COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Gunning, [2005] 1 R.C.S. 627, 2005 CSC 27
Date : 20050519
Dossier : 30161
Entre :
Jody James Gunning
Appelant
c.
Sa Majesté la Reine
Intimée
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron
Motifs de jugement :
(par. 1 à 44)
La juge Charron (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish et Abella)
______________________________
R. c. Gunning, [2005] 1 R.C.S. 627, 2005 CSC 27
Jody James Gunning Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Gunning
Référence neutre : 2005 CSC 27.
No du greffe : 30161.
2005 : 15 février; 2005 : 19 mai.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Southin, Huddart et Mackenzie) (2003), 186 B.C.A.C. 225, 306 W.A.C. 225, [2003] B.C.J. No. 2075 (QL), 2003 BCCA 477, confirmant la déclaration de culpabilité de meurtre au deuxième degré prononcée contre l’accusé. Pourvoi accueilli.
Glen Orris, c.r., pour l’appelant.
Richard C. C. Peck, c.r., et Paul Barclay, pour l’intimée.
Version française du jugement de la Cour rendu par
La juge Charron —
I. Aperçu
1 Jody James Gunning a été accusé du meurtre au deuxième degré de Chester Charlie, un inconnu qu’il a abattu d’un coup de feu après qu’il fut entré chez lui au cours d’une fête à laquelle il n’avait pas été invité. M. Charlie a succombé à une décharge de fusil de chasse qui l’a atteint au cou. M. Gunning a fait valoir pour sa défense qu’il n’avait pas eu l’intention de tuer M. Charlie. Malgré un souvenir flou des faits dû à l’alcool qu’il avait consommé, M. Gunning a témoigné avoir sorti son fusil de chasse afin d’intimider ou d’effrayer M. Charlie et de l’inciter ainsi à s’en aller, après que celui‑ci l’eut attaqué et eut refusé de partir. Au cours de l’altercation avec M. Charlie, un coup de feu est parti accidentellement.
2 M. Gunning a subi son procès devant un juge et un jury. L’ensemble du procès a porté sur la question de savoir si la fusillade était un homicide intentionnel ou un accident tragique. Le juge du procès a donné au jury des directives sur l’intoxication et la provocation comme moyens de défense, mais il a refusé de lui soumettre le moyen fondé sur la défense d’un bien. Il a ajouté que l’existence de l’infraction sous‑jacente d’usage négligent d’une arme à feu avait été établie, ce qui avait pour effet d’écarter toute possibilité d’acquittement. Plus tard dans son exposé, le juge du procès a semblé corriger la dernière directive. M. Gunning a été déclaré coupable de meurtre au deuxième degré.
3 En appel devant la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, M. Gunning a fait valoir notamment que le juge du procès avait commis une erreur en ne donnant pas au jury des directives sur la défense d’un bien. Il a ajouté que le juge du procès avait outrepassé son rôle en disant, en fait, au jury qu’aucun moyen de défense ne pouvait être invoqué à l’égard de l’infraction sous‑jacente d’usage négligent d’une arme à feu, ce qui avait eu pour effet de le priver à tort du seul moyen d’obtenir un acquittement.
4 La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a rejeté les arguments de M. Gunning pour le motif qu’aucune des erreurs alléguées n’aurait influé sur le verdict de culpabilité de meurtre : (2003), 186 B.C.A.C. 225, 2003 BCCA 477. La cour a expliqué essentiellement que, compte tenu de la preuve, un jury ne pouvait que conclure que l’existence de l’infraction sous‑jacente d’usage négligent d’une arme à feu avait été établie. La cour considérait, en outre, qu’il n’importait plus de savoir si l’usage du fusil avant la fusillade était légal ou illégal, après que le jury eut rejeté la thèse de l’accident comme moyen de défense et qu’il fut convaincu que la fusillade constituait un homicide intentionnel.
5 En toute déférence, je ne partage pas la conclusion de la Cour d’appel. Selon un principe de droit fondamental, dans un procès devant un juge et un jury, il incombe au juge de donner au jury des directives sur le droit applicable et de l’aider à apprécier les faits, mais il appartient au jury, et à lui seul, de décider si, compte tenu des faits, l’existence de l’infraction est établie. Il est primordial de maintenir séparées ces fonctions. L’obligation du juge du procès de soustraire à l’appréciation du jury les moyens de défense affirmatifs dénués de fondement probant ne déroge pas à ce principe. La question de savoir si l’usage du fusil par M. Gunning avant la fusillade était légal ou illégal revêtait une importance cruciale en l’espèce et il appartenait au jury de la trancher. En décidant que l’existence de l’infraction sous‑jacente d’usage négligent d’une arme à feu avait été établie, le juge du procès a débordé le cadre légitime de sa fonction et, comme je vais l’expliquer, sa directive subséquente n’a pas corrigé cette erreur.
6 Le juge du procès a également eu tort de ne pas donner au jury des directives sur les dispositions de l’art. 41 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, concernant la défense d’une maison ou d’un bien immeuble. Bien qu’une fusillade intentionnelle ne fût pas justifiable pour ce motif, M. Gunning n’a jamais invoqué ce moyen de défense à l’égard de la fusillade. Il l’a plutôt invoqué relativement à l’usage qu’il avait fait de l’arme à feu avant la fusillade qu’il a qualifiée d’accidentelle et jusqu’au moment de cette fusillade. Au vu de la preuve, ce moyen de défense soulevait réellement une question qu’il appartenait au jury de trancher. Au lieu de s’en tenir à la question préliminaire de savoir s’il avait quelque fondement probant, le juge du procès s’est, en fait, prononcé sur le bien‑fondé du moyen de défense. Ce faisant, il a de nouveau débordé le cadre légitime de sa fonction.
