporelles ou tente d’en causer, on est sûr que, premièrement, les « infractions graves avec violence » sont également toutes des « infractions avec violence » et, deuxièmement, que les infractions de meurtre, de tentative de meurtre et d’homicide involontaire coupable sont toutes considérées comme des « infractions avec violence ». Cela tient au fait que les infractions qualifiées d’« infractions graves avec violence » par le tribunal pour adolescents, ainsi que les meurtres, les tentatives de meurtre et les homicides involontaires coupables, impliquent toujours des lésions corporelles ou des tentatives d’en causer.
66 Il existe aussi deux autres raisons pour préférer la définition établie en fonction du préjudice à celle fondée sur le recours à la force. Premièrement, les sous‑al. 98(4)a)(i) et 104(3)a)(i) de la LSJPA prévoient que, pour décider de la demande de maintien sous garde, le tribunal pour adolescents doit tenir compte de tous les facteurs utiles, notamment de l’existence d’un « comportement violent » continuel démontré par divers éléments de preuve. Le nombre d’infractions commises par l’adolescent ayant causé des blessures ou des problèmes psychologiques à autrui est indiqué comme étant particulièrement révélateur de ce genre de comportement. Comme la LSJPA considère déjà que les infractions causant des blessures ou des problèmes psychologiques à autrui sont des exemples de « comportement violent », la cohérence du contexte législatif commande que ces infractions soient également considérées comme des « infractions avec violence » pour l’application de l’al. 39(1)a). Un tel résultat est effectivement possible si on donne à « infraction avec violence » une définition fondée sur la notion de lésions corporelles, car une telle définition englobe à la fois les blessures et les problèmes psychologiques : voir McCraw, p. 81. Toutefois, si on lui donne une définition fondée sur le recours à la force, ne seront visées que les infractions causant des blessures ou des problèmes psychologiques et au cours de la perpétration desquelles il y a eu usage de la force ou bien tentative ou menace d’un tel usage.
67 La deuxième raison pour laquelle je préfère la définition établie en fonction du préjudice à celle fondée sur le recours à la force est qu’une telle définition, même si elle n’est pas déterminante, cadre mieux avec celle que Mme Scassa considère comme la définition « courante » de violence, laquelle est axée sur les effets (le préjudice) plutôt que sur les moyens employés pour produire ces effets (la force). Par souci de commodité, je reproduis de nouveau l’analyse de Mme Scassa sur cette question :
[traduction] Le mot violence n’est pas facile à définir. La violence est habituellement définie en fonction de ses effets. Pour la plupart des gens, les actes qui produisent ne serait‑ce qu’un peu de sang sont violents. Parfois, les dommages causés aux biens sont considérés comme une expression violente de colère ou d’hostilité à l’égard d’autrui (par exemple, lorsqu’une personne saccage la voiture d’une autre personne ou dégrade les murs d’une maison par des slogans).
Il est révélateur que le Code criminel, considéré comme étant la « bible » en matière de contrôle de la violence dans la société, ne donne aucune définition du mot « violence ». Il est surprenant de constater que, parmi tous les termes qu’emploie le Code, c’est celui « que l’on tient le plus pour acquis ». Les infractions jugées les plus « violentes », le meurtre et les voies de fait, par exemple, ne mentionnent pas le mot violence. On utilise plutôt des termes concrets et mesurables comme la « mort » et les « lésions corporelles ». [p. 816]
Je conviens avec Mme Scassa que la violence est normalement définie en fonction de ses effets — c.‑à‑d. les lésions corporelles ou la mort — et que cela étaye la définition établie en fonction du préjudice, mais je tiens à signaler qu’à mon avis il n’est pas justifié d’inclure dans la définition les dommages causés aux biens, pour l’application de l’al. 39(1)a) de la LSJPA. Comme je l’ai déjà mentionné, j’estime que le contexte de la LSJPA milite en faveur d’une définition de « infraction avec violence » qui se limite aux infractions contre les personnes (et non contre les biens).
68 Je le répète, l’al. 39(1)a) est ainsi formulé en français : « l’adolescent a commis une infraction avec violence ». On pourrait prétendre que cette formulation favorise une interprétation fondée sur la perpétration de l’infraction et non sur les conséquences qui en découlent. La violence n’est toutefois pas synonyme de force. Gérard Cornu écrit dans son ouvrage Vocabulaire juridique, p. 907, que la violence « [c]omprend non seulement toutes les atteintes effectivement portées à l’intégrité corporelle (sans intention homicide) mais les actes ayant entraîné un trouble psychologique, même sans contact avec la victime (menace d’une arme, coup de feu en l’air, persécutions téléphoniques . . .) ». Je suis donc absolument convaincu que la définition que je privilégie n’est pas incompatible avec le texte français de cette disposition. On peut affirmer que l’adolescent qui cause des lésions corporelles ou bien tente ou menace d’en causer agit avec violence.