7 Étant donné que le jury n’a pas reçu des directives appropriées sur des questions fondamentales pour la défense, je ne puis en toute déférence souscrire au point de vue de la Cour d’appel selon lequel on peut s’en remettre au verdict de culpabilité de meurtre pour conclure qu’il n’y avait aucune possibilité raisonnable que le verdict eût été différent en l’absence des erreurs. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la déclaration de culpabilité et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
II. Contexte
8 Le 6 mai 2000, aux petites heures du matin, à Fraser Lake (Colombie‑Britannique), à la suite d’une longue nuit de beuverie, une altercation entre deux hommes s’est soldée par le décès de l’un et l’arrestation de l’autre par la police. Au cours de la soirée précédente, M. Gunning avait reçu des amis chez lui. Bien que la fête n’ait véritablement commencé que plus tard dans la journée, M. Gunning avait commencé à boire au début de l’après‑midi du 5 mai. Sa conjointe de fait avait quitté la fête quelque temps entre 23 h et minuit pour aller prendre un verre avec des amis dans un pub local. Elle était revenue à la maison vers 3 h en compagnie de plusieurs clients du pub qui n’étaient pas invités. Chester Charlie comptait parmi ceux‑ci. Il ne connaissait ni M. Gunning ni sa conjointe de fait.
9 Peu avant la fusillade, M. Gunning a découvert M. Charlie assis sur le bord de son lit et en train de fouiller le tiroir inférieur de sa table de nuit. Il s’est mis en colère et a demandé à M. Charlie [traduction] « ce qu’il foutait là ». Il a ordonné à M. Charlie de sortir, et celui‑ci lui a répondu « fous le camp d’ici ». M. Gunning a répliqué que c’était sa maison et qu’il devait quitter les lieux. M. Charlie s’est alors laissé tomber à la renverse sur le lit, a croisé les pieds et a dit « [e]ssaie toi donc. » Lorsque M. Gunning a tenté de pousser les pieds de M. Charlie hors du lit, ce dernier l’a alors poussé d’un coup de pied contre la porte. M. Gunning a témoigné qu’il avait peur, qu’il voulait faire sortir M. Charlie de sa maison, qu’il estimait nécessaire de l’intimider ou de l’effrayer et qu’il était trop ivre pour se battre.
10 M. Gunning gardait un fusil de chasse non chargé dans un casier de rangement verrouillé dont les clefs se trouvaient dans une boîte à outils au sous‑sol. M. Gunning ne se souvenait pas d’être descendu au sous‑sol, d’avoir pris les clefs, d’avoir ouvert le casier, de s’être emparé du fusil et de l’avoir chargé ou d’être remonté à l’étage. Par contre, il se souvenait d’être retourné dans la chambre, le fusil à la main. M. Charlie était alors assis sur son lit. M. Gunning a nié avoir menacé ou mis en joue M. Charlie. Lorsqu’il lui a dit de quitter sa maison, M. Charlie s’est esclaffé, l’a traité de [traduction] « mauviette », a quitté la chambre et s’est engagé dans le couloir.
11 M. Gunning a témoigné que, soulagé de voir M. Charlie s’en aller, il l’a suivi dans le couloir. Croyant que M. Charlie était parti, il a commencé à descendre les escaliers menant au sous‑sol lorsqu’il a entendu un bruit. Il a remonté les escaliers et a aperçu M. Charlie qui était penché au‑dessus d’une table basse au salon. Il lui a demandé quel était son problème. Celui‑ci lui a répondu [traduction] « va au diable » et a craché dans sa direction. M. Gunning l’a « menacé du poing » et lui a dit « [s]ors d’ici, un point c’est tout. » C’est à ce moment qu’il a constaté que M. Charlie gisait dans une mare de sang sur la table basse. M. Gunning a témoigné qu’il tenait le fusil d’une seule main « comme on tiendrait un pistolet », qu’il a éjecté la cartouche du fusil et qu’à cet instant « tout est devenu noir autour de [lui] ». Il était environ 6 h.
12 Vers 6 h 10, M. Gunning a téléphoné au sergent Appleton, qu’il connaissait, pour lui dire qu’il avait fait feu sur quelqu’un et qu’il avait un [traduction] « fusil de chasse avec deux cartouches à l’intérieur ». Il a témoigné qu’il n’avait aucun souvenir de la conversation. Peu après, il a été appréhendé dans son sous‑sol. La chambre du fusil découvert sur un divan du sous‑sol contenait une cartouche additionnelle. Une autre cartouche chargée se trouvait à côté de l’arme sur le divan. On a également découvert une cartouche chargée à côté de la tête de la victime, ainsi qu’une cartouche vide, provenant de l’arme, sous sa jambe.
III. Le procès
13 Au cours d’une discussion antérieure à l’exposé du juge et portant sur une ébauche de directives au jury, l’avocat de M. Gunning a fait valoir que la légitime défense ou la défense d’un bien pourraient être invoquées pour obtenir un verdict de non‑culpabilité fondé sur une décharge accidentelle survenue pendant que M. Gunning utilisait le fusil de manière légitime pour expulser M. Charlie. L’avocat a présenté huit éléments de preuve à l’appui de son argument. Le juge du procès a décidé que ce moyen de défense était invraisemblable. Lors de son échange avec l’avocat, il a expliqué ainsi son raisonnement :
[traduction] Je crois tout simplement qu’il n’y a absolument aucune chance, aucune possibilité qu’un jury ayant reçu des directives appropriées conclue que la fusillade était intentionnelle [et] justifiée. Je ne pense tout simplement pas que ce soit possible. [Je souligne.]
L’avocat a rapidement abandonné cette partie de son argumentation. Le juge du procès a ajouté :
[traduction] D’accord. Non, je pensais que vous pourriez être en train d’avancer un argument en faveur d’un acquittement même d’homicide involontaire coupable pour le motif que le fait même de prendre le fusil était conforme — n’était pas illégal en vertu du droit de défendre un bien et qu’un accident s’était produit en le faisant [. . .] Et je ne vois absolument pas comment vous pouvez échapper au fait qu’il y a eu usage négligent d’une arme à feu. La défense d’un bien n’a rien à voir avec l’usage négligent d’une arme à feu. [Je souligne.]
14 L’avocat a répondu aux commentaires du juge du procès en ajoutant que le jury devait trancher une question, celle de savoir si, dans les circonstances, en prenant le fusil, en le chargeant dans sa propre maison et en le braquant devant quelqu’un, M. Gunning avait agi « sans excuse légitime » au sens de la définition de l’infraction d’usage négligent d’une arme à feu contenue dans le Code criminel. Le juge du procès a rejeté cet argument, en affirmant ce qui suit :
[traduction] Et, vous savez, il se peut qu’il ne soit pas illégal qu’une personne parfaitement sobre prenne — se voie forcée de charger une arme à feu parce que quelqu’un non seulement refuse de s’en aller, mais encore lui lance des insultes, mais tout ce que nous devons retenir au sujet de la façon dont les choses se sont passées est son témoignage selon lequel, alors que son taux d’alcoolémie se situait à 260, il a braqué le fusil et menacé l’autre personne du poing tandis qu’il avait le doigt sur la détente. Et vous savez, je procède ici à la même analyse de la vraisemblance que pour le moyen de défense lui‑même. Je ne vois tout simplement pas comment un jury ayant reçu des directives appropriées pourrait conclure qu’une personne raisonnable ne penserait pas que cela était de nature à causer du mal. [Je souligne.]
15 Après cette discussion, les avocats ont présenté au jury leurs plaidoiries finales. Dans son exposé principal, le juge du procès a ensuite donné au jury des directives sur les éléments que le ministère public doit prouver pour établir l’existence d’une infraction de meurtre. Il a affirmé :
[traduction] Pour établir l’existence du meurtre, le ministère public doit prouver hors de tout doute raisonnable les éléments suivants : premièrement, que M. Gunning est le contrevenant, deuxièmement, que l’infraction a été commise au moment et à l’endroit énoncés dans l’acte d’accusation, troisièmement, que M. Gunning a causé la mort de Chester Charlie, quatrièmement, que M. Gunning a causé la mort au moyen d’un acte illégal et, cinquièmement, que M. Gunning avait l’intention de causer la mort.
Après avoir donné au jury de brèves directives sur les trois premiers éléments, le juge du procès lui a donné la directive suivante au sujet du quatrième élément :
[traduction] Le quatrième élément que le ministère public doit prouver est que M. Gunning a causé la mort au moyen d’un acte illégal. Je vous simplifierai légèrement la tâche en vous disant qu’en l’espèce cette condition est remplie sur le plan juridique. Indépendamment de tout argument qui pourrait être avancé au sujet de l’emploi justifiable de la force pour défendre une maison ou un bien immeuble contre un intrus — ce qui, en théorie, pourrait être considéré comme justifiant au moins de prendre une arme à feu dans certains cas — , je suis convaincu que, compte tenu des circonstances de la présente affaire, peu importe que la décharge ait été accidentelle ou non, et à supposer que la version de l’accusé à cet égard soit vraie, il ne serait pas possible d’opposer à une accusation d’usage négligent d’une arme à feu un moyen de défense fondé sur la réalité. Il n’y aurait pas de doute non plus qu’une personne raisonnable estimerait que cet usage négligent du fusil chargé par un individu en état d’ébriété avancé était de nature à causer du mal et a été une cause non négligeable de la mort de la victime. [Je souligne.]
16 L’avocat du ministère public et l’avocat de la défense ont d’abord considéré tous les deux que cette directive était compatible avec ce que le juge du procès avait décidé antérieurement. Cependant, après que le juge du procès eut donné toutes ses directives au jury, sauf la dernière partie de celles‑ci, et qu’il eut ajourné l’audience jusqu’au lendemain, les avocats ont changé d’avis et ont invité le juge du procès à laisser au jury la possibilité de conclure que M. Gunning n’était pas coupable. Le juge du procès a accédé à leur demande. Le lendemain matin, il a demandé aux jurés de modifier les directives écrites qu’il leur avait données la veille, de manière à y inclure en bonne et due forme la possibilité de prononcer un [traduction] « verdict de non‑culpabilité de quoi que ce soit ». Il y a lieu de noter que les jurés avaient été autorisés à apporter ces directives chez eux. Il leur a alors donné les directives supplémentaires suivantes.