69 En résumé, pour les raisons qui précèdent, au lieu de donner à « infraction avec violence » une définition fondée sur le recours à la force, j’estime préférable de lui donner une définition établie en fonction du préjudice qui vise au moins les infractions commises par un adolescent et au cours de la perpétration desquelles celui‑ci cause des lésions corporelles ou bien tente d’en causer. Néanmoins, il reste encore à déterminer si cette définition doit englober d’autres éléments.
3.2.2 L’étendue de la définition établie en fonction du préjudice
70 Comme je l’ai déjà dit, les appelants et le ministère public intimé ont tous deux proposé une définition de « infraction avec violence » établie en fonction du préjudice. Les appelants ont fait valoir que le sens de « infraction avec violence » devrait se limiter aux infractions comportant des lésions corporelles ou la tentative d’en causer. Le ministère public défend la définition élargie de « infraction avec violence » donnée par la Cour d’appel de l’Alberta, définition qui viserait les infractions au cours desquelles des lésions corporelles sont causées, il y a intention de causer de telles lésions ou, à tout le moins, de telles lésions sont raisonnablement prévisibles. Encore une fois, j’estime que ces deux définitions font problème et doivent être rejetées. Je suis d’avis de les remplacer par la définition suivante établie en fonction du préjudice : toute infraction commise par un adolescent et au cours de la perpétration de laquelle celui‑ci cause des lésions corporelles ou bien tente ou menace d’en causer.
3.2.2.1 Définition des appelants : fait de causer des lésions corporelles ou tentative d’en causer
71 Je suis d’avis de rejeter la définition proposée par les appelants parce qu’elle n’est qu’une simple réplique de la définition de « infraction grave avec violence » prévue par la loi, où le mot « grave » est supprimé. Plus haut dans les présents motifs, j’ai fait remarquer que si le législateur avait voulu donner un tel sens à « infraction avec violence », il lui aurait été facile d’incorporer cette définition dans la LSJPA. Mais il ne l’a pas fait. Cette décision tend à indiquer, à mon sens, que le législateur a voulu que le terme « infraction avec violence » ait un sens quelque peu distinct de celui qu’il a réservé à « infraction grave avec violence ». À mon avis, la définition des appelants n’étant qu’une simple reproduction de la définition de « infraction grave avec violence » prévue par la loi, où le mot « grave » est supprimé, elle ne tient pas compte de l’intention du législateur à cet égard.
72 Je reconnais que, dans les observations écrites qu’ils ont présentées à la Cour, les appelants ont soutenu que la présomption d’uniformité d’expression appuie leur définition de « infraction avec violence », puisque celle‑ci repose directement sur la définition de « infraction grave avec violence » prévue dans la loi. Voici comment on a décrit cette présomption :
[traduction] On présume que le législateur rédige les lois avec soin et d’une manière cohérente, de sorte que dans une loi ou un autre texte législatif, les mêmes termes ont le même sens et les mots différents ont un autre sens.
(R. Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes (4e éd. 2002), p. 162)
En toute déférence, je ne crois pas qu’on puisse se fier à cette présomption en l’espèce parce que les termes « infraction grave avec violence » et « infraction avec violence » figurent dans diverses dispositions de la LSJPA et dans divers contextes, où ils sont employés à des fins différentes : voir Coca Cola Ltd. c. Sous‑ministre du Revenu national pour les douanes et l’accise, [1984] 1 C.F. 447 (C.A.), p. 454‑456. Par exemple, comme je l’ai déjà expliqué, si le tribunal pour adolescents décide que l’adolescent a commis une « infraction grave avec violence » et il se trouve qu’il s’agit de sa troisième infraction de cette nature, on présume qu’il mérite la peine normalement réservée aux adultes et qu’il est également passible d’une peine spécifique comportant placement sous garde et surveillance dans le cadre d’un programme intensif de réadaptation. Par contre, le terme « infraction avec violence » joue un rôle différent : elle représente l’une des quatre situations prévues dans la LSJPA qui donnent ouverture à une peine spécifique comportant le placement sous garde. Il ne convient donc pas d’interpréter « infraction avec violence » en se reportant uniquement à la définition de « infraction grave avec violence » prévue dans la loi. Par conséquent, je suis d’avis de rejeter l’argument des appelants fondé sur la cohérence du langage.