17 Après avoir reconnu qu’il avait fait certaines suppositions au sujet des conclusions de fait qui seraient tirées par le jury et avoir rappelé aux jurés que la principale question en litige était celle de l’intention de causer la mort, le juge du procès a passé brièvement en revue les cinq éléments du meurtre. En ce qui concerne les trois premiers éléments — l’identité du contrevenant, le moment et l’endroit où l’infraction a été commise et le fait d’avoir causé la mort — il a expliqué aux membres du jury qu’ils n’auraient aucune difficulté à conclure qu’ils étaient prouvés. Au sujet du quatrième élément, à savoir l’acte illégal, le juge du procès a répété la partie pertinente des directives précitées, pour ensuite donner l’explication suivante :
[traduction] J’ai également fait des suppositions au sujet des conclusions de fait que vous tireriez, et elles peuvent diverger quelque peu, et vous êtes les seuls juges des faits et donc, techniquement, dans chaque cas, et non seulement en ce qui concerne l’élément d’intention qui est le cinquième élément, mais techniquement en ce qui concerne chacun de ces autres éléments, si vous n’êtes pas d’accord avec ce que j’ai dit quant à leur composante factuelle — je ne parle pas de leur composante juridique, mais de leur composante factuelle, si vous n’êtes pas d’accord avec moi, alors techniquement, hypothétiquement, il existe encore une possibilité que vous parveniez à un verdict de non‑culpabilité. Voilà donc pourquoi il convient d’ajouter cette troisième possibilité. [Je souligne.]
Après avoir fait un commentaire à propos d’une erreur typographique, il a ajouté :
[traduction] Ainsi, je ne veux pas détourner votre attention de la principale question en litige dans ce procès, mais je crois que cela rend mon exposé plus conforme à la règle sur la division des tâches entre le juge et le jury.
Ce que je perçois comme une conclusion raisonnable sur les faits n’est que mon opinion, ce n’est pas nécessairement déterminant pour vous. Croyez‑le ou non, il existe dans notre droit une notion selon laquelle le jury a la prérogative de prononcer un verdict contraire à la preuve. Autrement dit, il peut tirer des conclusions de fait complètement différentes de celles que je pourrais tirer ou que, selon moi, une personne raisonnable pourrait tirer, et parce que les délibérations d’un jury lui sont exclusives et sont secrètes, on ne peut certes pas s’interroger à ce sujet. Voilà précisément ce dont il est question.
IV. Analyse
18 Je vais examiner de la façon suivante les questions soulevées dans le présent pourvoi. Premièrement, j’expliquerai comment l’infraction d’usage négligent d’une arme à feu était liée à l’infraction de meurtre dans les circonstances de la présente affaire. Deuxièmement, j’examinerai les composantes de la défense d’un bien et je décrirai comment M. Gunning a cherché à invoquer ce moyen de défense relativement à l’infraction incluse d’homicide involontaire coupable. Troisièmement, je décrirai les fonctions respectives du juge et du jury, plus particulièrement en ce qui concerne les moyens de défense qu’un accusé invoque au procès. Quatrièmement, j’appliquerai ces principes à la présente affaire et déciderai si le juge du procès a outrepassé son rôle a) lorsqu’il a dit au jury que le quatrième élément de l’infraction était prouvé et b) lorsqu’il a refusé de donner au jury des directives sur la défense d’un bien. Enfin, j’examinerai brièvement une autre question que M. Gunning a soulevée au sujet du caractère suffisant des directives que le juge a données au sujet de la provocation.
A. L’infraction sous‑jacente d’usage négligent d’une arme à feu
19 Je vais maintenant expliquer comment, en l’espèce, l’infraction d’usage négligent d’une arme à feu est liée à l’accusation de meurtre. Les dispositions pertinentes du Code criminel relatives à l’infraction de meurtre sont les suivantes :
222. (1) Commet un homicide quiconque, directement ou indirectement, par quelque moyen, cause la mort d’un être humain.
. . .
(5) Une personne commet un homicide coupable lorsqu’elle cause la mort d’un être humain :
a) soit au moyen d’un acte illégal;
. . .
229. L’homicide coupable est un meurtre dans l’un ou l’autre des cas suivants :
a) la personne qui cause la mort d’un être humain :
(i) ou bien a l’intention de causer sa mort,
(ii) ou bien a l’intention de lui causer des lésions corporelles qu’elle sait être de nature à causer sa mort, et qu’il lui est indifférent que la mort s’ensuive ou non;
20 Comme nous l’avons vu dans l’extrait précité de son exposé, le juge du procès a donné au jury des directives correctes sur les éléments nécessaires pour établir l’infraction de meurtre. Des cinq éléments, deux seulement étaient véritablement litigieux : le quatrième voulant que M. Gunning ait causé la mort au moyen d’un acte illégal, et le cinquième voulant que M. Gunning ait eu l’intention de causer la mort. Le quatrième élément, à savoir l’acte illégal, pouvait être prouvé de deux façons. D’une part, si le jury était convaincu que M. Gunning avait eu l’intention de tuer M. Charlie, l’acte illégal ayant causé la mort serait la fusillade elle‑même et M. Gunning serait coupable de meurtre. D’autre part, si le ministère public prouvait tous les éléments sauf l’intention de tuer, M. Gunning serait coupable non pas de meurtre, mais de l’infraction moindre incluse d’homicide involontaire coupable. L’usage négligent d’une arme à feu était l’« acte illégal » que le ministère public avait invoqué à l’appui d’une conclusion de culpabilité d’homicide involontaire coupable.
21 L’infraction d’usage négligent d’une arme à feu est définie ainsi :
86. (1) Commet une infraction quiconque, sans excuse légitime, utilise, porte, manipule, expédie, transporte ou entrepose une arme à feu, une arme prohibée, une arme à autorisation restreinte, un dispositif prohibé, des munitions ou des munitions prohibées d’une manière négligente ou sans prendre suffisamment de précautions pour la sécurité d’autrui.
L’élément essentiel de l’infraction est la conduite qui constitue un écart marqué par rapport à la norme de diligence qu’observerait une personne raisonnablement prudente. Une personne ne peut pas être déclarée coupable de l’infraction s’il existe un doute raisonnable soit que la conduite en question ne constituait pas un écart marqué par rapport à cette norme de diligence, soit que des précautions raisonnables ont été prises pour satisfaire à l’obligation de diligence dans les circonstances : R. c. Finlay, [1993] 3 R.C.S. 103, p. 117. De plus, pour que la responsabilité criminelle soit engagée, la conduite doit avoir été adoptée sans excuse légitime. La question de savoir si M. Gunning était coupable de cet acte illégal était au cœur du moyen de défense qu’il avait invoqué relativement à l’infraction incluse d’homicide involontaire coupable. Il avait droit à l’acquittement si le jury avait un doute raisonnable à cet égard.
22 Le ministère public soutient — un avis partagé par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique — que toute cette question d’usage négligent d’une arme à feu est dénuée de pertinence parce qu’il faut déduire du verdict de culpabilité de meurtre prononcé par le jury que celui‑ci était convaincu que la fusillade était intentionnelle. Au départ, je vais expliquer pourquoi je ne considère pas qu’il y a lieu de rejeter le pourvoi pour ce motif. Il ne fait aucun doute qu’un verdict de culpabilité de meurtre ne peut reposer que sur la conclusion que la fusillade était intentionnelle. Cependant, nous ignorons par quel raisonnement le jury est arrivé à son verdict. Ce que nous savons, comme nous le verrons, c’est que ces jurés n’ont jamais été informés qu’une personne a le droit d’employer la force pour éloigner un intrus de sa maison, pourvu qu’elle ne fasse usage que de la force nécessaire. Ils ont plutôt reçu la directive, en droit, de trancher la question cruciale de l’intention à partir de la prémisse que la conduite de M. Gunning, avant la fusillade et jusqu’au moment de la fusillade, était illégale. Dans ces circonstances, j’estime, en toute déférence, qu’il serait imprudent de se fonder sur le verdict du jury en l’espèce pour rejeter le pourvoi.
B. La défense d’une maison ou d’un bien
23 Dans les circonstances de la présente affaire, la défense d’une maison ou d’un bien immeuble était intrinsèquement liée à l’infraction sous‑jacente d’usage négligent d’une arme à feu. M. Gunning a allégué avoir sorti son fusil de chasse, l’avoir chargé et l’avoir monté à l’étage dans l’espoir d’intimider ou d’effrayer M. Charlie et de l’inciter ainsi à quitter la maison. Il a soutenu qu’il était fondé à agir ainsi étant donné qu’il se trouvait alors à défendre légitimement son bien comme l’autorise à le faire le Code criminel.
24 M. Gunning a invoqué les dispositions du par. 41(1) du Code criminel, dont voici le texte :
41. (1) Quiconque est en possession paisible d’une maison d’habitation ou d’un bien immeuble, comme celui qui lui prête légalement main‑forte ou agit sous son autorité, est fondé à employer la force pour en empêcher l’intrusion par qui que ce soit, ou pour en éloigner un intrus, s’il ne fait usage que de la force nécessaire.
25 Le moyen de défense invoqué par M. Gunning comporte quatre volets : (1) il doit avoir été en possession de la maison d’habitation; (2) sa possession devait être paisible; (3) M. Charlie doit avoir été un intrus; (4) la force employée pour expulser l’intrus doit avoir été raisonnable dans les circonstances. Seul le quatrième volet était réellement litigieux en l’espèce — le caractère raisonnable de la force employée. Si le moyen de défense peut être invoqué d’après les faits, il incombe alors au ministère public de prouver hors de tout doute raisonnable que M. Gunning n’a pas agi pour défendre son bien.
26 Les parties reconnaissent que l’homicide intentionnel d’un intrus ne saurait être justifié que si la personne en possession du bien est en mesure d’établir qu’elle a agi en état de légitime défense : voir R. c. Baxter (1975), 27 C.C.C. (2d) 96 (C.A. Ont.), p. 114‑115; R. c. Clark (1983), 5 C.C.C. (3d) 264 (C.A. Alb.), p. 272‑273; R. c. Bacon, [1999] J.Q. no 19 (QL) (C.A.), par. 24. M. Gunning n’invoque pas la légitime défense à l’égard de la fusillade; il invoque l’accident comme moyen de défense. La défense du bien est plutôt invoquée pour justifier son usage du fusil avant la décharge de l’arme.