73 Dans les motifs qu’elle a exposés dans C.D., la Cour d’appel de l’Alberta en est venue à la même conclusion. Elle a précisé :
[traduction] . . . définir une infraction avec violence en renvoyant à la définition prévue pour une infraction grave avec violence ne prend pas en compte l’intention du législateur ni les règles d’interprétation des lois. Une infraction avec violence n’est pas simplement une infraction dont la gravité est moindre que l’infraction grave avec violence; une telle interprétation est simpliste. Certes, la cohérence du langage est un facteur à prendre en considération dans l’interprétation d’une loi, mais il n’est pas justifié de se fonder uniquement sur ce facteur pour définir infraction avec violence. [par. 39]
Je partage cet avis. Par conséquent, j’estime que la définition de « infraction avec violence » proposée par les appelants doit être rejetée. Le terme « infraction avec violence » doit englober davantage que les seules infractions comportant des lésions corporelles ou la menace d’en causer.
3.2.2.2 Définition de l’intimée : fait de causer des lésions corporelles, intention d’en causer ou prévisibilité raisonnable des lésions corporelles
74 Devant la Cour, le ministère public intimé a défendu la définition de « infraction avec violence » donnée par la Cour d’appel de l’Alberta, définition qui viserait les infractions au cours desquelles des lésions corporelles sont causées, il y a intention de causer de telles lésions ou, à tout le moins, de telles lésions sont raisonnablement prévisibles.
75 Tout d’abord, je tiens à souligner que cette définition de « infraction avec violence » viserait les infractions commises avec seulement l’intention de causer des lésions corporelles sans qu’il y ait eu tentative réelle d’en causer. En d’autres termes, comme l’ont souligné les appelants dans leurs observations écrites, la définition de « infraction avec violence » donnée par la Cour d’appel de l’Alberta autoriserait le placement sous garde dans le cas où l’adolescent a une pensée coupable (celle de causer des lésions corporelles) et qu’il n’a pas fait ou omet de faire quelque chose pour arriver à son but, comme l’impose le droit criminel dans le cas de tentatives : voir le par. 24(1) du Code criminel; voir également le mémoire de C.D., par. 19‑21, et le mémoire de C.D.K., par. 26‑27. Cette définition va à l’encontre du principe bien établi en droit criminel selon lequel l’intention coupable ne suffit pas pour imposer une sanction. C’est pourquoi je suis d’avis de rejeter cet aspect précis de la définition de la Cour d’appel et, pour les besoins de l’analyse, je remplacerai dans la définition de la Cour d’appel le terme « intention » par « tentative » pour que la définition vise maintenant les infractions qui comportent des lésions corporelles ou la tentative d’en causer, ou au cours desquelles des lésions corporelles sont, à tout le moins, raisonnablement prévisibles.
76 Cette modification apportée, il faut maintenant se demander s’il convient d’élargir la définition de « infraction avec violence » au‑delà des infractions comportant des lésions corporelles ou la tentative d’en causer pour y inclure celles au cours desquelles des lésions corporelles ne sont que raisonnablement prévisibles. Selon la Cour d’appel de l’Alberta, il y aurait lieu d’élargir ainsi la définition parce que l’al. 38(3)b) de la LSJPA commande que le tribunal pour adolescents tienne compte « des dommages causés à la victime et du fait qu’ils ont été causés intentionnellement ou étaient raisonnablement prévisibles » (C.D., par. 57). La cour a affirmé qu’[traduction] « il ressort clairement de cette disposition que le tribunal doit imposer une peine en tenant compte de la prévisibilité des dommages » (par. 57 (en italique dans l’original)). C’est vrai, mais ce fait n’appuie pas pour autant l’élargissement de la définition de « infraction avec violence » de manière à viser les infractions au cours desquelles des lésions corporelles ne sont que raisonnablement prévisibles. La raison en est que l’al. 38(3)b) invite expressément le tribunal pour adolescents à examiner si les dommages ont été causés intentionnellement ou étaient raisonnablement prévisibles seulement dans les cas où des dommages ont effectivement été causés. En outre, comme l’a fait observer l’appelant C.D.K., l’al. 38(3)b) est qualitativement différent de l’al. 39(1)a) en ce sens que ce dernier alinéa ne concerne que l’un des quatre critères auquel il faut satisfaire avant qu’une peine comportant le placement sous garde puisse être envisagée, tandis que le premier alinéa constitue l’un des facteurs dont le tribunal pour adolescents doit tenir compte pour déterminer de façon générale la peine spécifique à imposer (mémoire de C.D.K., par. 37). Cet argument ne me convainc donc pas. Par ailleurs, il y a trois raisons précises pour lesquelles j’estime que la définition de « infraction avec violence » ne devrait pas être élargie de manière à englober les infractions au cours desquelles des lésions corporelles ne sont que raisonnablement prévisibles.