C. Les fonctions respectives du juge et du jury
27 Un principe de droit peut‑être élémentaire mais néanmoins fondamental veut que, dans un procès avec jury, il appartienne au juge de trancher toutes les questions de droit et de donner des directives en conséquence au jury; toutefois le jury, qui doit tenir du juge ses directives sur le droit applicable, est le seul arbitre des faits. Dans la mesure où cela est nécessaire, le juge a aussi l’obligation d’aider le jury en passant en revue la preuve qui se rapporte aux questions en litige. Le juge a également le droit d’exprimer une opinion sur une question de fait et de le faire aussi fermement que le permettent les circonstances, à la condition de dire clairement au jury qu’il s’agit seulement d’un conseil et non d’une directive.
28 Sous réserve d’une seule exception, il appartient aussi exclusivement au jury de décider du verdict. L’exception est le cas où le juge est convaincu qu’il n’y a aucune preuve qui permettrait à un jury ayant reçu des directives appropriées de prononcer raisonnablement une déclaration de culpabilité; dans ce cas, le juge a le devoir d’ordonner au jury d’acquitter l’accusé. Cette exception a pour objet de prévenir les déclarations de culpabilité erronées. Il n’existe cependant pas aucune obligation ni aucun droit correspondants d’ordonner au jury de prononcer un verdict de culpabilité. Comme lord Devlin l’a si bien dit dans l’arrêt Chandler c. Director of Public Prosecutions, [1964] A.C. 763 (H.L.), en répondant à l’argument selon lequel il devrait être loisible au juge d’imposer un verdict de culpabilité dans certaines circonstances :
[traduction] En toute déférence, je pense qu’il s’agit d’une règle inconstitutionnelle. C’est la conscience du jury et non le pouvoir du juge qui offre la protection constitutionnelle contre un acquittement contraire à la preuve. [p. 803-804]
Voir l’arrêt R. c. Wang, [2005] 1 All E.R. 782, [2005] UKHL 9, pour une analyse intéressante des raisons pour lesquelles, en droit anglais, un juge n’a pas le droit d’imposer à un jury un verdict de culpabilité. Les principes étudiés dans l’arrêt Wang sont d’autant plus applicables en droit canadien lorsque l’accusé exerce son droit constitutionnel de bénéficier d’un procès avec jury : al. 11f) de la Charte canadienne des droits et libertés.
29 Comme corollaire à l’obligation du juge du procès de donner au jury des directives sur le droit applicable, il y a le principe bien établi selon lequel le juge doit soustraire un moyen de défense à l’appréciation du jury lorsqu’il n’existe aucun élément de preuve qui permettrait à un jury, ayant reçu des directives appropriées et agissant raisonnablement, de trancher en faveur de l’accusé. Dans ces circonstances, il va de soi qu’il n’est pas nécessaire de donner au jury des directives sur une question non soulevée. Cela ne contribuerait qu’à semer la confusion dans l’esprit des jurés et à les détourner de leur obligation de prononcer un verdict impartial. Ce critère préliminaire, selon lequel un moyen de défense ne doit être soumis au jury que s’il a un fondement probant, est souvent désigné sous le nom de « critère de la vraisemblance ».
30 Il importe de souligner que le critère de la vraisemblance ne s’applique pas à la question de savoir si le ministère public a prouvé hors de tout doute raisonnable chaque élément essentiel de l’infraction. En plaidant non coupable, l’accusé fait en réalité valoir comme « moyen de défense » que le ministère public ne s’est pas acquitté de son fardeau à l’égard de l’un ou de plusieurs éléments nécessaires de l’infraction. Dans tous les procès où il n’y a pas de plaidoyer de culpabilité ni aucun aveu de la part de l’accusé relativement à l’un ou à plusieurs des éléments essentiels de l’infraction, la question de savoir si le ministère public s’est acquitté de son fardeau se pose nécessairement et doit être soumise au jury pour qu’il la tranche. Ce « moyen de défense » est clairement soumis au jury. Il n’y a aucun autre critère préliminaire à respecter. Ériger tout autre obstacle irait à l’encontre à la fois de la présomption d’innocence et du fardeau de preuve du ministère public.
31 Ainsi, dans un procès avec jury, il n’appartient jamais au juge d’apprécier la preuve et de décider si le ministère public a prouvé l’un ou plusieurs éléments essentiels de l’infraction, pour ensuite donner des directives en conséquence au jury. Il n’importe pas de savoir jusqu’à quel point la réponse peut paraître évidente au juge. Il est également sans importance que le juge puisse être d’avis que toute autre conclusion serait contraire à la preuve. Le juge du procès peut exprimer une opinion sur la question lorsque cela est justifié, mais il ne peut jamais donner des directives à cet égard.
32 Le critère de la vraisemblance s’applique plutôt aux moyens de défense affirmatifs qui sont ou ne sont pas susceptibles d’être invoqués selon les faits particuliers. Par exemple, ce n’est pas dans tous les cas qu’il sera possible d’invoquer des moyens de défense comme l’intoxication, la nécessité, la contrainte, la provocation, l’alibi, l’automatisme, la légitime défense, l’erreur de fait, la croyance sincère mais erronée au consentement ou la défense d’un bien. Il n’incombe pas au ministère public de réfuter, dans chaque procès, tous les moyens de défense imaginables, si insensés ou hypothétiques soient‑ils. Un certain critère préliminaire doit être respecté pour que la question « entre en jeu » : R. c. Cinous, [2002] 2 R.C.S. 3, 2002 CSC 29, par. 52. Un moyen de défense entre en jeu dans tous les cas où un jury ayant reçu des directives appropriées pourrait raisonnablement, à la lumière de la preuve, trancher en faveur de l’accusé : R. c. Fontaine, [2004] 1 R.C.S. 702, 2004 CSC 27, par. 74.
33 Dans l’arrêt Cinous, notre Cour a examiné en profondeur les caractéristiques fondamentales du critère de la vraisemblance et la norme de preuve à laquelle il faut satisfaire, et il n’est pas nécessaire de reprendre cette analyse en l’espèce. Dans le contexte de la présente affaire, il est cependant important de réitérer ce que le critère préliminaire ne vise pas à faire. La juge en chef McLachlin et le juge Bastarache ont écrit, au par. 54 :
En ce qui concerne la question préliminaire, le juge du procès n’a pas à statuer sur le bien‑fondé du moyen de défense invoqué. Il appartient au jury de le faire. Voir les arrêts Finta, précité, et R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330. Le juge du procès s’abstient de se prononcer sur la crédibilité des témoins, d’apprécier la valeur probante de la preuve, de tirer des conclusions de fait ou de faire des inférences de fait précises. Voir les arrêts R. c. Bulmer, [1987] 1 R.C.S. 782, et Park, précité. Le critère de la vraisemblance ne vise pas non plus à déterminer s’il est probable, improbable, quelque peu probable ou fort probable que le moyen de défense invoqué sera retenu en fin de compte. Le juge du procès doit se demander si, au regard de la preuve, il existe une véritable question qui doit être tranchée par le jury, et non pas comment le jury doit trancher la question en fin de compte.
D. Application à la présente affaire
34 Il importe de souligner, au départ, que M. Gunning n’a pas plaidé coupable à l’infraction moindre et incluse d’homicide involontaire coupable et qu’il n’a fait aucun aveu relativement à l’infraction sous‑jacente d’usage négligent d’une arme à feu. Le ministère public fait valoir — ce que la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a reconnu dans une certaine mesure — que les directives données au jury par le juge du procès s’accordaient pour l’essentiel avec la position adoptée par l’avocat de M. Gunning au procès. Il renvoie aux plaidoiries finales de l’avocat et à l’échange qui a suivi pour étayer son point de vue selon lequel l’avocat lui‑même a été incapable d’exposer clairement un moyen de parvenir à un acquittement. En toute déférence, il est nécessaire de situer dans leur contexte les plaidoiries finales de l’avocat et l’échange qui a suivi. Le juge du procès avait alors déjà conclu à l’invraisemblance de tous les moyens de défense opposés à l’accusation sous‑jacente d’usage négligent d’une arme à feu, y compris celui fondé sur la défense d’un bien. Compte tenu de cette décision, il n’existait, en réalité, aucun autre moyen de parvenir à un acquittement, et la position de l’avocat à ce stade du procès n’est guère étonnante. Toutefois, cela ne saurait être retenu contre M. Gunning.
35 Il découle de l’analyse qui précède que le juge du procès a commis une erreur en disant au jury que le ministère public avait prouvé le quatrième élément de l’infraction de meurtre ou, par ailleurs, d’homicide involontaire coupable. Le juge du procès a usurpé les fonctions exclusives du jury lorsqu’il a tenu pour avéré que l’usage de l’arme à feu par M. Gunning, le matin en question, était négligent au sens de l’art. 86 du Code criminel et constituait, par conséquent, un acte illégal ayant causé la mort de M. Charlie. Au lieu de trancher lui‑même cette question, le juge du procès devait donner au jury des directives sur le droit applicable à l’infraction d’usage négligent d’une arme à feu, y compris sur tous les moyens de défense pouvant être invoqués d’après la preuve, et laisser, en définitive, au jury le soin d’appliquer le droit aux faits. Cette question et celle de savoir s’il y avait eu intention de tuer étaient au cœur du procès. M. Gunning avait droit à ce que ce soit un jury composé de ses pairs, et non le juge, qui décide si, dans le contexte du matin en question, son usage du fusil de chasse était illégal et constituait un écart marqué par rapport à la norme de diligence qu’observerait une personne raisonnablement prudente.
36 À mon avis, l’explication tardive que le juge du procès a donnée au jury était insuffisante pour corriger cette erreur. Le ministère public a fait cette concession devant la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, mais non devant notre Cour. Les directives principales du juge du procès étaient fermes et péremptoires. Elles ont été communiquées par écrit au jury. Elles ont été reprises au cours de l’explication ultérieure. La correction censée être apportée présentait le choix de prononcer un verdict de non‑culpabilité comme une « possibilité » que le jury avait « techniquement » ou « hypothétiquement ». En outre, l’observation malencontreuse concernant la prérogative du jury de prononcer un verdict contraire à la preuve peut également avoir empêché le jury d’examiner sérieusement le point de vue de M. Gunning quant aux faits à l’origine de la mort tragique de M. Charlie.