77 Premièrement, plus tôt dans les présents motifs j’ai expliqué que, puisque l’objet et l’économie de la LSJPA, ainsi que l’intention du législateur en l’adoptant, indiquent tous qu’elle a été conçue, en partie, dans le but de réduire le recours trop fréquent au placement sous garde dans le cas des jeunes contrevenants, il faut privilégier une interprétation stricte de « infraction avec violence », qui renvoie à l’une des situations donnant ouverture au placement sous garde. Or, une définition qui s’appliquerait aux infractions au cours desquelles des lésions corporelles ne sont que raisonnablement prévisibles serait trop large. En effet, la plupart des infractions prévues au Code criminel peuvent, à un certain moment, donner lieu à un préjudice. Dans R. c. N.S.O., [2003] O.J. No. 2251 (QL), le juge King, de la Cour de justice de l’Ontario, a insisté sur ce point. Il a abordé la question de savoir si le trafic de drogues et la possession aux fins de trafic constituent des « infractions avec violence » au sens de l’al. 39(1)a) de la LSJPA. Concluant qu’à elles seules, ces infractions ne sont pas des « infractions avec violence », il a affirmé :
[traduction] Il m’est difficile de concevoir que le législateur ait pu vouloir que le terme « infraction avec violence » s’applique au trafic de drogues et à la possession en vue du trafic sans plus. Il est vrai que dans certains cas le trafic de drogues devient une infraction avec violence — par exemple lorsqu’il y a utilisation d’armes ou recours à la violence. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Le seul fait pour N.S.O. d’avoir en sa possession une grande quantité de MDMA (ecstasy) ne signifie pas en soi qu’il s’agit d’une infraction avec violence. Certes, il se peut que quelqu’un soit tombé malade ou ait vu son état empirer, après avoir absorbé l’un de ces comprimés. Quelqu’un pourrait aussi tomber malade après avoir consommé de la cocaïne. Toutes les infractions de possession en vue du trafic de cocaïne doivent‑elles alors, par définition, être des infractions avec violence? Si une infraction qui ne comporte qu’un simple risque de préjudice devient une « infraction avec violence », la restriction perdrait tout son sens. Tous les actes de la vie, toutes les infractions peuvent à un certain moment aboutir à un préjudice. Les exemples ne manquent pas. [Je souligne; par. 13.]
Je partage cet avis. Je suis aussi conscient que la Cour d’appel de l’Alberta a tenté de répondre à cette critique, apparemment inévitable, qui est d’avoir inclus dans la définition de « infraction avec violence » des infractions au cours desquelles des lésions corporelles ne sont que raisonnablement prévisibles, en reconnaissant tout d’abord que [traduction] « la plupart des infractions contre les biens peuvent mal tourner et causer des lésions corporelles à la victime », et en soutenant ensuite que « dans de nombreux cas, ce risque ne saurait satisfaire à la norme de prévisibilité raisonnable » (C.D., par. 58). En toute déférence, je n’estime pas convaincant ce raisonnement. À mon avis, même compte tenu de la norme de prévisibilité raisonnable du préjudice, trop d’infractions prévues au Code criminel seraient visées par la définition de « infraction avec violence », ce qui irait à l’encontre de l’objectif du législateur de restreindre le recours au placement sous garde dans le cas des jeunes contrevenants.
78 La deuxième raison pour laquelle j’estime que la définition de « infraction avec violence » ne doit pas être élargie de manière à s’appliquer aux infractions au cours desquelles des lésions corporelles ne sont que raisonnablement prévisibles concerne deux autres situations donnant ouverture au placement sous garde énoncées au par. 39(1), soit celles que prévoient les al. 39(1)c) et d). Au paragraphe précédent, j’ai jugé trop vaste la définition de « infraction avec violence » que la Cour d’appel de l’Alberta donne en incluant les infractions au cours desquelles des lésions corporelles sont raisonnablement prévisibles, car la plupart des infractions du Code criminel peuvent, à un certain moment, donner lieu à un préjudice. Cela est particulièrement vrai dans le cas des actes criminels, lesquels constituent la catégorie d’infractions les plus graves. Par conséquent, si la définition que donne la Cour d’appel englobe la plupart des actes criminels, les situations prévues aux al. 39(1)c) et d) — pour lesquelles, comme je l’ai déjà expliqué, il faut quelque chose de plus que la perpétration de l’acte criminel pour donner ouverture au placement sous garde — seraient alors redondantes. Il faut éviter un tel résultat.