37 J’estime que le juge du procès a commis une autre erreur en s’abstenant de donner au jury des directives sur la défense d’un bien. Comme nous l’avons vu, ce moyen de défense comporte quatre volets. Il était incontestable que M. Gunning était en possession paisible de sa maison d’habitation et que M. Charlie était un intrus, au moins à partir du moment où on lui a demandé de quitter les lieux. Le quatrième volet, à savoir le caractère raisonnable de la force employée, était plus litigieux. Cependant, comme le précise l’arrêt Cinous, par. 54, « [l]e juge du procès doit se demander si, au regard de la preuve, il existe une véritable question qui doit être tranchée par le jury, et non pas comment le jury doit trancher la question en fin de compte. »
38 Selon moi, le juge du procès a commis une première erreur en interprétant de manière trop restrictive la portée du moyen de défense invoqué par M. Gunning, et une deuxième erreur en se prononçant sur le bien‑fondé de ce moyen de défense. Il ressort des extraits précités des discussions antérieures à son exposé que le juge du procès avait initialement compris à tort que M. Gunning invoquait ce moyen de défense à l’égard de la fusillade. Il a ensuite paru avoir considéré à tort que ce moyen de défense ne pouvait être invoqué qu’à l’égard de l’« usage » qui avait véritablement causé la mort (sans doute la décharge de l’arme) et qu’il ne pouvait pas être invoqué à l’égard des actes que M. Gunning avait accomplis en prenant et en chargeant le fusil afin d’intimider M. Charlie et de l’inciter ainsi à quitter la maison. Cependant, tous les faits antérieurs à la fusillade devaient être pris en considération pour décider si M. Gunning avait employé une force raisonnable en tentant d’expulser M. Charlie. En définitive, il est clair qu’en décidant de la vraisemblance de ce quatrième volet de la défense d’un bien (à savoir le caractère raisonnable de la force employée pour expulser l’intrus), le juge du procès a outrepassé son rôle et s’est prononcé sur le bien‑fondé de ce moyen de défense. Cela ressort particulièrement de son observation reproduite précédemment voulant qu’[traduction] « il se [puisse] qu’il ne soit pas illégal qu’une personne parfaitement sobre [. . .] se voie forcée de charger une arme à feu parce que quelqu’un non seulement refuse de s’en aller, mais encore lui lance des insultes », mais que ce ne fût pas le cas de cet accusé intoxiqué. Il appartenait au jury d’apprécier la preuve et de se prononcer, en fin de compte, sur le bien‑fondé du moyen de défense.
E. Le moyen de défense fondé sur la provocation
39 La provocation a également été invoquée comme moyen de défense au procès et le jury a reçu des directives en conséquence. Le paragraphe 232(1) prévoit ce qui suit :
Un homicide coupable qui autrement serait un meurtre peut être réduit à un homicide involontaire coupable si la personne qui l’a commis a ainsi agi dans un accès de colère causé par une provocation soudaine.
Le paragraphe 232(2) définit ainsi la provocation :
Une action injuste ou une insulte de telle nature qu’elle suffise à priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser, est une provocation pour l’application du présent article, si l’accusé a agi sous l’impulsion du moment et avant d’avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid.
40 M. Gunning ne conteste pas les directives données au jury, mais il prétend que le juge du procès a commis une erreur en ne donnant au jury aucune directive sur la présomption de voies de fait contenue au par. 41(2), dont voici le texte :
41. . . .
(2) Un intrus qui résiste à une tentative, par quiconque est en possession paisible d’une maison d’habitation ou d’un bien immeuble, ou par quiconque prête légalement main‑forte à cette personne ou agit sous son autorité, de l’empêcher d’entrer ou de l’éloigner, est réputé avoir commis des voies de fait sans justification ni provocation.
41 M. Gunning prétend que le juge du procès aurait dû informer le jury que, sur le plan juridique, les actes que M. Charlie avait accomplis en résistant à ses tentatives de l’éloigner étaient réputés constituer des voies de fait injustifiées et non provoquées et constituaient ainsi l’acte ou l’insulte fautifs requis pour pouvoir invoquer le moyen de défense fondé sur la provocation prévu à l’art. 232 du Code criminel.
42 En rejetant ce moyen d’appel, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a d’abord exprimé des doutes quant à savoir s’il y avait tout simplement lieu de soumettre à l’appréciation du jury le moyen de défense fondé sur la provocation. Je m’abstiens de commenter cet aspect de l’affaire. Cette question n’a pas été soulevée au procès et les parties ne l’ont pas soulevée non plus devant la Cour d’appel. Il vaut mieux laisser au juge du nouveau procès le soin de décider si le moyen de défense fondé sur la provocation peut être invoqué d’après la preuve.
43 Cependant, je partage l’opinion de la Cour d’appel selon laquelle le juge du procès n’a commis aucune erreur en s’abstenant de mentionner au jury le par. 41(2) relativement au moyen de défense fondé sur la provocation. L’avocat n’a pas renvoyé le juge du procès au par. 41(2), ce qui est compréhensible selon moi. Le moyen de défense fondé sur la provocation ne s’applique qu’à l’infraction de meurtre, en l’espèce la fusillade intentionnelle dont aurait été victime M. Charlie. M. Gunning n’a jamais dit qu’il avait fait feu sur M. Charlie pour l’éloigner de sa propriété. De toute façon, la défense d’un bien ne s’appliquerait pas à l’homicide intentionnel d’un intrus; seule la légitime défense pourrait justifier cet homicide : Baxter, p. 114. Je ne retiens donc pas ce moyen d’appel.
V. Dispositif
44 Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la déclaration de culpabilité et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
Pourvoi accueilli.
Procureur de l’appelant : Glen Orris, Vancouver.
Procureurs de l’intimée : Peck and Company, Vancouver.