79 Troisièmement, je ne suis pas en faveur de l’inclusion de l’aspect « prévisibilité raisonnable des lésions corporelles » dans la définition parce que, à mon avis, la probabilité qu’une infraction entraîne des lésions corporelles dépend vraiment de sa dangerosité plutôt que de sa violence. Ce sont deux concepts totalement distincts. La distinction entre un comportement violent et un comportement dangereux est clairement énoncée dans la définition de « sévices graves à la personne » à l’art. 752 du Code criminel :
« sévices graves à la personne » Selon le cas :
a) les infractions — la haute trahison, la trahison, le meurtre au premier degré ou au deuxième degré exceptés — punissables, par mise en accusation, d’un emprisonnement d’au moins dix ans et impliquant :
(i) soit l’emploi, ou une tentative d’emploi, de la violence contre une autre personne,
(ii) soit une conduite dangereuse, ou susceptible de l’être, pour la vie ou la sécurité d’une autre personne ou une conduite ayant infligé, ou susceptible d’infliger, des dommages psychologiques graves à une autre personne;
b) les infractions ou tentatives de perpétration de l’une des infractions visées aux articles 271 (agression sexuelle), 272 (agression sexuelle armée, menaces à une tierce personne ou infliction de lésions corporelles) ou 273 (agression sexuelle grave).
Il importe de noter que cette définition met nettement en évidence la distinction entre « l’emploi, ou une tentative d’emploi, de la violence contre une autre personne » et « une conduite dangereuse, ou susceptible de l’être, pour la vie ou la sécurité d’une autre personne ou une conduite ayant infligé, ou susceptible d’infliger, des dommages psychologiques graves à une autre personne ». Comme, selon le Code criminel, une infraction avec violence diffère d’une infraction de conduite dangereuse, cette même distinction devrait, à mon avis, s’appliquer également dans le contexte de la LSJPA.
80 Par conséquent, pour les trois raisons examinées précédemment, j’estime que la définition de « infraction avec violence » ne devrait pas être élargie de manière à viser les infractions au cours desquelles des lésions corporelles ne sont que raisonnablement prévisibles. Je suis donc d’avis de rejeter la définition que donne la Cour d’appel de l’Alberta, à laquelle souscrit l’intimée en l’espèce.
3.2.2.3 Définition privilégiée : fait de causer des lésions corporelles ou bien tentative ou menace d’en causer
81 Bien que je ne sois pas en faveur de l’élargissement de la définition de « infraction avec violence » au point d’englober les infractions au cours desquelles des lésions corporelles ne sont que raisonnablement prévisibles, de façon générale, j’appuie malgré tout l’élargissement de cette définition de manière qu’elle ne se limite pas aux seules infractions comportant des lésions corporelles ou la tentative d’en causer et qu’elle soit plus qu’une simple réplique de « infraction grave avec violence » où le mot « grave » est supprimé. Plus précisément, la définition doit, à mon avis, également viser les infractions comportant la menace de causer des lésions corporelles. Ainsi, « infraction avec violence » s’entendrait de toute infraction commise par un adolescent et au cours de la perpétration de laquelle celui‑ci cause des lésions corporelles ou bien tente ou menace d’en causer.
82 Avant d’examiner les raisons pour lesquelles la définition de « infraction avec violence » devraient, à mon avis, englober les menaces de lésions corporelles, j’aimerais souligner que je suis conscient de la distinction faite par le juge en chef Dickson, au nom de la majorité dans Keegstra, entre les menaces de violence et la violence elle‑même. Plus précisément, il affirme dans ses motifs que la violence est une forme d’expression qui se manifeste par un préjudice corporel et ne bénéficie pas de la protection de l’al. 2b) de la Charte, alors que les menaces de violence continuent d’en bénéficier parce qu’elles « ne peuvent à mon avis être classées que par référence au contenu de leur signification » (p. 733 (je souligne)). Même si dans Keegstra le juge en chef Dickson n’a pas assimilé les menaces de violence à la violence elle‑même, j’estime que cela n’empêche pas la Cour de le faire en l’espèce parce que Keegstra est une affaire portant sur la liberté d’expression, d’où l’importance de faire la distinction entre la violence en tant que forme d’expression et les menaces de violence en tant que l’expression d’un contenu précis. Toutefois, en l’espèce, cette distinction entre la forme et le contenu ne revêt pas la même importance. C’est pourquoi j’estime que la Cour n’est pas liée par les commentaires du juge en chef Dickson dans Keegstra en ce qui concerne les menaces de violence.
83 Cette question préliminaire réglée, je vais maintenant expliquer pourquoi, selon moi, la définition de « infraction avec violence » devrait englober les menaces de causer des lésions corporelles.
84 Premièrement, une telle inclusion est compatible avec les sous‑al. 98(4)a)(iv) et 104(3)a)(iv) de la LSJPA. Ces dispositions prévoient que, pour décider si le critère applicable au maintien sous garde est établi
le tribunal doit tenir compte de tous les facteurs utiles, notamment :
a) l’existence d’un comportement violent continuel démontré par divers éléments de preuve, en particulier :
. . .
(iv) les menaces explicites de recours à la violence,
. . .
Malgré l’emploi de « comportement violent » dans un contexte quelque peu différent de celui prévu à l’al. 39(1)a), le fait que, aux art. 98 et 104, ce terme est lié à des menaces et non simplement à des actes milite fortement en faveur de l’inclusion des menaces de causer des lésions corporelles dans la définition de « infraction avec violence ».
85 Deuxièmement, il faut privilégier la définition de « infraction avec violence » qui englobe les infractions au cours desquelles l’adolescent menace de causer des lésions corporelles, parce qu’elle va dans le même sens que l’opinion courante selon laquelle une menace de causer des lésions corporelles est fondamentalement un acte de violence. Voici, par exemple, ce qu’affirme Mme Scassa :
[traduction] Les menaces de violence sont des actes de violence en soi. Les victimes de menaces savent que la violence qu’elles craignent de subir est déjà amorcée par la menace. Il y a dans la menace un avant‑goût de la violence et une promesse de son exécution. C’est la gifle qui présage la raclée. [p. 818]
De même, dans son traité Youth Criminal Justice Law, Bala soutient que [traduction] « la menace verbale d’infliger des sévices constitue l’infraction de proférer des menaces prévue à l’article 264.1 du Code criminel et est susceptible d’être considérée comme une infraction avec violence [au sens de l’al. 39(1)a) de la LSJPA], même en l’absence de preuve de l’intention de causer des blessures corporelles » (p. 448, citant à l’appui McCraw). Ce point de vue est également celui qu’exprime le professeur Cornu, cité dans les présents motifs au par. 68. En outre, dans les motifs qu’il a exposés dans R. c. D.L.C., [2003] N.J. No. 94 (QL), le juge Gorman estime que la menace de commettre un viol peut être assimilée à une « infraction avec violence » :
[traduction] Il n’est pas nécessaire en l’espèce que la cour donne une définition définitive de ce qui constitue ou non une infraction avec violence au sens de l’al. 39(1)a) de la Loi. Il suffit de dire que l’application de la force physique ou la tentative d’en appliquer n’est pas visée dans l’infraction. Une telle définition serait exagérément étroite. Par exemple, une menace de viol pourrait constituer une infraction avec violence (voir R. c. McCraw (1991), 66 C.C.C. (3d) 517 (C.S.C.) et R. c. Young (1998), 159 Nfld. & P.E.I.R. 136 (C.A.T.‑N.‑L.)). [par. 61]
L’opinion que les menaces de causer des lésions corporelles sont essentiellement des actes de violence se fonde probablement sur le fait que la menace de causer des lésions corporelles peut souvent exercer la même fonction que l’infliction de lésions corporelles elle‑même, en ce sens que les deux actes peuvent susciter chez la victime suffisamment de crainte pour permettre au contrevenant de réaliser son but : voir McCraw, p. 81‑82. De ce point de vue, il est possible d’affirmer que, peu importe que le contrevenant menace de causer des lésions corporelles ou qu’il en cause réellement, dans les deux cas il « fait acte de violence » pour parvenir à ses fins.
86 La dernière raison pour laquelle les menaces de causer des lésions corporelles doivent, à mon avis, être incluses dans la définition de « infraction avec violence » est que, comme je l’ai fait remarquer plus tôt, elle permet à la définition de se distinguer suffisamment de celle de « infraction grave avec violence » prévue par la loi; ce ne sera plus une simple reproduction de la définition prévue par la loi où le mot « grave » a été supprimé. Toutefois, cette inclusion n’établit pas une distinction importante au point de créer une situation où une « infraction grave avec violence » ne saurait également être considérée comme une « infraction avec violence ». On peut donc affirmer que la définition de « infraction avec violence » qui comprend toute infraction comportant la menace d’infliger des lésions corporelles, l’infliction elle‑même ou la tentative d’une telle infliction tient dûment compte de la décision du législateur de ne pas définir « infraction avec violence », tout en assurant également la bonne application de la LSJPA sans donner place à des absurdités.
87 Pour tous ces motifs, je suis d’accord pour que la définition de « infraction avec violence » soit élargie de manière à englober les infractions comportant des menaces de lésions corporelles. J’estime donc que, pour l’application de l’al. 39(1)a) de la LSJPA, le terme « infraction avec violence » doit s’entendre de toute infraction commise par un adolescent et au cours de la perpétration de laquelle celui‑ci cause des lésions corporelles ou bien tente ou menace d’en causer. Comme la Cour d’appel de l’Alberta a donné à cette expression une définition différente, je dois, malheureusement, conclure qu’elle a de ce fait commis une erreur de droit.
4. Dispositif
4.1 L’appelant C.D.
88 Comme je l’ai déjà souligné, C.D. a plaidé coupable à trois infractions : port d’arme dans un dessein dangereux pour la paix publique, en violation de l’art. 88 du Code criminel; incendie criminel ayant causé des dommages matériels, en violation de l’art. 434 du Code; et omission de se conformer à un engagement, en violation du par. 145(3) du Code. Il ressort des faits au dossier qu’au moment de l’inscription des plaidoyers de culpabilité, C.D. n’avait pas, relativement aux infractions d’incendie criminel ayant causé des dommages matériels et d’omission de se conformer à un engagement, causé de lésions corporelles, ni tenté ou menacé d’en causer. Je conclus donc que ces deux infractions ne constituent pas des « infractions avec violence » et ne peuvent donner ouverture au placement sous garde prévu à l’al. 39(1)a) de la LSJPA.
89 Quant à l’infraction relative aux armes commise par C.D., les faits au dossier indiquent qu’au cours de la perpétration de l’infraction, C.D. a brandi au‑dessus de sa tête un pied de table en métal au cours d’une altercation avec le plaignant. Cet acte pourrait constituer une menace, mais il ne ressort pas clairement du dossier si, ce faisant, C.D. réellement menaçait de causer des lésions corporelles au plaignant ou tentait de lui en causer. La Cour ne peut donc pas déterminer si l’infraction relative aux armes constitue une « infraction avec violence » au sens de l’al. 39(1)a).
90 Par ailleurs, personne n’a soutenu devant la Cour que les autres situations donnant ouverture au placement sous garde énoncées au par. 39(1), plus particulièrement le « cas exceptionnel » prévu à l’al. 39(1)d), pourraient s’appliquer dans les circonstances. En l’absence d’un tel argument, je préfère ne pas me prononcer sur ce point.
91 Puisqu’on ne sait pas si la situation de C.D. peut donner ouverture à une peine comportant le placement sous garde, je suis d’avis d’accueillir son pourvoi, d’annuler la peine comportant le placement sous garde qui lui a été imposée et de renvoyer l’affaire devant le juge chargé de la détermination de la peine pour qu’il puisse déterminer la peine qu’il convient d’imposer. Compte tenu de ma décision, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur les deux autres motifs d’appel invoqués par l’appelant.
4.2 L’appelant C.D.K.
92 L’appelant C.D.K. a également plaidé coupable à trois infractions : conduite dangereuse, en violation de l’al. 249(1)a) du Code, possession d’un bien volé, en violation de l’art. 354 du Code, et vol de moins de 5 000 $, en violation de l’art. 322 du Code. Il ressort des faits au dossier qu’au moment de l’inscription des plaidoyers de culpabilité, C.D.K. n’avait pas causé de lésions corporelles, ni tenté ou menacé d’en causer. J’estime donc que ces trois infractions ne constituent pas des « infractions avec violence » et ne peuvent donner ouverture au placement sous garde prévu à l’al. 39(1)a) de la LSJPA.
93 Comme dans le cas de l’appelant C.D., personne n’a soutenu devant la Cour que les actes criminels commis par C.D.K. répondaient aux critères propres aux autres situations donnant ouverture au placement sous garde énoncées au par. 39(1), y compris celle qui prévoit à l’al. 39(1)d) le « cas exceptionnel ». En l’absence d’un tel argument, je préfère ne pas me prononcer sur ce point.
94 Puisqu’on ne sait pas si une peine comportant le placement sous garde peut être imposée à C.D.K., je suis d’avis d’accueillir son pourvoi, d’annuler la peine comportant le placement sous garde qui lui a été imposée et de renvoyer l’affaire devant le juge chargé de la détermination de la peine pour qu’il puisse déterminer la peine qu’il convient d’imposer, qu’elle comporte ou non le placement sous garde. Compte tenu de ma décision, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur les deux autres motifs d’appel invoqués par C.D.K.
Version française des motifs rendus par
95 Le juge LeBel — La clarté du droit demeure un objectif nécessaire. Cependant, vu le rapport parfois incertain entre le langage et notre perception des choses, sa réalisation se déplace parfois sur un horizon évanescent. L’interprétation, affirme‑t‑on, permet de faire les rapprochements nécessaires. Notre fonction judiciaire exige que nous trouvions, devinions ou créions le sens d’une disposition, dont l’évidence nous échappe. Les présents pourvois nous demandent ainsi de découvrir le sens et la portée qu’il convient de donner à une disposition plutôt obscure, le par. 39(1) de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, ch. 1. Cette tâche ardue a mobilisé toutes les connaissances des avocats et toute la sagesse des juges.
96 La question en jeu dans les présents pourvois reste de portée limitée. Elle ne concerne ni la culpabilité ni l’innocence. Notre Cour doit ici interpréter une disposition de la Loi énumérant les situations susceptibles de donner ouverture à des peines comportant le placement sous garde dans le cas des jeunes contrevenants, mais non décider s’il faut vraiment imposer une peine comportant le placement sous garde.
97 Les motifs de mon collègue le juge Bastarache et l’historique des affaires démontrent amplement que la rédaction de l’al. 39(1)a) n’est pas un succès, loin de là. À tout le moins, la découverte du sens de cette disposition exige un exercice difficile de l’art de l’interprétation des lois. En fin de compte, bien que je souscrive au dispositif proposé par mon collègue, j’estime que notre conclusion aurait dû résulter d’une méthode d’interprétation différente.
98 Mon collègue adopte dans ses motifs une approche fondée sur le préjudice, de nature objective, qui s’attache davantage au résultat de l’acte qu’à sa nature et tient encore moins compte de l’intention du jeune contrevenant. Le texte de la disposition aurait permis de choisir une approche différente, plus compatible avec la nature du système canadien de droit pénal, qui rattache principalement la responsabilité criminelle et les sanctions à la forme d’intention criminelle pertinente. Cette approche aurait privilégié la recherche de la faute commise par le contrevenant. L’intention de recourir à la force permet — mieux que le résultat de l’acte — de tenir compte de la nature de la violence pour décider s’il y a lieu d’imposer au jeune contrevenant une peine comportant le placement sous garde. Dans cette optique, l’infraction avec violence aurait été définie comme étant une infraction commise par un contrevenant et au cours de la perpétration de laquelle celui‑ci a l’intention de causer ou bien menace ou tente de causer un préjudice.
99 Une telle approche n’aurait pas manqué d’englober les homicides coupables. D’ailleurs, pour déterminer ce qui constitue un homicide criminel, notre droit considère non seulement l’acte en soi, mais aussi l’existence d’une intention criminelle et sa nature. La mort est un fait, mais l’acte criminel — reconnu et punissable en droit — qui entraîne la mort représente tout autre chose. À cet égard, lorsqu’il y a intention ou faute, sans égard aux moyens utilisés, l’homicide criminel est établi. Dans le cas du meurtre, la preuve de l’intention spécifique et subjective requise par le droit constitue un élément clé dans la qualification de l’acte. Quelle que soit la manière dont il a été commis, il est puni parce qu’il représente l’acte le plus violent qui peut être commis contre un être humain : lui enlever la vie. Un tel acte est violent en soi et aurait été visé par une définition fondée sur la faute.
100 Sous réserve des présentes observations, d’après les faits des présents pourvois, je souscris au dispositif proposé par mon collègue.
Pourvois accueillis.
Procureur des appelants : Youth Criminal Defence Office, Edmonton.
Procureur de l’intimée : Alberta Justice, Edmonton.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Procureur général du Manitoba, Winnipeg.
Procureur de l’intervenante Canadian Foundation for Children, Youth and the Law : Canadian Foundation for Children, Youth and the Law, Toronto.